VI

La fuite et le retour de M. Julien

 

Une demoiselle Julien, des environs de Lyon, personne très zélée et très pieuse, se chagrinait de voir son père s'obstiner dans l'indifférence : quarante ans qu'il négligeait ses devoirs religieux. La jeune fille, cependant, décida ce père, si cher toujours et dont elle voulait le salut, à la suivre au pèlerinage d'Ars.

 

Arrivés dans le village un vendredi matin, vers onze heures, nos deux voyageurs montèrent tout de suite à l'église. M. Vianney commençait son catéchisme. M. Julien put se placer, parmi les pèlerins, devant la petite sacristie où d'ordinaire le saint confessait les hommes ; sa fille, elle, parvint à se glisser dans la chapelle de l'Ecce homo. De là, elle ne voyait pas le prêtre catéchiste, et même elle avait beaucoup de peine à saisir quelques paroles ; aussi se mit-elle à prier de tout son cœur pour que son père trouvât dans les exhortations du serviteur de Dieu une lumière et une grâce capables de le convertir.

Midi sonne. Un certain nombre de pèlerins s'éloignent pour gagner les hôtelleries ; ceux d'entre eux qui désirent voir ou revoir M. Vianney se hâtent d'aller l'attendre entre l'église et la cure... M. Julien et sa fille se disposaient à en faire autant, lorsque le saint Curé, d'une façon tout à fait inattendue, accosta cet étranger qu'il rencontrait pour la première fois et dont personne, à coup sûr, ne lui avait annoncé la venue.

Il le prend doucement par le bras, le conduit à la sacristie et, sans lui donner le temps de la réflexion, il le fait s'agenouiller au confessionnal... et le confesse. Toutefois, remettant au lundi l'achèvement des aveux et l'absolution, il quitte M. Julien en disant : « A bientôt donc, mon ami. »

Le pénitent paraissait heureux. Sa fille rayonnait. Le samedi et le dimanche, tout se passa à merveille. Nos deux pèlerins suivirent assidûment les catéchismes et les offices d'Ars.

Mais douloureuse surprise le lundi matin. M. Julien déclare qu'il veut partir et qu'il partira. Effrayée, sa fille cherche à le retenir.

« Non et non, réitère le père. Le séjour dans ce village m'est devenu insupportable. »

Croyant à une simple tentation, la jeune fille fit tout ce qu'elle put pour retenir l'attention de son père et lui faire manquer le départ de la diligence. Elle y réussit.

Puis, pensant le procès gagné, elle courut à l'église, dans l'espoir d'aborder le saint Curé et de le prévenir. Mais, pendant l'absence de sa fille, M. Julien avait loué une voiture particulière. Il n'était plus à l'hôtellerie quand Mlle Julien y revint, toute peinée de n'avoir pu parler au serviteur de Dieu.

Mais elle lui parlerait coûte que coûte. Elle retourne à l'église et parvient à lui glisser un mot tandis qu'il se rend à la sacristie réciter les petites heures du bréviaire.

« Je le savais, mon enfant, lui répondit le saint. Soyez tranquille pourtant. Allez prier dans la chapelle de la Sainte Vierge. Votre père reviendra pour onze heures et se confessera à cinq heures. »

Effectivement, tandis que le saint Curé montait dans la petite chaire des catéchismes, à onze heures sonnant, le fugitif faisait son entrée dans l'église. À cinq heures, il était au confessionnal et recevait l'absolution en de vifs sentiments de contrition et de foi. Le lendemain matin, il s'approchait de la sainte table aux côtés de sa fille radieuse et recevait la communion des mains de M. Vianney.

 

Que d'événements contradictoires, et comment les expliquer ? Pourquoi ce départ précipité, ce retour inattendu ? Le père raconta tout à sa fille.

Toute la nuit du dimanche au lundi, le brave M. Julien avait entendu en divers points de sa chambre d'hôtel des bruits insolites qui l'avaient rempli de terreur. Il faut croire que le Grappin ne tourmentait pas que l'apôtre d'Ars ; sur le point de perdre une proie qu'il avait considérée comme définitivement acquise, il s'était efforcé de jeter dans cette âme le dégoût et le découragement. Mais l'homme de Dieu veillait.

Le retour de M. Julien était dû à une cause non moins surprenante.

Arrivé à la hauteur de Frans, village situé à quelque trois kilomètres d'Ars, le fuyard s'était senti comme saisi à la gorge par une main mystérieuse. Oppressé jusqu'à l'étouffement, incapable d'aller plus loin, lui semblait-il, sans mourir, il avait fait signe au voiturier de s'arrêter puis de reprendre la direction d'Ars. Instantanément s'était dissipé l'intolérable malaise (1) !

 

(1) Documents Ball, n° 112