XVI

« Vous la mettrez aux incurables d'Ainay »

 

Quel spectacle attendrissant s'offrait, un jour de 1854, aux regards des nombreux pèlerins d'Ars !

Une grand'mère arrivait de Lyon à pied, comme l'assuraient des témoins, portant dans ses bras sa petite-fille, Claudia Rémy, enfant de dix ans sourde-muette, aveugle et paralysée des deux jambes. Elle venait demander au serviteur de Dieu les miracles que l'on devine. C'est uniquement pour cela, d'ailleurs, qu'elle avait entrepris l'héroïque pèlerinage.

La pauvre grand'mère n'eut pas de peine à obtenir l'audience du saint : qui n'eût cédé sa place à une telle infortune ?

 

Elle pénétra dans la sacristie, portant toujours son lamentable et doux fardeau.

Or M. Vianney était là, debout contre la fenêtre et s'entretenant avec une dame voilée dont la visiteuse n'aperçut pas le visage.

Soudain, elle se trouva seule devant le Curé d'Ars. La dame avait disparu.

« Que faites-vous là, ma bonne ? interrogea le saint avec douceur.

— Monsieur le Curé, répondit la grand'mère, quand je suis entrée, vous parliez avec une dame. Je n'ai pas voulu vous déranger.

— Vous l'avez donc vue ?... Eh bien, vous n'en direz rien à personne. »

Jusqu'à la fin de sa vie, la grand'mère resterait convaincue que cette dame était ou la Sainte Vierge ou sainte Philomène.

« Et cette petite, ma bonne ?

— Ô monsieur le Curé, voyez comme elle est. Qu'elle est à plaindre, n'est-ce pas ? »

Le saint leva ses yeux remplis d'une compassion immense. Il priait.

« Allez, ma bonne, dit-il enfin. Vous mettrez cette petite aux Incurables d' Ainay. C'est là que le bon Dieu la veut. Elle y sera utile et heureuse. »

Revenue dans l'église, la grand'mère constata que sa petite-fille la regardait, puis qu'elle s'essayait à balbutier. Elle lui murmura de douces paroles ; l'enfant, qui maintenant entendait, se mit à sourire.

Sortie sur la place, elle parvint à lui faire faire quelques pas ; mais les jambes, elles, n'étaient guéries qu'à moitié.

C'est par la diligence que repartirent les voyageuses.

 

L'établissement de charité des jeunes filles incurables, fondé en 1819 sur la paroisse lyonnaise de Saint-Martin-d'Ainay (1) par Mlle Adélaïde Perrin, est une œuvre éminemment bienfaisante. C'est un asile pour des indigentes qu'une infirmité ou une maladie jugée inguérissable met hors d'état de gagner leur vie. Reçues gratuitement, elles y trouvent le vivre et le couvert, le vêtement, les soins médicaux, l'éducation religieuse...

M. Vianney avait aiguillé Claudia Rémy sur la maison où elle serait le plus utile et le plus heureuse. Elle y entra quelques mois après sa guérison, le 6 novembre 1854.

Elle pouvait se mouvoir grâce à des béquilles ; elle était habile des doigts et aidait aux travaux de couture. L'ancienne sourde-muette possédait un timbre de voix magnifique et on l'employait à la chapelle pour le chant des solos.

Le cardinal Coullié la tenait en particulière estime. Lorsqu'il allait visiter les Incurables d'Ainay, ce prince de l'Église ne voulait pas que Claudia vînt à sa rencontre il allait jusqu'à elle pour la bénir.

Claudia Rémy mourut âgée de 68 ans, le 15 septembre 1912.

Le récit de ces choses fut fait au presbytère d'Ars le 29 juillet 1930, en présence de Mgr Convert qui en prit note aussitôt et de Mme la Supérieure des Incurables d'Ainay, par Mme Bonnez, infirmière en cette maison, qui a connu Claudia Rémy pendant quarante-cinq ans.

 

(1) Rue de Jarente, 6