XII

Souvenirs d'une Lyonnaise

 

Sur le village et la campagne d'Ars, pendant l'hiver, règne une paix élyséenne. Quel contraste avec les jours, si vivants, de l'été ! Parfois un appel du seuil d'une porte, sur une route un bruit de charrette qui s'éloigne, l'aboiement d'un chien de garde dans une ferme... Puis le calme absolu retombe. Même les dimanches sont tranquilles ; Ars oublie les continuels va-et-vient des pèlerinages. M. le Curé – celui d'aujourd'hui qui fait penser à celui d'autrefois – se dirige du presbytère à l'église, saluant au passage le groupe des Sœurs de Saint-Joseph et de leurs orphelines ; Mlle Philomène, qui elle aussi vient de la « maison de Providence », s'en va, au bras de sa fidèle compagne, vers son harmonium ou ses grandes orgues. Sur le perron de la vieille église, les braves chrétiens d'Ars échangent quelques mots avant de pénétrer dans la nef...

On se croirait vraiment au temps du bon saint Curé.

 

Aux premières violettes – il y en a beaucoup par ici, dont l'humble sourire égaie les chemins à l'entour du village – Ars peu à peu se réveille.

Voici déjà quelques étrangers. Quand auront sonné les cloches de Pâques, ils commenceront de venir par essaims : groupes paroissiaux, enfants de la première communion amenés par leurs prêtres. Enfin, dans le rayonnement de juin arrivent des caravanes plus lointaines, et aussi les pèlerins isolés, dont plus d'un, sans l'avoir prévu, prolonge son séjour en cette ambiance de sainteté.

Et alors s'installent dans les hôtels ces quasi paroissiennes d'Ars, qui s'y présentèrent une première fois pour voir, pour se reposer en priant et qui depuis, chaque année, n'ont cessé d'y revenir, comme les hirondelles. Elles sont assidues à toutes les cérémonies, à toutes les récollections ou retraites qui se font dans l'église. Elles suffiraient à la chronique du pèlerinage.

Une grande partie de leurs journées se passe sur l'esplanade, à l'ombre des sycomores ou de l'abri des pèlerins, devant le vaste et beau paysage qui se déroule, par delà l'opulente vallée de la Saône, jusqu'aux monts d'Or et au mont Cindre, écran mauve ou bleu de la cité lyonnaise.

 

De ces quasi paroissiennes, Mlle Louise Barriot est sans conteste l'une des plus constantes, l'une des plus ferventes. Ses compagnes et amies de rencontre aiment sa conversation : c'est visible, à les voir attentives, graves ou épanouies tour à tour ; Mlle B. sait conter les choses ; sa mémoire parait excellente et meublée d'agréables souvenirs. Sa voix, claire, porte assez loin.

Assis moi-même, seul sur mon banc, en cette calme après-midi d'été où la brise agite à peine l'ombreuse frondaison, je me permets de tendre l'oreille. Mlle Barriot parle des relations de sa famille avec le saint Curé, et je cueille ces traits au passage.

 

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Mlle Louise Barriot vient d'extraire de son sac à main un très vieux chapelet auquel il manque un certain nombre de grains et dont la croix parait fort usagée.

— Alors, interroge une amie, c'est ce chapelet-là que le saint a donné à monsieur votre père ?...

— Donné... pas positivement. D'ailleurs voici l'histoire.

 

« Mon père, étant jeune, ne pratiquait pas. Cela désolait ma mère. Un jour cependant elle réussit à l'emmener avec elle à Ars pour essayer de le faire se confesser. Mon père ne voulut rien savoir. Pensez si maman en fut peinée et découragée.

Or, à quelque temps de là, voilà qu'un beau matin, un jour en semaine, elle le vit prendre ses habits du dimanche.

« Mais où vas-tu comme cela ? demanda-t-elle.

— Je vais à Ars.

— À Ars !... Mais tu n'y penses pas ! Nous en revenons. Cela va faire des frais.

— Tant pis ! répliqua mon père, d'un ton décidé. J'y vais ! »

 

Et il partit. Au fond, ma mère était contente. Elle se disait : J'ai tant prié ! S'il allait là-bas pour se confesser ?

En effet, mon père se confessa au confessionnal de la sacristie, et le saint Curé lui imposa comme pénitence la récitation d'un chapelet.

Un chapelet !... Il y avait beau temps que mon pauvre papa ne s'en servait plus. Il n'eut pas besoin de l'avouer à M. Vianney, qui cherchait déjà dans sa poche.

« Tenez, mon ami, dit le bon saint, voici vingt sous pour en acheter un. Allez chez la marchande, et revenez. Je vous le bénirai. »

Ce qui fut fait.

Mon père revint chez- nous, converti, chrétien pratiquant. Jamais, depuis, ce chapelet bénit par le Curé d'Ars ne le quitta. Il le récitait tous les jours.

Et, bien entendu, je le conserve comme une relique. »

 

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« Votre père est-il revenu voir le saint Curé ? interroge-t-on encore.

— Oui, certainement, et à plusieurs reprises. La famille augmentait. Mon père, employé chez un horticulteur-paysagiste, ne gagnait que des mois bien médiocres. Tout le monde lui conseillait de se mettre à son compte. Sans fortune, il ne pouvait y songer.

 

Tout de même, son patron lui proposa de devenir son associé. Le contrat portait que le premier qui se dédirait devrait payer à l'autre une certaine somme. Nouveau sujet d'inquiétude pour mon père qui n'était pas sûr de rester là toujours... Bref, on lui répétait qu'il avait tort de ne pas travailler à son compte.

Il retourne à Ars trouver le saint Curé et lui expose son cas. Le saint le regarde et lui dit de l'air le plus tranquille du monde : « Eh bien, mon ami, rentrez chez vous. « Tout s'arrangera. » En vérité, mon père se demandait comment ce serait jamais possible. Cependant, confiant dans la parole de M. Vianney, il résolut de ne tenter dans ce sens aucune démarche.

Peu de temps après ce nouveau pèlerinage, son patron le demande à son bureau : « Votre famille s'accroît, lui dit cet excellent homme. Vous ne gagnez pas assez chez moi. Il faut vous mettre à votre compte.

— Mais, monsieur, répond mon père, je n'ai pas de quoi payer mon dédit. »

Aussitôt le patron prit le contrat « Je le déchire, déclara-t-il ; vous êtes libre. »

 

Un peu plus tard, mon père, alors à son compte, voulut revoir son saint conseiller. « Vous connaissez beaucoup de monde, osa-t-il dire au Curé d'Ars. Vous devriez bien, mon Père, envoyer des cartes en ma faveur à tout ce monde-là...

— Je les enverrai du ciel, » repartit le saint en souriant. Et il ajouta : « Vous ne serez jamais riche ; mais vous aurez toujours du pain à donner à vos enfants. »

 

Mon père nous rapporta ces paroles du bon Curé d'Ars. Et nous qui étions tout jeunes, et pas mal espiègles, nous lui demandions : « Le Curé d'Ars n'a pas dit que nous aurions aussi un peu de confiture à mettre dessus ? » Mais papa faisait les gros yeux et nous défendait de plaisanter sur ces choses-là. »

 

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« Mais vous, mademoiselle Louise, réinterroge une des chères amies, avez-vous vu le saint Curé ?

— Pas moi. Mais mon père et ma mère lui conduisirent mes trois frères aînés. Il les bénit. Puis il posa sa main sur la tête du plus grand, prénommé Claudius. « Celui-ci, dit-il, sera un artiste. »

— Oh ! mademoiselle, vous nous aviez caché cela ?

— C'est que je n'y ai pas pensé jusqu'ici. Mon frère devint en effet peintre de talent. Il fut pendant trente-quatre ans professeur au collège de Mongré. Vous pourriez voir, en allant vous promener dans une des paroisses qui avoisinent celle-ci, Sainte-Euphémie que nous cache ce coteau, la jolie procession de saints dont il a orné le chœur de l'église, elle-même si gracieuse. Et puis vous connaissez l'Antiquaille de Lyon, au-dessous de Notre-Dame de Fourvière ?... Eh bien, c'est cet aîné dont je suis très fière, qui a peint les nobles figures de vierges, d'évêques et de prêtres martyrs, qui impressionnent si profondément les visiteurs dans la crypte de Saint-Pothin... »

 

Un silence suivit ces paroles. Les regards se perdaient, rêveurs, dans la direction de Lyon ou de Sainte-Euphémie. Sur le groupe recueilli planait, eût-on dit, l'aimable disparu dont la grande image hante le village béni, et le murmure amplifié des brises d'Ars semblait l'écho de sa voix.