IV

Domaine et voie ferrée

 

Chacun sait que la question matérielle occupa fort peu de place dans l'existence du Curé d'Ars : il n'estimait l'argent qu'autant qu'il pouvait servir à ses œuvres de religion et de bienfaisance, jugeant que s'il est un mauvais maître, il peut devenir un bon valet. Aussi géra-t-il toujours avec soin les petits biens de son église, les minces revenus de sa fabrique. Tout en dirigeant vers le ciel les aspirations des âmes qui s'adressèrent à lui, il prit à l'occasion leurs intérêts terrestres et leur donna à ce sujet d'utiles conseils. Parmi ces conseils, en voici un qui eut son origine dans une prudence plus qu'humaine.

 

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« Peu d'années avant la mort du vénérable Curé, atteste le chanoine Ball, une dame veuve qui habitait Sain-Bel, dans le département du Rhône, voulut se défaire d'une propriété qu'elle possédait sur cette commune et qui lui causait beaucoup d'embarras. Elle songeait que le prix qu'on pouvait lui en offrir serait très utile pour des projets qu'elle avait en vue. »

Les voyageurs qui de l'Ouest se dirigent vers Lyon contemplent avec plaisir la profonde Brévenne, qui arrose Sain-Bel et le délicieux vallon de l'Arbresle. La propriété de la veuve était sise au penchant du coteau. Terrain productif, mais qui, malgré tout, ne valait pas cher l'hectare.

Elle avait trouvé preneur. Toutefois, « avant de se décider tout à fait à cette vente, elle voulut avoir l'avis de M. Vianney qu'elle avait consulté déjà pour d'autres affaires et dont elle avait eu toujours grandement à se féliciter d'avoir suivi les conseils ». La distance n'est pas énorme de Sain-Bel au village d'Ars.

 

La veuve se confessa au serviteur de Dieu, puis « elle lui soumit son projet. Le vénérable Curé ne connaissait d'aucune manière ni Sain-Bel, ni la propriété en question, et il ne pouvait savoir si, un jour, un chemin de fer y serait établi ».

« Gardez-vous bien de vendre à présent, expliqua-t-il. On construira un chemin de fer qui donnera beaucoup de valeur à votre propriété. »

« Ce qui fut vrai à la lettre, continue le chanoine Ball : dix ans plus tard, le chemin de fer de Saint-Germain-au-Mont-d'Or à Tarare passant par Sain-Bel était décidé et donnait réellement une plus-value à la propriété de cette dame ; ce qui augmenta considérablement sa confiance en l'esprit prophétique dont elle savait, par expérience, le vénérable Curé d'Ars largement doué (1). »

 

(1). Documents, n° 128