III

« Il fera un bon petit Frère »

 

Il y avait, en 1850, un petit garçon de neuf ans dont les parents, humbles cultivateurs, habitaient un hameau perdu des collines du Lyonnais, tout à fait à la limite des deux départements du Rhône et de la Loire. Et pour eux, le centre paroissial, Chambost-sous-Longessaigne, était à telle distance que leur petit garçon pouvait tout juste avoir, les dimanches, la messe et le catéchisme ; quant à l'école quotidienne, il n'y fallait pas songer. Pourtant l'enfant eût aimé apprendre.

Enfin, une sœur de sa mère, mariée à un nommé Jean-Baptiste Viannay – ainsi s'orthographiait son nom – voulut bien prendre son neveu chez elle, au bourg de Longessaigne, afin qu'il pût suivre l'école, et aussi garder les moutons ; car l'oncle et la tante Viannay, restés sans enfants, n'avaient guère les moyens de se payer un pâtour.

À la ferme de Longessaigne vivait aussi une sœur de l'oncle par alliance. Cette vieille fille, intelligente et pieuse, se plaisait à faire chaque année dans le village d'Ars des séjours d'une ou même de deux semaines. Reçue par les anciennes directrices de la Providence, Catherine Lassagne et Marie Filliat, dans leur -très humble maison blottie au coin du presbytère, elle s'occupait avec elles à filer la quenouille ou à repasser les linges d'autel ; mieux encore, comme à cause de son nom M. Vianney l'appelait « cousine », c'est à la « cousine » que Marie Filliat laissait le soin de préparer les repas, d'ailleurs si peu compliqués, du serviteur de Dieu.

Or, un jour de 1854, la « cousine » se permit de poser au « cousin » cette question :

« Que pensez-vous, Monsieur le Curé, que sera plus tard le petit berger de chez nous ?

— Il fera un bon petit Frère », répondit M. Vianney sans plus attendre.

Et il fut question d'autre chose.

 

De retour à la maison, la tante Viannay – à elle aussi l'enfant donnait ce nom – lui rapporta les paroles du Curé d'Ars.

« Elles ne me firent pas une impression très vive, a-t-il raconté longtemps après. J'avais treize ans à peine. Et il semble que mon entrée au noviciat de Caluire, alors que j'avais quinze ans, ne fut nullement déterminée par cette prophétie.

Mais quelques années plus tard, ayant acquis de l'expérience et connaissant mieux M. Vianney par tout ce que j'en entendais raconter, ces paroles me donnèrent à réfléchir. Si vraiment un saint comme lui les avait prononcées, je devais chasser certaines pensées ennuyeuses qui me venaient sur ma vocation.

Déjà donc éprouvé par la vie, je retournai un jour à Longessaigne, où je fus heureux de retrouver cette vieille demoiselle, qui était devenue aveugle, mais qui n'avait rien perdu de ses facultés intellectuelles.

« Voyons, ma tante, lui demandai-je, est-ce bien exact, ce que le vénérable Curé d'Ars vous a dit de moi?

— Oui, oui, oui, me répondit-elle en appuyant fortement sur chaque mot et avec une sorte de solennité, oui, c'est bien véritable; oui, le saint ma dit ça de ta vocation ! »

À partir de ce jour-là, j'ai ressenti un bonheur nouveau d'avoir été appelé par Dieu à l'instruction chrétienne de l'enfance, et jamais plus je n'en ai douté (1). »

 

(1) D'une lettre adressée à, Mgr Convert, le 17 décembre 1913, de la maison de retraite de Caluire, près Lyon, par le vénéré Frère Opile-Henri, alors âgé de soixante-douze ans.