XX

« Il ne faut renvoyer personne »

 

Vers 1850, c'était un charme pour le voyageur qui, suivant le cours de la fraîche et profonde Brévenne, traversait le bourg de Sain-Bel, d'entendre bruire un peu partout les machines à tisser la soie. Malheureusement, il y avait des périodes où se taisaient les machines, et le val mystérieux de la Brévenne en était comme attristé. C'est que parfois, chez les canuts de Sain-Bel, le travail manquait entièrement, parce que dans la grande ville de Lyon les affaires n'allaient pas et que les gros fabricants ne faisaient plus de commande aux petits. Mais que devenaient alors les maîtres d'atelier qui avaient des ouvriers à gages ? Ils ne pouvaient ni les occuper ni les renvoyer, et pour eux c'était deux fois la ruine.

Tel était le cas d'une dame qui employait plusieurs ouvrières. Elle était obligée, d'après le contrat, de les loger, de les payer, de les entretenir – ne devait-elle pas les avoir sous la main en cas de commande inespérée ? – Et pas de travail pendant des semaines et des semaines !... La pauvre patronne était dans l'angoisse. Enfin, à bout de ressources, elle se décida à congédier son personnel. Évidemment, si la soierie reprenait, il serait inutile de chercher à le revoir. Mais tant pis !... Cependant, avant de prendre une mesure aussi radicale, elle résolut de faire à Lyon de suprêmes démarches.

 

« Elle eut beau, note M. Ball, s'informer auprès des négociants, ses fournisseurs, s'il y avait espoir prochain d'une reprise de travail, ceux-ci ne lui donnèrent aucune assurance, affirmant qu'ils ne savaient pas eux-mêmes quand pourrait s'améliorer l'état des affaires. »

Alors elle se rappela que déjà M. Vianney l'avait tirée d'embarras en des circonstances à peu près analogues. Elle prit le chemin d'Ars.

« Il ne me reste plus qu'à fermer mes ateliers, dit-elle au serviteur de Dieu.

— Mon enfant, répondit le saint Curé, il ne faut renvoyer personne. À l'heure où je vous parle, on s'occupe de vous. Vous aurez beaucoup d'ouvrage. »

 

Elle crut en la parole du saint. « Elle suivit son conseil, ne renvoya personne et fit bien. » Quelques jours plus tard, elle reçut d'abondantes commandes, de quoi occuper longtemps toutes ses ouvrières (1).

 

(1) Documents Ball, n° 107