sainte
THÉRÈSE D'AVILA
carmélite réformatrice, docteur de l'église
(1512-1582)

V

Chapitre 21

En terminant ce qui regarde ce sujet, je dirai que Dieu, pour ravir cette âme, n'a pas besoin de son consentement. Elle le lui a déjà donné; il sait qu'elle s'est remise avec sa volonté entre ses mains, et il ne peut être trompé par elle, parce qu'il connaît tout. Il n'en pas de même ici-bas, où tout est plein d'artifice et de duplicité. Une personne vous prodigue tant de marques d'affection, que vous croyez avoir gagné son cœur; mais bientôt vous vous apercevez que tout cela n'était que mensonge. Non, la vie n'est pas supportable au milieu de tant d'intrigues, surtout si l'intérêt vient à s'y mêler.

Heureuse donc l'âme que Dieu élève à l'intelligence de la vérité! Quel admirable état pour des rois que celui-là! Combien il vaudrait mieux pour eux travailler à l'acquérir que chercher à posséder de grands domaines. Quel ordre on verrait dans leurs États! Que de maux seraient évités! combien auraient déjà été épargnés au monde! Quand on a vu ainsi la vérité, on ne craint plus de perdre ni la vie ni l'honneur pour l'amour de Dieu. Quelle précieuse disposition dans ceux qui sont plus étroitement tenus que leurs sujets à défendre l'honneur de Dieu, puisqu'ils sont souverains et qu'ils marchent à la tête des peuples! Pour faire faire un pas à la foi, pour éclairer les hérétiques d'un rayon de lumière, ils seraient prêts à sacrifier mille royaumes. Et ils auraient raison. Car en échange de ce sacrifice, ils s'assureraient la possession d'un royaume qui n'a point de fin.

Il suffit d'une seule goutte de cette eau du ciel tombant dans une âme, pour lui inspirer un profond dégoût de tout ce qui est terrestre. Qu'éprouvera-t-elle donc quand, l'heure venue, elle s'y plongera tout entière? O mon Dieu! pourquoi faut-il qu'il ne m'ait pas été donné de proclamer bien haut ces vérités? Comme tant d'autres qui savent les annoncer tout autrement que moi, je n'aurais point obtenu créance; mais mon âme, du moins, se serait satisfaite. Oui, le sacrifice de ma vie me paraîtrait bien peu de chose, au prix d'une seule de ces vérités communiquée aux hommes. J'ignore toutefois ce que je ferais, car puis-je me fier à moi-même? Cependant, telle que je suis, je sens, pour dire des vérités si salutaires à ceux qui gouvernent, un zèle qui me tue. Voyant mon impuissance, je me tourne vers vous, Seigneur, et je vous conjure de remédier à tant de maux. Vous le savez: volontiers, pourvu que je pusse vivre sans vous offenser, je me dessaisirais des faveurs que vous m'avez accordées, pour les céder aux rois. Dès lors, je le sais, ils ne pourraient plus consentir à tant de choses qu'ils autorisent, et ces grâces seraient en eux la source des plus grands biens. O mon Dieu, éclairez-les sur l'étendue de leurs obligations. Elles sont grandes ces obligations, puisque vous les distinguez si fort des autres hommes ici-bas, que vous daignez même, comme je l'ai entendu dire, faire paraître des signes dans le ciel lorsque vous les rappelez à vous. A cette seule pensée, mon âme est pénétrée d'un sentiment de dévotion. Vous voulez par là, ô mon Roi, leur apprendre à vous imiter pendant leur vie, puisque ces signes dans le ciel impriment à leur mort une certaine ressemblance avec la vôtre.

Mon langage est très hardi; si vous le trouvez blâmable, veuillez, mon père, déchirer cette page. Sachez-le cependant, si je pouvais leur parler en face, et si j'avais l'espoir d'en être écoutée, je leur dirais ces vérités avec plus d'énergie encore. Je prie beaucoup pour eux, et j'ai un ardent désir que Dieu exauce mes prières. Il ne s'agit après tout que de risquer sa vie, et bien souvent je désire en être délivrée; ce serait donc perdre bien peu pour gagner beaucoup. Au reste, il n'y a plus moyen de vivre ici-bas, puisque l'on est contraint d'y voir de ses yeux l'illusion qui nous entraîne, et l'aveuglement dont nous sommes frappés.

Parvenue à cette hauteur, l'âme ne forme pas seulement des désirs pour Dieu, mais elle reçoit de lui la force de les réaliser. Elle s'élance au-devant de toutes les occasions de le servir. Encore ne croit-elle rien faire, tant est vive, comme je le disais, la lumière qui lui montre qu'excepté servir Dieu, tout le reste n'est qu'un néant. La douleur alors, surtout quand on est aussi inutile que je le suis, est de ne pas voir se présenter ces occasions. Mais vous, ô mon souverain Bien, veuillez permettre qu'un jour vienne où je pourrai vous payer au moins un denier [3] sur mes dettes immenses! Daignez, Seigneur, faire en sorte que votre servante vous rende enfin quelque petit service. On a vu d'autres femmes vous prouver leur amour par des actions héroïques; et moi, je ne sais que parler. C'est pourquoi vous ne voulez point, ô mon Dieu, m'employer à des œuvres. Ainsi, tout mon service se réduit à des paroles et à des désirs. Encore, ma langue n'est-elle pas libre; hélas! j'en abuserais peut-être. Fortifiez vous-même mon âme, commencez à la disposer, ô vous, Bien de tous les biens, ô mon Jésus! Faites naître au plus tôt pour moi des occasions de travailler pour votre gloire. Tant recevoir et ne rien donner en retour, c'est un tourment qui ne se peut souffrir. Coûte que coûte, Seigneur, ne me laissez pas plus longtemps paraître devant vous les mains si vides, puisque vous devez mesurer la récompense sur les œuvres. Voici ma vie, voici mon honneur et ma volonté; je vous ai tout donné, je suis à vous, disposez de moi selon votre bon plaisir. Je sens, ô mon Seigneur, toute mon impuissance. Gardez-moi près de vous, à cette hauteur où les vérités se découvrent à l'âme, et je pourrai tout; mais si vous vous éloignez tant soit peu, je me retrouverai bientôt, comme autrefois, sur le chemin de l'enfer.

Ah! que doit sentir une âme, quand, de cette région où elle est parvenue, elle est forcée de revenir au commerce des hommes, et d'assister comme spectatrice à cette pitoyable comédie de la vie présente! Quel supplice pour elle de consumer le temps à réparer les forces du corps par la nourriture et par le sommeil! Tout lui pèse, elle ne sait comment fuir, elle est enchaînée, elle se voit prisonnière. Oh! comme elle sent sa captivité dans ce corps, et la misère de la vie! Qu'elle comprend bien la raison qui portait saint Paul à supplier Dieu de l'en affranchir! Avec l'Apôtre elle élève de grands cris vers Dieu, et lui demande la liberté. J'ai parlé déjà de ces aspirations; mais ici, ce sont des désirs si impétueux, que très souvent l'âme paraît vouloir s'élancer hors du corps, pour saisir cette liberté qu'on lui refuse. Elle se regarde comme vendue sur une terre étrangère, et ce qui lui est le plus amer, c'est de trouver bien peu d'âmes qui gémissent avec elle et demandent la fin de leur exil, tandis que le plus grand nombre n'aspirent qu'à jouir de la vie.

Ah! si nous n'étions attachés à rien, si nous ne mettions point notre bonheur dans les choses de la terre, comme le regret de l'absence de Dieu se ferait sentir à nos âmes, et comme la crainte de la mort serait tempérée par le désir de jouir de la vie véritable! Je m'arrête de temps en temps à cette considération: si, malgré mon peu d'amour, malgré mon incertitude du bonheur à venir que n'ont pas mérité mes œuvres, il me suffit de cette lumière que le Seigneur m'a donnée, pour éprouver souvent un si mortel ennui de me voir dans ce lieu de bannissement, que devaient donc éprouver les saints! Que devaient sentir un saint Paul, une sainte Madeleine, et tant d'autres, en qui ce feu de l'amour divin jetait de si vives flammes! Leur vie devait être un martyre continuel. Une chose, ce me semble, calme un peu ma peine, et me donne quelque repos, c'est de traiter avec des personnes en qui je trouve les mêmes désirs: j'entends des désirs confirmés par des œuvres. Il y a, en effet, des personnes qui croient posséder ce détachement et le publient, et de fait, vu leur état et les nombreuses années consacrées au travail de la perfection, il devrait en être ainsi; et cependant elles se font illusion. Mais l'âme qui l'a obtenu connaît de bien loin celles qui ne l'ont qu'en paroles, et celles qui l'ont en réalité. Elle voit le faible avancement des unes, et les admirables progrès des autres; on le discerne très facilement, dès qu'on a de l'expérience.

J'ai fait connaître les effets des ravissements qui viennent de l'esprit de Dieu. Ces effets sont tantôt plus grands et tantôt moindres. Dans les commencements, par exemple, ils sont moins sensibles, parce qu'ils ne sont pas encore confirmés par les œuvres. La perfection a ses progrès, et avant que l'âme ait fait disparaître les dernières traces des toiles d'araignées dont je parlais plus haut, il faut un certain temps. Mais à mesure qu'elle grandit en amour et en humilité, les fleurs de ses vertus répandent pour elle et pour les autres des parfums plus pénétrants. Il est vrai néanmoins que par un seul de ces ravissements, Dieu peut opérer dans l'âme de telle sorte, qu'il lui reste peu de travail pour acquérir la perfection. Nul ne saurait concevoir, s'il ne l'a éprouvé, de quels dons Dieu enrichit alors une âme. Jamais, ce me semble, tous nos efforts ne sauraient nous faire parvenir jusque-là. Sans doute, avec l'aide du Seigneur, et en suivant la route tracée par ceux qui ont écrit de l'oraison, en appliquant les principes et les moyens indiqués, on pourra arriver à la perfection et à un notable détachement; mais ce ne sera qu'en plusieurs années, et avec beaucoup de travail. Au lieu qu'ici, c'est le Seigneur qui agit en peu de temps et sans aucun effort de notre part. Il détache sans retour l'âme de cette terre, et il lui en donne l'empire, fût-elle aussi indigente de mérites que je l'étais: je ne puis rien dire de plus fort, car je n'en avais véritablement presque aucun. Si l'on demande pourquoi il agit ainsi, je dirai: parce qu'il le veut, et qu'il agit comme il lui plaît. Quand il ne trouve pas l'âme disposée, il la dispose à recevoir le bien dont il l'enrichit. Ainsi, il n'accorde pas toujours ses trésors comme récompense des soins avec lesquels on a cultivé le jardin; il est très certain pourtant qu'il récompense avec libéralité ceux qui, s'adonnant à cette culture, travaillent à se détacher de tout. Mais quelquefois, je le répète, il lui plaît de faire éclater son souverain pouvoir sur le sol le plus ingrat, et de rendre une âme imparfaite capable des plus grands biens. Cette âme est alors comme impuissante à retomber dans les offenses qu'elle commettait auparavant.

Dans cet état, l'âme connaît si clairement la vérité et en a une vue si habituelle, qu'elle regarde tout le reste comme un jeu de petits enfants. Elle se prend parfois à rire en voyant, jusque dans la vie religieuse, des personnes graves, des personnes d'oraison, faire tant de cas de certains points d'honneur qu'elle a déjà foulés aux pieds. Il est, disent-elles, de la prudence et de la dignité de leur rang d'en user de la sorte, pour être plus utiles aux autres. Mais elle sait très bien qu'en méprisant cette dignité de leur rang pour l'amour de Dieu, elles feraient plus de bien en un seul jour, qu'elles n'en feront en dix ans, en s'efforçant de la maintenir.

Cette âme mène une vie de souffrances, elle porte toujours la croix, mais elle fait d'admirables progrès. Ceux qui ont des rapports avec elle la croient à la cime de la perfection; et néanmoins, peu de temps après, elle est encore plus haut, parce que Dieu répand toujours en elle de nouvelles grâces. Dieu est l'âme de cette âme, il s'en réserve la conduite, et il est lui-même sa lumière; il lui prête, ce semble, une assistance continuelle pour la préserver de toute offense; il ne cesse de lui prodiguer ses dons et de l'exciter à le servir.

Chapitre 22

Je veux parler ici, mon père, d'une chose qui me paraît importante. Ce que je vais dire, si vous l'approuvez, pourra n'être pas sans utilité pour quelques personnes.

Voici ce qu'on lit dans certains livres qui traitent de l'oraison. La contemplation étant entièrement surnaturelle et l'œuvre du Seigneur, l'âme ne peut, il est vrai, y arriver par elle-même; mais quand elle a passé plusieurs années dans la voie purgative, et se trouve déjà avancée dans l'illuminative, elle peut s'aider, en retirant sa pensée de toutes les créatures, et en l'élevant humblement vers le Créateur. Je ne sais pas bien ce que ces auteurs entendent par illuminative; c'est, je m'imagine, la voie de ceux qui font des progrès. Ils recommandent beaucoup d'éloigner de soi toute image corporelle, et de s'élever à la contemplation de la divinité; car, disent-ils, pour ceux qui sont parvenus jusque-là, l'humanité de Jésus-Christ elle-même est un empêchement et un obstacle à la parfaite contemplation. Ils allèguent ce que Notre Seigneur dit à ses apôtres, le jour de son Ascension, en leur annonçant l'arrivée du Saint-Esprit. Mais si alors ils avaient cru, aussi fermement qu'après la descente de ce divin Esprit, que Notre Seigneur était Dieu et homme, ils n'auraient pas, je pense, rencontré un obstacle dans son humanité. Aussi le divin Maître n'adressa-t-il point ces paroles à sa mère, qui avait pour lui plus d'amour que tous les disciples ensemble. La contemplation étant une œuvre purement spirituelle, tout ce qui tombe sous les sens peut, disent ces auteurs, devenir un obstacle et un empêchement; d'après eux, ce que l'on doit tâcher de faire, c'est de se considérer comme dans une enceinte, de toutes parts environné de Dieu, et entièrement abîmé en lui. Cela me semble bon quelquefois; mais s'éloigner entièrement de Jésus-Christ, compter son corps divin parmi nos misères, le mettre au rang des autres créatures, c'est ce que je ne puis souffrir.

Plaise à sa Majesté que je sache me faire entendre! Je ne voudrais pas donner un démenti à des hommes qui sont doctes, gens spirituels et sachant ce qu'ils disent; Dieu, d'ailleurs, attire les âmes par bien des voies et par des moyens bien divers. Ce que je veux dire maintenant, sans me mêler du reste, c'est comment il a conduit la mienne, et le péril où je me vis, en voulant me conformer à ce que je lisais. Je crois bien que celui qui sera arrivé à l'union, mais sans passer plus avant, je veux dire aux ravissements, aux visions et aux autres grâces que Dieu fait aux âmes, regardera ce qui est dit dans ces livres comme le meilleur, ainsi que je le faisais moi-même. Mais si j'en étais restée là, jamais, je crois, je ne serais arrivée où je suis maintenant; à mon avis, c'était une illusion. Peut-être est-ce moi qui me trompe, mais je dirai ce qui m'arriva.

Comme je n'avais pas de maître, je lisais ces livres où je pensais pouvoir puiser peu à peu quelque connaissance; mais j'ai compris depuis que si le Seigneur ne m'eût instruite, je n'eusse pu apprendre que fort peu de chose par mes lectures; car ce que j'entendais n'était rien, jusqu'à ce qu'il plût à sa Majesté de me le faire apprendre par expérience. Je ne savais pas même ce que je faisais en tenant dans l'oraison la conduite que j'y tenais. Dès que je commençai à avoir un peu d'oraison surnaturelle, j'entends de quiétude, je tâchais d'écarter de ma pensée tout objet corporel. Toutefois, élever mon âme plus haut, je ne l'osais; étant toujours si imparfaite, j'y voyais de la témérité. Il me semblait néanmoins sentir la présence de Dieu, ce qui était vrai, et je tâchais de me tenir recueillie en lui. C'est là une oraison agréable et où l'on trouve de grandes délices, pour peu que Dieu se fasse goûter à l'âme. Comme ce profit et ce plaisir se sentent, personne ne m'eût fait retourner à la sainte humanité du Sauveur, dans laquelle je croyais vraiment trouver un obstacle.

O Seigneur de mon âme et mon bien, Jésus crucifié! je ne me souviens jamais sans douleur de cette opinion que j'ai eue. Je la considère comme une grande trahison, bien qu'elle vînt de mon ignorance: j'avais été toute ma vie si dévote à Notre Seigneur! Ceci, en effet, n'arriva que vers la fin, je veux dire avant l'époque où Dieu m'accorda des ravissements et des visions. Le temps où je fus dans cette opinion dura très peu, et ainsi je revenais toujours à ma coutume de chercher ma joie dans ce bon Maître, surtout lorsque je communiais. J'eusse voulu avoir toujours devant les yeux son portrait et son image, ne pouvant les avoir aussi profondément gravés en mon âme que je l'eusse souhaité. Ai-je bien pu, Seigneur, avoir en l'esprit, même une heure seulement, cette pensée que vous me dussiez être un obstacle dans la voie d'un plus grand bien? Et d'où me sont venus à moi tous les biens, si ce n'est de vous? Je ne veux point penser qu'en ceci j'aie commis de faute, car j'en éprouve une trop vive douleur, et certainement ce n'était que de l'ignorance. Aussi, vous avez voulu y apporter remède; dans votre bonté, vous m'avez envoyé des personnes pour me tirer de cette erreur. Vous avez fait davantage, vous avez daigné vous montrer à moi très souvent, comme je le dirai dans la suite: c'était pour me faire comprendre plus clairement combien grande était cette erreur; pour que je le fisse comprendre à un grand nombre d'autres, à qui je l'ai dit; enfin, pour me le faire écrire maintenant en cet endroit. Quant à moi, je suis convaincue que si beaucoup d'âmes arrivées à l'oraison d'union n'avancent pas davantage, et ne parviennent pas à une très grande liberté d'esprit, ce qui les arrête, c'est cette fausse idée.

Il y a, ce me semble, deux raisons sur lesquelles je puis fonder mon sentiment; peut-être ce que j'en dis n'a-t-il pas grande valeur, c'est du moins le fruit de mon expérience; car jusqu'à ce qu'il plût au Seigneur de m'éclairer, mon âme était en fâcheux état; elle ne recevait de consolations que par intervalles; et hors de là, elle se trouvait, dans ses peines et ses tentations, sans cette compagnie du divin Maître, dont elle a eu ensuite le bonheur de jouir. La première raison sur laquelle je me fonde, c'est qu'il y a là un léger manque d'humilité, si couvert et si caché qu'on ne s'en aperçoit pas. Quel est celui, en effet, qui, même après avoir passé sa vie dans les oraisons et les pénitences, en butte à toutes les persécutions imaginables, ne regarde comme un précieux trésor et une magnifique récompense, la grâce que lui accorde la divin Maître de rester avec saint Jean au pied de la croix? Il fallait pour cela mon orgueil et mes misères. Je ne sais en quel cerveau, si ce n'est dans le mien, il peut entrer de ne pas se contenter d'une telle faveur. Au reste, je n'ai fait que perdre de toutes manières, là où je croyais gagner.

Il peut arriver que notre sensibilité, ou la maladie, ne nous permette pas de toujours méditer la passion du Sauveur, ce qui en soi est pénible. Qui nous empêche alors de rester auprès de Jésus-Christ ressuscité, puisque nous l'avons si près de nous dans le très saint Sacrement, où il est déjà glorifié? De cette manière nous ne le verrons pas accablé de douleurs, déchiré de verges, ruisselant de sang, épuisé de fatigue sur les chemins, persécuté par ceux qu'il comblait de biens, renoncé par des apôtres incrédules. Il est, je l'avoue, des âmes qui ne sauraient penser constamment à de si grands tourments. Eh bien! le voici sans souffrances, plein de gloire, excitant les uns et encourageant les autres, avant de monter aux cieux; le voici notre compagnon au très saint Sacrement, car il n'a pas été, ce semble, en son pouvoir de s'éloigner un moment de nous. Et moi, Seigneur, j'ai pu m'éloigner de vous, dans l'espoir de vous mieux servir! Au moins, quand je vous offensais, je ne vous connaissais pas; mais vous connaître, et penser par cet éloignement m'unir plus étroitement à vous! Oh! quel mauvais chemin je suivais, Seigneur! ou plutôt, j'avais perdu tout chemin. Mais vous m'avez enfin remise dans la vraie voie, et je ne vous ai pas plus tôt vu près de moi, que j'ai vu tous les biens réunis. Quelque traverse qui me soit arrivée depuis, pour la supporter avec courage, je n'ai eu qu'à jeter les yeux sur vous, à vous considérer devant vos juges. Avec un si bon ami présent, avec un si bon capitaine qui marche en tête quand il s'agit de souffrir, tout se peut supporter. Il est là qui nous aide et nous donne du cœur, jamais il ne nous manque, c'est un ami véritable.

Pour moi, surtout depuis mon erreur, je l'ai reconnu et je le vois clairement: nous ne pouvons plaire à Dieu que par Jésus-Christ; et sa volonté est de ne nous accorder de grandes grâces que par les mains de cette Humanité très sainte, en qui, comme il le dit, il met ses complaisances. C'est cent et cent fois que je l'ai vu par expérience, et je l'ai entendu de la bouche même de Notre Seigneur. C'est par cette porte, comme je l'ai vu clairement, que nous devons entrer, si nous voulons que la souveraine Majesté nous découvre de grands secrets. Ainsi, mon père, ne cherchez point d'autre route, fussiez-vous au sommet de la contemplation. On marche sûrement par celle-là. Oui, c'est par notre bon Maître que nous viennent tous les biens. Lui-même il daignera vous enseigner; étudiez sa vie, il n'est pas de plus parfait modèle. Que désirons-nous de plus qu'un si bon ami, qui, toujours à côté de nous, ne nous abandonne pas dans les travaux et les tribulations, comme font ceux du monde? Bienheureux celui qui l'aime véritablement, et qui toujours le garde près de soi! Jetons les yeux sur le glorieux saint Paul, dont les lèvres ne pouvaient se lasser de répéter: Jésus, tant il le possédait au plus intime de son cœur. J'ai considéré avec soin, depuis que j'ai compris cette vérité, la conduite de quelques saints, grands contemplatifs, et ils n'allaient pas par un autre chemin. Saint François nous en donne la preuve par les stigmates; saint Antoine de Padoue, par son amour pour l'enfant Jésus; saint Bernard trouvait ses délices dans la sainte Humanité; sainte Catherine de Sienne et beaucoup d'autres, que vous connaîtrez mieux que moi, en faisaient autant.

Sans doute, il doit être bon de s'éloigner de tout ce qui est corporel, puisque des personnes si spirituelles le disent; mais, à mon avis, on ne doit le faire que lorsque l'âme est très avancée, car jusque-là il est évident qu'il faut chercher le Créateur par les créatures. Cela dépend des grâces que le Seigneur accorde aux âmes, et je ne veux pas m'en occuper. Ce que je voudrais faire comprendre, c'est qu'on ne doit pas compter au nombre des obstacles la très sacrée humanité de Jésus-Christ; et pour donner l'intelligence de cette vérité, je souhaiterais savoir m'expliquer avec une clarté parfaite.

Lorsque Dieu veut suspendre toutes les puissances de l'âme, comme nous avons vu qu'il le fait dans les degrés d'oraison déjà exposés, il est clair que, quand même nous ne le voudrions pas, cette présence de l'humanité sainte du Sauveur nous est enlevée. Qu'alors il en soit ainsi, fort bien; heureuse une telle perte qui ne va qu'à nous faire mieux jouir de ce que nous semblons perdre! Car alors l'âme s'occupe tout entière à aimer Celui que l'entendement travaillait à connaître; elle aime ce qu'il ne comprenait pas, et elle jouit de ce dont elle n'aurait pu jouir parfaitement sans se perdre elle-même, afin, comme je l'ai dit, de se mieux retrouver. Mais que nous autres, au lieu de travailler de toutes nos forces à avoir toujours présente (et plût à Dieu que ce fût toujours!) cette Humanité très sainte, nous prenions volontairement et avec un soin attentif une habitude toute contraire, voilà ce qui ne me parait pas bien, et ce qui est pour l'âme marcher en l'air, comme on dit. Elle demeure, en effet, comme privée de tout appui, à quelque haut degré qu'elle se croie remplie de Dieu.

Faibles humains que nous sommes, il est d'une immense utilité pour nous, toute la vie, de nous représenter Jésus-Christ comme homme; or, le second inconvénient de cette méthode est précisément de nous en détourner. J'ai déjà signalé le premier: c'est un petit défaut d'humilité pour l'âme, ai-je dit, de prétendre s'élever avant que le Seigneur l'élève, de ne pas se contenter de méditer sur cette Humanité sainte, et de vouloir être Marie avant d'avoir travaillé avec Marthe. Lorsque le Seigneur veut qu'elle soit Marie, quand ce serait dès le premier jour, il n'y a rien à craindre; mais de grâce, ne nous invitons pas nous-mêmes, comme je l'ai, je crois, dit autre part. Ce petit défaut d'humilité, cet atome qui ne semble rien, nuit cependant beaucoup à l'âme qui veut avancer dans la contemplation.

Je reviens au second inconvénient d'une telle pratique: nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps; vouloir sur cette terre, surtout quand on y est aussi enfoncé que je l'étais, se faire des anges, c'est une folie. Il faut pour l'ordinaire un appui à la pensée; quelquefois, il est vrai, l'âme sortira de soi; souvent même elle sera si remplie de Dieu, qu'elle n'aura besoin d'aucun objet créé pour se recueillir; mais ceci n'est pas habituel; et lorsque les affaires, les persécutions, les peines troublent ce repos, lorsque la sécheresse se fait sentir, c'est un très bon ami pour nous que Jésus-Christ. Nous le considérons comme homme, et nous le voyons avec des infirmités et des souffrances; il devient pour nous une compagnie, et quand on en a la coutume, il est très facile de le trouver près de soi. A la vérité, il viendra des temps où l'on ne pourra ni l'un ni l'autre. Voilà pourquoi il est bon, comme je l'ai dit, de ne pas nous habituer à rechercher les consolations de l'esprit; advienne que pourra: tenir la croix embrassée, c'est une grande chose. Cet adorable Sauveur resta privé de toute consolation, on le laissa seul dans ses souffrances; gardons-nous bien, nous autres, de le délaisser ainsi. Sa divine main, qu'il nous tendra, sera plus puissante que notre industrie pour nous faire monter plus haut. Il nous soustraira la vue de son humanité quand il verra que cela convient, et qu'il voudra élever l'âme au-dessus d'elle-même, ainsi que je l'ai dit. Dieu regarde avec complaisance une âme qui, par humilité, met entre elle et lui son divin Fils comme médiateur; il aime à voir en elle un tel amour pour ce Fils bien-aimé, que, lors même qu'il veut l'élever à une très haute contemplation, elle s'en reconnaisse indigne, lui disant avec saint Pierre: « Retirez-vous de moi, Seigneur, car je suis un pécheur. » (Lc 5, 8)

Voilà ce que j'ai éprouvé; c'est ainsi que Dieu a conduit mon âme. D'autres iront, comme je l'ai dit, par un chemin plus court. Ce que j'ai compris, c'est que tout cet édifice de l'oraison doit être fondé sur l'humilité, et que plus une âme s'abaisse dans l'oraison, plus Dieu l'élève. Je ne me souviens pas d'avoir reçu une seule de ces grâces signalées dont je vais parler, que ce ne fût dans ces moments où j'étais anéantie à la vue de ma misère. Dans sa bonté, Notre Seigneur, pour m'aider à me connaître, allait même jusqu'à m'éclairer sur certaines choses que par moi-même je n'aurais pu découvrir.

J'en ai la conviction profonde: lorsqu'une âme fait quelque chose de son côté pour s'aider dans cette oraison d'union, elle ne tardera pas à voir s'évanouir le profit qu'il lui semble en retirer au premier moment; c'est un édifice sans fondement qui s'écroulera bientôt, et je crains que jamais elle n'arrive à la véritable pauvreté d'esprit. Elle consiste, pour l'âme qui a déjà renoncé aux plaisirs d'ici-bas, à ne pas chercher des consolations et des douceurs dans l'oraison, mais à trouver son bonheur dans les souffrances pour l'amour de Celui qui y vécut toujours, et à rester en paix tant au milieu des croix qu'au milieu des sécheresses. Sans doute il en coûtera à la nature; mais ce ne sera pas au point de causer à l’âme cette inquiétude ni cette peine qu’éprouvent certaines personnes. Si elles ne sont toujours à travailler avec l'entendement, et si elles n'ont pas toujours de la dévotion, elles pensent que tout va être perdu; comme si par leur travail elles pouvaient mériter un si grand bien! Qu'elles recherchent cette dévotion, et se tiennent soigneusement en la présence de Dieu, certes, je me garde de les en blâmer; mais si elles ne peuvent avoir même une bonne pensée, qu'elles ne se tuent pas pour cela, ainsi que je l'ai déjà dit. Nous sommes des serviteurs inutiles; que pensons-nous pouvoir? Le Seigneur veut alors que nous reconnaissions notre impuissance, et que nous nous comportions comme ces ânons qui tournent la noria dont j'ai parlé. Ayant les yeux bandés, et sans savoir ce qu'ils font, ils tirent plus d'eau que le jardinier avec toute son industrie.

Dans ce chemin de l'oraison, il faut marcher avec liberté, nous remettant entièrement entre les mains de Dieu. Si sa Majesté veut nous faire monter jusqu'au rang de ses courtisans et de ses favoris, allons de bon cœur; sinon, servons dans les derniers offices, et n'allons pas nous asseoir à la meilleure place, comme je l'ai dit quelquefois. Dieu a plus soin de nous que nous-mêmes, et il sait à quoi chacun est propre. De quoi sert de se gouverner soi-même, quand on a déjà donné toute sa volonté à Dieu? Cela me semble moins tolérable encore ici que dans le premier état d'oraison, et nous nuit beaucoup plus, parce que les biens dont il s'agit sont des biens surnaturels. Si quelqu'un a une mauvaise voix, quelque effort qu'il fasse pour chanter, il ne parviendra pas à la rendre belle; mais si Dieu veut lui en donner une belle, il n'a nul besoin de s'exercer auparavant. Supplions donc constamment le Seigneur de nous faire des grâces, mais avec abandon à son bon plaisir, et pleins de confiance en la grandeur de sa libéralité. Il veut bien nous permettre de nous tenir aux pieds de Jésus-Christ; faisons tous nos efforts pour ne pas nous en éloigner, demeurons-y de quelque manière que ce soit, à l'imitation de sainte Madeleine: dès que notre âme sera forte, Dieu la conduira au désert.

Ainsi, mon père, jusqu'à ce que vous trouviez quelqu'un qui ait plus d'expérience, et qui le sache mieux que moi, tenez-vous en à ce qui vient d'être dit. Si ce sont des personnes qui commencent à goûter Dieu, ne les croyez pas quand elles vous diront qu'il leur semble faire plus de progrès, et trouver plus de douceur, en s'aidant elles-mêmes. Oh! quand Dieu veut, comme il sait bien se montrer à découvert sans ces petits secours! Quoi que nous fassions, il enlève l'esprit, comme un géant enlèverait une paille, sans qu'il y ait de résistance qui l'arrête. Et pense-t-on que s'il voulait qu'un crapaud volât, il attendît que cet animal prît l'essor de lui-même? Eh bien! selon moi, notre esprit a plus de difficulté, il se sent retenu par un poids plus grand encore; il ne peut s'élever, si Dieu ne l'élève. Chargé de terre comme il l'est, et enchaîné par mille obstacles, il lui sert peu de vouloir voler. Sans doute, par sa nature il l'emporte sur le crapaud; mais il est si enfoncé dans la boue, qu'il a perdu cet avantage par sa faute.

Je veux conclure par ceci: toutes les fois que nous pensons à Jésus-Christ, souvenons-nous de l'amour avec lequel il nous a fait tant de grâces, et du gage si précieux que son Père nous a donné de cette excessive charité dont il nous aime; car l'amour attire l'amour. Quoique nous ne fassions que de commencer, et que notre Misère soit très grande, efforçons-nous cependant d'avoir toujours cette considération présente, et de nous exciter à aimer. Si une fois le Seigneur nous accorde la grâce d'imprimer cet amour en nos cœurs, tout nous deviendra facile; nous ferons beaucoup en fort peu de temps, et sans la moindre peine. Daigne ce Dieu de bonté nous donner ce trésor, puisqu'il sait de quel prix il est pour nous; je l'en conjure au nom de l'amour qu'il nous a porté, et au nom de son glorieux Fils qui nous a témoigné le sien par tant de sacrifices. Amen.

Je voudrais, mon père, vous demander une chose comment se fait-il que lorsque le Seigneur commence à accorder à une âme des faveurs aussi élevées, que le sont celles de la contemplation parfaite, elle ne monte pas aussitôt au comble de la perfection? Certes, la raison le demanderait; car qui reçoit une si grande grâce ne devrait plus vouloir des consolations de la terre. Comment se fait-il qu'à mesure que les ravissements se multiplient, et que l'âme s'habitue à recevoir des faveurs, les effets qu'elle en ressent sont plus relevés? Pourquoi enfin, à mesure que ces effets sont plus relevés, le détachement de l'âme est-il plus parfait? Le Seigneur ne peut-il pas, dans une seule de ces visites, la laisser soudain aussi sainte que lorsqu'il la fait ensuite arriver par degrés à la perfection des vertus? C'est là ce que je voudrais savoir, et ce que je ne sais pas. Mais je sais bien que la force que Dieu donne à l'âme au commencement quand cette grâce ne dure qu'un clin d'œil et ne se sent presque point, si ce n'est par les effets qu'elle laisse, est différente de celle qu'il communique quand cette grâce dure plus longtemps. Peut-être, comme je l'ai souvent pensé, cela pourrait-il venir de ce que l'âme ne se dispose pleinement et sans retard que lorsque le Seigneur, la fortifiant peu à peu, lui fait prendre une ferme résolution, et lui donne un mâle courage pour mettre d'un seul coup et en fort peu de temps le monde sous ses pieds, ainsi qu'il en usa à l'égard de Madeleine. Pour d'autres personnes, il le fait suivant le degré de liberté qu'elles lui laissent. Hélas! nous avons de la peine à croire que, même dès cette vie, Dieu donne cent pour un.

Cette comparaison s'est aussi présentée à mon esprit: quoique ce que l'on donne aux plus avancés soit absolument ce que l'on donne à ceux qui commencent, c'est comme un mets dont mangent plusieurs personnes. A celles qui n'en prennent qu'un peu, il ne leur en reste qu'une saveur agréable durant quelques instants. Pour celles qui en prennent plus, ce mets les aide à se sustenter. Pour celles qui en mangent beaucoup, il leur donne de la vie et de la vigueur. De même, l'âme peut se nourrir si souvent de cet aliment de vie et tellement s'en rassasier, qu'il n'y ait plus rien au monde où elle trouve le moindre goût. Elle voit le profit qu'elle en retire; de plus, son goût est déjà tellement fait à cette suavité qu'elle aimerait mieux cesser de vivre que d'avoir à se nourrir d'autres mots; ils ne serviraient qu'à lui enlever la saveur agréable laissée par ce manger délicieux.

Voici une autre comparaison: la conversation d'une sainte personne, en la compagnie de qui nous vivons, ne nous fait pas en un jour le même bien qu'en plusieurs; mais notre commerce avec elle peut tellement se prolonger, que nous lui devenions semblables, j'entends avec l'aide de Dieu. Enfin, tout dépend du bon plaisir de Notre Seigneur: il accorde ses dons à qui il veut; mais il est très important pour l'âme qui commence à recevoir cette grâce, de prendre la ferme résolution de se détacher de tout, et d'estimer cette faveur comme elle le mérite.

Il me semble aussi que le Seigneur se plaît à éprouver ceux qui l'aiment. Il se fait connaître à eux par de souveraines délices, capables de rallumer, si elle était éteinte, leur foi sur la félicité future, et il leur dit: Voyez, ce n'est là qu'une goutte de cet immense océan de biens. Il montre par là qu'il n'est rien qu'il ne veuille faire pour ceux qu'il aime; et à peine voit-il qu'ils reçoivent ses grâces avec les dispositions dont je viens de parler, qu'il donne, et se donne lui-même. Il aime ceux qui l'aiment; et quel bien-aimé! et quel bon ami! O Seigneur de mon âme, où trouver des paroles pour faire comprendre ce que vous donnez à ceux qui se confient en vous, et ce que perdent ceux qui, arrivés à cet état, restent encore avec eux-mêmes? Ne permettez pas un si grand malheur, Seigneur! Votre miséricorde peut faire davantage encore, puisque vous ne refusez pas de venir fixer votre séjour dans une hôtellerie aussi misérable que mon âme. Soyez-en à jamais béni!

Je vous supplie de nouveau, mon père, si vous voulez conférer de ces pages sur l'oraison avec des personnes spirituelles, de vous assurer qu'elles le soient en effet; car, si ce sont des gens qui ne savent qu'un chemin, ou qui se sont arrêtés au milieu, ils ne pourront en juger sainement. Il se trouve aussi quelques âmes que Dieu, dès le premier instant, mène par une voie très élevée, et il leur semble que les autres pourront avancer de la même manière, et fixer leur entendement sans le secours des objets sensibles; c'est une erreur, et ce qu'on gagnera à une pareille tentative, sera de rester sec comme un morceau de bois. Il s'en rencontre d'autres, enfin, qui, ayant eu un peu d'oraison de quiétude, pensent aussitôt pouvoir passer de celle-ci à une plus élevée et au lieu d'avancer, ces âmes ne feront que reculer, comme je l'ai dit. Ce qui montre qu'en tout l’ expérience et la discrétion sont nécessaires. Que le Seigneur nous les donne par sa bonté!

Chapitre 23

Je reviens maintenant à l'endroit de ma vie où j'en étais restée (cf. chap. 9). J'ai fait une digression trop longue peut-être, mais elle répandra plus de lumière sur la suite de ma relation. C'est désormais un nouveau livre, je veux dire une nouvelle vie. Celle qui s’est écoulée jusqu’à l’époque où j’ai suspendu mon récit, était ma vie: celle qui commence avec ces états d'oraison que je viens d'exposer, est, je puis le dire, la vie de Dieu en moi; car autrement, je le reconnais, il m'aurait été impossible de m'affranchir en si peu de temps des habitudes d'une vie si imparfaite. Loué soit à jamais le Seigneur de m'avoir ainsi délivrée de moi-même!

A peine avais-je commencé à fuir les dangers et à consacrer plus de temps à l'oraison, que Notre Seigneur m'ouvrit les trésors de ses grâces; il n'attendait, ce semble, que mon consentement à les recevoir. Il me donnait très ordinairement l'oraison de quiétude, et souvent celle d'union, qui durait un bon moment.

Comme dans ce môme temps on avait vu des femmes, victimes de grandes illusions, tomber dans les pièges tendus par l'esprit de ténèbres [4], je commençai à concevoir des craintes sur le plaisir si doux, et souvent irrésistible, que je goûtais dans mes relations avec Dieu. D'autre part, surtout tant que durait l'oraison, je sentais une assurance intérieure très grande que ces délices venaient de Dieu. Je voyais en outre que j'en devenais, et meilleure et plus forte. Mais m'arrivait-il de me distraire tant soit peu, je retombais dans mes craintes; je redoutais un artifice du démon qui, en me faisant croire que la suspension de l'entendement était chose bonne, voulait par là me détourner de l'oraison mentale. De plus, ne pouvoir ni penser à la Passion, ni me servir de mon entendement, me paraissait, à cause de mon peu de lumière, une perte préjudiciable.

Mais comme l'heure était venue où Notre Seigneur voulait, en m'éclairant, mettre un terme à mes offenses et me montrer combien je lui étais redevable, il permit que mes alarmes crussent de jour en jour, en sorte que je me déterminai à chercher avec soin des hommes versés dans les voies spirituelles pour conférer avec eux. On m'avait déjà signalé comme tels quelques pères de la compagnie de Jésus, récemment établis dans cette ville [5]. et moi, sans en connaître aucun, je leur étais très affectionnée, par cela seul que je savais leur genre de vie et leur manière d'oraison; mais je ne me trouvais pas digne de leur parler, ni assez forte pour leur obéir, ce qui m'inspirait une plus grande crainte, car traiter avec eux, et être ce que j'étais, me semblait quelque chose de bien ardu. J’en fus là quelque temps. Enfin, après bien des combats intérieurs et bien des craintes, je me décidai à parler à un homme spirituel pour savoir ce qu'était mon oraison, et en recevoir lumière si j'étais dans l'erreur, fermement résolue de faire tout ce que je pourrais pour ne pas offenser Dieu. Ce qui me rendait si timide, c'était, je le répète, ce manque d'énergie que je voyais en moi. Quelle grande erreur, ô mon Dieu! Je cherchais à être bonne, et je m'éloignais du bien. Si j'en juge par la violence que j'eus à me faire, le démon doit livrer sur ce point de bien rudes assauts à une âme qui commence à pratiquer la vertu; il sait bien que tout est gagné pour elle, si elle a le bonheur de traiter avec les amis de Dieu. Et moi, je différais de jour en jour, sans jamais pouvoir m'y résoudre! J'attendais, comme quand je quittai l'oraison, que je fusse devenue meilleure, et peut-être ce changement n'aurait jamais eu lieu. De petites fautes passées en habitude, et dont je n'apercevais pas la gravité, m'avaient fait tomber si bas, que j'avais besoin du secours d'autrui et d'une main qui m'aidât à me relever. Béni soit le Seigneur! la première qui me fut tendue fut la sienne.

Quand je vis que ma crainte augmentait toujours, parce que les grâces reçues dans l'oraison allaient croissant, je jugeai qu'il y avait là quelque grand bien ou un très grand mal. Je comprenais que ce qui se passait en moi était surnaturel, parce que quelquefois je ne pouvais y résister; quant à me le procurer de moi-même, c'était impossible. Je pensai que l'unique remède était de m'appliquer à la pureté de conscience, et de m'éloigner de toute occasion, même de péchés véniels: si c'était l'esprit de Dieu, le profit était clair; si c'était le démon, tandis que je ferais tous mes efforts pour contenter le Seigneur et ne point l'offenser, il ne pouvait me causer que fort peu de mal, ou plutôt il y perdrait lui-même. Cette résolution prise, je suppliais continuellement le Seigneur de m'assister; mais après y avoir été fidèle pendant quelques jours, je vis que mon âme n'avait pas assez de force pour s'élever seule à une si haute perfection, à cause de certaines attaches qui, sans être en soi très mauvaises, suffisaient cependant pour tout ruiner.

On me parla d'un ecclésiastique instruit qui était en cette ville, et dont le Seigneur commençait à faire connaître au public la vertu et la vie édifiante [6]. Je fis en sorte de le voir, par le moyen d'un saint gentilhomme qui habite cette même ville. Ce gentilhomme est marié, mais d'une éminente vertu et d'une vie exemplaire. Il est tellement adonné à l'oraison et d'une charité si admirable, qu'on le regarde, à bien juste titre, comme un modèle éclatant de bonté et de perfection. Il a travaillé avec succès au bien spirituel d'un grand nombre de personnes: Dieu lui a donné pour cela de rares talents, et, quoique son état y semble un obstacle, il les fait admirablement valoir. Il a beaucoup d'esprit; il est plein d'aménité envers tout le monde; rien dans sa conversation qui fatigue; elle est si douce et si aimable, et en même temps si droite et si sainte, qu'elle enchante ceux avec qui il traite. Il ne se propose se en tout d'autre but que le bien des âmes avec lesquelles il converse, et l'on dirait qu'il ne goûte d'autre bonheur que celui d'être utile et de faire plaisir à tous, autant que cela dépend de lui. Quant à moi, je pense avoir sujet de croire que ce saint gentilhomme fut par sa sage conduite la première cause du salut de mon âme. Je ne saurais trop admirer l'humilité dont il fit preuve alors, car il y avait près de quarante ans (trente-sept ou trente-huit ans, peut-être) qu'il s'adonnait à l'oraison, et vivait dans toute la perfection que son état pouvait comporter. Sa femme était aussi une grande servante de Dieu, et d'une si admirable charité, que son exemple ne pouvait que lui faire du bien; en un mot, on voyait en elle l'épouse choisie de la main de Dieu, pour celui qu'il savait devoir être un si parfait modèle de fidélité dans son service [7]. Ses parents et les miens étaient unis par des alliances; de plus, il avait d'intimes rapports avec le mari d'une de mes cousines, qui était aussi très vertueux.

Ce fut par cette voie que je tâchai d'obtenir un entretien avec ce pieux ecclésiastique dont j'ai parlé, et qui était fort lié avec ce gentilhomme. Mon dessein était de me confesser à lui et de le prendre pour directeur. Le gentilhomme me l'ayant donc amené pour que je m'entretinsse avec lui, j'éprouvai une confusion extrême de me voir en présence d'un homme si saint. Je lui fis part de l'état de mon âme et de mon oraison. Mais il refusa de me confesser, s'excusant sur ses occupations qui étaient en effet très grandes. Avec une sainte résolution, il me traita comme une âme forte, telle que j'aurais dû être d'après mon oraison, et demanda de moi d'éviter toute offense envers Dieu. Voyant en lui cette détermination immédiate au sujet des petites fautes, et ne me sentant pas la force d'en venir là si promptement, je m'en affligeai. Il paraissait prendre la réforme de mon âme comme une affaire qu'il pouvait terminer du premier coup, et je sentais qu'elle demandait beaucoup plus de ménagement. Enfin je reconnus que le remède à mes maux ne se trouvait pas dans les moyens qu'il proposait; ils ne convenaient qu'à une âme plus parfaite que la mienne. Dieu, il est vrai, m'avait accordé de grandes grâces; mais pour les vertus et la mortification, j'avais à peine fait le premier pas. J'en suis convaincue, si je n'avais point eu d'autre directeur, jamais je n'aurais progressé. Ne faisant pas, et ne croyant pouvoir faire ce qu'il me conseillait, j'en éprouvais une douleur à perdre tout espoir et à tout abandonner.

J'admire quelquefois comment cet ecclésiastique ayant une grâce particulière pour initier les âmes à la piété, Dieu permit qu'il ne comprît pas la mienne, et refusât de se charger de ma conduite. Je vois maintenant que tout fut pour mon plus grand bien; c'est ainsi que je devais connaître, et avoir pour guides de mon âme, des hommes aussi saints que ceux de la compagnie de Jésus.

Dès ce jour, il fut convenu avec ce saint gentilhomme qu'il viendrait de temps en temps me voir. Il fit paraître alors combien grande était son humilité, de vouloir bien traiter avec une personne aussi imparfaite que moi. Dès les premiers entretiens, il s'appliqua à relever mon courage; il me disait que je ne devais point m'imaginer pouvoir en un jour me séparer de tout, mais que Dieu opérerait peu à peu ce détachement; il le savait par expérience, ayant lui-même passé plusieurs années sans pouvoir se vaincre dans des choses pourtant fort légères. O humilité! quels grands biens tu apportes et à celui qui te possède et à ceux qui ont le bonheur de l'approcher! Ce saint, car je Puis, ce me semble, à juste titre lui donner ce nom, me disait de lui-même, pour le bien de mon âme, certaines choses que son humilité lui faisait regarder comme des faiblesses. Dans son état, elles ne pouvaient passer ni pour des fautes ni pour des imperfections; mais dans le mien, elles étaient très graves.

Je rapporte ceci à dessein; on trouvera peut-être que je m'étends beaucoup sur ces petites industries; mais, à mes yeux, elles favorisent admirablement les premiers progrès d'une âme dans la perfection, elles la préparent à voler dans la suite, quand elle aura des ailes; en un mot, elles lui procurent un tel bien, qu'on ne saurait s'en faire une idée, à moins de l'avoir éprouvé. Comme je ne doute pas, mon père, que Dieu ne vous destine à travailler à l'avancement spirituel de plusieurs âmes, je tiens à proclamer ici cette vérité: ce qui m'a sauvée, c'est qu'on a su me guérir; on a eu assez d'humilité et de charité pour me suivre de près, assez de patience pour me supporter, quand je ne me corrigeais pas de tous mes défauts.

Ce gentilhomme procédait avec discrétion, et m'instruisait peu à peu des moyens de vaincre le démon. Il me devint extrêmement cher; je ne goûtais pas de plus grand repos que celui que me procuraient ses visites; niais elles étaient rares. Passait-il plus de temps qu'à l'ordinaire sans venir, je m'en affligeais beaucoup, dans la pensée que mon peu de vertu en était cause. Depuis que j'avais le bonheur de traiter avec lui, je m'étais montrée plus fidèle envers Dieu; mais il me restait encore de grandes imperfections, que je devrais peut-être appeler des péchés. Dans le désir d'être éclairée, je les lui fis connaître, et je lui exposai en même temps les grâces dont Dieu me favorisait. Il me dit que l'un ne s'accordait pas avec l'autre: de semblables faveurs étaient pour des personnes déjà très avancées et très mortifiées; c'est pourquoi il ne pouvait s'empêcher de craindre beaucoup; en certaines choses se montrait, selon lui, l'action du mauvais esprit; il n'avait pas néanmoins là-dessus un jugement arrêté. Il me conseilla de bien réfléchir à tout ce qui se passait dans mon oraison et de le lui faire connaître. C'était là difficulté, parce que je ne savais en nulle manière exprimer ce qu'était mon oraison, Dieu ne m'ayant fait que depuis peu la grâce de le comprendre et de pouvoir le dire. Ce conseil, joint aux craintes que j'avais déjà, me fit tomber dans une profonde affliction, et je répandis beaucoup de larmes. Ayant un désir si sincère de contenter Dieu, je ne pouvais me persuader que le démon fût l'auteur de ce que j'éprouvais; mais d'autre part, je craignais que Dieu, en punition de mes grands péchés, ne me refusât sa lumière pour découvrir la vérité.

Je lus des livres dans l'espoir qu'ils m'aideraient à m'expliquer sur mon oraison; dans un traité, qui a pour titre le Chemin de la Montagne [8], je trouvai, à l'endroit où il est parlé de l'union de l'âme avec Dieu, toutes les marques de ce que j'éprouvais. Dans cet état, disait l'auteur, l'âme ne peut penser à rien; et c'est précisément ce que je disais de moi. Je marquai de plusieurs traits les endroits, et je remis le livre à ce gentilhomme; ce saint ecclésiastique, grand serviteur de Dieu, dont j'ai parlé, et lui, devaient l'examiner et me dire ensuite ce que j'avais à faire. J'étais prête, s'ils le jugeaient à propos, à abandonner entièrement l'oraison. Pourquoi, en effet, me jeter dans ces sortes de dangers? Il y avait près de vingt ans que je m'occupais de l'oraison, et loin d'y trouver du profit, je n'y rencontrais que des illusions de l'esprit de mensonge; mieux valait y renoncer. Mais, à vrai dire, ce parti m'eût été bien dur; l'expérience m'avait trop bien appris ce qu'était mon âme sans l'oraison. Ainsi, partout ce n'était pour moi que difficultés. J'étais comme celui qui, au milieu d'un fleuve et près d'être englouti dans les flots, ne voit, de quelque côté que se dirige son effort, qu'un péril plus grand. C'est là une peine très cruelle, et j'en ai eu beaucoup à souffrir de ce genre, comme je le rapporterai dans la suite; ce que j'en dirai, quoique peu important en apparence, pourra néanmoins avoir son utilité, en montrant de quelle manière on doit éprouver les esprits.

Je l'affirme, elles sont grandes, angoisses où jette cette peine, et il faut user de prudence, surtout avec les femmes, à cause de leur faiblesse. On pourrait leur faire beaucoup de mal en leur disant sans détour que ce qui se passe en elles vient du démon. Il faut tout examiner avec le plus grand soin, les éloigner des dangers, leur recommander sérieusement le secret, et le leur garder à elles-mêmes, ainsi qu'il convient. J'insiste sur le secret, parce que j'ai eu beaucoup à souffrir de ce qu'il n'a pas été fidèlement gardé à mon égard. Quelques-uns de ceux à qui je rendais compte de mon oraison en interrogeaient d'autres, pour le bien de mon âme sans doute, mais enfin ils m'ont nui beaucoup, en divulguant des choses qui, n'étant pas pour tous, auraient dû demeurer secrètes; et c'était moi qui avais l'air de le publier. Le Seigneur l'a permis, je crois, sans aucune faute de leur part, pour me faire souffrir. Je ne dis pas qu'ils parlaient de ce que je leur déclarais en confession je dis seulement que leur ouvrant mon âme dans mes craintes pour être éclairée, j'avais droit, ce me semble, à un secret absolu de leur part. Malgré cela, je n'osai jamais rien leur cacher. Mon avis est donc qu’il faut conduire les femmes avec une discrétion extrême en les encourageant, et en attendant avec patience le moment du Seigneur; ce Dieu de bonté ne manquera pas de venir à leur secours, comme il l'a fait pour moi. S'il ne m'eût ainsi assistée, les frayeurs qu'on me donnait auraient été capables de me nuire beaucoup, étant d'un naturel timide et craintif, et sujette en outre à de grandes souffrances du cœur. Je m'étonne que je n'en aie pas reçu un contre-coup très fâcheux.

Je donnai donc le livre à ce gentilhomme. Je lui remis en même temps une relation aussi fidèle qu'il me fut possible de ma vie et de mes péchés. Elle ne renfermait pas le détail de mes fautes comme une confession, puisqu'il était séculier, mais elle lui dévoilait toute la profondeur de ma misère. Ce saint ecclésiastique et lui examinèrent avec une grande charité et un parfait dévouement ce qui me regardait. Dans l'intervalle, qui fut de quelques jours, je donnais de mon côté beaucoup de temps à l'oraison, je me faisais recommander à Dieu par plusieurs personnes, et j'attendais, non sans beaucoup de crainte, la réponse des deux serviteurs de Dieu. Enfin, le gentilhomme se rendit près de moi profondément peiné, et me déclara qu'ils croyaient que ce qui se passait en moi venait du démon. Ils jugeaient tous les deux que le parti le plus convenable était d'ouvrir mon âme à un père de la compagnie de Jésus; il viendrait, si je l'en priais, lui déclarant que j'avais besoin de son secours; je devais, par une confession générale, lui rendre compte de toute ma vie, de mes inclinations, enfin de tout, avec une grande clarté; Dieu, par la vertu du sacrement, lui donnerait plus de lumières; ces pères étaient très versés dans les voies spirituelles; je ne devais m'écarter en rien de ce qu'il me dirait, parce que j'étais en grand danger, si je n'avais quelqu'un pour me diriger.

Cette réponse me remplit d'un tel effroi et d'une peine si vive, que tout ce que je pouvais faire, c’était de répandre des larmes. Etant un jour dans un oratoire, très affligée et ne sachant ce que j'allais devenir, je lus dans un livre que le Seigneur me mit, ce semble, lui-même entre les mains, ces paroles de saint Paul: « Dieu est très fidèle; jamais il ne permet que ceux qui l'aiment soient trompés par le démon (cf. 1 Co 10, 13). » Cela me consola beaucoup. Je commençai à m'occuper de ma confession générale. Je fis par écrit un exposé de tout le mal et de tout le bien de ma vie, avec le plus de clarté et d'exactitude qu'il me fut possible. Je me souviens qu'après avoir terminé cet écrit, voyant d'un côté tant de mal, et de l'autre presque aucun bien, j'en ressentis une affliction et une douleur profondes.

Une nouvelle peine pour moi était que dans la maison on me vît traiter avec des hommes aussi saints que ceux de la compagnie de Jésus. Je redoutais ma misère, et il me semblait que mes rapports avec eux m'imposaient une obligation plus stricte encore d'y mettre un terme, et de renoncer à mes vains passe-temps. Si je ne le faisais, mon état deviendrait pire. Ainsi, je priai la sacristine et la portière de n'en parler à personne. La précaution fut inutile; car lorsqu'on m'appela, il se rencontra à la porte une religieuse qui le publia dans tout le couvent. Quels embarras et quelles craintes le démon ne suscite-t-il pas à une âme qui veut s'approcher de Dieu!

Je fis connaître mon âme tout entière à ce serviteur de Dieu, car il l'était à un haut degré et, avait une rare prudence [9]. Comme il connaissait bien les voies spirituelles, il me donna lumière sur mon état, et il m’encouragea beaucoup. Il me dit que ce qui se passait en moi venait manifestement de l'esprit de Dieu; mais que je devais reprendre mon oraison en sous-œuvre, parce que je ne l'avais pas établie sur un fondement solide, et que je n'avais pas encore commencé à comprendre la mortification, ce qui était si vrai, que le nom même m’en était ce me semble, inconnu. Il ajouta que je devais bien me garder d'abandonner l'oraison, mais au contraire m'efforcer de m'y appliquer de plus en plus puisque Dieu m'y faisait des grâces si particulières; que savais-je si par moi le Seigneur ne voulait pas faire du bien à un grand nombre de personnes? Il me dit encore d'autres choses, par lesquelles il parut prophétiser ce que le Seigneur a depuis accompli à mon égard. Enfin, il me déclara que je serais je serais grandement coupable, si je ne répondais pas aux grâces que Dieu m'accordait. En tout ce qu'il me disait, le Saint-Esprit me semblait parler par sa bouche pour guérir mon âme, tant ses paroles s’y imprimaient profondément, ce qui me pénétrait d’une confusion extrême. Cet homme de Dieu me conduisit par des voies telles, qu'il s'opérait, ce me semble, en moi un changement absolu. Oh! que c'est une grande chose que de comprendre une âme! Il me dit de prendre chaque jour pour sujet de mon oraison un mystère de la Passion et d'en tirer mon profit, Ce ne penser qu'à l'humanité de Notre Seigneur, et quant à ces recueillements et ces douceurs spirituelles, de leur résister de toutes mes forces, sans leur donner entrée, jusqu'à ce qu'il m'ordonnât autre chose. Il me laissa consolée et pleine de courage. Le Seigneur, qui venait à mon secours, l'assista lui aussi pour lui faire connaître l'état de mon âme, et de quelle manière il devait me conduire. Je restai fermement déterminée à ne m'écarter en rien de ce qu'il me commanderait, et jusqu'à ce jour j'ai été fidèle à ma résolution. Loué soit le Seigneur de ce qu'il m'a fait la grâce d'obéir, quoique imparfaitement, à mes confesseurs! Ils ont presque toujours été de ces hommes bénis de la compagnie de Jésus; mais, je le répète, je n'ai qu'imparfaitement suivi leur direction. Mon âme commença dès lors à faire de sensibles progrès, comme on va le voir dans le chapitre suivant.

Chapitre 24

Mon âme, après cette confession, demeura si souple qu'il n'y avait rien, ce me semble, que je ne fusse prête à faire. Aussi, je commençai à changer en beaucoup de choses: ce n'était pas mon confesseur qui me pressait, il avait plutôt l'air de ne pas tenir grand compte de tous mes efforts, et cela m'excitait davantage. Me conduisant par la voie de l'amour de Dieu, il me laissait libre, sans autre contrainte que celle que mon amour m'imposait. Je restai ainsi près de deux mois, résistant de tout mon pouvoir aux délices spirituelles et aux faveurs que Dieu m'accordait. Quant à l'extérieur, mon changement était visible. Dieu me donnant un courage tout nouveau, je faisais certaines choses qui, aux yeux des personnes qui me connaissaient et des religieuses de mon monastère, semblaient extrêmes; vu ma conduite passée, elles avaient raison d'en juger ainsi; mais, eu égard aux obligations que mon habit et ma profession m’imposaient, je demeurait encore bien en arrière.

Cette résistance aux douceurs et aux caresses divines me valut, de la part de Notre Seigneur, une excellente instruction. J'étais persuadée auparavant que pour recevoir ces faveurs dans l'oraison, il fallait être dans la solitude la plus profonde; en sorte que je n'osais, pour ainsi dire, me remuer. Je vis depuis combien cela importait peu; car, plus je tâchais de faire diversion, plus le Seigneur m'inondait de suavité et de gloire; j'en étais tellement environnée, que je ne pouvais les fuir.

Je résistais avec un soin qui allait jusqu'au tourment; mais le Seigneur mettait un soin plus grand encore à me combler de ses grâces. Il se manifestait pendant ces deux mois beaucoup plus qu'il n'avait coutume de le faire, afin de m'apprendre que je n'étais plus en mon pouvoir. Je sentis renaître en moi l'amour de la très sainte humanité de Notre Seigneur; mon oraison commença aussi à s'affermir, comme un édifice qui repose sur un solide fondement; enfin, je m'affectionnai davantage à la pénitence, que j'avais négligée à cause de mes grandes infirmités. Ce saint homme qui me confessait me dit que certaines austérités ne pouvaient me nuire, et que Dieu ne m'envoyait peut-être tant de maladies, que pour m'imposer une pénitence que je ne faisais pas. Il m'ordonnait certaines mortifications qui étaient fort peu de mon goût; je me soumettais à tout néanmoins, convaincue que le Seigneur lui-même me le commandait par son ministre, et il lui donnait grâce pour me le commander de manière à être obéi. Déjà mon âme ressentait même les plus petites offenses que je commettais envers Dieu; m'arrivait-il, par exemple, d'avoir quelque chose de superflu, je ne pouvais me recueillir avant de m'en être dépouillée. Je suppliais instamment le divin Maître de me tenir de sa main, et de ne pas permettre que, traitant avec ses serviteurs, je retournasse en arrière; une pareille infidélité me semblait très coupable, parce qu'elle leur aurait fait perdre le crédit dont ils jouissaient.

En ce temps vint dans cette ville le P. François de Borgia [10]. Duc de Gandie quelques années auparavant, il avait tout quitté et était entré dans la compagnie de Jésus. Mon confesseur me procura l'occasion de lui parler et de lui rendre compte de mon oraison; car il savait que Dieu lui accordait de grandes faveurs et des délices spirituelles, le récompensant ainsi, dès cette vie même, d'avoir tout abandonné pour le servir. Le gentilhomme dont j'ai parlé précédemment vint aussi me voir dans le même but. Après m'avoir entendue, le P. François de Borgia me dit que ce qui se passait en moi venait de l'esprit de Dieu; il approuvait la conduite que j'avais tenue jusque-là, mais il croyait qu'à l'avenir je ne devais plus opposer de résistance. Désormais, je devais toujours commencer l'oraison par un mystère de la Passion; et si ensuite Notre Seigneur, sans aucun effort de ma part, élevait mon esprit à un état surnaturel, je devais, sans lutter davantage, m'abandonner à sa conduite. Il montra alors combien il était avancé lui-même, en me donnant ainsi le remède et le conseil; car en ceci l'expérience fait beaucoup. Il déclara que ce serait donner dans l'erreur que de résister plus longtemps. Pour moi, je demeurai bien consolée, et ce gentilhomme aussi. Très satisfait que ce père eût reconnu l'action de Dieu dans mon âme, il continuait à m'aider et à me donner des conseils en tout ce qu'il Pouvait, et il pouvait beaucoup.

A cette même époque, on envoya mon confesseur [11] dans une autre ville. Cet éloignement me fut très sensible; je ne croyais pas pouvoir trouver un directeur semblable à lui, et je tremblais de retomber dans le triste état où j'étais auparavant. Mon âme resta comme dans un désert, sans consolation, et agitée de tant de craintes que je ne savais que devenir. Une de mes parentes obtint alors de mes supérieurs la permission de me mener chez elle. Je n'y fus pas plus tôt, que je m'empressai d’avoir un autre confesseur de la compagnie de Jésus [12].

Le Seigneur, dans sa bonté, fit que je commençai à me lier d'amitié avec une veuve de grande naissance très adonnée à l'oraison, et qui communiquait beaucoup avec ces pères. Elle m'engagea à prendre pour confesseur celui qui la dirigeait [13]. Je passai un certain temps dans la maison de cette dame [14]; je me trouvais tout près de celle des pères, et j'étais très heureuse de pouvoir communiquer facilement avec eux. La seule connaissance de la sainteté de leur vie faisait sur moi une impression si heureuse, que mon âme, je le sentais, en retirait un grand profit spirituel.

Ce Père commença à me faire vivre avec plus de perfection. Il n'y avait rien, me disait-il, que je ne dusse faire pour contenter Dieu entièrement. Mais voyant que mon âme, loin d'être forte, était encore très tendre, il me conduisait avec beaucoup de prudence et de douceur. Un sacrifice entre tous me coûtait, c’était de renoncer à certaines amitiés, très innocentes par elles-mêmes, mais auxquelles je tenais beaucoup. Il me semblait d'ailleurs que je ne pouvais le faire sans montrer de l'ingratitude; aussi je disais à mon confesseur que, ces relations étant sans aucune offense de Dieu, je ne voyais pas pourquoi je devais me montrer ingrate. Il me conseilla de recommander la chose à Dieu durant quelques jours, et de dire l'hymne Véni Creator, afin qu'il m'éclairât sur ce qu'il y avait de mieux à faire.

Un jour, après être restée longtemps en oraison, et après avoir supplié le Seigneur de m'aider à le contenter en tout, je commençai l'hymne: pendant que je la disais, j'entrai dans un ravissement qui me tira presque hors de moi-même; il fut subit, mais si manifeste, que je ne pouvais en douter. C'était la première fois que Dieu m'accordait la faveur d'un ravissement. J'entendis ces paroles: « Je ne veux plus que tu converses avec les hommes, mais seulement avec les anges ». Je fus saisie d'effroi, soit parce que le mouvement extatique s'était fait sentir avec force, soit parce que ces paroles me furent dites dans le plus intime de mon âme. Mais lorsque cette crainte, causée par une grâce si nouvelle pour moi, se fut évanouie, je me sentis inondée de consolation.

Ces paroles se sont parfaitement accomplies; jamais depuis lors je n'ai pu lier aucune amitié, ni trouver des consolations dans quelque affection particulière, si ce n'est à l'égard des personnes animées d'amour pour Dieu et s'efforçant de le servir. Quand je le voudrais, ce n'est plus en mon pouvoir, même s'il s'agit de parents ou d'amis. Dès que je ne rencontre ni cet amour de Dieu, ni la pratique de l'oraison, toute relation, quelle qu'elle soit, me devient une croix pénible. Autant que j'en puis juger, ce sont là mes sentiments. Depuis le jour où Dieu, en un instant (car cela ne dura pas, ce me semble, davantage), changea entièrement sa servante, ma résolution' de renoncer à tout pour l'amour de lui fut inébranlable. On n'avait plus besoin de me presser. Jusque-là mon confesseur, voyant combien un tel sacrifice me coûtait, n'avait osé me donner l'ordre formel de le faire. Il attendait sans doute ce changement de la main du Seigneur, qui l'opéra en effet. Quant à moi, je désespérais d'y parvenir, car j'avais essayé de lutter, mais la difficulté était si grande, que je cessais de combattre contre une affection qui ne me paraissait pas blesser la conscience. Dieu brisa mes chaînes, et il me donna la force d'exécuter ce que j'avais auparavant entrepris en vain. Je le dis à mon confesseur, je quittai tout en la manière qu'il me l'ordonna, et une pareille détermination fit le plus grand bien à la personne avec laquelle j'étais liée.

Dieu soit éternellement béni de m'avoir donné, en un instant, cette liberté que, malgré tous mes efforts, je n'avais pu acquérir en plusieurs années, quoique bien des fois je me fusse fait une violence telle, que ma santé avait eu beaucoup à en souffrir. Comme ce fut l'ouvrage du Tout-Puissant et du vrai Maître de toutes les créatures, je n'éprouvai aucune peine.

Chapitre 25

Je crois utile, mon père, d'exposer ici la nature de ces paroles que Dieu adresse à l'âme, et l'impression qu'elles produisent sur elle, afin que vous en ayez une idée nette. Car, comme vous le verrez par la suite de mon récit, depuis la première fois que le divin Maître me fit cette faveur, il a continué de me l'accorder très souvent jusqu'à ce jour.

Ces paroles sont parfaitement distinctes, mais on ne les entend pas des oreilles du corps; l'âme, néanmoins, les entend d'une manière beaucoup plus claire que si elles lui arrivaient par les sens. On a beau résister pour ne pas les entendre, tout effort est inutile. Pour la parole humaine, il dépend de nous de ne pas l'entendre, nous pouvons fermer nos oreilles; nous pouvons encore concentrer notre attention sur un autre objet, de manière à n'entendre qu'un son confus, sans saisir le sens de ce qui est dit. Mais pour les paroles que Dieu adresse à l'âme, il n'y a aucun moyen de ne pas les entendre. Malgré nous, elles nous forcent à écouter, et obtiennent de notre entendement une attention parfaite à tout ce que Dieu veut lui dire; il ne sert de rien ici de vouloir ou de ne pas vouloir. Par là, le Tout-Puissant nous fait entendre qu'il faut lui obéir, et il nous prouve qu'il est notre véritable Maître. J'ai sur ce sujet une grande expérience; car la crainte d'être trompée m'a fait résister près de deux ans à ces paroles intérieures [15]; et maintenant encore j'essaie de temps en temps de résister, mais sans grand succès.

Je voudrais signaler les erreurs où l'on peut tomber en cette matière, bien qu'à mon avis le danger soit bien peu, ou même nullement à redouter, pour les personnes qui en ont une connaissance expérimentale, mais il faut que cette connaissance soit grande. Je souhaiterais aussi faire connaître en quoi les paroles du bon esprit diffèrent de celles du mauvais, et de celles que l'entendement forme intérieurement ou qu'il se dit à lui-même; car cela peut arriver. Je doutais d'abord si l'entendement pouvait ainsi se parler, mais aujourd'hui même il m'a semblé qu'il le pouvait.

J'ai reconnu par une très grande expérience que Dieu me parlait, en ce que plusieurs choses qui m'étaient annoncées deux et trois ans à l'avance se sont toutes accomplies, sans qu'aucune jusqu'à ce jour ait été démentie par les faits. J'ai encore reconnu, à d'autres caractères d'une clarté frappante, que ces paroles provenaient de l'esprit de Dieu, comme je me propose de le dire.

Selon moi, il peut arriver qu'une personne qui recommande à Dieu de tout son cœur une affaire dont elle est vivement préoccupée, se figure entendre une réponse; par exemple, que sa prière sera ou ne sera pas exaucée. Cela est, en effet, très possible. Toutefois, l'âme qui aura entendu des paroles divines verra clairement ce qu'il en est; car entre elles et les autres, il y a une grande différence. Quand c'est l'entendement qui forme ces paroles, quelque subtilité qu'il y mette, il voit que c'est lui qui les arrange et qui les profère. En un mot, lorsque l'entendement est l'auteur de ces paroles, il agit comme une personne qui ordonne un discours; et quand elles émanent de Dieu, il écoute ce qu'un autre dit. Dans le premier cas, il verra clairement qu'il n'écoute point, mais qu'il agit; et les paroles qu'il forme ont je ne sais quoi de sourd, de fantastique, et manquent de cette clarté qui est le caractère inséparable de celles de Dieu. Aussi pouvons-nous alors porter notre attention sur un autre objet, de même qu'une personne qui parle peut se taire; mais lorsque c'est Dieu qui nous parle, cela n'est plus en notre pouvoir.

Il y a encore une autre marque, la plus évidente de toutes: c'est que les paroles qui viennent de l'entendement ne produisent aucun effet, tandis que celles qui viennent de Dieu sont paroles et œuvres tout ensemble. C'est pourquoi, lors même qu'il les profère non pour enflammer notre amour, mais simplement pour nous reprendre de nos fautes, dès la première, il dispose l'âme et la rend capable de tout entreprendre pour son service; il l'attendrit, il l'illumine, il répand en elle la joie et la paix. La trouve-t-il dans la sécheresse, le trouble et l'inquiétude, en lui parlant il lui enlève ces peines comme avec la main et fait plus encore. Le Seigneur semble vouloir lui donner ainsi à comprendre qu'il est tout-puissant, et que ses paroles sont des oeuvres. Il y a donc, à mon avis entre les paroles venant de nous et celles qui viennent de Dieu, la différence qui se trouve entre parler et écouter, ni plus ni moins. Lorsque je parle, comme je l'ai dit, j'arrange moi-même avec l'entendement ce que je dis; mais si l'on me parle, je n'ai qu'à écouter, ce qui ne me donne aucune peine. Dans le premier cas  il y a dans les paroles quelque chose d'indécis, comme il arrive lorsqu'une personne se trouve dans un demi-sommeil. Mais dans le second, les paroles sont prononcées par une voix si claire, qu'on ne perd pas une syllabe de ce qui est dit; et quelquefois elles se font entendre dans un temps où l'âme est si troublée, et a l'entendement si distrait, qu'elle ne pourrait former une seule pensée raisonnable. Malgré cela, elle entend ces paroles, dont la première suffit pour la changer, et elle y trouve exprimées des pensées élevées, que, même au sein du plus profond recueillement, elle n'aurait jamais été capable de concevoir. Cela est plus vrai encore dans le ravissement; car ses puissances étant alors suspendues, comment pourrait-elle entendre des vérités qui jamais ne se seraient présentées à sa mémoire? Et comment ces vérités se présenteraient-elles, alors que cette puissance n'agit plus, et que l'imagination est comme liée?

Il y a ici une observation à faire: si l'âme a des visions ou entend des paroles divines pendant qu'elle est ravie, ce n'est jamais pendant que l'âme est unie à Dieu dans le plus haut degré du ravissement: car alors, comme je l'ai expliqué en parlant, je crois, de la seconde eau, toutes les puissances de l'âme étant entièrement perdues en Dieu, elle ne peut ni voir, ni écouter, ni entendre. Elle est complètement au pouvoir d'un autre, et pendant ce temps, qui est de peu de durée, le Seigneur, me semble-t-il, ne lui laisse de liberté pour rien. Mais une fois que ce temps si court est passé, l'âme persévère encore dans le ravissement; ses puissances, sans être entièrement perdues en Dieu, demeurent néanmoins presque sans action; elles sont comme absorbées et incapables de raisonner; et c'est alors qu'elle entend les paroles divines.

Il y a tant de moyens de discerner ces deux genres de paroles, qu'il est difficile que l'on s'y trompe souvent; j'ajoute même qu'une âme exercée et prudente en verra très clairement la différence. Sans montrer sous combien de rapports elles diffèrent, je me contenterai de signaler celui-ci. Les paroles qui viennent de nous ne produisent aucun effet, et l'âme ne les admet pas, tandis qu'elle est forcée, malgré elle, d'admettre les paroles divines. En outre, elle ne leur accorde aucune foi, elle les considère plutôt comme des rêveries de l'entendement, et n'en tient pas plus compte que des paroles d'un frénétique. Mais Dieu se fait-il entendre, nous écoutons ses paroles comme si elles sortaient de la bouche d'une personne très sainte, très savante, de grande autorité, que nous savons être incapable de mentir; ce qui est même une comparaison trop basse. Ces paroles, en effet, sont parfois accompagnées de tant de majesté, que, sans considérer de qui elles procèdent  nous ne saurions ne pas trembler quand elles nous reprennent de nos fautes, et ne pas nous fondre d'amour quand elles nous témoignent de l'amour. De plus, comme je l'ai dit, elles présentent à notre esprit des vérités bien éloignées de la mémoire, et elles expriment si rapidement des pensées si admirables, qu'il nous faudrait beaucoup de temps seulement pour les mettre en ordre: à mon avis, il nous est impossible de ne pas voir alors que de telles paroles ne sont pas notre oeuvre Il serait donc superflu de m'arrêter davantage sur ce sujet; une personne qui en a l'expérience ne saurait, selon moi, s'y tromper et tomber dans l'illusion à moins qu'elle ne veuille, de propos délibéré, se tromper elle-même.

Voici ce qui m'est souvent arrivé: le doute s'élevait en mon âme sur la vérité de ce qui m'avait été dit, non pas au moment où les paroles m'étaient adressées, cela étant impossible, mais lorsque ce moment était déjà loin de moi, en sorte queje craignais alors d'avoir été victime de l'illusion; et longtemps après, je voyais s'accomplir ce qui m'avait été annoncé. Le Seigneur, en effet, imprime ses paroles de telle sorte dans la mémoire qu'elles ne peuvent s'en effacer, tandis que les paroles venues de notre esprit, semblables à un premier mouvement de la pensée, passent et s'oublient. Les paroles divines sont quelque chose de réel et de subsistant; et si parfois, avec le temps, on en oublie quelque détail, du moins on n'en perd pas totalement la mémoire, à moins qu'il ne se soit écoulé un intervalle fort considérable, ou qu'il s'agisse de paroles de tendresse ou d'instruction; car pour celles qui renferment une prophétie, je ne crois pas qu'elles puissent s'oublier, et il ne m'est jamais arrivé d'en perdre le souvenir, quoique j'aie fort peu de mémoire.

Ainsi, je le répète, à moins qu'une âme ne soit assez misérable pour feindre de plein gré, et dire qu'elle entend quand elle n'entend pas, ce qui serait fort mal, elle verra clairement quand c'est elle-même qui forme le discours et profère des paroles; ne pas le voir me semble impossible, surtout si elle a entendu Dieu lui parler une seule fois. Que si elle ne l'a pas entendu, elle pourra rester toute sa vie dans l'illusion, se figurant qu'on lui parle. J'avoue néanmoins que je ne conçois pas une pareille erreur. Car enfin, ou cette âme veut entendre, ou elle ne le veut pas. Si ce qu'elle entend la tourmente, si réellement elle ne veut rien entendre, soit pour échapper à mille craintes, soit pour beaucoup d'autres motifs qui lui font désirer la tranquillité dans l'oraison, pourquoi laisse-t-elle à son entendement la liberté de coordonner des raisonnements? Car il faut du temps pour cela. Quand c'est Dieu qui parle, en un instant sa parole nous instruit, et nous fait comprendre des choses que nous ne pourrions coordonner en un mois; quelques-unes sont telles que l'âme et l'entendement en demeurent tout étonnés. Voilà la vérité; et quiconque aura de ceci une connaissance expérimentale, verra que tout ce que j'ai dit est d'une exactitude parfaite. Je bénis Dieu de ce que j'ai su l'expliquer.

Je termine par ce dernier trait de différence: il dépend de nous d'entendre, quand il nous plaît, les paroles de notre esprit; chaque fois que nous sommes en oraison, nous pouvons nous figurer qu'on nous parle. Il n'en est pas ainsi des paroles de Dieu: en vain, pendant plusieurs jours, j'aurai le désir de les entendre, Dieu ne me parle pas; tandis qu'en d'autres temps, malgré mes résistances, il me force à les entendre. Que si quelqu'un, pour tromper le monde, affirmait avoir appris de la bouche de Dieu ce qu'il se serait dit à lui-même, il ne lui coûterait guère d'ajouter qu'il l'a entendu des oreilles du corps. Et j'avoue franchement qu'il ne m'était jamais venu à l'esprit qu'il y eût une autre manière d'entendre, jusqu'à ce que je l'eusse éprouvé; mais, comme je l'ai dit, l'expérience m'a coûté cher.

Quand c'est le démon qui nous parle, non seulement ses paroles ne produisent pas de bons effets, mais elles en produisent de mauvais. Cela ne m'est arrivé que deux ou trois fois, et le Seigneur m'a aussitôt avertie de l'illusion. Outre que l'âme demeure dans une extrême sécheresse, elle se trouve en proie à je ne sais quelle inquiétude, pareille à celle que j'ai bien des fois ressentie au milieu des grandes peines d'esprit et des diverses tentations, dont Dieu a permis que je fusse assaillie; c'est un tourment que j'endure assez souvent encore, comme on le verra par mon récit. On ne sait d'où vient cette inquiétude, maison sent que l'âme résiste, qu'elle se trouble et s'afflige sans savoir pourquoi; car les paroles de l'esprit de ténèbres n'ont rien de mauvais, mais semblent plutôt bonnes. Je me demande si cela ne vient point de ce qu'un esprit en sent un autre.

La douceur et le plaisir que causent ces paroles diffèrent extrêmement de ce que font éprouver celles de Dieu. A l'aide de ce plaisir, l'ennemi pourra tromper les personnes qui n'ont jamais senti les véritables douceurs qui viennent de Dieu; j'appelle ainsi une joie douce, forte, pénétrante, délicieuse, tranquille. Je ne donne pas le nom de dévotion à ces petits élans de ferveur sensible, qui se réduisent à des larmes ou à quelques sentiments affectueux, et qui, semblables à des fleurs naissantes, se fanent et tombent au premier souffle de persécution. Sans doute, ce sont d'heureux commencements et des sentiments louables; mais ils ne suffisent pas à faire discerner les effets du bon et du mauvais esprit. C'est pourquoi il est à propos de marcher toujours avec une grande circonspection, parce que les personnes qui, dans l'oraison, n'auraient pas dépassé ces petites faveurs, pourraient facilement être trompées si elles avaient des visions ou des révélations. Quant à moi, je n'ai reçu ces dernières grâces que lorsque j'étais déjà élevée par la pure bonté du Seigneur, à l'oraison d'union. Je dois cependant excepter cette première apparition de Notre Seigneur, qui eut lieu il y a bien des années, ainsi que je l'ai dit (cf. chap. 7). Et plût à sa divine Majesté que j'eusse compris dès lors, comme je l'ai compris depuis, que cette vision était véritable! Je n'en aurais pas retiré peu d'avantage.

Quand c'est le démon qui agit, loin de répandre une douce paix dans l'âme, il ne lui laisse que de l'effroi et un grand dégoût. Je tiens pour certain que Dieu ne lui permettra jamais de tromper une personne qui se défie d'elle-même en tout, et qui est si ferme dans la foi, que pour le moindre article de sa croyance, elle se dévouerait à mille morts. A cause de cette généreuse disposition que Dieu ne tarde pas à lui inspirer, et qui rend sa foi vive et inébranlable, l'âme met un soin continuel à se conformer en tout à ce qu'enseigne l'Église; dans ce but, elle interroge ceux qui peuvent l'éclairer. Elle est si immuablement attachée à ces vérités saintes, que toutes les révélations imaginables, vît-elle les cieux ouverts, ne seraient pas capables d'ébranler sa croyance sur un seul point de l'enseignement de l'Église. S'il arrive que l'âme sente vaciller sa foi sur quelque point, ou qu'elle s'arrête tant soit peu à cette pensée: Si c'est Dieu qui me dit ceci, ce pourrait bien être aussi vrai que ce qu'il a dit aux saints; cette hésitation et cette pensée viendraient du démon, qui commencerait à la tenter par un premier mouvement, et ce serait un très grand mal si elle s'y arrêtait. Mais je suis convaincue que même ces premiers mouvements seront bien rares, si l'âme est revêtue de cette force que Dieu donne aux personnes qu'il favorise de ces grâces. Car, pour la plus petite des vérités que l'Eglise nous propose, elle se sent la force d'écraser tous les démons.

Lorsqu'une âme ne voit point en elle cette vigueur de la foi, et lorsque la dévotion ou les visions qu'elle a ne contribuent pas à l'augmenter, je dis qu'elle ne doit pas les tenir pour sûres. Quoiqu'elle ne s'aperçoive pas sur l'heure du mal qu'elle en reçoit, ce mal, peu à peu, pourrait devenir considérable. Je vois, et je sais par expérience, qu'il ne faut se persuader qu'une chose vient de l'esprit de Dieu, qu'autant qu'elle se trouve conforme à l'Écriture sainte. S'il y avait la plus légère divergence, je croirais que ces visions viennent du démon, avec une fermeté incomparablement plus grande que je ne regarde les miennes comme venant de Dieu, quelque conviction que j'en aie. Avec cette divergence, on n'a pas besoin d'autres marques; car seule elle démontre d'une manière si évidente l'action du mauvais esprit, que si le monde entier m'assurait que c'est l'esprit de Dieu, je ne le croirais pas.

Autres signes de l'action du démon. Tous les biens semblent se cacher et s'enfuir de l'âme; le dégoût et le trouble s'emparent d'elle; aucun bon effet n'est produit. L'ennemi semble inspirer des désirs, mais ils sont sans vigueur; l'humilité qu'il laisse est fausse, inquiète et sans douceur. Tout cela, je crois, sera compris d'une âme qui aura éprouvé les effets du bon esprit. Néanmoins, le démon peut en cette matière nous tendre bien des pièges. Aussi, il n'y a pas sur ce point de faveur si assurée, qu'il ne soit plus sûr encore de craindre, de nous tenir sur nos gardes, et d'avoir un maître éclairé auquel notre âme soit entièrement ouverte. Avec de telles précautions, il ne peut nous arriver aucun mal.

Quant à moi, j'ai eu beaucoup à souffrir des craintes excessives de certaines personnes, surtout dans la circonstance que je vais rapporter. Plusieurs d'entre elles à qui, pour de bons motifs, j'accordais pleine confiance, s'étaient assemblées à mon occasion. Je ne m'ouvrais d'ordinaire qu'à mon confesseur; cependant, sur son ordre, je parlais aussi quelquefois à d'autres. Ceux-ci avaient pour moi beaucoup de dévouement, et craignaient que je ne fusse trompée par le démon. Je le craignais extrêmement aussi quand j'étais hors de l'oraison; car, pendant l'oraison même, Notre Seigneur, en m'accordant quelque grâce, daignait me rassurer. Je crois qu'ils étaient cinq ou six, tous grands serviteurs de Dieu. Mon confesseur me déclara qu'ils prononçaient tous, d'un commun accord, que ce que j'éprouvais venait du démon; ainsi, d'après eux, je devais communier plus rarement, et me distraire de manière à éviter la solitude. J'étais craintive à l'excès; les souffrances du cœur auxquelles j'étais sujette contribuaient encore à augmenter cette disposition, de sorte que souvent, même en plein jour, je n'osais rester seule. Voyant des hommes d'un tel mérite affirmer ce que je ne pouvais croire, j'en concevais un très grand scrupule, dans la pensée que cela venait de mon peu d'humilité. Ils étaient tous en effet, sans comparaison, d'une vie plus édifiante que la mienne, et ils avaient la science pour eux: pourquoi ne pas les croire? Je faisais tous mes efforts pour cela; je me représentais les infidélités de ma vie, et à cette vue, j'essayais de me persuader qu'ils disaient vrai.

Un jour, sous l'empire de cette affliction, je quittai l'église, et je vins me réfugier dans un oratoire de notre monastère. Je m'étais privée pendant plusieurs jours de la communion et de la solitude, qui étaient toute ma consolation. Je n'avais personne avec qui je pusse communiquer; car tout le monde était contre moi. Les uns souriaient, ce semble, de pitié en écoutant ce que je disais, le regardant comme le fruit de l'illusion; les autres avertissaient mon confesseur de se tenir en garde contre moi; d'autres enfin disaient que l'action du démon était manifeste. Seul, mon confesseur, tout en suivant leur avis pour m'éprouver, comme je l'ai su depuis, me consolait toujours. Il me disait que quand bien même ce serait le démon, dès que j'étais fidèle à ne point offenser Dieu, il ne pouvait me nuire; qu'au reste, l'épreuve passerait, et que je devais le demander instamment à Dieu. De son côté, il sollicitait avec ardeur cette grâce pour moi. Les personnes qu'il confessait, plusieurs autres encore, unissaient leurs prières aux siennes dans le même but. Toutes mes oraisons d'ailleurs, et toutes celles des âmes que je savais amies de Dieu, ne tendaient qu'à obtenir de sa divine Majesté qu'il lui plût de me conduire par un autre chemin. Pendant deux ans, ce me semble, nos prières ne cessèrent de monter vers le ciel. Toutefois, nulle consolation ne m'enlevait la peine où me jetait la pensée seule que le démon pouvait m'adresser si souvent la parole. Car, depuis que je n'avais plus mes heures de solitude pour prier, Notre Seigneur ne laissait pas de me faire entrer dans le recueillement au milieu même des conversations; il me disait ce qu'il jugeait à propos, et malgré toutes mes résistances, il me forçait à l'entendre.

Étant donc seule dans cet oratoire, loin de toute personne qui pût me consoler, incapable soit de prier, soit de lire, brisée par la tribulation, tremblant d'être dans l'illusion, accablée de tristesse et de trouble, je ne savais plus que devenir. Cette douleur, que j'avais tant de fois ressentie, n'était jamais, ce me semble, arrivée à cette extrémité. Je restai ainsi quatre ou cinq heures, ne recevant aucune consolation ni du Ciel ni de la terre. Le Seigneur me laissait dans la souffrance et en proie à l'appréhension de mille dangers.

O Seigneur de mon âme! comme vous montrez bien que vous êtes l'ami véritable! Étant tout-puissant, quand vous voulez, vous pouvez. Jamais vous ne cessez d'aimer, si l'on vous aime. Que toutes les créatures vous louent, ô Maître du monde! Et qui me donnera une voix assez forte pour faire entendre partout combien vous êtes fidèle à vos amis? Tous les appuis d'ici-bas peuvent nous manquer; mais vous, Seigneur de toutes choses, vous ne nous manquez jamais. Qu'elle est petite la part de souffrance que vous faites à ceux qui vous aiment! O mon Maître, avec quelle délicatesse, quelle amabilité, quelle douceur, vous savez agir à leur égard! Trop heureux celui qui n'aurait jamais aimé que vous! Il semble, Seigneur, que vous éprouvez avec rigueur ceux qui vous aiment, afin que, dans l'excès de l'épreuve, se révèle l'excès plus grand encore de votre amour. O mon Dieu! Que n'ai-je assez de talent, assez de science et des paroles toutes nouvelles, pour exalter aussi bien que je les comprends les merveilles de vos œuvres! Tout me manque pour cela, mon divin Maître! mais du moins, pourvu que votre main me protège, je ne vous abandonnerai jamais. Que tous les savants s'élèvent contre moi, que toutes les créatures me persécutent, que les démons me tourmentent: si vous êtes avec moi, je ne crains rien. Je sais maintenant par expérience, avec quel avantage vous faites sortir de l'épreuve ceux qui ne mettent leur confiance qu'en vous seul.

Tandis que j'étais dans l'extrême affliction que je viens de dire, et quoique à cette époque je n'eusse point encore eu de visions, ces paroles que j'entendis suffirent seules pour m'enlever toute ma peine, et faire naître en mon âme un calme parfait: « N'aie point de peur, ma fille, car c'est moi; je ne t'abandonnerai point, bannis toute crainte ».

Dans l'état où j'étais, j'aurais cru que, même en employant de longues heures à ramener la paix dans mon âme, nul n'aurait pu y réussir. Et voilà qu'à ces seules paroles, je sentis renaître la sérénité; je retrouvai la force, le courage, l'assurance, la paix, la lumière; en un instant j'avais été si complètement changée, que j'aurais soutenu contre le monde entier que ces paroles venaient de Dieu. Oh! quelle bonté en ce Dieu! quel bon Maître! et qu'il est puissant! Non seulement il donne le conseil, mais encore le remède; ses paroles opèrent ce qu'elles expriment. Comme il fortifie notre foi et augmente notre amour!

Souvent, en pareille occasion, j'aimais à me rappeler cette tempête que Notre Seigneur apaisa soudain en commandant aux vents de laisser la mer tranquille, et je disais: Quel est celui auquel obéissent ainsi toutes les puissances de mon âme, qui en un instant fait briller la lumière au sein d'une obscurité si profonde, qui attendrit un cœur dur comme le rocher, et qui arrose de l'eau rafraîchissante des larmes une terre que devait, ce semble, désoler une longue sécheresse? Quel est celui qui allume ces désirs? Qui me donne ce courage? Car voici les pensées qui s'élevaient alors dans mon âme: De quoi ai-je peur? Qu'est-ce donc? Je veux servir ce Maître; je n'aspire qu'à le contenter; je mets dans l'accomplissement de sa volonté toute ma joie, tout mon repos et tout mon bonheur. Ce sont là mes sentiments, il me semble en être sûre et pouvoir l'affirmer. Si donc ce Seigneur est tout-puissant, comme je le vois, si les démons sont ses esclaves, comme la foi m'en donne la certitude, quel mal peuvent-ils me faire, à moi, la servante de ce Seigneur et de ce Monarque? Pourquoi n'aurais-je pas la force de combattre contre tout l'enfer? Je prenais en main une croix, et il me semblait vraiment, tant était grand le changement soudainement opéré en moi, que Dieu me donnait assez de courage pour en venir aux mains avec tous les démons réunis; je sentais qu'avec cette croix je les aurais facilement vaincus. Ainsi je leur disais: Maintenant, venez tous; étant la servante du Seigneur, je veux voir ce que vous pouvez me faire.

Il est certain qu'ils avaient peur de moi: de mon côté, au contraire, je demeurai si tranquille, et je les redoutai si peu, que toutes mes appréhensions s'évanouirent. Ils m'ont quelquefois apparu, il est vrai, comme on le verra par mon récit; mais ils ne m'inspiraient presque aucune crainte, ils semblaient plutôt saisis d'effroi à mon aspect. Par un don du souverain Maître, j'ai gardé sur eux un tel empire, que je n'en fais pas plus de cas que de mouches. Je les trouve pleins de lâcheté: dès qu'on les méprise, tout courage les abandonne. Ils ne savent attaquer que ceux qu'ils voient se rendre à discrétion. Et si Dieu leur permet de tenter et de tourmenter quelques-uns de ses serviteurs, ce n'est que pour un plus grand bien. Plaise à sa Majesté de nous faire la grâce de ne craindre que ce qui doit réellement nous inspirer de la crainte, et d'être bien convaincus de cette vérité, qu'un seul péché véniel peut nous faire plus de mal que tout l'enfer ensemble!

Si ces esprits pervers nous épouvantent, c'est parce que nous leur donnons volontairement prise sur nous, par notre attachement aux honneurs, aux biens, aux plaisirs. Nous voyant aimer et rechercher ce que nous devrions avoir en horreur, ils conspirent avec nous contre nous-mêmes, et ils peuvent ainsi nous causer beaucoup de mal. Nous leur mettons en main les armes mêmes avec lesquelles nous devrions nous défendre. C'est là ce qu'on ne saurait assez déplorer.

Mais si au contraire, par amour pour Dieu, nous avons en horreur les faux biens de ce monde; si nous embrassons la croix; si nous sommes résolus à servir vraiment le Seigneur; le démon, en présence de telles dispositions, prend la fuite comme devant la peste. Ami du mensonge, et le mensonge même, il ne fera point de pacte avec quiconque marche dans la vérité. Mais s'aperçoit-t-il que l'entendement de quelqu'un est obscurci, il travaille avec adresse à éteindre en lui un reste de lumière; et dès qu'il le voit assez aveugle pour mettre son repos dans ces vanités du monde, non moins futiles que des hochets d'enfant, il sent bien que ce n'est là qu'un enfant; il le traite donc comme tel, et lui livre hardiment combat sur combat.

Daigne le Seigneur m'accorder la grâce de n'être pas du nombre de ces infortunés, de toujours regarder comme repos ce qui est repos, comme honneur ce qui est honneur, comme plaisir ce qui est plaisir, et de ne pas faire le contraire! Alors je me moquerai de tous les démons, et ce seront eux qui auront peur de moi. Je ne comprends pas ces craintes qui nous font dire: le démon, le démon, quand nous pouvons dire: Dieu, Dieu, et faire ainsi trembler notre ennemi. Et ne savons-nous pas qu'il ne peut faire le moindre mouvement, si le Seigneur ne le lui permet? Que signifient donc toutes ces terreurs? Quant à moi, c'est certain, je redoute bien plus ceux qui craignent tant le démon, que le démon lui-même. Car pour lui, il ne saurait me faire de mal, tandis que les autres, surtout s'ils sont confesseurs, jettent l'âme dans de cruelles inquiétudes. J'ai tant souffert pour ma part pendant quelques années, que je m'étonne maintenant d'avoir pu y résister. Béni soit le Seigneur, qui m'a tendu une main si secourable !

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[3] Une monnaie du temps de Sanche IV, dont la marque était une couronne. Par sa valeur infime, elle signifie maintenant quelque chose de méprisable.

[4] Il y eut en effet à cet époque, dit La Fuente un grand nombre de femmes illusionnées ou hypocrites. La plus connue est Madeleine de la Croix, fausse extatique de Cordoue, qui tint quelque temps toute l’Espagne en admiration. Elle fut châtiée par l'inquisition en 1541. (Voir aussi la Reforma de los Descalzos, t 1, liv. 1, ch. XIX.)

[5] . Le collège de la compagnie de Jésus, à Àvila, dit de Saint-Gilles, avait été fondé en 1558. Saint François de Surgis, alors commissaire de la compagnie en Espagne, avait envoyé pour cette fondation le P. Jean de Padranos et le P. Ferdinand Alvarez del Aguila, qui furent tous deux comme on va le voir, confesseurs de la sainte.

[6] Cet ecclésiastique était le maître Gaspard Daza. Enflammé d'un saint zèle, il avait formé une réunion de prêtres dévoués, qui travaillaient au salut des âmes et au soulagement des misères corporelles dans la ville et le diocèse d’Avila. Dès que le P. Balthasar Alvarez eut commencé en 1558 à exercer le saint ministère à Avila, Daza, avec toute sa tribu apostolique, s'empressa de se mettre sous sa direction. L'estime qu'il conçut pour les lumières et la sainteté de son guide spirituel ne fit que croître de jour en jour. Lorsque le P. Balthasar Alvarez eut quitté Avila et fut devenu recteur du collège de Medina del Campo, Gaspard Daza allait tous les ans passer quelques jours de retraite sous sa conduite, pour s'enflammer, disait-il, au feu de la parole de son saint directeur. (Vie du P. Balthasar Alvarez, par le V. P. Louis du Pont, ch. IX et XVII.)Gaspard Daza conserva toute sa vie l'estime de sainte Thérèse; et son dévouement pour la sainte fut sans bornes. il eut le bonheur, comme on le verra au XXXVIème chapitre, de dire la première messe au monastère de Saint-Joseph dAvila, et de mettre le très saint Sacrement dans le tabernacle de ce nouveau sanctuaire, le 24 du mois d'août 1562, jour de la fête de l'apôtre saint Barthélemy et de la naissance du Carmel réformé. Par dévotion envers sainte Thérèse, il voulut plus tard être fondateur d'une des six chapelles de l'église de Saint-Joseph d'Avila, et il la dédia à la très sainte Vierge sous le vocable de la Nativité. Ce saint prêtre survécut dix ans à sainte Thérèse, et mourut le 24 novembre 1592. Il fut enterré dans la chapelle qu'il avait fait construire. Sa mère, Françoise Daza, et Catherine, sa sœur, reposent à côté de lui.

[7] Ce gentilhomme, de la vertu duquel sainte Thérèse vient de tracer un portrait si achevé, était François de Salcedo. Sa femme ne nommait doa Mencia del Agulla, et non de Avila, comme on l'a appelée par erreur. (Voir La Fuente, note de la Lettre X de sainte Thérèse.) Comme son ami Gaspard Daza, François se mit en 1558 sous la direction du P. Balthasar Alvarez, et sous la conduite d'un tel maître, il avança plus rapidement encore dans le chemin de la perfection. Quoiqu'il fût marié, il avait suivi pendant vingt ans les cours de théologie à Avila chez les pères dominicains. Aussi, après la mort de sa femme, il ne rencontra aucun obstacle pour se consacrer entièrement à Dieu dans l'état ecclésiastique. Ordonné prêtre en 1570, il devint confesseur et chapelain du couvent de Saint-joseph dAvila. Les liens les plus intimes l'unirent toujours à sainte Thérèse. Il lui fut très utile pour les fondations des nouveaux monastères, et l'accompagna dans la plupart de ses voyages. Il acheva saintement sa vie au mois de septembre de l'année 1580. Pour gage de son dévouement aux carmélites, il leur laissa une partie de ses biens. Lorsque l'église du monastère de Saint-Joseph avait été construite, il avait obtenu qu'on lui cédât le premier sanctuaire, qu'il dédia à l'apôtre saint Paul. C'est là que, selon ses désirs, il fut inhumé. (Vie du P. Balthasar Alvarez, par le V. P. Louis du Pont, ch. IX. ‑ Reforma de los Descalzos, t. I, liv. I, ch. LIV.)

[8] D'après Ribera et le P. François de Sainte-Marie, ce livre est intitulé le Chemin de la Montagne de Sion, et a pour auteur un frère convers de l'ordre de Saint-François. La Fuente croit qu'il s'agit de frère Bernardin de Laredo, cité par Wadding dans ses Annales (année 1433).

[9] Ce religieux était le P. Diego de Setina.

[10] Saint François de Borgia, nommé par saint Ignace commissaire général de la Compagnie de Jésus pour l'Espagne et pour les Indes, depuis l'an 1554, vint à Avila au printemps de 1557. Il revenait de Saint-Just, monastère des hiéronymites dans l'Estramadure, où il avait passé trois jours avec Charles-Quint, qui, après avoir abdiqué l'empire en 1556 à Bruxelles, s'était retiré dans cette solitude pour s'y préparer à la mort. Sainte Thérèse eut deux entretiens avec saint François de Borgia, comme elle le dit dans l’une des ses relations au P. Rodrigue Alvarez, de la compagnie de Jésus. (Voir à la fin du volume.) Ces entretiens eurent-ils lieu tous les deux dans l'intervalle des quinze jours que le saint passa, alors à Avila? Revint-il dans cette ville l'une des années suivantes? Aucun de ses historiens ne mentionne ce second voyage; aussi les auteurs font-ils à ce sujet diverses suppositions. Ce qui est certain, d'après Yepès et d'autres écrivains, c'est que sainte Thérèse entretint dans la suite une correspondance avec saint François de Borgia; il n’en est malheureusement rien demeuré.

[11] Le P. Diego de Setina

[12] La sainte, dans cette seule phrase, raconte une année de sa vie, la quarante-deuxième. Il est important de le remarquer, pour bien suivre sa narration, un peu trop concise en cet endroit.

Ce fut au printemps de 1557 que saint François de Borgia vint à Avila, et presque immédiatement après, le P. Jean de Padranos en partit. D'autre part, le P. Balthazar Alvarez, dont la sainte parle dans la phrase qui suit, ne fut promu au sacerdoce qu'en 1558. Il s'écoula donc une année d'intervalle. Ainsi, il est évident que le confesseur que la sainte prit après le départ du P. Jean de Padranos n'est pas le P. Balthasar Àlvitrez, comme la narration trop rapide pourrait le faire croire. Ce confesseur fut le P. Ferdinand Alvarez, au moins ordinairement, car la sainte paraît s'être adressée aussi à d'autres pères du collège. Plus tard, lorsque le P. Balthasar Alvarez, qui ne prit la direction de sainte Thérèse qu'en 1558, ne pouvait la confesser, c'était encore le P. Ferdinand qui le remplaçait auprès d'elle.

C'est ce que la sainte atteste elle-même au XXIXème chapitre de sa Vie, où elle parle du P. Ferdinand Alvarez en ces termes « Un de mes confesseurs, qui auparavant m'avait dirigée, et qui de temps en temps encore me confessait lorsque le père ministre du collège (c'est-à-dire le P. Balthasar Alvarez) ne pouvait m'entendre... »

[13] Le P. Juan de Padranos.

[14] Cette célèbre amie de sainte Thérèse était Guiomar de Ulloa, d'une des plus illustres et des plus chrétiennes familles de Toro. Elle dut le jour à Pierre de Ulloa, gouverneur de cette ville, et à Aldonce de Guzman d'Avila. Cette mère chrétienne, qui fut veuve de bonne heure, l'éleva avec le plus grand soin. La jeune Guiomar épousa don François d'Avila, de la maison de Sobralejo; mais elle ne tarda pas, comme sa mère, à voir ses liens brisés par la mort de son mari. Cette mort aurait dù, ce semble, lui révéler la vanité de tout ce qui passe, et la séparer entièrement du monde. Ce ne fut néanmoins que plus tard que la jeune veuve reçut du ciel cette vive lumière. Comme elle avait tous les avantages extérieurs qui attirent les regards et les louanges du monde, elle se plaisait à y paraître et à y briller. Il était réservé au P. Balthasar Alvarez de lui dessiller les yeux, et de lui faire voir le néant de tous les biens d'ici-bas. À peine cette âme droite fut-elle sous la direction de l'homme de Dieu, qu'elle renonça aux vanités, aux parures, aux sociétés du monde, et qu'elle s'adonna tout entière au service de Notre Seigneur. Pleine de mépris pour le faste et la pompe du siècle, elle ne garda que les serviteurs et les domestiques nécessaires, et mena une vie simple, retirée, et toute consacrée à l'oraison et aux bonnes œuvres. Par cette voie, elle obtint plusieurs grandes grâces de Notre Seigneur, dont le propre est d'honorer ceux qui se méprisent pour son amour, et de donner les consolations du ciel à ceux qui, à cause de lui, renoncent aux consolations de la terre. Doa Guiomar de Ulloa ne fut pas plus tôt liée d'amitié avec Thérèse, qu'elle l'engagea à prendre le P. Balthasar Alvarez pour confesseur; ce fut elle encore qui, quelque temps après, la mit en rapport avec saint Pierre d'Àlcantara. Guiomar de Ulloa vécut toujours dans la plus intime union avec sainte Thérèse. Nous verrons avec quel admirable dévouement elle la seconda dans l'entreprise de la réforme du Carmel. Le monastère de Saint-Joseph dAvila étant enfin fondé, elle voulut s’y enfermer avec sa sainte amie, devenir une de ses filles, et recevoir de sa main l'habit de religion. Tout son désir était de passer ses jours dans cet asile qu'elle appelait, à si juste titre, un petit paradis. Elle embrassa avec courage toutes les austérités de la réforme; mais sa santé ayant succombé, elle se vit forcée de quitter cette retraite où elle avait vécu avec des anges. La séparation ne fut qu'extérieure; son cœur resta dans le Carmel. Elle se consola de sa liberté nouvelle par le bonheur, si grand à ses yeux, de veiller avec la sollicitude d’une mère sur les besoins temporels des religieuses. Jusqu'à son dernier soupir, elle fut à leur égard comme l'ange de la Providence. Elle aida beaucoup sainte Thérèse dans la fondation des autres monastères, participant par ce concours à tout le bien que ferait dans l'Église, jusqu,à la fin du monde, cette réforme du Carmel dont la vierge d'Avila venait de jeter les fondements. (Vie du P. Balthasar Alvarez, Par le V. P. Louis du Pont, ch. IX. Reforma de los Descalzos, t. I, Iiv. 1, Ch. XLII.)

Dieu voulut montrer dans cette noble veuve le type parfait de l’affection et du dévouement envers sainte Thérèse et ses filles. Depuis trois siècles, des âmes d'élite n'ont cessé d'ambitionner le même bonheur et la même gloire. Il faudrait pouvoir écrire ici, à la suite du nom de Guiomar de Ulloa celui de tant de généreuses et illustres bienfaitrices du Carmel.

[15] Ce fut de 1557 à 1559; ce qui correspond à la quarante-deuxième et à la quarante-troisième année de la vie de Thérèse.