IX

« Voulez-vous bien retourner immédiatement... »

 

Le Révérend Père Polycarpe, des Frères Mineurs Capucins, qui mourut à Saint-Étienne en mars 1882, après vingt-six ans d'une très édifiante vie religieuse, semblait avoir hérité du Curé d'Ars, qu'il avait connu un peu et qu'il aimait beaucoup, deux qualités éminemment apostoliques : une assiduité héroïque au confessionnal, un don prodigieux pour ramener à Dieu les pécheurs endurcis.

 

« Le Père Polycarpe, au dire des Annales Franciscaines (1), avait une particulière dévotion au saint Curé d'Ars et une certaine analogie de vocation avec ce vénérable serviteur de Dieu.

Est-ce à Ars, aux pieds de ce grand confesseur qu'il conçut la pensée de marcher sur ses traces et de se vouer à ce ministère obscur des âmes ?... C'est le secret de Dieu, mais ses confrères lui rendent témoignage que nul ne s'y est livré avec plus de dévouement et d'efficacité que lui. On le voyait aux veilles des grandes fêtes, au temps pascal surtout, rayonner de joie, s'il y avait affluence près des confessionnaux, se donner mille peines pour ébranler les hésitants, pour attirer les retardataires qu'il rencontrait sur son chemin ; et quand il arrivait à compter un nombre de pénitents réconciliés qui répondait à ses désirs, c'était avec une véritable expression de bonheur qu'il aimait à le répéter autour de lui.

Comme notre séraphique Père, il visitait les pauvres, les déshérités, les malades. S'il apprenait qu'il y eût à Saint-Étienne quelque pécheur rebelle aux appels du prêtre, il se rendait auprès de lui en hâte, sans crainte, ne se rebutant de rien... Jamais il ne se retirait sans avoir réconcilié ces cœurs révoltés. Le nombre de ses conquêtes est considérable. En un mot, il était l'homme des causes désespérées, et l'on pourrait ajouter, l'instrument habituel des grâces dernières que Dieu accorde aux obstinés qui vont paraitre devant Lui. »

 

Ah ! c'est que, un certain jour de 1856, saint Jean-Marie Vianney, inspiré d'en-haut, avait vu clair dans cette belle âme, destinée à un si fécond apostolat auprès des « pauvres pécheurs ».

 

Né à Lyon, en 1831, celui qui serait un jour le Père Polycarpe, avait fait de fortes études à l'école Saint-Bonaventure, puis au séminaire d'Alix. Sa philosophie achevée, il avait désiré se faire capucin. On l'avait reçu au noviciat du couvent de Versailles.

Âme enthousiaste, notre jeune Lyonnais s'adonna généreusement aux saintes rigueurs de la règle franciscaine. Au bout de six mois, la tentation du découragement, fréquente chez les commençants, s'abattit sur lui en tempête. Emporté par elle comme la feuille morte, il se retrouva triste, abattu, mécontent de lui-même, à la maison paternelle.

Et là, il se prit de nouveau à réfléchir. Avait-il bien fait de quitter ainsi le noviciat ? Est-ce que le père Maître ne l'avait pas désapprouvé, lui disant qu'aux heures troubles il faut s'en rapporter aux lumières d'autrui. « Si c'était bien ma vocation de persévérer là-bas ? » gémissait-il.

Fut-ce remords, conseil d'ami, inspiration du ciel – les trois à la fois, peut-être – toujours est-il que, pour recouvrer la paix, l'ancien novice prit la résolution d'aller consulter le curé d'Ars.

Il était dans sa vingt-cinquième année. Ses parents le suppliaient de se décider à quelque chose. Eh bien, il obéirait aveuglément au serviteur de Dieu.

Il arrive dans l'église d'Ars. Il se joint aux hommes qui sont rangés du côté de la sacristie où M. Vianney confesse en ce moment.

 

C'est son tour. Il passe devant le gardien qui, debout entre les prie-Dieu, toujours existants, fait entrer et sortir les pénitents. La porte étant demeurée ouverte, il s'avance pour saluer le saint, qui attend là, debout.

Stupéfaction ! Le Curé d'Ars le regarde d'un œil sévère, et du geste il indique au survenant, non pas le confessionnal, mais... la porte !

« Voulez-vous bien retourner immédiatement au noviciat ! commande-il.

— Mais, mon Père, est-ce bien ma vocation ?

— Voulez-vous bien retourner immédiatement au noviciat ! réitère M. Vianney.

— Mais... »

Il n'y a point de « mais » qui tienne ! Le Curé d'Ars, péremptoire, redit pour la troisième fois :

« Voulez-vous bien retourner immédiatement au noviciat ! »

Comme bien on pense, les objections se pressaient déjà dans l'esprit du novice fugitif.

« Allez, mon ami, continua M. Vianney, sur un ton adouci, allez : on vous recevra de nouveau là-bas. C'est là que le bon Dieu vous veut !... Oh ! que je voudrais y aller moi-même ! »

 

Le pèlerin n'en demandait pas davantage. Très ému mais apaisé et confiant, il vint s'agenouiller tout près de cette belle statue dorée de saint François d'Assise que le saint Curé plaça dans la nef de son église, face à la chaire. Abîmé dans la prière, il promit à Dieu de regagner aussitôt que possible le noviciat de Versailles.

Il tint fidèlement parole. Frère Polycalpe se signala par son amour de l'observance, puis, devenu prêtre, par le dévouement aux âmes que l'on sait.

Le Curé d'Ars ne l'avait point trompé (2).

 

(1) N° de mai 1882

(2) Notre récit coordonne les témoignages des Annales Franciscaines et ceux du R. P. Colomban de Giromagny. Celui-ci, étant gardien du couvent de Saint-Étienne, entendit plusieurs fois conter le fait par le T. R. P. Anatole de Montagnac, qui le tenait lui-même du R. P. Polycarpe.