Manuscrit Autobiographique
de
Sainte Thérèse d'Avila
carmélite réformatrice, docteur de l'église
(1512-1582)

I

Introduction

IHS

J'ai reçu l'ordre d'écrire ma manière d'oraison et les grâces dont le Seigneur m'a favorisée; on me laisse en même temps pleine liberté d'entrer dans les plus grands détails. J'aurais cependant voulu être également libre de révéler, dans tout leur jour, mes grands péchés et les infidélités de ma vie. Mon âme en eût éprouvé une joie bien vive!

Mais loin de céder à mon désir, on m'a commandé sur ces aveux une extrême réserve. Ainsi je conjure, pour l'amour de Notre-Seigneur, celui qui me lira, de se souvenir toujours de ma triste vie. Non, parmi tous les saints qui se sont Convertis, je n'ai pas la consolation d'en trouver un dont la misère égale la mienne. Pour eux, après avoir été appelés par le Seigneur, ils ne l'offensaient plus. Moi, non seulement je devenais plus mauvaise, mais je m'étudiais, semble-t-il, à résister à ses grâces, redoutant la fidélité plus grande qu'elles m'imposaient, et me sentant d'ailleurs dans l'impuissance de reconnaître le moindre de ses bienfaits. Qu'il soit béni à jamais de m'avoir si longtemps attendue! J'implore du fond de mon cœur le secours de sa lumière, pour que la clarté et la vérité règnent dans cette relation. En l'écrivant, j'obéis à mes confesseurs; je me rends aussi, je le sais, à la volonté du divin Maître, qui depuis longtemps exigeait de moi cet écrit; mais je n'avais osé l'entreprendre. Puisse-t-il tourner à sa gloire et faire bénir son nom! Puisse-t-il donner une nouvelle lumière à ceux qui me dirigent! Me connaissant mieux désormais, ils prêteront un plus ferme appui à ma faiblesse, et je commencerai enfin à payer de quelque retour les faveurs dont le Seigneur m'a comblée. Que toutes les créatures chantent éternellement ses louanges! Amen

Chapitre 1

Enfance

Le bonheur d'avoir des parents vertueux et craignant Dieu [1], ainsi que les grâces dont le Seigneur me favorisait, auraient dû suffire, si je n'avais été si infidèle, pour me fixer dans le bien. Mon père se plaisait à la lecture des bons livres, et il voulait en avoir en castillan, afin que ses enfants pussent les lire. Cette industrie, le soin avec lequel ma mère nous faisait prier Dieu et nous inspirait de la dévotion envers Notre-Dame ainsi qu'envers quelques saints, éveillèrent ma Piété, à l’âge, ce me semble, de six à sept ans. J'étais soutenue par l'exemple de mes parents, qui n'accordaient leur faveur qu'à la vertu et en étaient eux-mêmes largement doués. Mon père avait une admirable charité envers les pauvres et la compassion la plus vive pour les malades. Sa bonté à l'égard des serviteurs allait si loin, que jamais il ne put se résoudre à prendre des esclaves; son âme était trop attristée à la vue de leur sort. Aussi, ayant eu quelque temps dans sa maison une esclave d'un de ses frères, il la traitait à l'égal de ses enfants, et il était si touché de ne pas la voir libre, qu'il en éprouvait, disait-il, une intolérable douleur. Dans ses paroles se fit toujours remarquer un respect souverain pour la vérité. Nul ne l'entendit jamais ni jurer, ni médire; la plus sévère pureté de mœurs brillait dans toute sa vie.

Dieu avait également orné Ma mère de nombreuses vertus. Elle passa ses jours dans de grandes infirmités. Sa modestie était parfaite: douée d'une beauté rare, jamais elle ne parut en faire la moindre estime; comptant à peine trente-trois ans quand elle mourut, elle avait adopté déjà la mise des personnes âgées. Elle charmait par la douceur de son caractère, comme par les grandes qualités de son esprit. Sa vie tout entière s'était écoulée au sein d'extrêmes souffrances, et sa mort fut des plus chrétiennes.

Nous étions trois sœurs et neuf frères. Grâce à la bonté divine, tous, par la vertu, ont ressemblé à leurs parents, excepté moi. J'étais cependant la plus chérie de, mon père; et, tant que je n'avais pas encore offensé Dieu, sa prédilection pour moi n'était pas, ce me semble, sans quelque fondement. Aussi, lorsque je me rappelle les bonnes inclinations que le Seigneur m'avait données, et le triste usage que j'en ai fait, mon âme se brise de douleur. J'étais d'autant plus coupable que, pour être toute à Dieu, je ne trouvais aucun obstacle dans la société de mes frères.

Je les chérissais tous de l'affection la plus tendre, et ils me payaient de retour. Toutefois il y en avait un, à peu près de mon âge, que. j'aimais plus que les autres [2]. Nous nous réunissions pour lire ensemble les vies des saints. En voyant les supplices que les saintes enduraient pour Dieu je trouvais qu'elles achetaient à bon compte le bonheur d’aller jouir de lui, et j'aspirais, à une mort si belle de toute l'ardeur de mes désirs. Ce n'était pas l'amour de Dieu qui m'entraînait ainsi; du moins je n’y faisais pas réflexion; je voulais seulement me voir au plus tôt au ciel, en possession de cette ineffable félicité dont les livres nous offraient la peinture.

Nous délibérions ensemble sur les moyens d'atteindre notre but. Le parti qui nous souriait davantage était de nous en aller, demandant notre pain pour l'amour de Dieu, au pays des Maures, dans l'espoir qu'ils feraient tomber nos têtes sous le glaive [3]. Dans un âge aussi tendre, le Seigneur nous donnait, ce me semble, assez de courage pour exécuter un tel dessein, si nous en avions trouvé les moyens; mais nous avions un père et une mère, et c'était là le plus grand obstacle à nos yeux. Nous étions frappés d'un étonnement profond, en lisant dans ces livres que les châtiments, comme les récompenses, devaient durer à jamais. Que de fois cette pensée fut l'objet de nos entretiens! Nous aimions à redire sans nous lasser: Quoi! pour toujours! toujours! toujours! » Et lorsque j'avais ainsi passé un certain temps à répéter ces paroles, Dieu daignait permettre qu'à un âge si tendre, le chemin de la vérité s'imprimât dans mon âme.

Voyant qu'il nous était impossible d'aller dans un pays où l'on nous ôtât la vie pour Jésus-Christ, nous résolûmes de mener la vie des ermites du désert. Dans un jardin attenant à la maison, nous nous mîmes à bâtir de notre mieux des ermitages, en posant l'une sur l'autre de petites pierres qui tombaient presque aussitôt. Ainsi, toute tentative de réaliser nos désirs demeurait impuissante. Maintenant encore, je me sens attendrie en voyant combien Dieu se hâtait de me donner ce que je perdis par ma faute.

Je faisais l'aumône autant que je le pouvais, mais mon pouvoir était petit. Je savais trouver des heures de solitude pour mes exercices de piété, qui étaient nombreux: je me plaisais surtout à réciter le rosaire; c'était une dévotion que ma mère avait extrêmement à cœur, et elle avait su nous l'inspirer. En jouant avec des compagnes du même âge que moi, mon grand plaisir était de construire de petits monastères et d'imiter les religieuses. J'avais, ce me semble, quelque désir de l'être, mais ce désir était moins vif que celui de vivre dans le désert et de donner ma vie pour Dieu.

Quand ma mère mourut, j'avais, je m'en souviens, près de douze ans [4]. J'entrevis la grandeur de la perte que je venais de faire. Dans ma douleur, je m'en allai à un sanctuaire de Notre-Dame, et me jetant au pied de son image, je la conjurai avec beaucoup de larmes de me servir désormais de mère. Ce cri d'un cœur simple fut entendu. Depuis ce moment, jamais je ne me suis recommandée à cette Vierge souveraine, que je n'aie éprouvé d'une manière visible son secours; enfin, c'est elle qui m'a rappelée de mes égarements. Une amère tristesse s'empare en ce moment de mon âme, quand ma pensée se reporte aux causes qui me rendirent infidèle aux bons désirs de mes jeunes années. O mon Seigneur, puisque vous semblez avoir résolu de me sauver (plaise à votre Majesté qu'il en soit ainsi!), puisque les grâces que vous m'avez accordées sont si grandes, n'auriez-vous pas trouvé juste, non dans mon intérêt, mais dans le vôtre, de ne pas voir profanée par tant de souillures une demeure où vous deviez habiter d'une manière si continue? Je ne puis même prononcer ces paroles sans douleur, parce que je sais que toute la faute retombe sur moi. Quant à vous, Seigneur, vous n'avez rien omis, je le reconnais, pour m'enchaîner tout entière dès cet âge à votre service. Pourrais-je me plaindre de mes parents? Non. Ils ne m'offraient que l'exemple de toutes les vertus, et ils veillaient avec une tendre sollicitude au bien de mon âme.

Enfin, après cet âge, vint le moment où mes yeux s'ouvrirent sur les grâces de la nature; et Dieu, disait-on, en avait été prodigue envers moi. J'aurais dû l'en bénir; hélas! je m'en servis pour l'offenser, comme on va le voir par mon récit.

Chapitre 2

Adolescence

Si je ne me trompe, voici les premières causes le mon infidélité. Plus d'une fois elles ont provoqué en moi cette réflexion: combien coupables sont les parents qui ne cherchent pas à offrir sans cesse à leurs enfants l'exemple et les leçons de la vertu. J'avais, comme je l'ai dit, une mère d'un rare mérite; néanmoins, parvenue à l'âge de raison, je ne prenais presque rien de ce qu'il y avait de bon en elle; et ce qui ne l'était pas me fut très nuisible. Elle aimait à lire les livres de chevalerie Pour elle, ce n'était qu'un délassement après l'accomplissement de tous ses devoirs; il n'en était pas ainsi pour mes frères et pour moi, car nous précipitions notre travail pour nous adonner à ces lectures. Peut-être même, n'y cherchant pour sa part qu'une diversion à ses grandes peines, ma mère avait-elle en vue d'occuper ainsi ses enfants, afin de les soustraire à d'autres dangers qui auraient pu les perdre. Cependant mon père le voyait avec déplaisir, et il fallait avec soin nous dérober à ses regards. Je contractai peu à peu l'habitude de ces lectures. Cette petite faute, que je vis commettre à ma mère, refroidit insensiblement mes bons désirs, et commença à me faire manquer à mes devoirs. Je ne trouvais point de mal à passer plusieurs heures du jour et de la nuit dans une occupation si vaine, même en me cachant de mon père. Je m'y livrais avec entraînement, et pour être contente, il me fallait un livre nouveau [5].

Je commençai à prendre goût à la parure et à  désirer plaire en paraissant bien. Je m'occupais de la blancheur de mes mains et du soin de mes cheveux; je n'épargnais ni parfums, ni aucune de ces industries de la vanité pour lesquelles j'étais fort ingénieuse. Je n'avais nulle mauvaise intention, et je n'aurais voulu, pour rien au monde, faire naître en qui que ce fût la moindre pensée d'offenser Dieu. Pendant plusieurs années, je gardai ce goût d'une propreté excessive et d'autres encore, où je ne découvrais pas l'ombre de péché; maintenant je vois quel mal ce devait être.

J'avais des cousins germains qui seuls étaient admis dans la maison par mon père; prudent comme il l'était, il n'en eût jamais permis l'entrée à d'autres; et plût au ciel qu'il eût usé à leur égard d'une semblable réserve! Je le découvre maintenant: à un âge où des vertus encore tendres demandent tant de soin, quel danger n'offre pas le commerce de personnes qui, loin de connaître la vanité du monde, éveillent le désir de s'y mêler! Il y avait presque égalité d'âge entre nous; mes cousins cependant étaient plus âgés que moi. Nous étions toujours ensemble, ils m'étaient on ne peut plus attachés. Je laissais aller la conversation au gré de leurs désirs, et je l'alimentais moi-même volontiers; j'écoutais tais ce qu'ils me disaient de leurs inclinations naissantes et de mille bagatelles qui étaient loin d'être bonnes. Ce qu'il y eut de pire, c'est que mon âme commença dès lors à s'accoutumer à ce qui fut dans la suite la cause de tout son mal.

Si j'avais un conseil à donner à un père et à une mère, je leur dirais de considérer de près avec quelles personnes leurs enfants se lient à cet âge; car, ayant naturellement plus de pente au mal qu'au bien, ils peuvent rencontrer dans ces liaisons de grands dangers pour la vertu. J'en ai fait l'expérience: j'avais une sœur beaucoup plus âgée que moi, en qui je voyais une vertu irréprochable et une bonté parfaite; et cependant je ne prenais rien d'elle, tandis que je fis bientôt passer dans mon âme les mauvaises qualités d'une parente qui nous visitait souvent. Ma mère, voyant sa légèreté et devinant, ce semble, le mal qu'elle devait me faire, n'avait rien négligé pour lui fermer l'entrée de la maison; mais tous ses soins furent inutiles, tant elle avait de prétextes pour venir. Je commençai donc à me plaire dans sa société; je ne me lassais pas de m'entretenir avec elle: car elle m'aidait à me procurer les divertissements de mon goût, elle m'y entraînait même, et me faisait part de ce qui la regardait, de ses conversations et de ses vanités.

J'avais, je crois, un peu plus de quatorze ans lorsque s'établit entre nous ce lien d'amitié et cette confidence intime; et, dans toute cette première époque de ma vie, je ne trouve aucun péché mortel qui m'ait séparée de Dieu. Ce qui me sauva, ce fut sa crainte que je ne perdis jamais, et une crainte plus grande encore de manquer aux lois de l'honneur [6]. Ma résolution de le conserver intact était inébranlable; rien au monde, ce me semble, n'aurait pu la changer; aucune amitié de la terre n'aurait été capable de me faire fléchir. Pourquoi faut-il que je ne me sois point servie, pour être toujours fidèle à Dieu, de ce grand courage que je trouvais en moi pour ne blesser en rien l'honneur du monde? J'ambitionnais avec passion de le conserver sans tache, et je ne voyais pas que je le perdais de mille manières, parce que je négligeais les moyens nécessaires pour le garder; j'évitais seulement avec un soin extrême de me perdre tout à fait.

Mon père et nia sœur voyaient avec déplaisir mon amitié pour cette parente, et m'en faisaient souvent des reproches; mais la difficulté de lui interdire l'entrée de la maison et mon ingénieuse malice rendaient inutiles leurs sages avis. Je m'effraie parfois de voir le mal que peut faire, au temps de la jeunesse surtout, une mauvaise compagnie. Si je ne l'avais éprouvé, je ne pourrais pas le croire. Je voudrais qu'instruits par mon exemple, les pères et les mères fussent d'une extrême circonspection sur ce point. C'est la vérité que la conversation de cette jeune parente produisit en moi le plus triste changement, Il y avait dans mon âme un penchant naturel à la vertu, et déjà l'on n'en découvrait presque plus de vestiges: cette amie et une autre compagne non moins légère avaient, en quelque sorte, imprimé dans mon cœur la frivolité de leurs sentiments. Par là je comprends l'utilité immense de la compagnie des gens de bien; je suis convaincue que, si, à cet âge, je m'étais liée avec des personnes vertueuses, j'aurais persévéré dans la vertu. Oui, si l'on m'avait alors enseigné à craindre le Seigneur, mon âme aurait puisé dans de telles leçons assez de force pour ne pas tomber. Je vis, hélas! s'effacer cette crainte filiale et il ne me restait que celle de manquer à l'honneur. Le désir de ne blesser en rien faisait de ma vie un perpétuel tourment; néanmoins, en bien des choses, quand j'espérais qu'elles resteraient inconnues, je ne craignais pas d'aller grandement contre ses lois et contre ma conscience.

Telles furent, ce me semble, les causes de mes premières infidélités. La faute n'en est peut-être pas aux personnes dont j'ai fait mention, mais à moi seule; il suffisait de ma malice pour m'éloigner ainsi du droit sentier. Je ne trouvais d'ailleurs dans les servantes de la maison que trop de concours pour le mal. Si l'une d'entre elles m'eût donné de bons conseils, peut-être je les aurais suivis; mais l'intérêt les aveuglait, comme j'étais aveuglée moi-même par les sentiments de mon cœur.

Je dois cependant ce témoignage à la vérité: c'est que je n'ai jamais senti en moi le moindre attrait pour ce qui aurait pu flétrir l'innocence, parce j'avais naturellement horreur des choses déshonnêtes. Ce que je recherchais uniquement, c'était le passe-temps d'une honnête conversation. Mais enfin, une telle occasion pouvait me devenir dangereuse, et l'honneur de mon père et de mes frères aurait pu en souffrir. Dieu seul m'a délivrée de tant de périls, paraissant en quelque sorte lutter contre ma volonté pour m'empêcher de me perdre.

Tout cela néanmoins ne put être tellement enveloppé dans le secret, qu'il ne s'élevât quelque nuage sur ma réputation, et que mon père n'en conçût quelque crainte. Aussi, trois mois s'étaient à peine écoulés depuis que je me laissais aller à ces vanités, lorsqu'on me fit entrer dans un couvent de la ville, où l'on élevait des jeunes filles de ma condition, mais qui n'étaient pas mauvaises comme moi [7]. L'affaire fut conduite avec le plus grand secret. J'étais seule avec un de mes parents dans la confidence; et afin que le publie n'y trouvât point à redire, on choisit le moment du mariage de ma sœur [8]. Le prétexte était excellent: n'ayant plus de mère, je ne devais pas rester seule dans la maison. L'excessive tendresse de mon père pour moi et mon soin de ne rien laisser paraître, devaient sans doute me rendre moins coupable à ses yeux; ainsi il me conserva ses bonnes grâces.

Au fond, ce temps avait été de courte durée, et si quelque chose avait transpiré au dehors, on ne pouvait néanmoins rien articuler de certain. J'avais mis tous mes soins à m'entourer de secret et de mystère, tant je tremblais d'imprimer la moindre tache à ma réputation. Insensée! je ne considérais pas que je ne pouvais rien cacher à Celui qui voit tout. O Dieu de mon cœur! quel funeste ravage ne fait point dans le monde l'oubli de cette vérité, et la folle pensée que des offenses commises contre vous peuvent rester secrètes! J'en suis convaincue, nous éviterions de grands maux, si nous comprenions que l'intérêt suprême pour nous n'est pas de nous dérober à l’œil des hommes, mais de ne rien faire qui blesse la sainteté de vos regards.

Les huit premiers jours j'éprouvai un cruel ennui moins par le déplaisir de me voir dans cette retraite que par la crainte qu'on ne connût ma conduite. Au reste, j'étais déjà bien lasse de la vie que j'avais menée. Je ne pouvais commettre aucune offense contre le Seigneur sans en être saisie d'une crainte très vive, et j'avais soin de m'en confesser au plus tôt. A mon arrivée au couvent, mon âme était pleine d'angoisses; mais huit jours s'étaient à peine écoulés, et déjà je me trouvais beaucoup plus heureuse dans cet asile que dans la maison de mon père. De leur côté, toutes les habitantes du monastère étaient contentes de ma présence au milieu d'elles, et me témoignaient beaucoup d'affection. C'est une faveur que Dieu m'a faite: partout où j'ai été, on m'a toujours vue avec plaisir. J'avais alors un éloignement mortel pour la vie du cloître: cependant je voyais avec bonheur de si parfaites religieuses, car celles de cette maison étaient admirables de vertu, de régularité et de recueillement. Le démon n'eut garde de m'oublier au sein de cette paix; il essaya de la troubler par certains messages venus du dehors; mais la vigilance dont j'étais entourée y mit bientôt un terme. Je sentis alors renaître en mon âme ces saintes habitudes de mon premier âge, et je compris quelle immense faveur Dieu accorde à ceux qu'il met dans la compagnie des gens de bien. On eût dit que sa Majesté cherchait avec sollicitude et persévérance un moyen de me rappeler à elle. O Seigneur, soyez béni de m'avoir supportée si longtemps! Amen.

Une circonstance pouvait, ce me semble, m'excuser, si je n'avais eu tant d'autres fautes à me reprocher: dans ma pensée, ces relations pouvaient se terminer par une alliance honorable pour moi; de plus, j'avais, sur divers points de ma conduite, consulté mon confesseur, pris même d'autres sages avis, et l'on me disait que je n'allais point contre la loi de Dieu.

Dans le monastère où j'étais, il y avait une religieuse, chargée du dortoir des pensionnaires. C'est par elle, me semble-t-il, que le Seigneur voulut commencer à m'éclairer; on le verra par ce que je vais dire.

Chapitre 3

Choix de vie

Je commençai à goûter l'excellent et sainte conversation de cette religieuse [9]. J'éprouvais du plaisir à l'entendre si bien parler de Dieu, car chez elle la sainteté s'alliait à beaucoup de jugement. Toute ma vie, au reste, j'ai trouvé un véritable bonheur à entendre parler de Dieu. Elle me raconta comment elle avait résolu d'entrer en religion, à la simple lecture de ces mots de l'Evangile: « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Dans nos entretiens, elle me faisait la peinture des récompenses que le Seigneur réserve à ceux qui abandonnent tout pour son amour. Une société si sainte déracina bientôt des habitudes contractées dans une société profane; elle fit renaître en moi la pensée et le désir des choses éternelles, et diminua peu à peu ma vive répulsion pour la vie religieuse, car j'en avais une bien forte. Si Je voyais une des sœurs verser des pleurs en priant, ou pratiquer quelque acte de vertu, je ne pouvais me défendre de lui porter grande envie; car alors mon cœur était si dur que j'aurais pu lire toute la Passion sans répandre une seule larme, et une telle insensibilité me désolait.

Mon séjour dans ce monastère ne fut que d'un an et demi; mais il produisit en moi un très heureux changement. Je commençai à faire beaucoup de prières vocales. Je conjurais toutes les religieuses de me recommander à Dieu, afin qu'il me fît embrasser l'état où je devais le servir à son gré. J'y mettais néanmoins intérieurement des réserves; j'aurais voulu que son bon plaisir n'eût pas été de m'appeler à la vie religieuse, et d'autre part, la perspective de m'engager dans les liens du mariage ne laissait pas de m'inspirer des craintes. Toutefois, quand mon séjour dans cette retraite touchait à son terme, mes prédilections penchaient déjà du côté de l'état religieux. Je ne m'y serais pourtant pas engagée dans ce monastère. Certaines pratiques, qui vinrent à ma connaissance, me paraissaient excessives. Quelques-unes des plus jeunes religieuses me confirmaient dans mon sentiment; et j'avoue que l'uniformité d'avis parmi elles m'aurait fait une favorable impression. De plus, j'avais une intime amie dans un autre monastère [10]; c'en était assez, si je devais être religieuse, pour ne choisir que la maison où je vivrais avec elle. J'écoutais plus l'amitié et la nature, que les intérêts de mon âme. Ces saintes pensées d'embrasser l'état religieux se présentaient à certains intervalles, mais elles s'évanouissaient promptement, me laissant indécise.

Durant ce temps, où je ne négligeais pas de travailler à l'amendement de ma vie, le divin Maître se montrait plus jaloux encore de me préparer à l'état qui devait réunir pour moi le plus d'avantages. Il m'envoya une grande maladie qui me força de retourner à la maison de mon père. Dès que je fus rétablie, on me conduisit chez une de mes sœurs qui vivait à la campagne [11]. Sa tendresse à mon égard ne pouvait aller plus loin; et si elle n'eût consulté que son cœur, jamais je ne me serais séparée d'elle. Son mari avait aussi beaucoup d'amitié pour moi, au moins m'en prodiguait-il les témoignages par toutes sortes de prévenances. Voilà encore une de mes obligations au Seigneur: grâce à lui, j'ai toujours été chérie partout où je me suis trouvée; mais, imparfaite comme je le suis, j'étais loin de lui en témoigner un juste retour.

Sur notre chemin se trouvait l'habitation d'un frère de mon père [12]. C'était un homme très sage et orné de grandes vertus. Sa femme était morte, et Dieu dès lors le disposait à se donner entièrement à lui. Dans un âge déjà fort avancé, il abandonna tout ce qu'il possédait, et entra dans l'état religieux. Il y mourut d'une manière si édifiante, que j'ai tout sujet de le croire maintenant au ciel. Sur le désir qu'il en manifesta, je passai quelques jours chez lui. Sa conversation roulait ordinairement sur les choses de Dieu et sur la vanité du monde. Son principal exercice était de lire de bons livres écrits en castillan. Il m'invita à lui faire ces lectures: à vrai dire, je n'y sentais pas grand attrait; j'avais pourtant l'air d'en être fort contente; car pour faire plaisir, même aux dépens de mes goûts, j'ai porté la complaisance à l'excès; et ce qui chez d'antres aurait été vertu était un vrai défaut chez moi, parce que souvent j'allais bien au delà des bornes de la discrétion. O ciel! par quelles voies secrètes le Seigneur me disposait-il à l'état dans lequel il voulait agréer mes faibles services! Comme il savait contraindre ma volonté à se vaincre elle-même! Qu'il en soit béni à jamais! Amen.

Je ne passai que quelques jours chez mon oncle; mais ses entretiens, ses exemples, les paroles de Dieu que je lisais ou que j'entendais, laissèrent dans mon âme une ineffaçable empreinte. Les vérités qui m'avaient frappée dans mon enfance m'apparurent de nouveau; je voyais le néant de tout, la vanité du monde, la rapidité avec laquelle tout passe. L'effroi me saisissait à la pensée que si la mort fût venue, elle me trouvait sur le chemin de l'enfer. Malgré cela, ma volonté ne pouvait se déterminer à la vie religieuse. Je voyais pourtant que c'était l'état le plus parfait et le plus sûr; aussi peu à peu je me décidai à me faire violence pour l'embrasser.

Pendant trois mois je livrai bataille à ma volonté; voici les armes dont je me servais pour la vaincre. Je me disais: les peines et les souffrances de la vie religieuse ne sauraient dépasser ce qu'on endure en purgatoire, et moi je m’étais rendue digne de l'enfer; je ne me dévouais donc à rien de fort héroïque en acceptant le purgatoire de la vie religieuse; je m'en irais ensuite droit au ciel, où tendaient tous mes désirs. C'était plus, ce me semble, la crainte servile que l'amour, qui m'imprimait ce mouvement vers la vie religieuse.

Le démon me représentait qu'élevée si délicatement, jamais je ne pourrais soutenir les austérités du cloître. Je lui opposais la pensée des souffrances de Jésus-Christ: ce n'était certes rien de considérable que d'endurer quelque chose pour lui: d'ailleurs, il viendrait au recours de ma faiblesse. Je ne me souviens pas si cette dernière pensée était présente à mon esprit; mais un fait certain, c'est que les assauts de cette époque furent terribles. Je me vis de plus travaillée de fièvres qui me causaient de grandes défaillances; car j'ai toujours eu peu de santé.

Heureusement j'étais déjà amie des bons livres, et ils me donnèrent la vie. Je lisais les épîtres de saint Jérôme; je me sentis, par cette lecture, si inébranlablement affermie dans mon dessein d'être toute à Jésus-Christ, que je ne balançai plus à le déclarer à mon père. Un tel acte de ma part, c'était en quelque sorte prendre l'habit. J'étais si jalouse de l'honneur de ma parole, qu'après l'avoir une fois donnée, rien au monde n'eût été capable de me faire retourner en arrière.

Mon père m'aimait si tendrement, que toutes mes instances ne purent le faire céder à mes désirs. Je demandai à d'autres personnes de lui parler en ma faveur; leurs prières furent également inutiles. Tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut qu'après sa mort je ferais ce que je voudrais. Comme j'avais appris à me défier de moi, et que je redoutais de trouver dans ma faiblesse un écueil pour ma persévérance, je jugeai qu'un tel parti ne me convenait pas, et j'exécutai mon dessein par une autre voie, comme je vais le dire.

Chapitre 4

Débuts dans la vie religieuse et grave maladie

Tandis que je méditais mon dessein, j'eus le bonheur de persuader à l'un de mes frères [13], en lui montrant la vanité du monde, d'embrasser l'état religieux. Ainsi il fut convenu entre nous qu'un jour, de grand matin, il me conduirait au monastère où était cette amie pour laquelle j'avais une grande affection [14]. Cependant, je me sentais alors prête à entrer dans tout autre couvent, si j'avais eu l'espoir d'y mieux servir Dieu, ou si mon père m'en eût témoigné le désir; car déjà je cherchais, sérieusement le bien de mon âme, et quant au repos de la vie, je n'en tenais nul compte.

Oui, je dis vrai, et le souvenir m'en est encore présent, lorsque je sortis de la maison de mon père, ma douleur fut telle, que ma dernière heure, je le crois, ne peut m'en réserver une plus grande. Il me semblait que tous mes os se détachaient les uns des autres. L'amour de Dieu n'étant pas en moi assez fort pour surmonter celui de mon père et de mes parents, je me faisais une indicible violence, et si le Seigneur ne m'eût aidée, mes considérations auraient été impuissantes à me faire aller de l'avant. Mais à ce moment il me donna le courage de triompher de moi-même, et j'exécutai mon dessein [15].

Lorsque je reçus l'habit, le Seigneur me fit comprendre combien il favorise ceux qui s'imposent violence pour le servir. A dire vrai, cette violence n'avait été connue que de lui seul: au dehors, l'on ne voyait en moi qu'un inébranlable courage. A l'instant même, il versa dans mon âme une si grande satisfaction de mon état, que rien n'a pu l'altérer jusqu'à ce jour. A une cruelle sécheresse qui me désolait, il fit succéder le suave sentiment d'un tendre amour pour lui. Toutes les pratiques de la vie religieuse me devenaient une source de délices. Parfois, il m'arrivait de balayer aux mêmes heures que je donnais jadis à mes plaisirs et à nies parures; alors la seule pensée qu'enfin je n'étais plus esclave de ces vanités, répandait dans mon cœur une joie nouvelle; j'en étais étonnée, et je ne voyais point d'où elle pouvait me venir.

Lorsque je me rappelle ces choses, il n'est rien de si difficile que je ne me sente le Courage d'entreprendre. Que de fois j’en ai fait l'épreuve! Lorsque, dès le commencement d'une oeuvre sainte, j'ai vaincu les résistances d'une nature lâche, toujours j'ai en à m'en applaudir. Quand on agit purement pour Dieu, il permet, afin d'accroître nos mérites, que l'âme éprouve je ne sais quel effroi, jusqu'au moment où elle aborde l'action; mais plus cet effroi est grand, plus aussi, quand elle en triomphe, elle en est récompensée et rencontre de délices dans ce qui lui semblait si ardu. Dès cette vie même, il plaît au divin Maître de payer cette grandeur de courage par des jouissances intimes, connues seulement des âmes qui les goûtent. J'en ai fait l'expérience, je le répète, en des choses de grande importance. Aussi je ne conseillerais jamais, s'il m'était permis de donner un avis, d'écouter de vaines craintes et de négliger une bonne inspiration, quand, là différentes reprises, elle vient nous solliciter. Si la gloire de Dieu en est 1'unique terme, le succès est assuré; car ce grand Dieu est tout-puissant. Qu’il soit béni à jamais! Amen.

O mon souverain bien et mon repos! n'était-ce donc pas assez des grâces dont vous m'aviez comblée jusqu'alors? Vous m'aviez conduite par tant de détours à un état si sûr; vous veniez de m'ouvrir un asile où vous comptiez tant de fidèles servantes, dont l'exemple devait m'enflammer d'ardeur dans votre service. Je ne sais comment poursuivre mon récit, quand je me rappelle ma profession religieuse, mon grand courage, ma joie si pure en ce beau jour, et les noces spirituelles célébrée avec vous. Je ne puis en parler sans verser des larmes, mais ce devraient être des larmes de sang; mon cœur devrait se fendre de regret, et ce ne serait pas trop pour effacer tant d'offenses commises depuis ce jour. Il me semble maintenant que j'avais raison de ne pas vouloir aspirer à une si grande dignité, puisque je devais si mal en user. Pendant près de vingt ans, vous avez souffert une infidèle, et vous avez voulu être l'offensé pour que je sois la privilégiée. Ne dirait-on pas, ô mon Dieu! que je n'avais juré que de trahir tous mes serments? Sans joute, une telle intention n'était pas alors dans mon âme; mais, hélas! à voir les oeuvres qui suivirent, je .ne sais plus qu'en penser. Du moins, ô mon Époux! cette infidélité servira à faire mieux connaître qui vous êtes et qui je suis. Je puis le dire avec vérité, ce qui souvent adoucit le regret de tant d'offenses, c'est la pensée consolante qu'elles révèlent au grand jour la multitude de vos miséricordes. Et en qui, Seigneur, peuvent-elles resplendir d'une manière plus éclatante qu'en moi, qui, par mes fautes, ai tant obscurci ces grandes grâces dont vous aviez enrichi mon âme? Combien je suis à plaindre, ô mon Créateur! Je n'ai aucune excuse, et toute la faute en retombe sur moi. Si, par le plus faible retour, mon cœur eût répondu aux premières marques de votre amour, je le sens, je n'aurais pu aimer que vous, et c'eût été le remède à tous mes maux. Mais je ne l'ai point mérité, je n'ai pas eu cet avantage; il ne me reste, Seigneur, qu'à implorer votre miséricorde.

Malgré tant de bonheur, ma santé ne résista point au changement de vie et de nourriture. Mes défaillances augmentèrent, et il me prit un mal de cœur si violent, qu'il inspirait de l'effroi; ajoutez à cela toute une complication de maux. C'est ainsi que je passai cette première année. Elle s'écoula pure, sans presque aucune offense du Seigneur. Mon mal était à un tel degré de gravité, que j'étais presque toujours sur le point de m'évanouir; souvent même je perdais entièrement connaissance. Mon père, avec des soins incroyables, cherchait quelque remède; les médecine de l'endroit n'en trouvant point, il ne balança pas à me conduire dans un lieu fort renommé. Là, lui disait-on, ma maladie, comme tant d'autres, céderait à l'habileté du traitement. Le monastère où j'étais n'ayant pas de vœu de clôture rien ne s'opposait au voyage. J'eus le bonheur d'avoir pour compagne cette amie dont j'ai parlé, religieuse déjà ancienne. Mon séjour dans ce pays fut à peu près d'un an. Durant trois mois je me vis soumise, par la violence des remèdes, à une effroyable torture: je ne sais comment j'ai pu y résister; mais si l'âme s'éleva au-dessus de la souffrance, le corps succomba, comme je le dirai, à un traitement d'une telle rigueur.

Les remèdes ne devaient commencer qu'au printemps, et je m'étais mise en route au commencement de l'hiver. Le village où habitait cette sœur dont j'ai parlé [16] étant voisin de l'endroit où j'allais [17], je restai tout ce temps chez elle; j'attendais ainsi le mois d'avril, et j'évitais les allées et les venues. Je revis en passant cet oncle dont la maison se trouvait, comme je l'ai dit, sur notre chemin. Il me fit présent d'un livre qui avait pour titre: Le Troisième Abécédaire [18]; c'était un traité de l'oraison de recueillement. J'avais lu, durant cette première année, plusieurs bons livres; et j'étais bien résolue de ne plus en lire de frivoles, comprenant trop le mal qu'ils m'avaient fait. J'ignorais néanmoins encore comment je devais faire oraison et me recueillir. Ce traité me causa donc le plus grand plaisir; et je résolus de suivre le chemin qu'il me traçait, avec toute l'application dont je serais capable. Comme déjà le Seigneur m'avait accordé le don des larmes et que la lecture faisait mes délices, je commençai à me ménager des heures de solitude, et à purifier mon âme par une confession plus fréquente. C'est ainsi disposée que j'entrai dans cette voie spirituelle, ayant ce livre pour guide et pour maître. Pendant vingt ans, à dater de ce que je raconte, ce fut en vain que j'en cherchai un, je veux dire un confesseur qui m'entendît. Privée d'un tel appui, bien des fois je retournai en arrière, je fus même exposée à me perdre entièrement. Un maître spirituel qui m'aurait connue, m'aurait du moins aidée à sortir des occasions dangereuses où je me suis trouvée.

Dieu voulut couronner mes premiers efforts, et durant les neuf mois que je passai dans cette solitude, il se montra prodigue de faveurs. Je n'étais pourtant pas aussi exempte de fautes que l'exigeait mon livre, je n'y aspirais pas même, parce qu'à mes yeux une si parfaite vigilance était chose presque impossible. Je veillais seulement avec une grande attention à me préserver de tout péché mortel, et plût à Dieu que je l'eusse toujours fait avec autant de perfection! Mais pour les péchés véniels, je n'y regardais pas de si près, et ce fut là ce qui fit tant de mal à mon âme. A la fin de ces neuf mois, Notre-Seigneur, non content des délices qu'il m'avait fait savourer, daigna m'élever à l'oraison de quiétude, et quelquefois même jusqu'à celle d'union. L'une et l'autre m'étaient inconnues; j'ignorais leur nature et leur prix; il m'eût été cependant très utile d'en avoir une connaissance exacte. A la vérité, cette union ne durait que très peu, je ne sais même si c'était le temps d'un Ave Maria, mais les effets que j'en ressentais étaient étonnants. Je n'avais pas vingt ans encore, et je foulais, ce me semble, sous les pieds le monde vaincu. Je portais, il m'en souvient, une compassion profonde à ceux qui suivaient ses lois, même en des choses licites.

Voici quelle était ma manière d'oraison. Je tâchais, au que je le pouvais, de considérer Jésus-Christ notre bien et notre maître comme présent au fond de mon âme. Chaque mystère de sa vie que je méditais, je me le représentais ainsi dans ce sanctuaire intérieur. Toutefois, je passais la plus grande partie du temps à lire de bons livres; ils étaient le charme et le rafraîchissement de mon âme. Dieu ne m'a pas donné le talent de discourir avec l'entendement, ni celui de me servir avec fruit de l'imagination. Cette dernière faculté est chez moi tellement inerte, que lorsque je voulais me peindre et me représenter en moi-même l'humanité de Notre-Seigneur, jamais, malgré tous mes efforts, je ne pouvais en venir à bout.

A la vérité, l'âme qui ne peut discourir, si elle persévère, arrive bien plus vite à la contemplation, mais sa voie est très laborieuse et très pénible; car, dès que la volonté ne se trouve pas occupée, et que l'amour ne se porte pas sur un objet présent, cette âme demeure comme sans appui et sans exercice. La solitude et la sécheresse la font beaucoup souffrir, et les pensées lui livrent un terrible combat. A des âmes de cette trempe, il faut plus de pureté de conscience qu'à celles qui peuvent agir avec l'entendement. Celles-ci, s'appliquant à approfondir la vanité du monde, les bienfaits divins, les ineffables souffrances du Sauveur, le peu de services qu'elles lui rendent  la grandeur des dons qu'il réserve à ceux qui l'aiment puisent dans ces sujets divers des lumières et des armes pour se défendre contre les pensées, les occasions et les périls. Mais les personnes privées d’un tel secours se trouvent plus exposées; c'est pourquoi, ne pouvant puiser en elles-mêmes aucune de ces pensées fortes, elles doivent s'occuper beaucoup à la lecture. Leur voie étant semée de souffrances si cruelles, la lecture, quelque courte qu'elle soit, leur est très utile, nécessaire même, pour se recueillir et pour remplacer l'oraison mentale qu'elles ne peuvent faire. Que si le maître qui les dirige leur interdit l'usage du livre, et les force à persévérer dans l'oraison sans ce secours, il leur sera impossible de lui obéir longtemps, et elles ne feront que ruiner leur santé en s'obstinant à soutenir une lutte si pénible.

Je le reconnais maintenant, ce fut par une conduite particulière de Notre-Seigneur que, pendant dix-huit ans, je ne trouvai aucun maître spirituel. Car si, au milieu du long tourment et des sécheresses que me faisait endurer l'impuissance de discourir, j'en avais rencontré un qui eût voulu me conduire de cette manière, il m'aurait été impossible d'y résister.

Jamais, durant tout ce temps, excepté quand je venais de communier, je n'osai aborder l'oraison sans un livre. Sans lui, mon âme éprouvait le même effroi que si elle avait eu à lutter seule contre une multitude ennemie; l'ayant à côté de moi, j'étais tranquille. C'était une compagnie, c'était de plus un bouclier sur lequel je recevais les coups des pensées importunes qui venaient troubler mon oraison. D'ordinaire, je n'étais point dans la sécheresse, mais jamais je n'y échappais quand je me trouvais sans livre; soudain mon âme se troublait et mes pensées s'égaraient. Avec mon livre, je les rappelais doucement, et par cette attrayante amorce j'attirais, je gouvernais facilement mon âme Souvent je n'avais besoin pour cela que d'ouvrir le livre; quelquefois je ne lisais que quelques lignes; d'autres fois je lisais plusieurs pages: c'était suivant la grâce que Notre. Seigneur m'accordait.

Dans ces heureux commencements, il me semblait qu'avec des livres et de la solitude, aucun danger n'aurait pu me ravir un si grand bien. Je crois même qu'avec la grâce de Dieu il en eût été ainsi, si un guide spirituel, ou quelqu'un enfin, m'eût éloignée ou du moins promptement retirée des occasions dangereuses. Une tentative ouverte du démon pour m'entraîner à quelque péché grave m'eût alors trouvée invincible. Mais sa tactique fut si subtile et moi si faible, que toutes mes résolutions me servirent peu: cependant, aux jours de ferveur, elles me furent d'un secours immense pour supporter, avec cette inaltérable patience que le Seigneur me donna, les effrayantes maladies que j'eus à souffrir.

Que de fois, en reportant la vue sur cette époque de ma vie, j'ai considéré avec étonnement la bonté infinie de Dieu! Que de fois mon âme s'est délectée dans la contemplation de sa magnificence et de sa miséricorde! Qu'il soit béni de tant de bienfaits! J'ai vu clairement que jamais il n'a laissé de me récompenser, dès cette vie même, du moindre désir formé pour sa gloire. Quelque défectueuses et imparfaites que fussent mes oeuvres, mon divin Maître daignait les améliorer, les perfectionner, leur donner de la valeur. Quant à mes fautes et à mes péchés, il se hâtait de les couvrir d'un voile. Et maintenant il permet qu'un épais nuage les dérobe à la vue de ceux qui en furent témoins; il fait plus il les efface de leur mémoire; il transfigure mes fautes jusqu'à leur donner l'éclat de l'or; et il se plaît à faire resplendir une faible vertu, que lui seul a mise en moi, pour ainsi dire, malgré mes résistances.

Je veux revenir à ce que l'on m'a commandé d'écrire. Mais faut qu'on le sache: si je devais raconter en détail la conduite de Notre-Seigneur à mon égard dans ces commencements, une pareille tâche serait au-dessus de mes forces. Il faudrait un autre esprit que le mien pour peindre sous leurs vraies couleurs, d'un côté les innombrables bienfaits dont je me vis comblée, de l'autre une ingratitude et une malice qui purent les ensevelir dans l'oubli. Louange éternelle à ce Dieu de bonté dont tant d'infidélités n'ont pu vaincre la patience!

* * * * *

[1] Les parents de Thérèse  furent Alphonse Sanchez de Cepeda et Béatrix de Ahumada, illustres tous les deux par la noblesse de leur origine, et plus encore par l'élévation de leurs sentiments chrétiens. Alphonse de Cepeda s'était marié deux fois. il avait eu de Catherine del Peso y Henao, sa première femme, deux fils et une fille: Jean, Pierre et Marie. De Béatrix de Ahumada, la mère de Thérèse, il eut sept fils et deux filles: Ferdinand, Rodrigue, Thérèse, Laurent, Pierre, Jérôme, Antoine, Augustin et Jeanne. Béatrix de Ahumada était apparentée au quatrième degré à Catherine del Peso, d'où la nécessité, pour Alphonse de recourir au commissaire général de la Cruzada, afin d'obtenir les dispenses nécessaires. C'est ce qui résulte d'un acte authentique, délivré à Valladolid par l'évêque de Palencia, le 17 octobre 1509. Thérèse  naquit à Avila, en Espagne le 28 mars 1515, un Mercredi, vers cinq heures et demie du matin, nous le pontificat de Léon x et la régence de Ferdinand V, qui gouvernait en Castille pour Jeanne, sa fille, mère de Charles-Quint. Elle reçut le baptême dans l'église Saint-Jean, ayant pour parrain Vela Nunez et pour marraine Marie del Aguila. D'après une inscription, placée au bas d'une peinture murale de l'église Saint-Jean, Thérèse aurait été baptisée le 4 avril et non le 28 mars, comme l'affirment la plupart de ses historiens.

[2] Ce frère était Rodrigue de Cepeda, né quatre ans, jour pour jour, avant Thérèse.

[3] La sainte ne dit rien de la tentative qu'elle fit avec son frère, d'aller au loin remporter la palme du martyre. Les historiens nous racontent qu'âgée de sept ans, elle partit en compagnie de Rodrigue, franchit le pont de l'Adaja et prit la route de Salamanque. Les deux pèlerins étaient à peine à un quart de lieue d'Avila, lorsqu'un de leurs oncles, François Alvarez de Cepeda, les rencontra près du monument dit los Quatro Postes et les ramena à leur mère. Rodrigue, au rapport de Yepès, s'excusait ensuite en disant « que c'était la nia qui l'avait entraîné ». Le Monument des Quatro Postes « consiste en une croix massive, taillée d'un seul bloc de granit et placée à ciel ouvert entre quatre colonnes qui portent une architrave, sur laquelle on a figuré l'écusson d'Avila. Il est situé à un quart de lieue de la ville, sur le chemin de Salamanque, et date du XII ème siècle. Il fut élevé pour servir d'abri aux pèlerins, qui désiraient prendre quelque repos en se rendant à l'oratoire Saint-Léonard, distant d'une lieue. » D'après don Vicente de la Fuente, la croix de pierre Y aurait été placée en souvenir de la fuite de sainte Thérèse.

[4] Le testament de Béatrix de Ahumada, dont une copie se conserve à la Bibl. nationale de Madrid, a été publié par don Vicente de la Fuente (Escritos de santa Teresa, 1, Docum. n° 4). Il porte la date du 24 novembre 1528 Si aucune erreur ne s'est glissée dans les diverses transcriptions de ce document, sainte Thérèse aurait eu, à la mort de sa mère, plus de treize ans.

[5] Ce goût pour de pareils livres n'étonne pas, quand on sait la vogue prodigieuse des romans de chevalerie en Espagne, au seizième siècle. Même des esprits sérieux y trouvaient leurs délices. Charles-Quint, qui en défendait la lecture à ses sujets, dévorait en cachette l'un des plus extravagants, don Belianis de Grèce. Plus tard une pétition, présentée par les Cortès à Philippe II, demandait qu'on jetât au feu toutes ces sortes de livres. on promit de sévir et l'on ne fit rien. L'habitude avait pénétré trop profondément les mœurs espagnoles. Ce courant puissant explique comment une femme aussi pieuse que Béatrix de Ahumada lisait ces romans et les faisait lire à ses enfants. on comprend aussi que Thérèse aidée de son frère Rodrigue, ait eu l'idée, comme le raconte Ribera, de composer un roman de chevalerie, « avec les aventures et les fictions Propres à ce genre d'ouvrages ». (Vie de sainte Thérèse, liv. Ier, ch. V.

[6] On reconnaît ici la castillane, la fille de race, qui veut à tout prix conserver l'estime, la considération extérieure que les hommes accordent à la vertu. La langue espagnole appelle ce noble sentiment honra. Elle nomme honor la qualité intérieure, la disposition de l'âme à ne rien faire qui blesse la conscience. Quand la sainte nous dit qu'elle « craint de perdre l'honneur », qu'elle « va contre les lois de l'honneur »  elle emploie la mot honra.

[7] . Ce monastère était Notre-Dame de Grâce, de l'ordre de Saint-Augustin. Construit en 1508 ou en 1509, sur l'emplacement d'une ancienne mosquée, il renfermait quarante religieuses, du temps de sainte Thérèse. Saint Thomas de Villeneuve a prêché dans son église, et en a eu quelque temps la direction spirituelle. Ce monastère existe de nos jours; on voit encore le confessionnal où Thérèse ne confessa quand elle était pensionnaire; il est près de la grille qui sépare le chœur des religieuses de la net de l'église. On conserve, comme des reliques, divers objets qui ont été à l'usage de la serve

[8] Cette sœur était Marie de Cepeda. Elle épousait don Martin de Guzman y Barrientos.

[9] C'était Marie Briceño. Elle était née en 1498. Fille de don Gonzalve Briceño et de doña Brigitte Contreras, noms illustres dans la noblesse d'Avila, elle entra en religion en 1514 et mourut en 1592. On rapporte à son sujet un évènement un événement merveilleux, survenu peu avant l'entrée de Thérèse au pensionnat. Pendant que la communauté était réunie pour l'oraison, un point lumineux appartit en. forme d'étoile; après avoir fait le tour du chœur, il s'arrêta au-dessus de Marie Briceño et disparut dans sa poitrine. Lorsque Alphonse de Cepeda amena sa fille, la supérieure la confia à cette religieuse, et plus tard la merveille s'expliqua. (Reforma de los Descalzos, t 1, livre 1, ch. VII.) Le souvenir de ce fait ne perpétue par un tableau allégorique, placé dans l'église des augustines; au bas, on lit en espagnol:  «  Ce tableau représente sainte Thérèse, quand elle était pensionnaire dans ce couvent de grâce, et sa vénérable maîtresse doña Marie Briceño religieuse d'une vertu exemplaire. Au second plan, on voit deux anges dont l’un dit: «  Thérèse, dans la maison de saint Augustin, tu apprendras à connaître ta vocation. L’autre, qui porte la règle des Carmélites réformées, dit: « Thérèse, va et fonde des couvents. ».

[10] Cette fidèle amie de sainte Thérèse s'appelait Jeanne Suarez, religieuse d'une admirable régularité. Elle était dans le monastère de l'incarnation d'Avila, de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel.

[11] Marie de Cepeda, mentionnée an chapitre précédent; elle habitait avec son mari à Castellanos de la Canada.

[12] C'était Sanchez de Cepeda; il vivait dans la petite ville d'Hortigosa, à quatre lieues d'Avila.

[13] Antoine de Ahumada.

[14] Ce monastère était celui de l'incarnation d'Avila, de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel.

[15] Les historiens de sainte Thérèse ne sont Pas d'accord sur le jour de son entrée en religion. Les uns, comme Ribera, le fixent au 2 novembre 1535; les autres, avec Yepès, préfèrent le 2 novembre 1533; quelques uns le reculent jusqu'à l'année 1536. Deux passages des écrits de la sainte semblent aussi indiquer deux dates différentes. Parlant, au eh. IV de sa Vie, de l'époque où elle se rendait à Becedas pour se faire traiter, c'est-à-dire après sa profession religieuse, elle dit: « Je n'avais pas encore vingt ans. Si ce chiffre est exact, Thérèse serait entrée en religion au milieu de sa dix-neuvième année, par conséquent en 1533. D'autre part, dans une relation de 1575, adressée au P. Rodrigue Alvarez, elle écrit qu'il y a quarante ans qu'elle a pris l'habit. Ce serait donc en 1535.

  Ces divers témoignages ne permettent pas d'affirmer, avec pleine certitude, telle date plutôt que telle autre. Pour des motifs qu'il serait trop long d'exposer ici, nous choisissons, comme plus probable, celle du 2 novembre 1533.

[16] Marie de Cepeda, sœur aînée de la sainte.

[17] Cet endroit était Becedas. D'après l'étude minutieuse du texte, il semble que ce fut en novembre 1534, peu après sa profession, que la sainte quitta le monastère de l'Incarnation. C'est d'après cette date que nous fixerons les suivantes. La sainte resta chez sa soeur, Marie de Cepeda, jusqu'au mois d'avril 4535, à Castellanos de la Cafiada. Elle se rendit ensuite à Becedas, appelé aussi Bezadas.

[18] Ce remarquable ouvrage est du Père François de Osuna, de l'ordre des Frères mineurs.