X

Ce que savait Benoît Chignier

 

En 1853, Benoît Chignier, de Chauffailles en Saône-et-Loire, fit avec des camarades le pèlerinage d'Ars. Il atteignait l'âge de la conscription. Grand et vigoureux, il rêvait d'entrer dans la Garde impériale. Le saint Curé, espérait-il, changerait son espérance en certitude. Puis il l'interrogerait, si possible, sur un avenir plus éloigné ; car Benoît comptait bien fonder une famille.

Enfin, son tour arrive. Le voilà aux pieds du serviteur de Dieu. Il se confesse avec une sincérité profonde.

« Mon Père, interroge-t-il enfin, puis-je être tranquille pour le passé ?

— Oui, mon fils, répond le saint, soyez en paix. Et restez toujours bon chrétien.

— Mon Père, insiste Benoît, je vais tirer au sort. Serai-je soldat ? »

Cette fois, M. Vianney fait attendre sa réponse. Il semble se recueillir devant une longue suite d'événements. Il donne enfin sa décision :

« Non ! »

Puis Benoît Chignier lui demanda des lumières sur les années qui suivraient. Cette fois la réponse fut immédiate. Heureux d'un côté de se savoir en état de grâce, mais de l'autre, ennuyé de se voir exclu de la Garde impériale, il revint à Chauffailles.

 

Benoît tira au sort le numéro 142. Au conseil de revision, Il fut déclaré apte au service, et comme, en 1853, le contingent du canton se trouva fixé à 142 hommes, il fut le dernier à être pris.

Le jeune Chignier, content et fier de devenir soldat, s'attrista bientôt à la pensée qu'un saint s'était trompé à son sujet. Mais alors ?... Si le Curé d'Ars avait annoncé faussement au conscrit qu'il ne serait pas soldat, que valait l'assurance donnée au pénitent qu'il était en état de grâce ?

Benoît en eut bientôt le cœur net. En effet, quelques semaines après le conseil de révision, il apprenait que parmi les 141 premiers numéros, deux conscrits n'avaient pas subi, en temps voulu, l'examen de la commission militaire. Un fut pris sur les deux. Conséquence automatique de ce fait nouveau : le n° 142 n'était pas soldat.

M. Vianney ne s'était pas trompé.

 

Benoît avait mis sa famille au courant de cette première prédiction. Il resta muet sur la seconde.

Toutefois, une parole lui échappa en 1885, c'est-à-dire trente-deux ans plus tard, qui fit penser à son entourage que le Curé d'Ars lui avait prédit autre chose.

De sa femme, Françoise Augay, il avait eu neuf enfants, dont six étaient morts en bas âge. Il lui restait un fils, François-Marie, parti chez les Pères-Blancs en 1881, et deux filles, Eugénie, âgée de vingt ans, Élise, âgée de quinze ans. Le mariage de la plus grande était proche. « Je veux des noces très belles, affirma Benoît Chignier.

— Pourquoi si belles que cela ? demanda sa femme.

— Parce que nous n'en célébrerons pas d'autres dans la famille »

— Et Élise ? se récria la mère. Tu ne ferais pas des noces pareilles à notre petite dernière ?

— Élise ne doit pas se marier, répliqua le père.

— Que dis-tu là ?

— Élise doit être religieuse. »

Or, jusqu'à cette année 1885, jamais la pensée de prendre le voile n'était encore entrée dans la tête de cette jeunesse.

Ce n'est que vingt-sept ans après, en 1912, qu'elle apprendrait de sa mère, au parloir de la Visitation, la prédiction si catégorique de son père, dont rien alors ne faisait pressentir l'accomplissement... sinon une parole du Curé d'Ars.

La Visitandine se hâta d'en informer son frère le missionnaire. Tous deux comprirent le silence de leur père sur la seconde prophétie du saint. Cet excellent chrétien, depuis longtemps retourné à Dieu, avait voulu épargner à la mère la longue perspective du douloureux sacrifice : la séparation sans retour d'une benjamine bien-aimée (1).

 

(1) Ces savoureux et touchants détails proviennent du R. P. François-Marie Chignier, Père Blanc à la Maison Sainte-Anne de Jérusalem, dont il est question au cours du récit.