VIII

Ce que vit et entendit une future Sœur de Saint-Joseph

 

Vers la mi-juin de 1848, Mlle Annette Chrétien, de Bessenay, dans le Rhône, partait de sa paroisse natale pour aller consulter le Curé d'Ars. Âgée de vingt-quatre ans, elle désirait depuis longtemps être religieuse ; mais diverses raisons avaient retardé son entrée au couvent. Elle redoutait d'être obligée d'attendre encore.

« N'entrez pas en religion maintenant, lui dit M. Vianney ; dans quinze jours, celles qui sont au couvent devront en sortir. Patientez un peu. »

Quinze jours après, une émeute populaire éclatait à Paris ; l'état de siège y était proclamé ; les soldats de Bedeau et de Lamoricière n'arrivant pas à enlever les barricades, le général Cavaignac, ministre de la guerre, faisait appel aux gardes nationales des départements. Les excès antireligieux des journées de juillet 1830 – pillage de l'archevêché de Paris ; en province, calvaires renversés, prêtres insultés, maltraités, chassés de leurs presbytères – firent appréhender de semblables désordres après les journées de juin 1848. Comme en 1830, plusieurs communautés crurent alors prudent de rendre provisoirement à leurs familles postulantes et novices. Et ce fut le cas de la maison-mère où pensait se faire admettre Mlle Annette Chrétien. La prédiction du Curé d'Ars s'était ainsi réalisée.

L'émoi se calma bientôt ; les colombes rassurées regagnèrent leur nid. Lorsque Annette, onze mois après – car entretemps s'étaient présentés des empêchements nouveaux – revint trouver M. Vianney, il lui dit : « Vous pouvez entrer tout de suite. »

 

Mlle Chrétien avait amené avec elle en pèlerinage une de ses compatriotes, Mlle Louise Chatelard. « Restez ici tout le temps d'une neuvaine, dit à cette dernière le serviteur de Dieu.

— Mais, mon Père, objecta Louise, dans neuf jours je n'aurai personne pour me remmener, et mes parents s'inquiéteront.

— Mon enfant, il viendra ici des pèlerins de Bessenay qui vous accompagneront au retour, et la jeune personne venue avec vous avertira vos parents : ils n'auront aucune inquiétude. »

Mlle Chatelard consentit à rester et prévint sa compagne de sa résolution.

« Mais alors je vais m'en retourner seule! » s'écria, sur un ton d'effroi, Annette Chrétien.

Elle parvint à rencontrer M. Vianney dans la petite sacristie – celle qui existe toujours.

« Mon Père, lui confia-t-elle, j'ai peur. J'aurai, pour revenir chez moi, à traverser pendant une heure au moins le bois d'Alix, où, voilà quinze jours, on a retrouvé une jeune fille assassinée... »

Le Curé d'Ars venait de joindre les mains. Il priait. Soudain, Louise le vit s'élever à peu près à un pied de hauteur. Il garda cette attitude une quinzaine de minutes.

Enfin, quand sorti de son extase, il eut touché terre :

« Ah! soupira-t-il, cette pauvre enfant m'a désobéi!... Je lui avais dit de ne point partir ce jour-là !... Pour vous, ne craignez rien. Vous prendrez votre chapelet en entrant dans le bois et vous le réciterez... Quoi que vous entendiez ne regardez pas en arrière et ne vous retournez ni à droite ni à gauche. Quand vous aurez bien marché, vous verrez venir une personne qui vous sera une compagnie tout en vous précédant à quelque distance. »

 

Cela se passait le lundi de la Pentecôte, 28 mai 1849.

Mlle Chrétien suivit scrupuleusement les recommandations de l'homme de Dieu. Et bien lui en prit.

Elle pénétra dans le bois d'Alix vers midi. Pendant le premier quart d'heure, rien d'extraordinaire. La voyageuse se rassurait déjà ; elle continua néanmoins la récitation pieuse de son chapelet. Tout à coup, des bruits extraordinaires, des sifflements, des cris sauvages se font entendre ; les arbres s'agitent ; on dirait qu'il vont se briser et s'abattre...

Gardée par un protecteur invisible, sans effroi, Annette s'avance, égrenant ses Ave. Au bout d'une demi-heure, l'affreux tumulte s'apaise. Au même instant, une personne, portant un panier à chaque bras – une fermière sans doute qui revient du march頖 sort d'un chemin de traverse et s'éloigne, précédant Mlle Chrétien de cinq cents pas environ.

Ce n'est qu'à l'orée du bois que la future religieuse sentit un saisissement l'envahir. Et quoi ! Elle, si craintive par nature, elle avait pu traverser sans aucun sentiment de frayeur la forêt sombre où l'enfer hurlait de rage! Dans un élan du cœur, elle remercia Dieu de l'avoir prévenue par les lèvres de son serviteur, de l'avoir gardée, grâce à ses prières.

Quant à Mlle Louise Chatelard, de braves gens de Bessenay l'ayant rejointe dans Ars vers la fin de sa neuvaine, elle revit effectivement le ciel natal en leur compagnie.

Annette Chrétien fut admise peu après dans la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph. Elle était.à Lissieu (Rhône) lorsque, en 1890, âgée de soixante-cinq ans, elle raconta à M. le chanoine Ball des faits si extraordinaires (l).

 

(1) Documents, n° 151