sainte
THÉRÈSE D'AVILA
carmélite réformatrice, docteur de l'église
(1512-1582)

VII

Chapitre 31

Après avoir parlé de quelques tentations et de quelques troubles intérieurs et secrets qui me venaient du démon, je veux en rapporter d'autres dont j'étais assaillie presque en public, et où l'action de cet esprit de ténèbres était visible.

Je me trouvais un jour dans un oratoire, lorsqu'il m’apparut, à mon côté gauche, sous une forme affreuse. Pendant qu'il me parlait, je remarquai particulièrement sa bouche, elle était horrible. De son corps sortait une grande flamme, claire, et sans mélange d'ombre. Il me dit, d'une voix effrayante, que je m'étais échappée de ses mains, mais qu'il saurait bien me ressaisir. Ma crainte fut grande: je fis comme je pus le signe de la croix, et il disparut; mais il revint aussitôt. La même chose eut lieu par deux fois. Je ne savais que devenir: enfin je pris de l'eau bénite qui se trouvait là, j'en jetai où il était, et il ne revint plus.

Un autre jour, il me tourmenta durant cinq heures par des douleurs si terribles et par un trouble d'esprit et de corps si affreux, que je ne croyais pas pouvoir plus longtemps y résister. Les sœurs qui étaient présentes en furent épouvantées, et cherchaient en vain, comme moi, un remède à ma torture. J'ai la coutume, dans ces moments d'intolérables souffrances corporelles, de faire de mon mieux des actes intérieurs, pour demander au Seigneur la grâce de la patience, et pour m'offrir, s'il y va de sa gloire, à rester dans cet état jusqu'à la fin du monde. Je cherchais donc par cette pratique quelque allégement au tourment cruel que j'endurais, lorsqu'il plut au Seigneur de me faire voir qu'il venait du démon; car j'aperçus près de moi un petit nègre d'une figure horrible, qui grinçait des dents, désespéré d'essuyer une perte là où il croyait trouver un gain. En le voyant, je me mis à rire, et n'eus point peur, parce que plusieurs sœurs se trouvaient auprès de moi. Pour elles, saisies d'effroi, elles ne savaient que faire, ni quel remède apporter à un si grand tourment. Par un mouvement irrésistible que l'ennemi m'imprimait, je me donnais de grands coups, heurtant de la tête, des bras et de tout le corps contre ce qui m'entourait; pour surcroît de souffrance, j'étais livrée à un trouble intérieur plus pénible encore, qui ne me laissait pas un seul instant de repos; je n'osais néanmoins demander de l'eau bénite, de peur d'effrayer mes compagnes, et de leur faire connaître d'où cela venait.

Je l'ai éprouvé bien des fois, rien n'égale le pouvoir de l'eau bénite pour chasser les démons et les empêcher de revenir; ils fuient aussi à l'aspect de la croix, mais ils reviennent. La vertu de cette eau doit donc être bien grande! Pour moi, je goûte une consolation toute particulière et fort sensible lorsque j'en prends; d'ordinaire, elle me fait sentir comme un renouvellement de mon être que je ne saurais décrire, et un plaisir intérieur qui fortifie toute mon âme. Ceci n'est pas une illusion, je l'ai éprouvé non point une fois, mais un très grand nombre de fois, et j'y ai fait une attention fort sérieuse. Je compare volontiers une impression si agréable à ce rafraîchissement que ressent dans toute sa personne celui qui, excédé de chaleur et de soif, boit un verre d'eau froide. Je considère à ce sujet quel caractère de grandeur l'Église imprime à tout ce qu'elle établit; j'éprouve une joie bien vive en voyant la force que ses paroles communiquent à l'eau, et l'étonnante différence qui existe entre celle qui est bénite et celle ni ne l'est pas.

Comme mon tourment ne cessait point, je dis à mes sœurs que si elles ne devaient pas en rire, je demanderais de l'eau bénite. Elles m'en apportèrent et en jetèrent sur moi, mais cela ne fit aucun effet; j’en jetai moi-même du côté où était l'esprit de ténèbres, et à l'instant il s'en alla. Tout mon mal me quitta, de même que si on me l'eût enlevé avec la main; je restai néanmoins toute brisée, comme si j'avais été rouée de coups de bâton. Une leçon bien utile venait de m'être donnée: je pouvais me former une idée de l'empire exercé par le démon sur ceux qui sont à lui, puisqu'il peut, quand Dieu le lui permet, torturer à ce point une âme et un corps qui ne lui appartiennent pas; cela me donna un nouveau désir de me délivrer d'une si détestable compagnie.

Il y a peu de temps, la même chose m'arriva; mais le tourment ne fut pas si long. J'étais seule, je pris de l'eau bénite. A l'instant, deux religieuses qui venaient de me quitter rentrèrent, et sentirent une odeur très mauvaise, comme de soufre. Elles étaient toutes deux très dignes de foi et n'auraient voulu pour rien au monde dire un mensonge. Pour moi, je ne sentis point cette odeur; mais elle dura assez longtemps pour qu'on eût tout le loisir de s'en apercevoir.

Une autre fois, étant au chœur, je fus tout à coup saisie d'un très profond recueillement; je m'en allai, pour qu'on ne s'en aperçût pas. Cependant les religieuses entendirent de grands coups dans l'endroit voisin, où je m'étais retirée. J'entendis aussi des voix auprès de moi, et il me semblait qu'on formait quelque complot; mais il n'arriva à mon oreille qu'un bruit confus, parce que j'étais trop absorbée dans l'oraison, ainsi, je n'éprouvai aucune crainte.

Ces attaques se renouvelaient presque toujours lorsque Dieu me faisait la grâce d'être utile à quelque âme par mes avis. Je veux en rapporter un exemple, dont plusieurs témoins peuvent attester la vérité: de ce nombre est mon confesseur actuel; il en vit la preuve dans une lettre; je ne lui avais nullement dit de qui elle était, mais il connaissait parfaitement la personne.

Un ecclésiastique qui, depuis deux ans et demi, vivait dans un péché mortel des plus abominables dont j'aie jamais entendu parler, et qui durant ce temps, sans se faire absoudre et sans se corriger, n'avait pas laissé de dire la messe, vint me déclarer le triste état de son âme. Il me dit qu'en confession il accusait tous ses péchés à l'exception de celui-là, tant il avait de honte d'avouer une chose si horrible; mais qu'il désirait ardemment sortir de cet abîme, et n'en avait pas la force. Je fus très vivement touchée de son sort, et de la grandeur de l'offense commise envers Dieu; je lui promis de demander et de faire demander instamment au Seigneur, par des personnes meilleures que moi, qu'il lui plût d'avoir pitié de lui. J'écrivis à quelqu'un à qui il me dit qu'il n'aurait pas de peine à remettre mes lettres. Or, dès la première, il alla se confesser, et Dieu lui fit la grâce de le recevoir dans sa miséricorde, en faveur de tant de saintes personnes qui, sur ma recommandation, l'en, avaient supplié; de mon côté, malgré ma misère, j'avais fait avec soin tout ce qui était en mon pouvoir. Cet ecclésiastique m'écrivit que, grâce au changement opéré en lui, il n’était plus depuis quelques jours retombé dans ce péché, mais que la tentation lui causait un supplice tel qu'il lui semblait être en enfer; il me conjurait de continuer de le recommander à Dieu. Je fis de nouveau appel au zèle de mes sœurs, et c'était à la ferveur de leurs prières que Dieu devait accorder cette grâce. Au reste, elles ignoraient complètement pour qui elles priaient, et nul n'aurait jamais pu le soupçonner.

Pressée par ma commisération pour cette âme, je suppliai Notre Seigneur de vouloir faire cesser ces tentations et ces tourments, et de permettre que les démons vinssent m'attaquer moi-même, pourvu que cela n'entraînât aucune offense de ma part. Je me vis ainsi pendant un mois tourmentée de la manière la plus cruelle; ce fut alors qu'eurent lieu ces deux attaques dont j'ai parlé. J'en donnai avis à cet ecclésiastique, et il me fit savoir que par la miséricorde de Dieu il était délivré. Il s'affermit de plus en plus dans le bien, et resta libre de ses peines. Il ne pouvait se lasser de rendre grâces à Dieu et de me témoigner sa reconnaissance, comme si j'avais fait quelque chose. A la vérité, la pensée que Notre Seigneur me favorisait de ses grâces avait pu lui être utile. Il disait que lorsqu'il se voyait serré de plus près par la tentation, il lisait mes lettres, et qu'elle le quittait aussitôt. Il ne pouvait considérer sans un profond étonnement ce que j'avais enduré à son sujet, et comment il était resté affranchi de son épreuve. Je n'en étais pas moins étonnée que lui; et si, pour le voir délivré de la tentation, il m'eût fallu souffrir plusieurs années encore, je m'y serais dévouée de bon cœur. Dieu soit béni de tout! On voit par là combien est puissante la prière des âmes qui le servent, et de ce nombre sont, je n'en doute pas, les sœurs de ce monastère. Comme je les avais engagées à prier, les démons devaient être plus indignés contre moi, et le Seigneur le permettait ainsi à cause de mes péchés.

Vers ce même temps, je crus une nuit que ces maudits esprits allaient m'étouffer; on leur jeta beaucoup d'eau bénite, et j'en vis soudain fuir une multitude comme s'ils se précipitaient du haut d'un lieu élevé. Ces maudits m'ont souvent attaquée; mais je les crains peu, car je vois que sans la permission du Seigneur, ils ne peuvent faire le moindre mouvement. Un plus long récit de ces sortes de tourments vous fatiguerait, mon père, et me fatiguerait moi-même. Ce que je viens de dire suffit pour montrer au vrai serviteur de Dieu le mépris qu'il doit faire de ces fantômes, par lesquels les démons cherchent à l'épouvanter. Qu'il le sache, toutes les fois qu'une âme méprise ces adversaires, elle les affaiblit, et acquiert sur eux de l'empire; chacune de leurs attaques lui apporte toujours quelque grand avantage; comme il serait trop long d'en parler ici, je me contenterai de rapporter ce qui m'arriva une veille des Trépassés.

J'étais dans un oratoire, et je venais de réciter un nocturne; je disais quelques oraisons fort dévotes qui se trouvent à la fin de notre bréviaire, lorsque le démon se mit sur le livre pour m'empêcher d'achever. Je fis le signe de la croix, et il disparut; il revint presque aussitôt, etje le mis en fuite de la même manière; ce fut trois fois, ce me semble, qu'il me contraignit ainsi à recommencer l'oraison; enfin je lui jetai de l'eau bénite, et je pus terminer. Je vis à l'instant même sortir du purgatoire quelques âmes à qui il devait sans doute rester peu à souffrir, et il me vint en pensée que cet ennemi avait peut-être voulu par là retarder leur délivrance. Je l'ai vu rarement sous quelque figure, mais il m'est souvent apparu sans en avoir aucune, comme il arrive dans les visions intellectuelles, où, ainsi que je l’ai dit, l'âme voit clairement quelqu'un présent, bien qu'elle ne l'aperçoive sous aucune forme.

Je veux rapporter une autre chose qui m'étonna beaucoup. Le jour de la fête de la très sainte Trinité, étant entrée en extase dans le chœur d'un certain monastère, je vis une grande lutte entre des démons et des anges, sans pouvoir comprendre le sens de cette vision; je le connus clairement, lorsque, environ quinze jours après, il s'engagea une lutte entre des personnes d'oraison et d’autres en grand nombre qui ne s'y adonnaient point. Ce démêlé dura longtemps, et causa beaucoup de trouble dans la maison où il arriva.

Une autre fois, je me vis entourée d'une multitude de ces esprits ennemis, mais j'étais en même temps environnée d'une vive lumière qui les empêchait de venir jusqu'à moi. Je compris que Dieu me protégeait contre eux, et qu'ils ne pourraient m'entraîner à aucune faute. Ce que j’ai éprouvé en moi-même diverses fois m'a fait comprendre la vérité de cette vision. J'ai vu clairement combien ils sont impuissants lorsque je suis fidèle à Dieu. Aussi, je n'en ai presque aucune frayeur. Ils ne sont forts que contre ces âmes lâches qui capitulent sans combat; celles-là, ils les traitent en despotes.

Au milieu des tentations que j'ai rapportées, je sentais de temps en temps se réveiller en moi toutes les vanités et les faiblesses de ma vie passée; j'éprouvais à cette vue un grand besoin de me recommander à Dieu. Le seul retour de pareilles pensées me semblait une preuve que le démon était l'auteur de tout ce qui s'était passé en moi; car je croyais qu'après avoir reçu tant de grâces de Dieu, je ne devais pas même ressentir ces premiers mouvements en des choses contraires à sa loi: j'endurais un véritable tourment, jusqu'à ce que mon confesseur rendît la paix à mon âme.

Je trouvais un tourment non moins cruel dans l'estime et les éloges, surtout venant des personnes d'un rang élevé Combien j'en ai souffert, et combien j'en souffre encore! Jetant les yeux sur la vie de Jésus-Christ et des saints, et me voyant si loin de cette voie du mépris et des injures où ils ont marché, je tremble, je n'ose de honte lever la tête, et voudrais pouvoir me cacher à tout le monde. Quand je suis persécutée, c'est tout autre chose. La nature, il est vrai, souffre et s'afflige, mais mon âme s'élève au-dessus de ces persécutions, et elle est comme une reine à qui tout est soumis dans son empire. Je ne comprends pas comment ces deux choses peuvent s'accorder, mais je sais bien que cela se passe de la sorte.

Souvent, je suis restée plusieurs jours de suite dans un trouble et une peine excessifs, à la pensée que ces grandes faveurs de Dieu seraient connues du publie. Cela me semblait en partie de la vertu et de l'humilité;,et maintenant, je vois clairement que c'était une tentation. Un père dominicain très savant me l'a fort bien montré. Cette appréhension vint à un tel point, qu'à cette seule pensée j'aurais mieux aimé me laisser enterrer toute vive. Aussi, lorsque le Seigneur m'envoya ces grands ravissements auxquels, même en compagnie, je ne pouvais résister, j'en demeurais si confuse, que je n'aurais plus voulu paraître devant qui que ce fût au monde.

Notre Seigneur me voyant un jour en proie à cette peine, me demanda ce que je craignais, ajoutant qu'il ne pouvait arriver que deux choses: ou l'on dirait du mal de moi, ou on le glorifierait. Il me faisait connaître par là que ceux qui ajouteraient foi à ces grandes faveurs lui en rapporteraient la gloire, et que ceux qui n'y croiraient pas me blâmeraient sans fondement. Des deux côtés il y avait un gain pour moi; ainsi, je n'avais nul sujet de m'affliger. Ces paroles me rendirent le calme, et elles me consolent encore toutes les fois que j'y pense.

Entraînée par cette tentation, je voulus sortir du monastère où j'étais, et m'en aller avec ma dot dans un autre du même ordre. Je savais que la clôture y était beaucoup mieux gardée, et qu'on y pratiquait de très grandes austérités; de plus, il était fort éloigné, ce qui me souriait beaucoup, par l'espoir d'y vivre inconnue; mais mon confesseur ne voulut jamais me le permettre. Ces craintes m'enlevaient grandement la liberté d'esprit, et je reconnus depuis qu'une humilité qui donnait naissance à tant de trouble n'était pas la bonne. Notre Seigneur m'enseigna lui-même cette vérité: puisque j'étais pleinement convaincue que tous les biens me venaient de Dieu seul, et que, d'autre part, loin de m'affliger en entendant louer les autres, je me réjouissais de voir briller en eux les dons de Dieu, je n'aurais pas dû m'attrister qu'ils resplendissent également en moi.

Je tombai dans un autre extrême: j'adressais des prières particulières à Dieu, pour le conjurer de faire connaître mes péchés aux personnes qui auraient bonne opinion de moi, afin qu'elles vissent combien j'étais indigne des faveurs que je recevais de lui; et ce désir, je l'ai encore bien vif. Mais mon confesseur me défendit de continuer. Voici néanmoins ce que j'ai fait jusque dans ces derniers temps. Lorsque je voyais une personne me juger très favorablement, je tâchais, par des détours ou de quelque autre manière, de lui donner connaissance de mes péchés, et par là mon âme se sentait soulagée; on m'a également inspiré sur ce point beaucoup de scrupules. Je vois maintenant que cela ne procédait pas de l'humilité, mais d'une véritable tentation. J'en avais d'autres encore. Il me semblait que je trompais tout le monde, et de fait, l'on s'abuse si l'on se persuade qu'il y a quelque bien en moi; néanmoins, je n'eus jamais le dessein de tromper personne. Notre Seigneur permet sans doute pour quelque raison qu'on s'illusionne ainsi sur mon compte. Je n'ai jamais parlé, même à mes confesseurs, d'aucune de ces grâces à moins de le croire nécessaire, et je m'en serais fait un grand scrupule.

Aujourd'hui je vois clairement que ces vaines craintes, ces peines, et cette prétendue humilité, ne sont que des imperfections qui montrent que l'on n'est pas assez mortifié. Une âme qui s'abandonne entièrement à Dieu et qui juge sainement des choses, n'est pas plus touchée du bien que du mal qu'on dit d'elle; instruite par le divin Maître, elle a trop bien compris que de son propre fonds elle n'a rien. Ainsi, qu'elle se confie à Celui de qui tout lui vient. S'il fait éclater ses dons au dehors, elle doit penser qu'il a ses raisons pour cela. Mais en même temps, qu'elle se prépare à la persécution; car, de nos jours, elle est inévitable pour ceux en qui le Seigneur trouve bon de manifester de semblables grâces. Mille yeux seront ouverts sur une de ces âmes, tandis que sur mille autres, marchant dans une voie différente, pas un œil n'est ouvert. A la vérité, il y a, sous ce rapport, bien des raisons de craindre; sans doute ma crainte était de cette nature, et elle procédait moins de l'humilité que d'un défaut de courage.

L'âme que Dieu expose ainsi aux regards peut se préparer à être martyre du monde; et si, de son propre choix, elle ne meurt à tout ce qui est de lui, le monde saura bien la faire mourir. A mes yeux, l'unique mérite du monde, c'est de ne pouvoir souffrir les moindres imperfections dans les gens de bien, et de les contraindre, à force de murmures, à devenir meilleurs. J'ose le dire, il faut plus de courage pour suivre le chemin de la perfection, lorsqu'on n'est pas parfait, que pour se dévouer à un prompt martyre. En effet, à moins d'une faveur toute particulière de Dieu, l'on ne devient parfait qu'en beaucoup de temps. Les gens du monde néanmoins ne voient pas plus tôt une personne entrer dans ce chemin, qu'ils veulent qu'elle soit sans aucun défaut: de mille lieues, ils découvrent la moindre faute qui lui échappe et qui est peut-être en elle une vertu; mais comme chez eux une pareille faute viendrait d'un vice, ils jugent des autres par eux-mêmes. Vraiment, à les entendre, l'aspirant à la perfection ne devrait plus manger, ni dormir, ni même respirer, comme l'on dit. Plus le monde accorde d'estime à ces âmes, plus il oublie que, malgré toute leur perfection, elles sont enchaînées dans un corps, et forcément assujetties à ses misères tant qu'elles vivent sur cette terre, que du reste elles foulent aux pieds. Il leur faut donc, je le répète, un grand courage; car elles n'ont pas encore commencé à marcher, et l'on veut qu'elles volent; elles n'ont pas encore vaincu leurs passions, et l'on veut que dans les combats les plus difficiles, elles restent aussi fermes que les saints confirmés en grâce, dont on a lu la vie. Il y a de quoi louer Dieu de voir ce qu'elles ont alors à souffrir. Mais en même temps, quel sujet d'affliction! Combien de ces pauvres âmes retournent en arrière, parce qu'elles n'ont point la force de soutenir ces assauts! Ainsi, je crois bien, se serait découragée la mienne, si, dans sa très grande miséricorde, Notre Seigneur n'eût tout fait de son côté; et jusqu'au jour où, par pure bonté, il a enrichi mon néant de ses biens, vous verrez, mon père, que je n'ai fait que tomber et me relever.

Je souhaiterais savoir bien m'expliquer, car beaucoup d'âmes, je le crois, sont ici dans l'erreur. Elles veulent voler avant que Dieu leur ait donné des ailes. Je me suis déjà servie, il me semble, de cette comparaison; mais comme elle rend parfaitement ma pensée, je vais la développer ici. Je connais plusieurs âmes qui se trouvent, à cause de cette erreur, en grande affliction. Elles commencent par de grands désirs, une grande ferveur, et une ferme résolution d'avancer dans la vertu; plusieurs même abandonnent pour Dieu toutes les choses extérieures. Mais elles voient d'autres âmes plus avancées, déjà élevées par la grâce du Seigneur à des vertus difficiles, et elles sentent qu'elles ne peuvent y atteindre. Ce n'est pas tout: elles lisent dans les traités d'oraison divers moyens pour s'élever à la contemplation, et n'ayant pas encore la force de les mettre en pratique, elles s'affligent et perdent courage. Il faut, leur disent ces livres, mépriser les jugements du monde, et être plus content qu'il dise du mal que du bien de nous; on ne doit faire aucun cas de l'honneur; le détachement des parents doit être absolu, en sorte que s'ils ne s'adonnent à l'oraison, leurs rapports n'aient pour nous aucun attrait, et nous causent plutôt du déplaisir; et plusieurs autres choses de ce genre. Mais, à mon avis, ce sont là de purs dons du Seigneur; et des sentiments si contraires à nos inclinations doivent être mis au rang des biens surnaturels. Ainsi, que ces âmes ne s'affligent point si elles ne peuvent tout à coup s'élever si haut; qu'elles se confient sans réserve en la bonté de Dieu: un jour, il changera leurs désirs en effets, pourvu qu'elles persévèrent dans l’oraison, et fassent de leur côté tout ce qui est en leur pouvoir. Étant si faibles, nous avons un extrême besoin d'ouvrir notre âme à une grande confiance; ne nous laissons jamais abattre, et animons-nous sans cesse par la pensée que de constants efforts nous assurent la victoire.

Voici, mon père, ce que m'a appris une longue expérience, et qu'il me semble utile de vous dire: quelles que soient les apparences, on ne doit pas se flatter de posséder une vertu avant de l'avoir éprouvée par son contraire. Nous devons toujours, dans cette vie, nous défier de nous-mêmes et nous tenir sur nos gardes; nous sommes bien vite entraînés vers la terre, si Dieu ne nous a pas entièrement donné sa grâce pour nous faire connaître le néant de toutes choses; enfin, il n'y a jamais de pleine sûreté dans ce monde. Il me semblait, il y a peu d'années, que j'étais non seulement détachée de mes parents, mais que leurs visites me causaient de la peine; et en vérité m'entretenir avec eux m'était à charge. Je me vis obligée, à cause d'une affaire importante, d'aller passer quelques jours chez une de mes sœurs qui est mariée, et que j'aimais autrefois de la plus tendre affection. Quoiqu'elle eût plus de vertu que moi, les conversations que j'avais avec elle ne m'étaient pas très agréables; le sujet de l'entretien, vu la différence de notre état, ne pouvant toujours être au gré de mes désirs. Je restais donc le plus que je pouvais dans la solitude. Je vis toutefois que ses peines me touchaient beaucoup plus vivement que ne l'auraient fait celles d'une autre personne, et ne laissaient pas de me donner quelque souci. Enfin, je fus forcée de reconnaître que je n'étais pas aussi libre que je pensais, mais que j'avais encore besoin de fuir les occasions, afin de me fortifier dans cette vertu de détachement dont le Seigneur avait mis en moi le germe; et avec le concours de sa grâce, j'ai toujours tâché depuis cette époque d'y être fidèle.

Lorsque le Seigneur commence à nous donner quelque vertu, nous devons la cultiver avec le plus grand soin, et ne pas nous exposer au danger de la perdre. Cela est vrai en bien des choses, et en particulier pour ce qui regarde l'honneur; car, soyez-en persuadé, mon père, tous ceux qui pensent en être entièrement détachés ne le sont pas. Il faut se tenir sans cesse sur ses gardes, et pour peu qu'une personne s'y sente encore attachée, qu'elle m'en croie et s'efforce de briser ce lien, si elle veut avancer. C'est une chaîne tellement forte qu'il n'y a lime qui la rompe. Dieu seul peut le faire; mais il faut pour cela l'oraison et de grands efforts de notre part. C'est un lien qui arrête dans le chemin de la perfection, et il cause un tel dommage que j'en suis épouvantée. Je vois des personnes qui, par la sainteté et l'éclat de leurs oeuvres, jettent les peuples dans l'admiration. Grand Dieu! pourquoi de telles âmes tiennent-elles encore à la terre? Comment ne sont-elles pas déjà à la cime de la perfection? Quel est ce mystère? Qui donc les retient, elles qui font pour Dieu de si grandes choses? Ah! c'est qu'elles sont encore attachées à quelque point d'honneur; et, ce qui est pis, c'est qu'elles ne veulent pas en convenir, c'est que parfois le démon leur persuade qu'elles sont obligées de ne pas y renoncer. Mais, pour l'amour de Notre Seigneur, qu'elles ajoutent foi à mes paroles; qu'elles écoutent cette petite fourmi à qui ce divin Maître lui-même commande de parler  si elles ne se corrigent de ce défaut, il sera comme une chenille qui, sans endommager tout l'arbre, car quelques vertus resteront encore, en rongera du moins une grande partie. Cet arbre perdra sa beauté, il ne croîtra plus; il empêchera le développement de ceux qui l'avoisinent; ses fruits seront gâtés, c'est-à-dire que le bon exemple donné par ces personnes sera sans force et de peu de durée.

Je le répète encore: pour petit que soit cet attachement à l'honneur, c'est comme une fausse note ou un manque de mesure dans un chœur de musique: toute l'harmonie en est déconcertée. Il nuit toujours beaucoup dans les divers états de la vie chrétienne, mais c'est une véritable peste dans les voies de l'oraison. Votre désir, dites-vous, est de vous unir étroitement à Dieu et de suivre les conseils de Jésus-Christ; mais, tandis que ce divin Maître est chargé d'injures et de faux témoignages, vous prétendez conserver intacts votre honneur et votre réputation. Il n'est pas possible de se rencontrer en marchant par deux routes si différentes. C'est lorsque l'âme fait des efforts, et qu'en beaucoup de choses elle est contente de perdre de son droit, que Notre Seigneur s'approche d'elle. Mais, dira quelqu'un, je n'ai aucune occasion de donner à Dieu de telles preuves de ma fidélité. Je réponds que si votre détermination est véritable, le Seigneur ne permettra pas que vous soyez privé d'un si grand bien, il vous ménagera même tant d'occasions d'acquérir l'humilité, que vous les trouverez trop nombreuses; il n'y a seulement qu'à mettre la main à l'œuvre.

Je veux, à ce propos, rapporter quelques-unes des petites choses que je faisais au commencement; ces riens sont, comme je l'ai dit, les petites pailles que je jetais dans le feu, étant incapable de faire davantage. Notre Seigneur reçoit tout: qu'il en soit béni à jamais!

Entre mes autres imperfections, j'avais celle de savoir peu les rubriques du bréviaire, le chant et les cérémonies du chœur: c'était par pure négligence, et parce que je donnais mon temps à de vaines occupations. Je voyais de simples novices qui étaient capables de m'instruire, et je me gardais bien de leur demander ce que je ne savais pas, de peur de leur faire connaître mon ignorance; le prétexte du bon exemple que je leur devais se présentait à mon esprit, comme c'est l'ordinaire. Mais, lorsque le Seigneur m'eut un peu ouvert les yeux, je changeai de conduite; car dès que j'hésitais tant soi peu sur les choses même que je savais, je ne balançais pas à les demander aux plus jeunes. Je ne perdis par là ni honneur ni crédit, et il plut même à Notre Seigneur de me donner plus de mémoire que je n'en avais auparavant.

Pour le chant, à moins d'avoir étudié à l'avance, comme on me le recommandait, je m'en tirais mal. J'en étais bien fâchée, non de crainte d'y faire des fautes en la présence de Dieu, ce qui aurait été une vertu, mais à cause des personnes qui m'écoutaient; et ce sentiment de vanité me troublait de telle sorte, que je chantais encore moins bien que je ne savais. Dans la suite, je m'arrêtai à ce parti: lorsque je n'étais pas très bien préparée, je disais que je ne savais pas. Il m'en coûta beaucoup au commencement; ensuite je le faisais avec plaisir. Mais dès que je commençai à ne plus me soucier que l’on connût mon ignorance, et à fouler aux pieds ce malheureux point d'honneur, que je me figurais en cela et que chacun met où il veut, je chantai beaucoup mieux qu'auparavant.

Voilà des riens, je l'avoue, et ils sont la preuve que je ne suis rien moi-même, puisqu'ils me donnaient de la peine. Ils ne laissent pas néanmoins de nous faire pratiquer de petits actes de vertu. Ces petites choses, quand on les fait pour Dieu, ont leur prix à ses yeux, et sa Majesté nous assiste pour en entreprendre de plus grandes.

Toutes les sœurs, excepté moi, faisant des progrès dans la vertu, car je n'ai jamais été bonne à rien, je m'avisai de ce petit exercice d'humilité: je pliais secrètement leurs manteaux lorsqu'elles étaient sorties du chœur, et il me semblait servir en cela ces anges qui venaient de chanter les louanges de Dieu. Elles le découvrirent, je ne sais comment, et je n'en eus pas peu de confusion; car ma vertu n'allait pas jusqu'à voir avec plaisir qu'elles en eussent connaissance, non par humilité, mais de crainte que de si petites choses ne leur prêtassent à rire sur mon compte.

O mon Seigneur, quelle n'est pas ma honte de me voir coupable de tant d'offenses, et de rapporter ces petits actes de vertu, vrais grains de sable que je n'avais pas même la force de soulever de terre, et qui étaient mêlés de tant d'imperfections! L'eau de votre grâce n'avait pas encore jailli pour les faire monter jusqu'à vous! O mon Créateur, pourquoi faut-il que parmi les infidélités sans nombre de ma vie, je ne trouve pas une seule action tant soit peu digne de figurer dans ce récit des grâces insignes que j'ai reçues de vous? Je ne sais, ô mon tendre Maître, comment mon cœur ne se brise pas de regret, ni comment ceux qui liront ces pages pourront se défendre d'un sentiment d'horreur pour moi, en voyant qu'après avoir si mal répondu à de si grands bienfaits, je n'ai pas rougi de raconter de si misérables services: venus de moi, c'est tout dire! Quelle honte j'en éprouve, Seigneur! Mais faute de mieux, je les ai écrits pour montrer à ceux qui vous en rendront de plus signalés, quelle récompense ils doivent attendre de vous, puisque vous n'avez pas dédaigné les miens. Plaise à votre Majesté de me donner sa grâce, pour que je n'en demeure pas toujours à ces débuts! Amen.

Chapitre 32

Déjà, depuis longtemps, Notre Seigneur m'avait accordé la plupart des grâces dont j'ai parlé et d'autres encore fort insignes, lorsqu'un jour, étant en oraison, je me trouvai en un instant, sans savoir de quelle manière, transportée dans l'enfer. Je compris que Dieu voulait me faire voir la place que les démons m'y avaient préparée, et que j'avais méritée par mes péchés. Cela dura très peu; mais quand je vivrais encore de longues années, il me serait impossible d'en perdre le souvenir.

L'entrée de ce lieu de tourments me parut semblable à une de ces petites rues très longues et étroites, ou, pour mieux dire, à un four extrêmement bas, obscur, resserré. Le sol me semblait être une eau fangeuse, très sale, d'une odeur pestilentielle, et remplie de reptiles venimeux. A l'extrémité s'élevait une muraille, dans laquelle on avait creusé un réduit très étroit où je me vis enfermer. Tout ce qui, jusqu'à ce moment, avait frappé ma vue, et dont je n'ai tracé qu'une faible peinture, était délicieux en comparaison de ce que je sentis dans ce cachot, Nulle parole ne peut donner la moindre idée d'un tel tourment, il est incompréhensible. Je sentis dans mon âme un feu dont, faute de termes, je ne puis décrire la nature, et mon corps était en même temps en proie à d'intolérables douleurs. J'avais enduré de très cruelles souffrances dans ma vie, et, de l'aveu des médecins, les plus grandes que l'on puisse endurer ici-bas; j'avais vu tous mes nerfs se contracter à l'époque où je perdis l'usage de mes membres; en outre, j'avais été assaillie par divers maux dont quelques-uns, comme je l'ai dit, avaient le démon pour auteur. Tout cela, néanmoins, n'est rien en comparaison des douleurs que je sentis alors; et ce qui y mettait le comble, c'était la vue qu'elles seraient sans interruption et sans fin.

Mais ces tortures du corps ne sont rien à leur tour auprès de l'agonie de l'âme. C'est une étreinte une angoisse, une douleur si sensible, c'est en même temps une si désespérée et si amère tristesse, que j'essaierais en vain de les dépeindre. Si je dis qu'on se sent continuellement arracher l'âme, c'est peu; car dans ce cas, c'est une puissance étrangère qui semble ôter la vie, mais ici, c'est l'âme qui se déchire elle-même. Non, jamais je ne pourrai trouver d'expression pour donner une idée de ce feu intérieur et de ce désespoir, qui sont comme le comble de tant de douleurs et de tourments. Je ne voyais pas qui me les faisait endurer, mais je me sentais brûler et comme hacher en mille morceaux: je ne crains pas de le dire, le supplice des supplices, c'est ce feu intérieur et ce désespoir de l'âme.

Toute espérance de consolation est éteinte dans ce pestilentiel séjour; on ne peut ni s'asseoir ni se coucher, car l'espace manque dans cette sorte de trou pratiqué dans la muraille; et les parois elles-mêmes, effroi des yeux, vous pressent de leurs poids. Là, tout vous étouffe; point de lumière; ce ne sont que ténèbres épaisses; et cependant, ô mystère! sans qu'aucune clarté brille, on aperçoit tout ce qui peut être pénible à la vue.

Il ne plut pas à Notre Seigneur de me donner alors une plus grande connaissance de l'enfer. Il m'a montré depuis, dans une autre vision, des choses épouvantables, des châtiments encore plus horribles à la vue, infligés à certains vices; mais comme je n'en souffrais point la peine, mon effroi fut moindre. Dans la première vision, au contraire, ce divin Maître voulut que j'éprouvasse véritablement ces tourments et cette peine dans mon esprit, comme si mon corps les eût soufferts. J'ignore la manière dont cela se passa, mais je compris bien que c'était une grâce insigne, et que le Seigneur avait voulu me faire voir, de mes propres yeux, de quel supplice sa miséricorde m'avait délivrée. Car tout ce qu'on peut entendre dire, de l'enfer, ce que j'en avais lu ou appris dans mes propres méditations, quoique j'aie assez rarement approfondi ce sujet, la voie de la crainte ne convenant pas à mon âme, tout ce que les livres nous disent des déchirements et des supplices divers que les démons font subir aux damnés, tout cela n'est rien auprès de la peine, d'un tout autre genre, dont j'ai parlé; il y a entre l'un et l'autre la même différence qu'entre un portrait inanimé et une personne vivante; et brûler en ce monde est très peu de chose, en comparaison de ce feu où l'on brûle dans l'autre.

Je demeurai épouvantée, et quoique six ans à peu près se soient écoulés depuis cette vision, je suis en cet instant saisie d'un tel effroi en l'écrivant, que mon sang se glace dans mes veines. Au milieu des épreuves et des douleurs, j'évoque ce souvenir, et dès lors tout ce qu'on peut endurer ici-bas ne me semble plus rien, je trouve même que nous nous plaignons sans sujet. Je le répète, cette vision est à mes yeux une des plus grandes grâces que Dieu m'ait faites; elle a contribué admirablement à m'enlever la crainte des tribulations et des contradictions de cette vie; elle m' a donné du courage pour les souffrir; enfin, elle a mis dans mon cœur la plus vive reconnaissance envers ce Dieu qui m'a délivrée, comme j'ai maintenant sujet de le croire, de maux si terribles et dont la durée doit être éternelle.

Depuis ce jour, encore une fois, tout me parait facile à supporter, en comparaison d'un seul instant à passer dans le supplice auquel je fus alors en proie. Je ne puis assez m'étonner de ce qu'ayant lu tant de fois des livres qui traitent des peines de l'enfer, j'étais si loin de m'enformer une idée juste, et de les craindre comme je l'aurais dû. A quoi pensais-je alors, et comment pouvais-je goûter quelque repos dans un genre de vie qui m'entraînait à un si effroyable abîme? O mon Dieu, soyez-en éternellement béni! Vous avez montré que vous m'aimiez beaucoup plus que je ne m'aime moi-même. Combien de fois m'avez-vous délivrée de cette prison si redoutable, et combien de fois n'y suis-je point rentrée contre votre volonté!

Cette vision a fait naître en moi une indicible douleur à la vue de tant d'âmes qui se perdent, et en particulier de ces luthériens que le baptême avait rendus membres de l'Église. Elle m'a donné en outre les plus ardents désirs de travailler à leur salut: pour arracher une âme à de si horribles supplices, je le sens, je serais prête à immoler mille fois ma vie. Je m'arrête souvent à cette pensée: nous sommes naturellement touchés de compassion quand nous voyons souffrir une personne qui nous est chère, et nous ne pouvons nous empêcher de ressentir vivement sa douleur quand elle est grande. Qui pourrait donc soutenir la vue d'une âme en proie pour une éternité à un tourment qui surpasse tous les tourments? Quel cœur n'en serait déchiré? Émus d'un commisération si grande pour des souffrances qui finiront avec ]a vie, que devons-nous sentir pour des douleurs sans terme? Et pouvons-nous prendre un moment de repos, en voyant la perte éternelle de tant d'âmes que le démon entraîne chaque jour avec lui dans l'enfer?

Je puise encore là un désir non moins ardent: c'est que l'affaire si importante de notre propre salut nous occupe tout entiers. Non, point de réserve: faisons tout ce qui dépend de nous, et ne cessons de demander à cette fin le secours de la grâce. Voici la réflexion que je fais: Toute méchante que j'étais, j'avais quelque soin de servir Dieu; j'évitais certaines fautes que l'on compte pour rien dans le monde; Notre Seigneur me faisait aussi la grâce de supporter de grandes maladies avec une inaltérable patience; je n'étais portée ni à murmurer ni à médire; il m'aurait été, ce me semble, impossible de vouloir du mal à qui que ce fût; je n'étais point travaillée par la convoitise; mon cœur ne connaissait pas l'envie, ou s'il en éprouva quelque atteinte, jamais du moins je ne me sentis coupable en cela d'aucune faute grave; il y avait en moi quelques autres dispositions à la vertu; enfin, quoique très misérable, j'avais presque toujours devant les yeux la crainte du Seigneur; malgré tout cela, j'ai vu la triste demeure que les démons m'avaient préparée; et si le supplice que j'endurai fut terrible, il me semble, en vérité, que par mes fautes j'en avais mérité un plus grand. N'ai-je donc pas raison de dire qu'il est dangereux de croire qu'on fait assez pour le service de Dieu? Comment surtout une âme qui, à chaque pas, tombe en péché mortel, peut-elle goûter un seul moment de repos et de bonheur? Pour l'amour de Dieu, qu'elle se hâte de fuir les occasions, et ce Dieu de bonté ne manquera pas de venir à son secours, comme il l'a fait mon égard. Plaise au Seigneur de me soutenir désormais, afin que je ne tombe plus! car j'ai vu où mes chutes me feraient descendre. Qu'il me préserve d'un tel malheur, je l'en conjure au nom de sa bonté infinie! Amen.

Cette vision et d'autres grands secrets qu'il plut au Seigneur de me découvrir, relativement à la félicité future des justes et aux peines des méchants, me faisaient soupirer après un genre de vie où je pusse faire pénitence de mes péchés, et me rendre tant soit peu digne de cette gloire du ciel qui m'avait été montrée. Fuir tout commerce avec les créatures, et me séparer entièrement du monde, était mon unique vœu. Cette pensée occupait sans cesse mon esprit; mais loin de le troubler, elle y versait une paix délicieuse: il était manifeste qu'elle venait de Dieu, et que sa divine Majesté donnait à mon âme cette nouvelle chaleur pour digérer une nourriture plus forte que celle dont elle s'était nourrie jusque-là. Recherchant donc ce que je pourrais faire pour sa gloire, il me sembla que je devais commencer par satisfaire aux devoirs de ma vocation, en gardant ma règle avec la plus parfaite fidélité dont je serais capable.

Quoique le monastère où j'étais comptât un grand nombre de servantes de Dieu et que Notre Seigneur y fût très bien servi, la pauvreté y était si grande, que les religieuses se voyaient souvent obligées d'en sortir, pour aller passer quelque temps dans des maisons où toujours, du reste, elles pouvaient se conduire en tout honneur et toute religion. Ce monastère n'avait pas non plus été fondé dans la rigueur de la première règle; on y vivait, comme dans tout l'ordre, conformément à la bulle de mitigation. Outre plusieurs autres inconvénients je menais, me semblait-il, une vie trop commode, parce que la maison était vaste et fort agréable. Mais, de tous les dommages, le plus grave à mes yeux était ces fréquentes sorties dont j'usais plus que d'autres; car certaines personnes, à qui nos supérieurs ne pouvaient le refuser, souhaitant m'avoir en leur compagnie, l'obtenaient d'eux par leur importunité. Il résultait de là que je restais peu dans mon monastère. Le démon devait sans doute y contribuer aussi, jaloux du grand bien que je faisais à quelques-unes de mes sœurs, en leur communiquant les instructions des maîtres spirituels que je consultais.

Je m'entretenais une fois avec quelques personnes, lorsqu'une d'entre elles nous dit que si nous étions déterminées à vivre comme les religieuses déchaussées, il serait possible de fonder un monastère. Cette proposition répondant parfaitement à mes désirs, j'en parlai à cette dame veuve qui était de mes amies (Guiomar de Ulloa), et dans les mêmes sentiments que moi. Elle s'occupa aussitôt des moyens d'assurer des revenus au nouveau monastère. Comme je le vois maintenant, il n'y avait guère d'apparence de succès; mais avec l'ardeur de nos désirs, la chose nous semblait possible. D'un autre côté, vivant très contente dans la maison où j'étais, la trouvant fort à mon goût, et ma cellule tout à fait au gré de mes désirs, je balançais encore; il fut néanmoins convenu entre cette dame et moi que nous recommanderions beaucoup l'affaire à Dieu.

Un jour, au moment où je venais de communier, Notre Seigneur me commanda expressément de m'employer de toutes mes forces à l'établissement de ce monastère, me donnant la formelle assurance qu’il réussirait, et que la ferveur avec laquelle il y serait servi lui procurerait beaucoup de gloire. Il voulait qu'il fût dédié sous le nom de saint Joseph; ce saint veillerait à notre garde à l'une des portes, et la très sainte Vierge à l'autre, tandis que lui, Jésus-Christ, serait au milieu de nous; cette maison serait une étoile qui jetterait une grande splendeur; quoique les ordres religieux fussent relâchés, je ne devais pas croire qu'il en tirât peu de gloire ni peu de service: et que deviendrait le monde, s'il n'y avait des religieux? Enfin il m'ordonnait de déclarer à mon confesseur (P. Balthazar Alvarez) le commandement qu'il venait de me faire, et de lui dire qu'il le priait de ne pas s'y opposer et de ne pas m'en détourner.

Cette vision et ces paroles agirent d'une manière si puissante sur mon âme, que je ne pus douter que Dieu n'en fût l'auteur. Je ne laissai pas néanmoins de ressentir une peine très vive, parce que mon esprit me représenta en ce moment une partie des travaux et des croix que devait me coûter une pareille entreprise. Je me trouvais d'ailleurs très contente dans le monastère où j'étais; et si j'avais commencé à traiter de cette affaire, ce n'avait été ni avec une détermination arrêtée, ni avec certitude qu'elle réussirait. Ici Notre Seigneur me donnait un ordre pressant; et comme j'entrevoyais les grandes difficultés que j'allais rencontrer, je balançais encore sur ce que j'avais à faire. Mais le divin Maître me commanda tant de fois la même chose, et me présenta des raisons si nombreuses et si évidentes pour l'entreprendre, que, ne pouvant douter que ce ne fût sa volonté, je n'osai différer davantage d'en parler à mon confesseur. Je lui donnai par écrit la relation de tout ce qui s'était passé. Quoique, d'après les lumières de la raison, il ne vît guère d'apparence de succès dans un tel dessein, à cause du peu de ressources de mon amie pour subvenir aux frais de la fondation, il n'osa pas m'en détourner formellement; il me dit de le proposer au provincial de notre ordre (P. Ange de Salazar, provincial de Castille), et de m'en remettre à sa décision.

Je me conformai à cet avis; mais comme je n'avais pas coutume de parler à ce supérieur des visions dont j'étais gratifiée, ce fut cette dame qui lui déclara notre dessein de fonder un couvent. Ce père, qui est ami de tout ce qui tient à la perfection de l'état religieux, entra aussitôt dans les intentions de ma compagne, lui promit de l'aider et de prendre le monastère sous sa juridiction. Ils parlèrent du revenu nécessaire au nouvel établissement, et il fut convenu pour diverses raisons que le nombre des religieuses ne dépasserait jamais celui de treize. Avant d'en venir là, nous avions écrit au saint frère Pierre d'Alcantara pour l'informer de l'état des choses; il nous avait conseillé de poursuivre cette entreprise, et donné ses avis sur la conduite à tenir.

La sainte consulta aussi, vers cette époque, saint Louis Bertrand, cette grande lumière de l'ordre de Saint-Dominique. Le saint était alors à Valence, en Espagne, où il exerçait la charge de maître des novices. Après avoir recommandé à Dieu, pendant trois ou quatre mois, une aussi importante affaire, il répondit en ces termes: notre projet fut à peine connu dans la ville, qu'il s'éleva contre nous une persécution qui serait bien longue à raconter. Que de mots piquants, que de railleries! On disait de moi que j'étais folle de songer à sortir d'un monastère où je me trouvais si bien; on se déchaînait aussi avec violence contre ma compagne. Elle avait peine à le supporter, et je ne savais que devenir, voyant qu'en certaines choses on avait raison. L’âme navrée de douleur, je me recommandai au divin Maître; il daigna me consoler et relever mon courage, disant que je verrais par là ce qu'avaient souffert les saints qui avaient fondé des ordres religieux; il me restait encore beaucoup plus de persécutions à essuyer que je ne pouvais penser; mais nous ne devions point nous en mettre en peine. Il ajouta quelques paroles particulières pour ma compagne, m'ordonnant de les lui transmettre. A notre grand étonnement, nous nous trouvâmes soudain consolées de tout le passé, et pleines de courage pour résister à tous nos adversaires. Il faut le dire, il n'y avait dans la ville presque personne, même parmi les personnes d'oraison, qui ne nous fût contraire, et qui ne regardât notre projet comme une très grande folie.

Cette affaire fit tant de bruit, et causa tant de trouble dans mon propre monastère, qu'il parut ardu au provincial de lutter seul contre tous; il changea donc d'avis et ne voulut plus consentir à cette nouvelle fondation. Il nous dit que les revenus proposés n'étaient ni sûrs ni suffisants, et que l'opposition à notre projet était trop grande. En tout cela, il semblait bien qu'il avait raison. Enfin, il rétracta sa promesse et le consentement qu'il avait d'abord donné. Comme nous croyions être venues à bout des plus grandes difficultés, notre peine fut bien vive. J'en eus surtout beaucoup de voir que le provincial nous était contraire, car son approbation m'aurait suffi pour me justifier aux yeux de tout le monde. Quant à ma compagne, on ne voulait plus lui donner l'absolution si elle ne renonçait à ce dessein, parce que, disait-on, elle était obligée de faire cesser le scandale.

Avant que notre provincial eût ainsi changé d'avis, et dans le temps où personne dans la ville ne voulant nous donner de conseil, on nous accusait de ne suivre que nos têtes, cette dame était allée trouver un religieux  de l'ordre de Saint-Dominique, grand serviteur de Dieu et très savant (Père Ibañez). Elle avait informé ce saint homme de toute l'affaire, lui disant ce qu'elle pouvait donner de son patrimoine pour la fondation; elle désirait beaucoup être aidée de ses lumières, car c'était l'homme le plus instruit qui fût alors dans la ville, et bien peu dans son ordre lui étaient supérieurs. De mon côté, je lui fis connaître tout notre dessein et quelques-uns des motifs qui nous déterminaient, mais sans lui parler des révélations que j'avais eues; je me contentai de lui dire les raisons naturelles qui nous faisaient agir, désirant qu'il ne prononçât que d'après cet exposé. Il demanda huit jours pour y réfléchir, et voulut savoir si nous étions résolues de suivre ses avis. Je lui répondis que oui; mais malgré cette réponse qui était, ce me semble, l'expression vraie de mes sentiments, je demeurais toujours dans une ferme assurance que l'affaire réussirait. La foi de ma compagne était plus vive que la mienne; rien de tout ce qu'on aurait pu lui dire n'aurait été capable de lui faire abandonner ce dessein. Quant à moi, je croyais, je le répète, qu'il ne pouvait manquer de réussir; mais, tout en regardant comme vraie la révélation que j'avais eue, je n'y ajoutais foi qu'autant qu'elle n'aurait rien de contraire à la sainte Écriture et aux lois de l'Église que nous sommes tenus de suivre. Si ce savant religieux eût dit que nous ne pouvions, sans offenser Dieu et sans blesser notre conscience, poursuivre ce dessein, il me semble que je m'en serais départie à l'heure même, et que j'aurais cherché d'autres voies pour le faire réussir. Le Seigneur ne me donnait pas d'autres lumières pour ma conduite. Ce grand serviteur de Dieu m'a avoué depuis qu'en acceptant de s'occuper de notre projet, il était bien déterminé à faire tout son possible pour nous empêcher de le réaliser. Il connaissait déjà le bruit que la chose avait fait dans la ville, et, comme à tout le monde, ce projet lui paraissait une folie. Il ajouta qu'un gentilhomme, ayant appris que nous l'avions consulté, lui avait envoyé dire de bien réfléchir à ce qu'il allait faire, et de ne nous seconder en aucune manière; mais qu'avant de nous répondre, ayant examiné l'affaire avec grand soin, considéré notre intention et la régularité que nous voulions établir dans ce nouveau monastère, il était demeuré persuadé que ce dessein était fort agréable à Dieu, et qu'il ne fallait pas y renoncer. Ainsi, il nous répondit que nous devions nous hâter de le mettre à exécution; il nous indiqua même la manière de nous y prendre et la conduite à tenir. Il nous dit encore que le revenu qu'on y affectait était insuffisant à la vérité, mais qu'il fallait bien donner quelque chose à la confiance en Dieu. Enfin, il s'offrait à répondre aux difficultés de tous ceux qui s'opposeraient à notre dessein. Depuis ce moment, en effet, il n'a jamais cessé de nous prêter son appui, comme je le dirai dans la suite.

Extrêmement consolées par cette réponse, nous ne le fûmes pas moins en voyant quelques personnes de sainte vie, qui auparavant nous étaient contraires, non seulement s'adoucir, mais nous donner même leur concours. De ce nombre était ce saint gentilhomme dont j'ai fait mention (François de Salcedo). Notre dessein lui semblait d'une perfection très relevée, attendu qu'il reposait tout entier sur le fondement de l'oraison; et si l'exécution avait à ses yeux de grandes difficultés et semblait comme impossible, il ne laissait pas de juger que Dieu pouvait bien en être l'auteur. Je ne doute pas que Notre Seigneur ne lui ait inspiré des sentiments si favorables, de même qu'à cet ecclésiastique auquel je m'étais d'abord adressée, et dont j'ai parlé plus haut (Maître Gaspar Daza). C'était un homme dont tout le monde admirait la vertu, et que Dieu avait visiblement établi dans cette ville pour le salut et la perfection d'un grand nombre d'âmes. Il m'aida beaucoup dans toute cette affaire.

Les choses en étaient là, grâce aux prières que l'on faisait pour nous, et nous avions acheté une maison. Elle était dans un site favorable, mais fort petite; c'est de quoi je n'avais nulle peine, parce que Notre Seigneur m'avait dit d'entrer comme je pourrais et que je verrais ensuite ce qu'il saurait faire. Et certes, je l'ai admirablement vu. Aussi, malgré la modicité du revenu, j'avais la ferme conviction que le divin Maître viendrait à notre secours par d'autres voies, et qu'il favoriserait notre entreprise.

Chapitre 33

Ainsi, l'affaire allait se conclure, et l'on était à la veille de passer le contrat, lorsque notre provincial changea d'avis. Ce fut, je crois, par une conduite toute particulière de la Providence, comme les suites l'ont montré. Le Seigneur, touché de tant de prières, devait rendre son œuvre plus parfaite en la faisant réussir d'une autre manière. Notre supérieur n'eut pas plus tôt retiré son consentement, que mon confesseur m'ordonna de ne plus penser à cette affaire; et Dieu sait avec quelle peine et au prix de quelles souffrances je l'avais conduite jusqu'à ce point! Dès qu'on apprit dans la ville que nous l'avions abandonnée, on se confirma dans la pensée que ce n'avait été qu'une rêverie de femmes; et les murmures redoublèrent contre moi, quoique je n'eusse rien fait que de l'avis du provincial.

J'étais très mal vue de tout mon monastère, pour avoir entrepris d'en établir un où la clôture serait mieux gardée. Les sœurs disaient que c'était leur faire affront; que rien ne m'empêchait de bien servir Dieu dans mon couvent, comme tant d'autres meilleures que moi; que je n'étais pas affectionnée à la maison, et que j'aurais mieux fait de lui procurer du revenu que de vouloir le porter ailleurs. Quelques-unes étaient d'avis qu'on me mit en prison; d'autres, en petit nombre, prenaient faiblement ma défense. Je sentais que celles qui m'étaient opposées avaient raison en bien des choses: je leur exposais quelquefois les motifs de ma conduite; mais, ne pouvant leur déclarer le principal, qui était le commandement que j'a vais reçu de Notre Seigneur, je ne savais que faire, et d'ordinaire je gardais le silence. D'autres fois, Dieu m'accordait la très grande grâce de n'éprouver de tout cela aucune inquiétude. Je me désistai donc de mon entreprise avec autant de facilité et de contentement que si elle ne m'eût rien coûté. Nul ne pouvait croire qu'il en fût ainsi, pas même les personnes d'oraison avec qui je traitais. On s'imaginait, au contraire, que j'en étais extrêmement peinée et confuse; et mon confesseur lui-même était dans cette pensée. Pour moi, comme je croyais avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour mettre à exécution ce que Notre Seigneur m'avait commandé, il me semblait que je n'étais pas obligée à davantage; je demeurais donc tranquille et contente dans le monastère où j'étais, toujours fermement convaincue que ce dessein s'exécuterait, quoique je ne visse ni quand ni par quel moyen cela pourrait être.

Cependant je fus vivement affligée d'un reproche que me fit mon confesseur, comme si, dans cette affaire, j'avais agi contre sa volonté. Notre Seigneur voulait sans doute ajouter à tant d'autres peines celle qui devait m'être le plus sensible. Au milieu de cette multitude de persécutions, lorsque mon confesseur aurait dû, ce semble, me consoler, il m'écrivit que je devais enfin reconnaître, par ce qui venait d'arriver, que mon projet n'était qu'une rêverie; qu'instruite par cette leçon, je ne devais plus à l'avenir penser à de telles entreprises ni même parler de celle-là, puisque je voyais le scandale qui en était résulté; et d'autres choses semblables, faites pour donner de la peine. Cette lettre m'affligea plus que tout le reste ensemble; je craignis qu'à mon occasion et par ma faute, Dieu n'eût été offensé; il me, vint, encore à l'esprit que si ces visions étaient fausses, toute mon oraison n'était qu'une chimère, et que j'étais moi-même bien abusée et bien misérable. Ces alarmes me serrèrent tellement le cœur, que j'en étais toute troublée et dans une incroyable affliction. Mais Notre Seigneur, qui ne m'avait jamais manqué dans toutes ces peines dont j'ai fait le récit, me donnait fort souvent des consolations et des encouragements qu'il n'est pas nécessaire de rapporter ici. Dans l'occasion dont je parle, il me dit de ne point m'affliger, que loin de l'avoir offensé, je lui avais rendu un grand service; je devais exécuter ce que mon confesseur me commandait, en gardant maintenant le silence sur cette affaire, jusqu'à ce qu'il fût temps de la reprendre.

Ces paroles répandirent tant de calme et de joie dans mon âme, que je ne comptai plus pour rien la persécution soulevée contre moi. Notre Seigneur me fit connaître alors le prix immense des peines et des persécutions que l'on souffre pour son service; car, sans parler de tant d'autres précieux avantages que j'en retirais, je vis dès cette époque mon amour pour Dieu prendre des accroissements tels, que j'en étais saisie d'étonnement; et voilà l'origine de ce désir des souffrances que je ne puis maîtriser. Tandis que je jouissais d'un si grand bonheur, on se figurait que j'étais tout abattue; il en eût été ainsi, je l'avoue, si Notre Seigneur ne m'eût soutenue et favorisée par des grâces si extraordinaires. C'est alors que s'accrurent ces transports d'amour de Dieu et ces ravissements dont j'ai parlé; mais je gardais pour moi le secret de ces faveurs, sans le communiquer à personne.

Ce saint religieux dominicain (le Père Ibañez) persistait à croire comme moi que la fondation aurait lieu. Me voyant fermement résolue à ne plus m'en mêler pour ne pas aller contre les ordres de mon confesseur, il s'en occupait de concert avec cette dame, mon amie, que Dieu m'avait associée dans cette œuvre; ils écrivirent à Rome, et ils ne négligeaient rien pour en venir à l'exécution.

Le démon parvint, de son côté, à faire savoir que j'avais eu sur cela quelque révélation; ce bruit se communiquant d'une personne à l'autre, on vint me dire avec grand effroi que les temps étaient fâcheux, qu'on pourrait bien intenter quelque accusation contre moi, et me dénoncer aux inquisiteurs. L'avis me parut plaisant, et je ne pus m'empêcher d'en rire; car j'étais sûre de mes dispositions intérieures pour tout ce qui regarde la foi, et je me sentais prête à donner mille fois ma vie, non seulement pour chacune des vérités de l'Écriture sainte, mais encore pour la moindre des cérémonies de l'Église. Ma réponse fut donc que sur ce point on pouvait être sans crainte; mon âme serait en bien mauvais état si j'avais quelque chose à redouter de l'inquisition; si j'en avais le moindre soupçon, j'irais moi-même me présenter pour être examinée; mais si l'on m'accusait faussement, Notre Seigneur saurait me justifier et faire tourner l'accusation à mon avantage.

Je rendis compte de ceci à ce père dominicain, notre ami dévoué, et si savant que je pouvais être bien tranquille en suivant ses avis. Je lui fis connaître en même temps, avec le plus de clarté qu'il me fut possible, toutes les visions que j'avais eues, ma manière d'oraison, et les grâces extraordinaires que Dieu me faisait; je le suppliai de tout examiner avec attention, de me dire ensuite s'il y trouvait quelque chose de contraire à l'Écriture sainte, et ce qu'il en pensait lui-même. Il me rassura beaucoup; et j'ai lieu de croire que cette communication fut aussi très utile à son âme. Car, bien qu'il fût déjà excellent religieux, il s'adonna dès ce moment beaucoup plus à l'oraison. Pour s'y exercer plus librement, il se retira dans un monastère de son ordre, bâti en un endroit fort solitaire. Il y avait passé plus de deux ans, lorsque, à son grand regret, l'obéissance vint l'en arracher, les besoins de l'ordre appelant ailleurs un homme d'un tel mérite. Son éloignement, qui me privait d'un si grand secours, me fut très sensible; néanmoins je n'y mis aucun obstacle, sachant le profit qu'il devait en retirer; car Notre Seigneur, me voyant fort affligée de son départ, m'avait dit de me consoler et de n'en avoir point de peine, parce qu'il marchait sous la conduite d'un bon guide. En effet, il était à son retour si avancé dans la perfection et dans les voies intérieures, qu'il me disait que pour rien au monde il ne voudrait n'avoir pas été dans cette solitude. Je pouvais en dire autant de mon côté; car si auparavant il ne me rassurait et ne me consolait que par les lumières de la science acquise, depuis son retour, il le faisait encore par une grande expérience des choses spirituelles, et en particulier des grâces surnaturelles. Notre Seigneur, qui voulait la fondation de ce monastère, nous ramena ce saint religieux, juste au moment où son concours nous était nécessaire pour consommer notre entreprise.

Je me renfermai durant cinq ou six mois dans un silence absolu, m'interdisant toute démarche et même toute parole sur cette affaire. Notre Seigneur, dans cet intervalle, ne m'en dit jamais rien. Je n'en comprenais pas la cause, mais je ne pouvais m'ôter de l'esprit que ce dessein s'accomplirait. Au bout de ce temps, le recteur du collège de la compagnie de Jésus (Père Denys Vasquez) ayant quitté cette ville, Notre Seigneur lui substitua dans cette charge un homme profondément versé dans les voies spirituelles, et qui, à un grand courage et à un excellent esprit, joignait les lumières de la science (Gaspar de Saint Lazare). Un tel secours m'était alors bien nécessaire; car mon confesseur dépendant du recteur, et tous ceux de la Compagnie se faisant un devoir rigoureux de ne rien entreprendre sans l'avis de leur supérieur, il en résultait que bien qu'il eût une parfaite connaissance de mes dispositions et un grand désir de me faire avancer à grands pas, il n'osait néanmoins décider sur certaines choses, et il avait bien des raisons d'agir de la sorte. D'un autre côté, mon âme se sentait comme emportée par l'impétuosité de ses transports; je souffrais beaucoup de la voir ainsi liée par mon confesseur; cependant je ne m'écartais en rien de ce qu'il me commandait.

Étant un jour dans une profonde affliction, parce qu'il me semblait que ce père n'ajoutait pas foi à mes paroles, Notre Seigneur me dit de ne point m'affliger, que cette peine finirait bientôt. Ces paroles me causèrent une vive allégresse, dans la pensée qu'elles annonçaient ma mort prochaine, et je ne pouvais me les rappeler sans une grande joie. Mais je ne tardai pas à voir clairement que c'était de l'arrivée du recteur mentionné plus haut que le divin Maître entendait parler, car il ne fut pas plus tôt venu, que cette peine cessa, sans que je l'aie jamais éprouvée depuis. En voici la raison: loin de vouloir restreindre la liberté du père ministre qui était mon confesseur, le nouveau recteur lui dit au contraire de me consoler, l'assurant qu'il n'y avait rien à craindre, et de ne plus me conduire par une voie si resserrée, mais de laisser agir en liberté l'esprit de Dieu dans mon âme; car quelquefois, au milieu des grands transports qui la saisissaient, il semblait qu'elle pouvait à peine respirer.

Ce recteur vint me voir. Je devais, d'après l'ordre de mon confesseur, lui ouvrir mon âme avec toute la liberté et toute la clarté possibles. D'ordinaire, j'éprouvais une extrême répugnance pour ces sortes d'ouvertures; il n'en fut pas de même cette fois: en entrant dans le confessionnal, je sentis dans l'intime de mon âme un je ne sais quoi, que je ne me souviens point d'avoir jamais senti, ni auparavant, ni depuis, pour nulle autre personne. Je ne saurais représenter ni faire comprendre par aucune comparaison de quelle manière cela se passait: ce fut une joie spirituelle, et une vue intérieure que cet homme de Dieu me comprendrait, et qu'il y avait du rapport entre son âme et la mienne. C'était là pour moi un mystère; si auparavant je lui eusse parlé, ou si l'on m'eût fait de lui de grands éloges, la joie que j'éprouvais, en voyant qu'il me comprendrait, n'aurait eu rien d'étonnant; mais entre lui et moi aucune parole n'avait été échangée, et personne ne m'avait parlé de lui. J'ai parfaitement reconnu depuis que je ne m'étais pas trompée, mon âme ayant sous tous les rapports tiré un très grand profit des communications que j'eus avec lui. Il dirige parfaitement les âmes déjà avancées dans les voies de Dieu; il ne se contente point de les faire marcher pas à pas, il les fait courir. Dieu lui a accordé, entre autres dons, un talent très particulier pour les porter à la mortification et à un détachement universel des choses de ce monde. Je n'eus pas plus tôt commencé à traiter avec lui, que je compris sa manière d'agir; je vis que c'était une âme pure, sainte, et qui avait reçu du Seigneur une grâce toute spéciale pour discerner les esprits. Grande fut donc ma consolation.

Il y avait peu de temps que j'étais en relation avec ce père, lorsque Notre Seigneur commença à me presser de reprendre l'affaire de la fondation. Il me chargea d'en dire les raisons et de faire part de certaines particularités au recteur et à mon confesseur, afin qu'ils ne m'en détournassent pas. Quelques-unes, de ces raisons leur inspirèrent des craintes, principalement au recteur, qui, considérant avec soin et attention tout ce qui s'était passé, n'avait jamais douté que ce dessein ne vint de Dieu.

Enfin, pour bien des motifs, ils n'osèrent ni l'un ni l'autre me détourner de poursuivre mon entreprise, et mon confesseur me permit de nouveau de m'y employer de tout mon pouvoir [10]. Mais mon pouvoir était fort petit, et me trouvant presque seule, je ne pouvais m'empêcher de voir clairement les peines que j'allais rencontrer. Il fut convenu entre nous de conduire l'affaire dans le plus grand secret. Dans ce dessein, je priai l'une de mes sœurs (Jeanne de Ahumada), qui ne demeurait pas dans la ville, d'acheter la maison, et de la faire arranger comme si c'eût été pour elle; quant à l'argent, il plut au Seigneur de nous l'envoyer par des voies qu'il serait trop long de rapporter [11]. En tout ceci, je veillais à ne rien faire contre l'obéissance; mais je savais que, si j'en parlais à mes supérieurs, tout serait perdu, comme la première fois, et même qu'il adviendrait pire encore.

Il est incroyable combien j'eus de peines à essuyer, soit pour me procurer de l'argent, soit pour trouver la maison, traiter du prix, et la faire accommoder. Je portais le poids de tout, quoique ma compagne fît ce qu'elle pouvait pour me soulager; mais ce qu'elle pouvait était si peu de chose que ce n'était presque rien. Elle prêtait seulement son nom et son entremise; tout le reste retombait sur moi, et je ne comprends pas aujourd'hui comment j'ai pu y résister. Quelquefois, tout affligée, je disais à Notre Seigneur: Mon divin Maître, pourquoi me commandez-vous des choses qui semblent impossibles? Encore, toute femme que je suis, si j'avais la liberté!. Mais liée en tant de manières, sans argent, et sans savoir où en trouver pour le bref et pour tout le reste, que puis-je faire, Seigneur?

Un jour, dans l'impuissance de rien donner à certains ouvriers, je ne savais plus que devenir: saint Joseph, mon véritable père et protecteur, m'apparut, et me dit de ne point craindre de faire marché avec eux; j'aurais de quoi les payer. J'obéis, sans avoir un denier dans ma bourse, et Notre Seigneur y pourvut d'une manière qui étonna ceux qui le surent.

La maison me paraissait tellement petite, que je désespérais d'y établir un couvent. Je voulais en acheter une autre, également fort petite, qui était adjacente, et dont nous aurions fait l'église; mais je n'avais pas de quoi, et je ne savais comment m'y prendre pour y réussir. Un jour, au moment où je venais de communier, Notre Seigneur me dit: « Je t'ai déjà commandé d'entrer comme tu pourras ». Puis, par forme d'exclamation, il ajouta: « O cupidité du genre humain, qui as peur que la terre même te manque! Combien de fois ai-je dormi au serein, pour n'avoir pas où me retirer! » Effrayée de ce juste reproche, je dirigeai mes pas vers la maisonnette, j'en pris le plan, et je trouvai qu'on pouvait y établir un monastère, quoique bien petit. Sans plus penser à acheter une autre maison, je fis arranger celle-là grossièrement et sans recherche, me contentant qu'on y pût vivre et qu'elle ne fût pas malsaine, ce à quoi il faut toujours prendre garde [12].

Le jour de la fête de sainte Claire (le 12 août 1561), comme j'allais communier, cette sainte m'apparut tout éclatante de beauté; elle me dit de poursuivre avec courage ce que j'avais commencé, et qu'elle m'assisterait. Je conçus une grande dévotion pour elle, et j'ai vu par les effets la vérité de sa promesse: car un monastère de son ordre, qui est proche du nôtre, nous aide à vivre; et, ce qui est beaucoup plus important, elle a peu à peu conduit mon désir à une si grande perfection, que l'on pratique dans cette nouvelle maison la pauvreté qui s'observe dans les siennes. Nous vivons d'aumônes, et il ne m'en a pas peu coûté pour faire confirmer ce point par l'autorité du Saint-Père, de telle sorte qu'on n'y puisse contrevenir ni nous imposer jamais des revenus [13]. C'est sans doute aux prières de cette bienheureuse sainte que nous sommes encore redevables de la fidélité avec laquelle la divine Majesté nous procure le nécessaire, sans que nous demandions rien à perso ne. Que le Seigneur soit béni de tout! Amen.

A la même époque, le jour de l'Assomption de Notre Dame, étant dans l'église d'un monastère du glorieux saint Dominique [14], je pensais aux nombreux péchés que j'y avais autrefois confessés, et à certaines circonstances de ma vie imparfaite. Je fus tout à coup saisie d'un si grand ravissement que je me trouvai presque hors de moi-même. Je m'assis, et il me semble que je ne pus voir élever la sainte hostie, ni être attentive à la messe, ce qui me laissa du scrupule. En cet état, il me sembla que je me voyais revêtir d'une robe éblouissante de blancheur et de lumière; je ne distinguai pas d'abord par qui, mais bientôt j'aperçus Notre-Dame à mon côté droit, et mon père saint Joseph à mon côté gauche, qui m'en revêtaient; je compris que j'étais purifiée de mes péchés. Étant donc revêtue de cette robe et toute inondée de délices et de gloire, il me sembla que Notre-Dame me prenait les mains. Elle me dit que je lui causais un grand plaisir par ma dévotion au glorieux saint Joseph; je devais croire que mon dessein concernant la fondation s'exécuterait; Notre Seigneur ainsi qu'elle et saint Joseph seraient très honorés dans ce monastère; je ne devais pas craindre de jamais voir d'affaiblissement sur ce point, quoique je me misse sous une obéissance qui n'était pas de mon goût, parce qu'elle et son glorieux Époux nous protégeraient. Son Fils nous avait déjà promis d'être toujours au milieu de nous; et, pour gage de la vérité de sa divine promesse, elle me faisait don de ce joyau.

En achevant ces paroles, elle me parut mettre à mon cou un collier d'or très beau, d'où pendait une croix d'une valeur inestimable. Cet or et ces pierreries différaient infiniment de tout ce que l'œil voit ici-bas; et l'imagination même ne saurait rien concevoir qui approche d'une telle beauté. Il était également impossible de comprendre de quel tissu était cette robe, et de donner la moindre idée de sa blancheur éclatante: à côté d'elle, toute la blancheur d'ici-bas est, pour ainsi parler, noire comme de la suie. Notre-Dame était d'une ravissante beauté; je ne pus néanmoins rien saisir de particulier dans ses traits; je vis seulement en général la forme de son visage. Elle était vêtue de blanc, dont l'éclat, quelque extraordinaire qu'il fût, réjouissait la vue au lieu de l'éblouir. Je ne vis pas si clairement saint Joseph; il m'était présent néanmoins, mais comme on l'est dans ces visions où nulle image ne frappe l'âme, et dont j'ai parlé plus haut. Il me sembla que la très sainte Mère de Dieu était dans toute la fleur de la jeunesse. Après qu'ils eurent passé quelques moments avec moi, versant dans mon âme une gloire et un bonheur qu'elle n'avait pas encore sentis, et dont elle eût voulu jouir sans fin, il me sembla les voir remonter au ciel, accompagnés d'une grande multitude d'anges. Je me trouvai par leur absence dans une extrême solitude; mais je goûtais une consolation si pure, mon âme se sentait si élevée, si recueillie en Dieu, si attendrie, que je fus quelque temps comme hors de moi, sans pouvoir faire aucun mouvement, ni proférer une parole. J'en demeurai transportée du désir de me consumer tout entière pour la gloire de Dieu. Tout cela se passa de telle sorte et produisit en moi de si grands effets, que jamais je n'ai pu douter que cette vision ne vînt de lui, malgré tous mes efforts pour me persuader le contraire. Elle me laissa extrêmement consolée et dans une grande paix.

Ce que la Reine des anges me dit sur l'obéissance venait de ce que j'avais de la peine à me soustraire à celle de mon ordre. Cependant Notre Seigneur m'avait dit qu'il ne convenait point de soumettre le monastère aux religieux, me donnant même à connaître les raisons pour lesquelles il ne convenait en aucune manière de le faire. Il m'avait ordonné d'envoyer à Rome par une certaine voie qu'il m'indiqua aussi, m'assurant qu'il nous en ferait venir une réponse favorable. Cet ordre ayant été fidèlement exécuté, tout réussit au gré de nos désirs; mais si nous n'avions pas suivi ce parti, jamais nous n'aurions vu le terme d'une pareille négociation.

Ce qui est arrivé depuis a fait voir combien il était important de nous mettre sous l'obéissance de l'évêque [15]; mais je ne le connaissais pas alors, et je ne savais pas quel supérieur nous trouverions en lui. Notre Seigneur a voulu qu'il fût non seulement plein de bonté, mais encore tel qu'il nous le fallait pour soutenir cette petite maison au milieu de la grande tempête dont j'ai à parler, et pour la mettre dans l'état où elle est aujourd'hui. Béni soit Celui qui a tout conduit si heureusement! Amen.

Chapitre 34

Malgré mes soins pour tenir la chose secrète, tout ne put se faire avec tant de mystère que quelques personnes n'en eussent connaissance; les unes y croyaient, les autres refusaient d'y croire. Je craignais beaucoup que mon provincial, à la moindre parole qu'on lui en dirait à son arrivée, ne me défendit de poursuivre mon dessein; car, à l'instant même, j'aurais tout abandonné. Voici de quelle manière Notre Seigneur y pourvut.

Dans une grande ville (Tolède), distante de plus de vingt lieues de celle où j'étais, une dame de qualité venait de perdre son mari, et son extrême affliction l'avait réduite en tel état, que l'on craignait pour sa santé. On lui parla de cette chétive pécheresse, et le divin Maître permit qu'on lui dît du bien de moi pour d'autres biens qui devaient en résulter [16].

Cette dame, d'une naissance très illustre, connaissait beaucoup notre provincial. Elle apprit que les sorties étaient autorisées dans notre monastère, et Notre Seigneur lui inspira un si grand désir de me voir, dans l'espérance de trouver consolation auprès de moi, qu'il ne fut pas en son pouvoir d'y résister. Soudain elle fit toutes les démarches possibles pour m'avoir chez elle, et en écrivit au provincial qui était alors fort éloigné d'elle. Celui-ci m'envoya un ordre, en vertu de la sainte obéissance, de partir sans retard avec une religieuse de mes compagnes. Sa lettre m'arriva la veille de Noël au soir. J'éprouvai quelque trouble et une peine excessive de voir que la bonne opinion conçue de moi était la cause de ce voyage, car, connaissant toute ma misère, cette pensée m'était insupportable.

Tandis que je me recommandais instamment à Dieu, je fus saisie d'un grand ravissement, qui dura tout le temps ou presque tout le temps des matines. Notre Seigneur me dit de partir, et de ne pas écouter les avis des autres, parce que peu me conseilleraient sans témérité. Il ajouta que j'aurais à souffrir dans ce voyage, mais que mes souffrances tourneraient à sa gloire; il convenait pour l'affaire du monastère que je fusse absente jusqu'à la réception du bref, parce que le démon avait ourdi une grande trame pour l'arrivée du provincial, mais je ne devais rien craindre, car il m'aiderait. Je restai très consolée et encouragée. Le recteur du collège de la Compagnie (Gaspar de Salazar), auquel je rapportai ceci, m’assura qu'aucun motif ne pouvait me dispenser de partir. D'autres me disaient, au contraire, de m'en bien garder; que c'était une invention du démon pour me nuire, et que je devais en écrire à mon provincial. J'obéis au père recteur, et m'appuyant sur ce que Notre Seigneur m'avait dit dans l'oraison, je partis sans crainte [17], mais avec une confusion extrême, en voyant à quel titre on me faisait venir, et combien on se trompait sur mon compte. C'est ce qui me portait à conjurer plus instamment mon divin Maître de ne pas m'abandonner. Je puisais une grande consolation dans la pensée qu'il y avait dans la ville où j'allais une maison de religieux de la compagnie de Jésus; car il me semblait qu'en me soumettant, là comme ici, à ce qu'ils m'ordonneraient, j'y serais avec quelque sûreté.

Il plut à Notre Seigneur de faire éprouver à cette dame tant de consolation auprès de moi, qu'elle commença aussitôt à se porter beaucoup mieux. Son âme se dilatait de jour en jour. Ce changement frappa d'autant plus, que l'excès de sa douleur l'avait réduite, comme je l'ai dit, à un état déplorable. Le divin Maître accordait, sans doute, cette faveur aux prières redoublées que faisaient pour moi plusieurs personnes de piété que je connaissais.

Cette dame avait une très grande crainte de Dieu, et elle était si vertueuse, que sa foi et sa religion suppléaient à ce qui me manquait. Elle me prit en grande affection, et ses bontés à mon égard faisaient que je l'aimais beaucoup; mais tout en quelque sorte me devenait une croix: les attentions qu'on avait pour moi m'étaient un supplice, l'estime dont j'étais l'objet m'inspirait de vives craintes. Je veillais sans cesse sur mon âme, sans oser la perdre de vue un seul instant. Notre Seigneur, de son côté, veillait sur moi, et durant mon séjour chez cette dame, il me fit de très grandes grâces: ces grâces me donnèrent une liberté extraordinaire et un profond mépris pour toutes ces vaines grandeurs de la terre; plus elles paraissaient imposantes à la vue, plus j'en découvrais le néant. Ainsi, en conversant chaque jour avec des femmes d'une naissance si illustre que j'aurais pu tenir à honneur de les servir, je me sentais aussi libre que si j'avais été leur égale.

Je tirai de tout cela un grand profit spirituel, et je le disais à cette dame. Je ne tardai pas à reconnaître qu'elle était femme, et sujette comme moi aux passions et aux faiblesses. Je vis combien il faut faire peu de cas des grandeurs, puisque plus on est élevé, plus on a de soucis et de peines. La seule sollicitude de soutenir la dignité de sa condition ne laisse pas vivre un moment en repos. On mange hors de temps et de règle, parce que tout doit aller selon l'état et non selon le tempérament; et très souvent, dans le choix des mets, il faut écouter son rang plutôt que son goût. De tout cela je pris en souveraine horreur le désir d'être grande dame. Dieu me garde, au reste, de manquer au respect que méritent celles qui occupent ce rang! Quoique celle-ci soit une des premières du royaume, je crois qu'il y en a peu de plus humbles, et cette humilité s'allie chez elle à une admirable franchise de caractère. Je ne pouvais néanmoins voir sans compassion en combien de circonstances elle immolait ses goûts, pour soutenir la dignité de son rang. Ses officiers et ses domestiques étaient bons; mais enfin, jusqu'à quel point pouvait-elle s'y confier? Il ne fallait point parler à l'un plus qu'à l'autre, sous peine de voir ce témoignage de faveur exciter la jalousie de tous les autres. Certes, c'est là une servitude; et, selon moi, un des mensonges du monde est de qualifier du nom de seigneurs ces personnes qui sont esclaves en tant de manières.

Pendant mon séjour dans cette maison, tous ceux qui l'habitaient s'avancèrent, par la grâce de Dieu, dans son service [18]. Je ne pus néanmoins échapper à certains ennuis, et à l'envie de quelques personnes, jalouses de l'affection que cette dame me témoignait; elles s'imaginaient peut-être que j'avais en vue un intérêt humain. Dieu permit que ces choses et d'autres encore m'apportassent quelque peine, pour m'empêcher de me laisser éblouir par tant d'égards dont j'étais entourée; et par cette conduite, il fit que mon âme tira profit de tout.

Il arriva alors en cette ville un religieux de haute naissance, avec lequel j'avais traité un certain nombre de fois plusieurs années auparavant (Père Garcia de Tolède). Comme j'entendais un jour la messe dans un monastère de son ordre, voisin de la maison où j'étais, l'ardeur avec laquelle je souhaitais qu'il fût un grand serviteur de Dieu, m'inspira le désir de connaître la disposition intérieure de son âme. Ainsi, étant déjà recueillie dans l'oraison, je me levai pour aller lui parler. Mais considérant ensuite de quoi je me mêlais, et craignant de perdre mon temps, je me rassis; cela m'arriva, ce me semble, par trois fois. Enfin le bon ange fut plus fort que le mauvais: je fis appeler ce religieux, et il vint me parler au confessionnal. Comme il y avait plusieurs années que nous ne nous étions vus, nous commençâmes par nous demander réciproquement les particularités de notre vie. Je fus la première à lui déclarer que la mienne avait été remplie de grandes souffrances d'âme. Il me pressa vivement de les lui faire connaître; je lui répondis qu'elles étaient de nature à rester secrètes, et que je ne pouvais les lui dire. Il me répliqua que puisque ce père dominicain dont j'ai parlé (Père Pierre Ibañez), et qui était son intime ami, les savait, il ne les lui cacherait pas, et qu'ainsi je ne devais pas lui en faire mystère. La vérité est qu'il ne fut ni en son pouvoir de ne pas continuer ses instances, ni au mien de ne pas céder à ses désirs.

D'ordinaire, de telles ouvertures me causaient beaucoup d'ennui et de honte: je n'en éprouvai pas l'ombre avec lui, non plus qu'avec le recteur du collège de la Compagnie dont j'ai parlé (Gaspar de Salazar). Ce fut au contraire pour moi une consolation très vive. Je lui déclarai sous le sceau de la confession tout ce qu'il souhaitait savoir. J'avais toujours eu une haute idée de ses lumières, mais il me parut alors plus habile que jamais. Je ne pouvais me lasser de considérer les merveilleux talents et les excellentes dispositions naturelles qu'il avait pour servir utilement les âmes, s'il se donnait à Dieu sans réserve. Car depuis quelques années, je dois le dire, je ne saurais rencontrer une personne dont les heureuses qualités me charment, que je ne me sente soudain pressée d'un violent désir de la voir tout à Dieu, et cela avec une telle ardeur que je ne puis y résister. Sans doute, je forme ce désir pour tout le monde; mais pour ces personnes que j'apprécie particulièrement, je le sens si impétueux, que je ne puis m'empêcher d'importuner sans cesse le divin Maître en leur faveur. C'est ce qui m'arriva à l'égard de ce religieux. Il me pria de le recommander instamment à Notre Seigneur; mais il n'avait pas besoin de me le dire, attendu qu'il m'eût été impossible de faire autrement.

En le quittant, je me retirai dans l'endroit solitaire où j’avais coutume de faire oraison. Là, profondément recueillie, je commençai, comme je le fais très souvent, à m'adresser à Notre Seigneur avec le plus grand abandon, et du style d'une personne qui, étant hors d'elle-même, ne sait pas ce qu'elle dit. Car alors, c'est l'amour qui parle; l'âme est dans un tel transport, qu'elle n'aperçoit plus la distance qui la sépare de celui auquel elle s'adresse; elle se voit aimée de son Dieu, et cette vue fait qu'elle s'oublie elle-même; s'imaginant être tout en lui, et ne faire qu'un avec lui sans ombre de division, elle dit des folies. Ainsi, je me souviens qu'après avoir demandé au divin Maître, avec beaucoup de larmes, d'enchaîner sans réserve à son service ce religieux que j'avais toujours estimé bon, mais que je voulais voir parfait, je lui dis sans détour: Seigneur, vous ne devez point me refuser cette grâce; considérez que c'est là un excellent sujet pour être de nos amis.

O bonté, ô condescendance infinie de Dieu! Il parait bien qu'il ne prend pas garde aux paroles, mais qu'il considère seulement les désirs et l'amour qui les dictent. Et il souffre qu'une pécheresse comme moi parle avec tant de hardiesse à sa Majesté! Qu'il en soit à jamais béni!

Le soir même de ce jour, pendant les heures que je donnais à l'oraison, je me souviens que je me trouvai saisie d'une accablante tristesse. Elle était causée par la crainte d'être dans l'inimitié de mon Dieu, et l'impossibilité de savoir si j'étais ou non en état de grâce; non que j'eusse la curiosité de l'apprendre, mais parce que je désirais mourir pour ne plus me voir dans une vie, où je n'étais pas sûre de n'être pas morte. De toutes les morts, la plus cruelle pour moi était cette pensée que peut-être j'avais offensé mon Dieu. Sous l'étreinte de cette peine, toute transportée d'amour et fondant en larmes, je suppliais mon divin Maître de vouloir me préserver d'un tel malheur. Il me fut dit alors que je pouvais bien me consoler, et être certaine que j'étais en état de grâce, car un si grand amour de Dieu, des faveurs aussi extraordinaires que celles qu'il me faisait, et des sentiments tels que ceux qu'il me donnait, ne pouvaient compatir avec le péché mortel.

Quant à la grâce que j'avais demandée pour ce religieux, j'avais la confiance qu'elle lui serait accordée. Notre Seigneur me chargea de lui dire de sa part certaines paroles. Cela me mit en grande peine, parce que je ne savais comment m'y prendre; d'ailleurs, il m'en coûte toujours beaucoup d'avoir à transmettre à un autre des paroles de ce genre, surtout quand j'ignore comment elles seront reçues et si l'on ne se moquera point de moi. Un tel message me jetait donc dans une étrange angoisse. Enfin, voyant si clairement que Dieu voulait cela de moi, je lui promis, à ce qu'il me semble, de n'y pas manquer, mais à cause de la grande confusion que j'en éprouvais, je mis ces paroles par écrit et les donnai à ce religieux. L'impression qu'elles firent sur lui montra bien d'où elles venaient: il résolut de s'adonner désormais à l'oraison de la manière la plus sérieuse, sans toutefois en venir à l'exécution à l'instant même.

Comme Notre Seigneur le voulait tout à lui, il se servait de moi pour lui dire certaines vérités qui, à mon insu et à son grand étonnement, répondaient aux besoins les plus intimes de son âme; il le disposait sans doute en même temps à croire que ces avis émanaient de lui. De mon côté, malgré toute ma misère, je suppliais le divin Maître de l'attirer entièrement à lui, et de lui donner de l'horreur pour tous les biens et les contentements de cette vie. Qu'il soit béni à jamais d'avoir si pleinement exaucé ma prière! Toutes les fois qu'à partir de cette époque ce religieux s'est entretenu avec moi, sa parole m'a laissée comme ravie; si je n'avais vu de mes yeux ses admirables progrès, j'hésiterais à croire que Dieu lui ait fait en si peu de temps de si grandes grâces. Il est habituellement si absorbé en Dieu, qu'il parait mort à toutes les choses de la terre. Je prie la divine Majesté de le soutenir toujours de sa main. S'il travaille à se perfectionner de plus en plus, comme la profonde connaissance qu'il a de lui-même me donne sujet de l'espérer, il sera un des plus remarquables serviteurs de Dieu, et il rendra des services signalés aux âmes, par l'expérience qu'il a si promptement acquise des choses spirituelles.

Cette expérience est un don du Seigneur, qu'il accorde quand il lui plait et comme il lui plaît; le temps et les services n'y font rien. Je ne nie pas qu'ils ne puissent y contribuer beaucoup, mais je dis que souvent Dieu, dans l'espace d'un an, élève certaines âmes à une plus haute contemplation que d'autres en vingt années. Lui seul en sait la raison. C'est une erreur de croire que le temps puisse nous faire comprendre ce que nous ne pouvons savoir absolument que par l'expérience. Ainsi, il ne faut point s'étonner si plusieurs se trompent, en voulant prononcer sur la spiritualité sans être spirituels. Je ne dis pas qu'un savant qui n'est pas dans ces voies ne puisse conduire les âmes qui y sont, pourvu que dans les choses ordinaires, tant intérieures qu'extérieures, il se règle d'après les lumières de la raison, et que pour les surnaturelles, il se conforme à l'Écriture sainte. Pour le reste, qu'il ne se mette pas la tête à la torture, et ne se flatte pas d'entendre ce qu'il n'entend point. Qu'il se garde d'étouffer les attraits extraordinaires dans les âmes: elles ont dans ces voies un plus grand maître qui les régit, et elles ne sont point sans supérieur. Il doit, au lieu de s'en étonner et de considérer cela comme impossible, se souvenir que tout est possible à Dieu, ranimer sa foi, et s'humilier en voyant que, dans cette science, Notre Seigneur donne peut-être à une pauvre petite vieille plus de lumière qu'à lui, malgré toute sa doctrine. Par ces sentiments d'humilité, il procurera plus de bien aux âmes qu'il conduit, et à lui-même, que s'il faisait le contemplatif, ne l'étant pas. Je le répète, si le directeur n'a pas d'expérience, et s'il n'a une profonde humilité pour reconnaître que ces choses sont au-dessus de sa portée et que cependant elles ne sont pas impossibles, il gagnera peu pour son propre compte, et donnera encore moins à gagner aux âmes soumises à sa conduite. Mais s'il est vraiment humble, il ne doit pas craindre que Dieu permette qu'il se trompe ni qu'il trompe les autres.

Comme ce religieux a sur bien des points, par la grâce de Notre Seigneur, cette humilité dont je parle, il s'est efforcé d'apprendre par l'étude tout ce qui, en cette matière, peut s'acquérir par cette voie. Il est en effet très savant; et ce qu'il n'entend pas, faute d'expérience, il le demande à ceux qui en ont. Dieu lui a aussi donné une foi très vive: il a fait ainsi de grands progrès, et en a fait faire à quelques âmes, du nombre desquelles est la mienne. Le divin Maître, voyant les peines qui m'attendaient, et devant appeler à lui quelques-uns de mes guides spirituels, a voulu, dans sa bonté, m'en donner d'autres pour alléger mes épreuves, et pour me faire un très grand bien. Il a tellement changé celui dont je parle, qu'il ne se reconnaît pour ainsi dire plus lui-même. Il lui a enlevé les infirmités qu'il avait, et lui a donné des forces pour faire pénitence; le courage dont il l'a rempli pour entreprendre toutes sortes de bonnes œuvres, et d'autres signes encore, montrent manifestement une vocation très particulière: que sa souveraine Majesté en soit louée à jamais! Je crois que tous ces avantages lui sont venus des grâces que Notre Seigneur lui a faites dans l'oraison. Ces faveurs sont réelles, et non pas apparentes. Dieu a voulu qu'on ait pu le constater en plusieurs épreuves, dont il est sorti bien instruit de l'avantage qu'apportent les persécutions. J'espère de la divine bonté qu'il sera l'instrument d'un très grand bien, non seulement pour quelques membres de son ordre, mais pour l'ordre entier: déjà même on commence à s'en apercevoir.

Dans des visions très élevées que j'ai eues, Notre Seigneur m'a dit des choses admirables de lui, du père recteur de la compagnie de Jésus (Gaspar de Salazar), et de deux autres religieux de l'ordre de Saint-Dominique: sur l'un de ces derniers il m'a révélé certaines choses importantes que l'on a vues depuis s'accomplir, et qui ont mis au grand jour sa haute vertu.

J'ai néanmoins reçu, sur le compte de celui dont je parle en ce chapitre, un plus grand nombre de lumières. Je veux rapporter ici un fait qui le concerne.

Étant un jour au parloir avec lui, mon âme vit la sienne brûler d'un tel amour de Dieu, que j'en étais presque hors de moi. J'étais ravie à la vue de l'état sublime auquel ce grand Dieu l'avait si promptement élevé. J'éprouvais aussi une grande confusion de l'humilité avec laquelle ce religieux écoutait certaines choses que je lui disais sur l'oraison, et je me demandais comment j'en avais assez peu, pour oser traiter d'un sujet si élevé avec un homme d'un tel mérite: Notre Seigneur le pardonnait, je veux le croire, à mon grand désir de son avancement. Sa conversation m'était si utile, qu'il me semblait qu'elle excitait en mon âme une nouvelle ardeur de servir Dieu, comme si je n'eusse fait que de commencer.

O mon Jésus! qu'elle est puissante l'action qu'exerce une âme embrasée de votre amour! Quelle estime ne devons-nous pas faire d'elle! et avec quelles instances ne devrions-nous pas vous supplier de la laisser longtemps en cette vie! Quiconque brûle du même amour devrait, s'il le pouvait, s'en aller à la suite de ces âmes. Quel avantage immense pour un malade du divin amour, d'en trouver un autre atteint du même mal! Quelle consolation pour lui de n'être plus seul! Comme ils s'excitent l’un l'autre à souffrir et à mériter! Comme ils se fortifient dans la résolution d'exposer pour Dieu mille vies, et dans le désir de trouver l'occasion de la perdre effectivement pour son amour! Ils ressemblent à ces soldats qui, impatients de s'enrichir de la dépouille des ennemis, appellent la guerre de tous leurs vœux comme l'unique moyen d'arriver à leur but. Souffrir, voilà le métier de ces âmes. Oh! quelle grande chose que de recevoir de Dieu la lumière, pour comprendre ce que l'on gagne à souffrir pour lui! Mais on ne peut bien le comprendre qu'après avoir tout quitté: car tant que l'on demeure attaché à quelque chose, c'est une marque qu'on l'estime; et l'on ne saurait l'estimer sans avoir de la peine à le quitter, ce qui est une imperfection qui ruine tout. Ici vient à propos le proverbe: Celui-là est perdu qui court après une chose perdue. En effet, quelle perte plus grande, quel aveuglement plus préjudiciable, quel malheur plus déplorable, que celui d'une âme qui estime beaucoup ce qui n'est rien!

Pour revenir à mon sujet, j'étais au comble de la joie en considérant cette âme, car Notre Seigneur, semblait-il, voulait me faire connaître clairement de combien de trésors il l'avait enrichie, et quelle était la grâce qu'il m'avait faite de se servir en cela de moi, quoique j'en fusse si indigne. J'étais plus heureuse et plus reconnaissante des faveurs dont il comblait ce religieux, que s'il me les eût accordées à moi-même: je ne pouvais me lasser de le remercier d'avoir accompli, mes désirs, et exaucé la prière que je lui avais faite d'appeler à son service des personnes d'un tel mérite. Succombant alors à l'excès de sa joie, mon âme sortit d'elle-même pour se perdre dans une plus haute jouissance. Les considérations cessèrent pour elle, et elle n'entendit plus cette langue divine, par laquelle l'Esprit-Saint lui-même semblait parler. J'entrai dans un grand ravissement, qui m'enleva presque entièrement la connaissance, mais qui fut de courte durée. Jésus-Christ m'apparut avec une majesté et une gloire ineffables, me témoignant qu'il était très content de notre entretien; il me fit clairement connaître aussi qu'il se trouvait toujours présent à de semblables conversations, et que c'était une excellente manière de le glorifier, que de mettre ainsi ses délices à s'entretenir de lui.

Une autre fois, me trouvant éloignée de cette ville, je vis ce religieux tout éclatant de gloire et élevé de terre par les anges. Je connus, par cette vision, qu'il marchait à grands pas dans la sainteté. En effet, une personne qui lui était très redevable et dont il avait sauvé l'âme et l'honneur, ayant porté contre lui un faux témoignage, capable de ruiner sa réputation, il avait soutenu l'épreuve avec grande joie. Il avait supporté avec un égal courage d'autres persécutions, et avait accompli plusieurs œuvres extrêmement utiles au service de Dieu. J'aurais bien d'autres choses à rapporter, si je ne croyais devoir me borner à ce que j'ai dit. Comme vous ne les ignorez pas, mon père, ce sera à vous de me dire plus tard s'il est à propos pour la gloire de Dieu que je les écrive.

Toutes les prédictions dont j'ai parlé et dont je dois parler, touchant cette maison et d'autres sujets, ont été accomplies. Certains événements m'étaient révélés par Notre Seigneur trois ans à l'avance, et d'autres plus tôt ou plus tard. Je les rapportais tous à mon confesseur (P. Balthasar Alvarez), et à cette veuve mon amie (Guiomar de Ulloa), à qui l'on m'avait permis d'en parler; j'ai su depuis qu'elle en donnait communication à d'autres personnes, qui peuvent en rendre témoignage. Ces personnes savent bien que je ne mens pas: Dieu me préserve de m'écarter jamais en quoi que ce soit, mais surtout en des choses si graves, de la simple vérité!

Un de mes beaux-frères étant mort subitement, j'en fus très affligée, parce qu'il n'avait pas l'habitude de se confesser souvent. Notre Seigneur me révéla dans l'oraison que ma sœur (Marie de Cépéda) devait mourir de la même manière, et il me dit de me rendre auprès d'elle, pour la disposer à sa dernière heure. J'en fis part à mon confesseur, et il ne voulut pas me le permettre; mais le même commandement m'ayant été renouvelé plusieurs fois, il me dit de partir, la chose étant sans inconvénient. J'allai donc trouver ma sœur à la campagne où elle habitait, et, sans lui rien dire du motif qui m'amenait auprès d'elle, je lui donnai toutes les lumières que je pus, et la disposai à se confesser souvent et à veiller avec grand soin sur elle même. Comme elle était très vertueuse, elle suivit mes conseils, et après avoir vécu quatre ou cinq ans dans une grande pureté de conscience, elle mourut sans témoin et sans confession. Heureusement il n'y avait guère plus de huit jours qu'elle s'était confessée, grâce à la bonne habitude qu'elle avait contractée de le faire souvent, circonstance qui me donna une grande consolation. Elle resta très peu de temps en purgatoire; car huit jours s'étaient à peine écoulés depuis sa mort, lorsque Notre Seigneur, m'apparaissant au moment où je venais de communier, daigna me la faire voir s'élevant avec lui au séjour de la gloire. Ce qu'il m'avait dit tant d'années auparavant à son sujet n'était jamais sorti de mon esprit, ni de celui de ma compagne, à qui j'en avais fait confidence. Celle-ci n'eut pas plus tôt appris la nouvelle de cette mort, qu'elle vint me trouver tout épouvantée d'en voir la prédiction si littéralement accomplie. Louange sans fin à ce Dieu de bonté, qui prend un grand soin des âmes pour les empêcher de se perdre!

Chapitre 35

Tandis que j'étais chez cette dame, auprès de laquelle je restai plus de six mois, il arriva, par une disposition de la Providence, qu'une béate de notre ordre [19] qui habitait à plus de soixante-dix lieues d'ici, entendit parler de moi. Passant par la région où j'étais, elle fit un détour de quelques lieues pour me voir. Il se trouvait qu'en la même année et au même mois, nous avions reçu l'une et l'autre de Notre Seigneur l'inspiration d'établir un nouveau monastère de notre ordre. Désirant obéir, elle vendit tout ce qu'elle avait, et fit le voyage de Rome à pied et déchaussée, pour obtenir l'autorisation nécessaire. C'était une femme de grande pénitence, de grande oraison, et que Notre Seigneur comblait de ses grâces; Notre-Dame lui était aussi apparue et lui avait ordonné de poursuivre son entreprise. Elle me devançait si fort dans le service de Notre Seigneur, que j'avais honte de paraître en sa présence [20]. Elle me montra les expéditions qu'elle apportait de Rome, et durant quinze jours que nous fûmes ensemble, nous arrêtâmes le plan sur lequel nous devions établir nos monastères.

Je ne savais point encore qu'avant la bulle de mitigation, notre règle défendit de rien posséder, et mon intention était de fonder le nouveau monastère avec des revenus, afin d'éviter le soin de procurer le nécessaire, ne considérant pas tous les soucis qu'entraîne la propriété. J'avais pourtant lu bien des fois nos Constitutions, mais je n'y avais point remarqué ce que Notre Seigneur avait lui-même fait connaître à cette bienheureuse femme, quoiqu'elle ne sût pas lire. Elle ne m'en eut pas plus tôt parlé, que j'entrai dans son sentiment. Ma seule crainte était qu'on ne voulût pas me permettre de le suivre, qu'on ne le traitât de folie, et que d'autres n'eussent à souffrir à cause de moi. Car si j'avais été seule, je n'aurais pas balancé un instant; Notre Seigneur m'avait déjà donné de si ardents désirs d'être pauvre, que j'aurais été comblée de joie de pouvoir suivre exactement ses conseils. Je n'avais pas l'ombre d'un doute que ce ne fût là le plus parfait; j'aurais même souhaité, si mon état me l'eût permis, demander l'aumône pour l'amour de Dieu, et n'avoir ni maison ni quoi que ce soit en propre. Mais j'appréhendais que, si Dieu ne mettait pas au cœur de mes compagnes les mêmes dispositions, cette pauvreté ne fût pour elles une source de peines et de distractions. Je voyais en effet certains monastères pauvres, qui ne vivaient pas dans un très grand recueillement, mais je ne m'apercevais pas que c'était la dissipation qui était la cause de la pauvreté, et non la pauvreté celle de la dissipation. Non, la dissipation ne rend pas les maisons plus riches; et Dieu ne manque jamais à ceux qui le servent. Enfin, ma foi était faible, et celle de cette servante de Dieu était grande.

Je cherchai, selon ma coutume, à m'éclairer auprès d'un grand nombre de personnes, et je n'en trouvais presque aucune de mon avis. Mon confesseur et les savants théologiens que je consultais, ne le partageaient point; ils m'opposaient tant de raisons, que je ne savais que faire. Je ne pouvais néanmoins me résoudre à fonder avec des revenus, sachant qu'il est plus parfait de ne point en avoir, et que notre règle nous les défend. Parfois, il est vrai, j'étais convaincue par leurs raisons; mais en retournant à l'oraison et en considérant Jésus-Christ en croix, pauvre et dépouillé de tout, je ne pouvais souffrir d'être riche, et je le suppliais avec larmes de tout disposer de manière que je me visse pauvre comme lui. Je découvrais dans la propriété tant d'inconvénients, une si grande cause d'inquiétude et même de dissipation, que je ne faisais que disputer sur ce sujet avec les savants.

J'en écrivis à ce religieux dominicain qui nous était si dévoué (Pierre Ybañez). Il m'envoya deux feuilles de papier pleines de raisons de théologie pour me détourner de mon dessein, m'assurant qu'il avait beaucoup étudié cette matière. Je lui répondis que je ne prétendais point me prévaloir de la théologie pour me dispenser de vivre selon ma vocation, et d'accomplir le plus parfaitement que je pourrais le vœu de pauvreté que j'avais fait, afin de suivre les conseils de Jésus-Christ; qu'ainsi je le priais sur ce point de me faire grâce de sa science.

C'était un grand plaisir pour moi de rencontrer quelqu'un qui fût de mon sentiment. Cette dame chez qui j'étais, m'y fortifiait; mais d'autres, approuvant d'abord mon dessein, y trouvaient, après un examen plus approfondi, tant d'inconvénients, qu'ils mettaient tout en œuvre pour m'en détourner. Je leur disais que, puisqu'ils changeaient sitôt de manière de voir, j'aimais mieux m'en tenir à leur premier avis.

Cette dame désirant voir le saint frère Pierre d'Alcantara qu'elle n'avait jamais vu, le Seigneur permit qu'à, ma prière, il voulût bien venir chez elle. Cet homme de Dieu avait un grand amour pour la pauvreté; il l'avait religieusement pratiquée durant plusieurs années, et il en comprenait les richesses; ainsi, non seulement il approuva mon dessein, mais il m'ordonna de travailler de tout mon pouvoir à le faire réussir.

Regardant comme le plus sûr le conseil d'un saint instruit à l'école d'une si longue expérience, je résolus de le suivre, sans plus consulter personne.

Un jour, tandis que je recommandais très instamment cette affaire à Notre Seigneur, il me dit de ne renoncer en aucune manière à fonder le monastère sans revenus; que telle était la volonté de son Père et la sienne, et que lui-même m'assisterait. Ces paroles me furent dites au milieu d'un grand ravissement, et elles produisirent sur moi une telle impression, que je ne pus douter que le divin Maître n'en fût l'auteur.

Une autre fois, il me dit que c'était dans les revenus que se trouvait la confusion. Il ajouta d'autres paroles à la louange de la pauvreté, m'assurant que ceux qui le servent ne manquent point du nécessaire. Pour moi, j'en suis si fermement convaincue, que jamais je n'ai éprouvé sur cela la moindre crainte.

Il plut également au divin Maître de changer le cœur du présenté (licencié en théologie), je veux dire de ce religieux dominicain qui naguère m'avait écrit pour me dissuader de fonder le couvent sans revenus. Après le suffrage de tels hommes et les paroles du divin Maître, je n'avais plus rien à souhaiter; ma joie était au comble: avec ma résolution de vivre d'aumônes pour l'amour de Dieu, il me semblait que j'étais déjà maîtresse de tous les trésors du monde.

En ce temps-là, mon provincial révoqua l'ordre qu'il m'avait donné, en vertu de la sainte obéissance, de me rendre auprès de cette dame; mais il me laissait libre de partir aussitôt ou de demeurer encore quelque temps avec elle. Précisément à cette époque on devait faire l'élection d'une prieure dans notre monastère, et l'on me donnait avis que plusieurs des sœurs songeaient à m'imposer le fardeau. La seule pensée de ce dessein me jeta dans une peine indicible; je sentais que j'aurais souffert avec joie tout autre martyre pour l'amour de Dieu; mais je ne pouvais me résoudre à m'exposer à celui-là. Sans parler de la peine de conduire un si grand nombre de religieuses, ni de cette constante aversion pour les charges qui m'avait toujours portée à les refuser, j'y trouvais un grand danger pour ma conscience. Ainsi, je remerciai Dieu d'être absente dans le temps de cette élection, et j'écrivis à mes amies pour les conjurer de ne point me donner leurs voix.

Tandis que j'étais ainsi pleine de joie de me trouver éloignée de tout ce bruit, Notre Seigneur me dit de ne pas manquer de partir; puisque je désirais des croix, une bonne m'était préparée; je ne devais pas la refuser, mais partir avec courage et sans délai; lui-même m'aiderait. Cet ordre m'affligea beaucoup, et je ne faisais que pleurer, dans la pensée que cette croix était la charge de prieure. J'étais persuadée, comme je l'ai dit, qu'elle ne convenait en aucune façon au bien de mon âme, et que je n'avais pas pour cela les aptitudes voulues. J'en parlai à mon confesseur, et il m'ordonna de hâter mon départ, me disant qu'évidemment c'était le parti le plus parfait; néanmoins, comme il me suffisait d'être arrivée pour le temps de l'élection, je pouvais, ajoutait-il, à cause de l'extrême chaleur et du danger de tomber malade en chemin, différer encore quelques jours.

Mais Notre Seigneur avait d'autres desseins, et il fallut s'y soumettre. Je me trouvais dans un trouble extrême, et dans une entière impuissance de faire oraison; je n'exécutais pas, me semblait-il, le commandement que m'avait fait Notre Seigneur; je refusais d'aller m'offrir à la tribulation, et je restais pour mon plaisir dans un endroit où j'étais bien traitée; tout mon dévouement pour Dieu se réduisait à des paroles; pouvant, par mon retour, lui plaire davantage, pourquoi balancer à partir? Après tout, si je devais en mourir, que j'en mourusse! Outre ces alarmes, mon âme était en une extrême angoisse, et le Seigneur me retirait toute consolation dans l'oraison; enfin, je me trouvais en tel état, que mon tourment était inexprimable.

Témoin de ma peine, et cédant comme moi à l'inspiration de Dieu, mon confesseur me dit de ne plus différer mon départ. Je suppliai donc cette dame de vouloir bien y consentir. La douleur qu'elle en eut lui fut si sensible, que cela devint pour moi un autre tourment; car elle n'avait obtenu de mon provincial qu'avec beaucoup de peine et de très grandes instances, la permission de m'avoir auprès d'elle.

Sachant la vive peine que cette séparation lui causait, je regardais comme une merveille qu'elle voulût y consentir; mais comme elle avait une grande crainte du Seigneur, lorsque je lui dis entre autres choses qu'il y allait de son service, et lui donnai quelque espérance de revenir la voir, elle se rendit enfin, quoique avec beaucoup de peine. Pour moi, je n'en avais point de partir, car je comprenais que c'était là le plus parfait et que le service de Dieu le demandait; aussi la joie de le contenter me rendait facile le sacrifice de quitter cette dame, si affligée de mon éloignement, et d'autres personnes à qui je devais beaucoup, particulièrement mon confesseur, qui était un religieux de la compagnie de Jésus, de la direction duquel je nie trouvais fort bien. Plus les consolations dont je me privais pour l'amour de Notre Seigneur étaient grandes, plus je sentais la joie pénétrer dans mon âme. Ce sentiment simultané de joie et de douleur, et une allégresse naissant de la peine, étaient quelque chose d'incompréhensible pour moi. J'étais sereine, consolée, et donnant sans effort plusieurs heures à l'oraison. Je voyais que j'allais en quelque sorte me jeter dans un feu; et au reste, Notre Seigneur m'en avait prévenue; il m'avait annoncé une grande croix, que jamais, il faut le dire, je ne me serais figurée si pesante; et malgré tout cela, je partais non seulement joyeuse, mais impatiente d'entrer dans ce combat où Dieu m'engageait, et pour lequel il animait ma faiblesse d'un si grand courage.

Ce que j'éprouvais étant, comme je viens de le dire, un mystère pour moi, cette comparaison me vint à l'esprit. Je suppose que j'ai un joyau on un autre objet qui me donne un grand plaisir; j'apprends qu'une personne que j'aime plus que moi-même en a envie; je fais plus de cas de sa satisfaction que de la mienne, et j'éprouve plus de contentement d'être privée de ce plaisir pour l'amour de cette personne, que je n'en éprouvais de posséder cet objet précieux. Comme ma joie de la satisfaire surpasse le plaisir que je recevais de ce joyau, elle fait disparaître la peine d'en être dépossédée et de me voir privée du contentement qu'il m'apportait. Ainsi, quoiqu'il fallût m'éloigner de personnes si affligées de mon départ, et que je sois de mon naturel si reconnaissante que cela m'aurait grandement attristée dans un autre temps, je n'aurais pu alors, quand je l'aurais voulu, en avoir aucune peine. Il était, au reste, si important pour l'affaire de cette sainte maison que j'avais dessein de fonder, de ne pas différer mon départ d'un seul jour, que je ne vois pas comment elle aurait pu se conclure, si j'eusse tardé.

O miracle de la bonté divine! je ne puis me rappeler sans ravissement le secours si particulier que sa Majesté se plaisait à m'accorder pour l'établissement de ce petit coin divin1. Il me semble pouvoir le nommer ainsi, car, je le crois, c'est un séjour où le Seigneur prend ses divines complaisances, puisque lui même me dit un jour dans l'oraison, que cette maison était le paradis de ses délices. Il a choisi lui-même les âmes qu'il y a attirées, et en la compagnie desquelles je ne me vois qu'avec une grande, une très grande confusion. Mon dessein étant de vivre en ce monastère dans une très étroite clôture, dans une stricte pauvreté, et d'employer beaucoup de temps à l'oraison, je n'aurais osé espérer rencontrer des personnes si parfaites pour un tel genre de vie. Elles portent le joug avec tant d'allégresse et de bonheur, qu'elles se trouvent indignes d'avoir été reçues dans ce saint asile: c'est là surtout le sentiment de quelques-unes d'entre elles, que le divin Maître a appelées du milieu des vanités et des fêtes du monde, où elles pouvaient vivre heureuses, à en juger par ses maximes. Notre Seigneur leur a rendu avec tant d'usure, en véritables contentements, les fausses joies qu'elles ont quittées, qu'elles se reconnaissent manifestement payées au centuple, et ne peuvent se lasser de lui en rendre les plus vives actions de grâces. Quant aux autres, il les a changées de bien en mieux. Il donne aux jeunes du courage, et leur montre par une lumière si vive que le plus grand bonheur, même dès cette vie, se trouve dans cette séparation du monde, qu'elles ne peuvent plus rien désirer. Enfin, à celles qui sont plus âgées, et qui ont peu de santé, il a constamment donné jusqu'ici la force de supporter les mêmes austérités que toutes les autres.

O Dieu de mon âme, avec quel éclat se montre votre toute-puissance! Et qu'il est superflu de chercher les raisons de ce qu'elle veut! Vous rendez faisables les choses qui, selon la lumière de notre raison, semblent impossibles. Vous nous montrez par là, mon divin Maître, que pour nous rendre tout facile, vous n'attendez que d'être véritablement aimé de nous, et de nous voir tout quitter pour votre amour. On peut bien dire qu'il n'y a qu'une peine apparente dans l'observation de vos préceptes. Pour moi, Seigneur, je ne l'aperçois point; et je ne comprends pas comment on peut trouver étroit le chemin qui conduit à vous. A mes yeux, ce n'est pas un sentier, mais un chemin royal, un chemin souverainement sûr, pour ceux qui y marchent avec courage. Là, point de passages dangereux, point de pierres pour nous faire tomber; j'appelle ainsi les occasions de vous offenser. Ce que je nomme sentier, dangereux sentier, chemin étroit, c'est celui qui, bordé d'un côté d'une vallée profonde où il est facile de tomber, est suspendu, de l'autre, au-dessus d'un abîme: il suffit d'un faux pas pour y rouler et pour être mis en pièces. Celui qui vous aime véritablement, ô mon souverain Bien, marche avec assurance, par un chemin large et royal, loin de tout précipice. Vient-il à chanceler, aussitôt, Seigneur, vous lui tendez la main; et si son amour s'adresse à vous et non au monde, une chute, ni même plusieurs, ne sauraient le perdre, car il chemine dans la vallée de l'humilité.

Je ne puis comprendre de quoi ont peur ceux qui redoutent de s'engager dans le chemin de la perfection. Daigne le Seigneur, dans sa miséricorde, leur faire connaître les manifestes dangers de cette voie du monde où l'on suit la foule en aveugle, et tout ce qu'il y a, au contraire, de sécurité à marcher avec ardeur dans la voie de Dieu. Tenons sans cesse nos regards attachés sur ce Dieu de bonté, et ne craignons pas que ce Soleil de justice se cache, ni qu'il nous laisse au milieu des ténèbres, en danger de nous perdre, si nous ne l'abandonnons pas nous-mêmes. Tandis que les mondains vivent sans crainte au milieu des lions impatients de les déchirer, je veux dire au milieu de ce que le monde appelle honneurs, plaisirs et délices, le démon nous fait peur avec des moucherons. A cette vue, je voudrais mille fois exprimer ma stupeur, et dix mille fois verser des torrents de larmes. Je voudrais, d'une voix qui pût être entendue de tous les hommes, leur faire connaître l'aveuglement et la malice où j'ai été, afin de les aider à ouvrir les yeux. Que Celui dont la bonté en a le pouvoir, dissipe leurs ténèbres, et ne permette pas que je retombe dans mon aveuglement! Amen.

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[9] Ces Paroles furent prononcées par Marie de Ocampo, nièce de sainte Thérèse, et qui, dans le Carmel, porta le nom de Marie-Baptiste. Les autres personnes réunies en cette occasion étaient Éléonore de Cepeda, sœur de Marie de Ocampo; Agnès et Anne de Tapia, cousines germaines de la sainte; Isabelle de Saint-Paul et Jeanne Suarez. Nous donnons leur biographie à la fin de ce chapitre.

[10] Voici comment il plut à Notre Seigneur de faire évanouir tous les doutes du P. Balthasar Alvarez. il dit un jour à la sainte: « Dis à ton confesseur de faire demain sa méditation sur ce verset: Quam magnificata sunt opera tua, Domine, nimis profundae factae sunt cogitationes tuae, Que vos oeuvres sont grandes et magnifiques, ô mon Dieu, et que vos pensées sont profondes! (Ps 92, 6) La sainte lui écrivit aussitôt un billet qui contenait ce que Notre Seigneur lui avait dit. Le P. Balthasar ayant exécuté cet ordre du divin Maître, fut éclairé d'une lumière toute céleste; il vit que cette fondation était l'œuvre de Dieu, et que ce grand Dieu voulait se servir d'une femme pour faire éclater ses merveilles. Dès ce moment il dit à sa sainte pénitente qu'il n'y avait plus à hésiter, mais qu'elle devait s'employer de toutes ses forces à exécuter un dessein dont Dieu était visiblement l'auteur.

[11] Sainte Thérèse fait ici allusion à la somme considérable que son frère Laurent de Cepeda, sans rien savoir de son dessein, lui envoya du Pérou en 1561. On peut voir dans le recueil des lettres de la sainte, celle qu'elle écrivit à son frère à la fin de cette même année, pour le remercier de cet envoi et lui apprendre l’usage qu'elle en avait fait. De retour en Espagne, Laurent de Cepeda rendit encore à sa sœur les plus grands services.

[12] La maison achetée par la sainte était située non dans la ville, parce que sans doute une acquisition de ce genre y aurait été trop dispendieuse, mais dans un faubourg. De la partie la plus convenable on fit une chapelle. Il y avait une chambre à côté de ce sanctuaire; dans le mur de séparation on perça une fenêtre qu'on munit d'une double grille en bois, et cette chambre devint le chœur des religieuses. Les autres dépendances furent à l'avenant. Un petit vestibule servit de passage pour entrer dans l'église et dans le couvent. Conformément à la parole de Notre Seigneur on plaça sur l'une des portes la statue de saint Joseph et sur l'autre celle de la Reine du ciel, et une clochette de trois livres compléta l'indispensable mobilier de cette modeste demeure. Tout y rappelait l'humilité, la pénitence, la pauvreté.

[13] Ce bref de Pie IV fut expédié le 5 décembre 1562. Sainte Thérèse, d'après le conseil de savants théologiens et sur l'ordre de Notre Seigneur lui-même admit néanmoins dans la suite des maisons rentées.

[14] Au monastère de Saint-Thomas, à Avila l'an 1561.

[15] 7 Don Alvaro de Mendoza, de la maison des comtes de Ribadavia; il fut successivement évêque d'Avila et de Palencia. Sainte Thérèse en parle souvent avec le plus grand éloge. on a plusieurs lettres de la sainte qui lui sont adressées. Il conserva un si grand attachement pour la réforme du Carmel, qu'il voulut être enterré au couvent de Saint-Joseph d'Avila, où l’on voit encore son tombeau et sa statue en marbre blanc, près du maître-autel, du côté de l'épître et en face du chœur des religieuses.

[16] Celle à qui Dieu inspira un si ardent désir de voir notre sainte, était fille de Jean de la Cerda, second duc de Medina‑Coeli. Elle comptait parmi ses ancêtres saint Ferdinand, roi de Castille et de Léon, et saint Louis, roi de France: la princesse Blanche, fille de ce dernier, avait épousé Ferdinand, quatrième neveu du saint roi du même nom. Une petite-nièce de Ferdinand et de Blanche, appelée Isabelle de la Cerda, eut pour époux Bernard de Foix, fils de Gustave, comte de Foix et vicomte de Béarn, lequel reçut de Henri II, roi de Castille et de Léon, le comté de Medina‑Coeli, érigé depuis en duché l'année 1491 par Ferdinand et Isabelle, rois catholiques.

  Louise était donc vraiment, comme le dit sainte Thérèse, une des premières dames du royaume. Elle avait épousé Antoine Arias Pardo, seigneur de Malagon et autres lieux, l'un des plus grands seigneurs de Castille. Ce fut dans les premiers jours de janvier de l'an 1562 qu'elle reçut sainte Thérèse dans sa maison, à Tolède. Par une faveur du ciel bien digne d'envie, elle eut le bonheur, pendant plus de six mois, de jouir de sa présence, de s'entretenir avec elle, de répandre son âme dans la sienne, le respirer le parfum de ses vertus, d'être témoin de sa vie. Elle entendit les paroles enflammées qui partaient de ce cœur où le Saint-Esprit avait établi sa demeure. Souvent, dans ces heures que la sainte destinait à l'oraison, elle la vit dans son oratoire solitaire, ravie en extase, et tout éclatante de lumière et de beauté. L'illustre veuve, à une pareille école, apprit bientôt le néant de tout ce qui passe; l'amour de Dieu lui apparut comme l'unique bien du ciel et de la terre, et elle n'aspira plus qu'à brûler de cette sainte flamme. Sa maison, grâce à l'apostolat de Thérèse, ne tarda pas à devenir un sanctuaire des vertus chrétiennes.

  Thérèse devait, ce semble, procurer toutes les consolations à sa nouvelle amie; à sa prière, saint Pierre d'Alcantara, que Louise de la Cerda n'avait jamais vu, vint à Tolède, et passa quelques jours chez elle. Ainsi, privilège bien rare dans cet exil, il lui fut donné de posséder en même temps dans sa maison deux saints que l'Église devait placer sur les autels.

  Louise de la Cerda garda toute sa vie pour Thérèse cette plénitude de dévouement et d'affection qu'il n'est qu'au pouvoir des saints d'inspirer, et elle lui en donna un gage éclatant en fondant à Malagon, ville de ses domaines, un monastère de Notre-Dame du Mont Carmel.

[17] Elle fut accompagnée dans ce voyage par Jean de Ovalle, son beau-frère.

[18] Dès lors, il se fit un grand changement dans la maison de Louise de la Cerda. Tous ceux qui en composaient le personnel commencèrent à se confesser aux Pères de la compagnie de Jésus; ils s’approchaient souvent des sacrements, et taisaient d'abondantes aumônes. Ils avaient pour Thérèse une vénération profonde, et étaient ravis de voir tant de sainteté. Plus d'une fois, dans le désir d'être témoins de ces merveilles de grâce qu'on disait que Dieu opérait en elle, ils cédèrent à une pieuse curiosité; et durant ces heures qu'elle donnait chaque jour à l'oraison, entr'ouvrant doucement la porte de son oratoire, ils eurent le bonheur de la voir en extase, couronnée de lumière et belle comme un ange. Leur admiration redoublait avec leur respect, quand ils la voyaient ensuite humble et sereine sortir de l'oratoire, et s'efforçant de tout son pouvoir de ne rien laisser paraître des faveurs reçues dans l'entretien céleste.

  .Dans la maison de Louise de la Cerda se trouvait une demoiselle d'un rare mérite, qui y avait été élevée, et qui s'appelait Marie de Salazar. Ce fut elle qui mit le mieux à profit les leçons de la sainte. Frappée du grand exemple qu'elle avait sous les yeux, elle vit bientôt le néant du monde, et forma le dessein d'être désormais toute à Dieu. Pour établir sa piété sur un fondement solide, elle fit une confession générale de toute sa vie, et commença à s'adonner à la solitude et à l'oraison. Le germe de la vocation à la vie religieuse était déjà dans son cœur, et l'on peut regarder les six mois qu'elle passa avec la sainte comme un véritable noviciat. Néanmoins elle devait acheter par six années de constance et de fidélité, la grâce inestimable de se voir l'épouse du Dieu des vierges. Ce ne fut qu'en 1568, lorsque la sainte passait à Tolède pour aller établir le monastère de Malagon, dont Louise de la Cerda était fondatrice, que Marie de Salazar conquit sa pleine liberté, et quitta le palais de la sœur du duc de Medina-Coeli pour aller s'enfermer, sous l'humble titre de Marie de Saint-Joseph, dans la solitude du Carmel. Dieu, avait de grands desseins sur elle, et la destinait à être une des plus fermes colonnes, comme un des plus beaux ornements de la réforme naissante. Formée sous l'œil et par la main de la séraphique Thérèse, elle forma à son tour un grand nombre de vierges à la sainteté. L'esprit du Carmel, qu'elle avait puisé à sa source, débordait de son âme. Aussi le monastère de Séville, en Espagne, et celui de Lisbonne, en Portugal, furent-ils sous sa conduite une fidèle image de celui de Saint-Joseph d'Avila. Sainte Théèse accorda toute sa vie à Marie de Saint-Joseph une confiance sans bornes, l'aima comme une des plus intimes amies que Dieu lui eût données en cet exil, et entretint avec elle un commerce suivi de lettres jusqu'à sa mort. Ce sont ces lettres qu'il faut lire, pour se former une juste idée de cette grande servante de Dieu.

[19] On appelait béates des femmes pieuses qui vivaient dans le monde, gardant le célibat ou la viduité, et observant la règle qu'elles s'étaient choisie. Elles étaient d'ordinaire affiliées à un ordre religieux. Il y avait les béates du Carmel, les béates de Saint-Dominique, etc.

[20] Cette grande servante de Dieu était la mère marie de Jésus, d'une famille distinguée de Grenade. Restée veuve de très bonne heure, elle entra comme novice au couvent des carmélites de cette ville. Là, elle eut plusieurs visions, dans lesquelles il lui était enjoint de fonder un monastère réformé du même ordre. Le P. Gaspard de Salazar, ce recteur du Collège d’Avila dont la sainte fait un si bel éloge au ch. XXXIII de sa Vie, était alors à Grenade. Il approuva le projet de Marie de Jésus, qui sortit du noviciat et partit pour Rome. Après avoir vu Thérèse à Tolède, elle alla à Madrid pour faire lever par le nonce des obstacles qu'elle rencontrait à sa fondation. Elle en vint à bout, grâce à la protection de doa Eléonore de Mascareas, qui avait été gouvernante de Philippe II. Le monastère de Marie de Jésus ne fut toutefois établi qu'environ un an après celui de sainte Thérèse; il fut fondé le 23 juillet 1563 à Alcala de Henarez. Éléonore de Mascareas donna à cette fin une maison et une église qu'elle possédait dans cette ville; et comme il y avait dans cette église une très belle image de la Vierge, les carmélites d'Alcala furent connues sous le nom de carmélites déchaussées de l'Image. Sainte Thérèse, dans le chapitre suivant, fait l'éloge de la régularité parfaite de ce couvent

En 1567, elle alla y passer quelques jours, et acheva d'y implanter cet admirable esprit du Carmel qui s'y est conservé jusqu'à nos jours. La chronique du Carmel (t. I, liv. I, ch. LVI) dit que pendant les dix-sept ans que la mère Marie de Jésus vécut encore dans le monastère qu'elle avait fondé, elle se distingua par son humilité, son esprit de pauvreté, son oraison, sa mortification, sa charité pour les pauvres, et son entier abandon à la Providence. Elle y mourut en odeur de sainteté.