II

Le père Ingold et la « grande guerre »

 

On le disait presque centenaire, et en 1913 il allait encore par les chemins ; le brave Barthélemy Ingold. Parti quelque jour – qu'il y avait longtemps ! – de son pays d'origine, Alsace ou Lorraine, il était jadis passé par Ars, avait été reçu par le saint Curé et s'était vu régaler par lui, à ce qu'il racontait, d'une bonne salade de pommes de terre.

En outre, le serviteur de Dieu lui avait prédit qu'il ne mourrait pas avant la déclaration d'une grande guerre. Or la malheureuse campagne de 1870-1871 était tombée depuis plus de quarante ans dans le passé, et le père Ingold vivait toujours. Voire qu'ayant atteint à peu près son siècle, il avait, selon ses propres paroles, bon pied, bon œil. Il ne mendiait pas directement ; il s'arrêtait aux portes dans les bourgs et les villages, offrant, pour gagner son pain, de modestes jouets en caoutchouc... et des images du Curé d'Ars. C'est qu'il avait gardé un véritable culte à l'égard de ce saint qui autrefois lui avait donné le nom d'ami.

 

Barthélemy Ingold parcourait à peu près toujours la même région, dans le Sud-Est. C'est ainsi qu'il visitait souvent Vendenesse-sur-Arroux (Saône-et-Loire). Là habitait la famille Hugon, qui était bonne pour lui, et, mis en confiance, sous ce toit hospitalier il racontait son histoire ; et, naturellement il rappelait la « grande guerre » annoncée par M. Vianney.

« Mais, lui objectait M. Hugon, c'est de la guerre de 1870 que voulait parler le Curé d'Ars ?

— Non, non, répliquait le père Ingold, il ne s'agissait pas de celle-là. Autrement, le saint ne m'aurait pas parlé de ma mort. J'avais cinquante-six ans en 1870, et voilà que j'en ai bien près de cent. Puisque le Curé d'Ars m'a prédit que je ne mourrai pas avant d'avoir vu une grande guerre, c'est que malheureusement il y en aura une autre, et bientôt ! »

 

On avait beau lui répéter que rien ne faisait présager cette « grande guerre » :

« Alors, rétorquait-il, vous voulez dire que le Curé d'Ars s'est trompé ?... »

 

Juillet 1914. Dans l'enthousiasme que soulevait en France la visite triomphale du président Raymond Poincaré au tsar Nicolas II de Russie, qui donc songeait à la guerre ? Pourtant Barthélemy, tout en vendant ses images du Curé d'Ars, continuait de raconter la prophétie. « Il radote », disait-on du centenaire, avec qui l'on ne discutait plus.

Et ce fut le coup de tonnerre du 2 août. Et ce fut la « grande guerre ». Le père Ingold ne devait pas en voir la fin. Il s'éteignit, âgé de 101 ans, au cours de l'année 1915 (1).

 

(1) C'est grâce à une enquête de M. l'abbé Odezène, missionnaire d'Ars, que nous avons pu conter ce trait si curieux. M. Odezène a été renseigné principalement sur le cas du père Ingold, par Mme Abord, née Hugon, de Tavernay, près d'Autun, qui avait bien connu le vieillard et l'avait entendu souvent rappeler la prophétie du Curé d'Ars.