XXII

 

Les souvenirs de Mme Morgon

 

Mme veuve Morgon, qui s'était retirée en 1908 chez les Religieuses du Saint-Sacrement de Mâcon, aimait à rappeler qu'elle était une ancienne pèlerine d'Ars. Devenue aveugle, elle voulut dicter ses souvenirs. C'eût été dommage de les laisser mourir avec elle. Après le décès de cette pieuse dame, survenu le 14 janvier 1916, la Communauté du Saint-Sacrement en adressa la copie au presbytère d'Ars.

 

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Avant de terminer ma carrière bien avancée déjà, puisque j'ai maintenant quatre-vingt-cinq ans, je tiens à redire à la louange du Curé d'Ars ce que furent les bienfaisants effets d'une protection qui, après avoir été le réconfort et le soutien de ma vie, jette encore sur mes vieux jours un rayon de douce espérance.

C'était en 1857. J'étais jeune alors : j'avais vingt-sept ans. Mariée depuis quatre années, j'avais déjà deux enfants. Depuis longtemps j'entendais parler des merveilles d'Ars et, mue plutôt par la curiosité que par l'esprit de foi, je résolus d'y aller. A ce moment, la foule enthousiaste entourait le saint. Je n'ignorais pas combien c'était difficile de l'approcher, et arrivée au terme de mon voyage, je confiai mon embarras au sacristain de l'endroit. « Tenez-vous près de la porte de la cure, me dit-il, et lorsque vous le verrez prendre ce petit sentier qui va vers la Providence, approchez-vous de lui. »

Mon attente ne fut pas longue. Quelques minutes après en effet, je vis sortir M. Vianney. Je ne dirai pas l'impression que produisirent sur moi ce corps usé par la pénitence, cette figure émaciée d'où rayonnaient deux grands yeux où semblait s'être concentrée toute la vie. Mais je ne perdis pas un instant et, de crainte que la foule ne l'approchât, je le saisis par le bras. Habitué sans doute à ces sortes de démonstrations, il se laissa faire avec simplicité et je cheminai vers la Providence quelques minutes avec lui, moments précieux trop vite passés, hélas ! et qui ont laissé dans mon âme des traces inoubliables.

La conversation s'engagea. Je lui parlai de mes préoccupations de famille, de mon mari dont je désirais vivement la conversion.

« Ô mon enfant, me répondit-il avec bonté, il n'est pas difficile à ramener, non plus que les personnes qui sont autour de vous ; mais priez beaucoup pour sa conversion ; par la prière, vous obtiendrez tout ce que vous demanderez. »

Il ajouta :

« Vous aurez à pleurer la mort de quatre de vos enfants, mais ce seront des anges qui prieront pour vous !... »

Que dire de mon âme au contact de ce saint ? Je la sentais transfigurée, les choses de la terre s'effaçaient autour de moi ; une vie chrétienne inconnue jusqu'alors se déroulait à mes yeux et insensiblement prenait la place des préoccupations trop humaines qui m'avaient suivies à Ars.

J'eus le bonheur de traverser ainsi avec lui la place et de l'accompagner jusqu'à la maison de la Providence. Là, il fixa sur moi son regard pénétrant et me dit :

« Quant à vous, mon enfant, vous finirez vos jours dans une maison religieuse ».

J'avoue qu'un doute traversa mon esprit. Comment, moi, mère de famille, pouvais-je finir mes jours dans une maison religieuse ?... Puis il ajouta toujours avec cette bonté qui le caractérisait :

« Au revoir, mon enfant, songez à mes conseils et surtout mettez-les en pratique. »

Ce furent ses dernières paroles ; je ne devais plus le revoir sur la terre.

Je demeurai longtemps émue et recueillie. Je n'osais quitter cette terre d'Ars où je venais de recevoir de si vives impressions de sainteté. Rentrée à la maison, je parlai peu à mon mari de ces prédictions ; mais, éclairée par le serviteur de Dieu, je me préparai, dans le silence et le recueillement, aux grandes épreuves qui devaient m'atteindre. Je perdis, en effet, quelques années après, trois de mes petits anges enlevés subitement par le croup dans la même quinzaine. Un an après, un de leurs petits frères allait les rejoindre : les épreuves, loin de m'abattre, me laissèrent pleine de confiance dans la protection du saint Curé.

Je traversai la vie soutenue par cette pensée et lorsque, bien longtemps après, j'eus la douleur de perdre mon mari, en même temps m'était ménagée la grande consolation de le voir revenir à Dieu, ainsi que mon père et mon frère pour la conversion desquels j'avais beaucoup prié, suivant le conseil de M. Vianney.

C'est alors que je songeai à entrer dans une maison de famille tenue par des religieuses, et, lorsque pour la première fois je franchis le seuil de la chapelle du Saint-Sacrement, quelle ne fut pas ma surprise d'apercevoir tout au fond de la chapelle, animée par la flamme d'une petite lampe, la physionomie du bon Curé qui semblait me dire ces paroles oubliées depuis longtemps : « Mon enfant, vous finirez vos jours dans une maison religieuse ! ». La dernière prédiction était accomplie.

Et maintenant, affaiblie que je suis par l'âge, privée de la vue, ma mémoire qui se refuse à garder toutes choses a conservé intact le souvenir des événements d'Ars. Je revois comme si c'était hier la figure souriante du saint et je l'entends me dire : « Courage, mon enfant ! ». Le courage, il me l'a obtenu tous les jours de ma vie. Arrivée au seuil de l'éternité où je me prépare à aller le rejoindre bientôt, je compte sur lui pour adoucir mes derniers moments et dans un cantique d'action de grâces, je ferai monter cette dernière louange : « Béni soyez-vous, ô mon Dieu, qui avez donné de tels saints à la terre ! ».