IX

La « bête curieuse »

 

Histoire extraordinaire où se révèlent avec la clairvoyance surhumaine du Curé d'Ars, sa franche humilité et sa condescendance envers des âmes qu'il souhaitait convertir.

M. l'abbé X., d'abord professeur de dogme dans un grand séminaire, puis curé d'une paroisse, avait vu son zèle s'affadir. Des difficultés survenant, il quitta le ministère et chercha un préceptorat. Il le trouva dans une maison peu chrétienne de Lyon. Là, sous le même toit habitaient ensemble deux familles.

 

Vers cette époque, il n'était question à Lyon que d'un village de l'Ain, distant de 35 kilomètres, où l'on était témoin chaque jour de choses merveilleuses. Le curé lui-même de cette petite paroisse était regardé comme un prodige.

Mais les deux maîtresses de maison traduisaient ce mot par un autre d'une irrévérencieuse vulgarité :

« Si nous allions voir cette bête curieuse ? » dirent-elles à leurs maris.

 

Les maris, sans protester, firent atteler la voiture à deux chevaux, commune aux deux familles, et avec leurs dames, leurs enfants et le précepteur, ils partirent pour Ars.

On aime à penser que le précepteur ignorait l'odieux qualificatif dont ces dames affublaient l'illustre serviteur de Dieu. Quoi qu'il en soit, sa présence serait fort utile dans la circonstance : les voyageurs ne voulaient passer dans le village que juste le temps d'apercevoir la bête curieuse, et ensuite fouette cocher ! Tout simplement, l'abbé dépisterait l'étrange curé ; c'est sans doute dans sa sacristie qu'il dénicherait le saint homme. Il y entrerait pour le saluer, laisserait la porte ouverte, et ces dames survenant verraient... enfin vous savez quoi. Quant aux messieurs et aux enfants, ce n'était pas leur affaire : ils attendraient dans la rue auprès de la voiture.

L'aventure commença assez bien. Le précepteur entra à la sacristie, salua respectueusement le saint qui lui sourit gracieusement, mais non sans quelque mystère. M. Vianney le laissa parler. Le visiteur se recommanda à ses prières, fit allusion au grand mouvement du pèlerinage... Mais il se garda bien d'expliquer qui il était, avec qui il voyageait et pourquoi se tenaient devant la porte entrebâillée ces deux effrontées Lyonnaises qui, jouant du coude, s'étaient frayé elles-mêmes passage parmi les pèlerins.

Lorsque le précepteur quitta l'église, elles se précipitèrent en riant à sa suite. « En route ! » crièrent-elles.

 

Elles ne le répétèrent pas deux fois. Horreur ! Ce prêtre à cheveux blancs, revêtu du surplis et de l'étole, qu'elles venaient d'entrevoir dans la pénombre de la sacristie, descendait rapidement la rampe de l'église ; il se dirigeait vers l'opulente voiture aux deux chevaux piaffants.

Il salua le précepteur. Puis s'adressant aux deux dames, soudainement pâlies : « Mesdames, je viens vous montrer la bête curieuse que vous désiriez voir. »

Il fit comprendre aux maris eux-mêmes qu'il les connaissait bien, eux aussi, en leur rappelant plusieurs faits intimes de leur existence.

Stupéfaction, confusion générale ! À peine le saint tournait-il les talons que les dames sautaient à bas de la voiture.

« Nous ne quitterons pas Ars de si tôt, déclarèrent-elles.

— Dételons », confirmèrent les maris.

Et l'équipage fut conduit à l'hôtel Pertinand, où les deux familles demandèrent des chambres.., pour plusieurs jours !

Ah! Il s'agissait bien désormais d'un regard jeté furtivement sur... Grand Dieu ! comment avait-on pu s'aveugler à ce point ! Quelle curiosité stupide ! On avait méconnu, méprisé un saint vivant !... II fallait réparer un si gros péché... L'ironie voltairienne n'avait pas tué tout à fait la foi dans ces pauvres âmes.

 

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*

 

Pendant les quelques jours que nos pèlerins d'occasion passèrent dans le village, ils eurent les uns après les autres des entretiens avec l'homme de Dieu. Son accueil fut pour tous ces inconnus d'une touchante bonté. En sortant d'audiences si inattendues, ils se sentaient le cœur tout changé ; les dames pleuraient à chaudes larmes. « Quel grand saint ! » ne cessaient-elles de redire.

Le précepteur eut sa part des surnaturelles faveurs. Il profita de son séjour dans Ars pour faire une sorte de retraite sous la direction de son saint confrère. À lui aussi M. Vianney révéla des particularités toutes intimes qui ne pouvaient être connues que de Dieu. Il lui donna pour l'avenir de précieux conseils, ajoutant que telle chose lui arriverait s'il ne les observait pas docilement.

Remué dans ses profondeurs, le prêtre, sur-le-champ, prit une résolution qui transformerait sa vie : il entrerait dans une société de religieux.

 

De retour à Lyon, il mit ordre à ses affaires. Les deux familles, devenues chrétiennes pratiquantes, ne surent que l'encourager dans son méritoire dessein.

Soumis à une règle austère, l'ancien précepteur, par moment, jetait sur le passé un regard où se mêlaient la souffrance et la tentation d'un regret. Alors il entendait ce reproche et cet encouragement intérieurs que lui avait prédits le saint Curé d'Ars. Et rassuré, réconforté, il reprenait son chemin.

Il était religieux depuis plusieurs années quand, en 1857, il revint faire visite à M. Vianney. Il rencontra aussi plusieurs missionnaires d'Ars à qui il conta cette véridique histoire (1).

 

(1) Documents Ball, n° 123