CHAPITRE VINGTIEME

    Qu' il y a divers chemins pour arriver à cette divine source de l' oraison : et qu' il ne faut jamais se décourager d' y marcher. Du zele que l' on doit avoir pour le salut des ames. En quel cas une religieuse peut témoigner de la tendresse dans l' amitié : et quels doivent estre ses entretiens.

    Il semble que dans ce dernier chapitre j' ay avancé quelque chose de contraire à ce que j' avois dit auparavant, lors que pour consoler celles qui n' arrivent pas jusques à cette sorte d' oraison j' ay ajoûté, qu' ainsi qu' il y a diverses demeures dans la maison de Dieu il y a aussi divers chemins pour aller à luy. Mais je ne crains point d' assurer encore que connoissant comme il fait nostre foiblesse il nous assiste par sa bonté. Il n' a pas neanmoins dit aux uns d' aller par un chemin, et aux autres d' aller par un autre : au contraire sa misericorde qui doit estre loüée eternellement est si grande, qu' il n' empesche personne d' aller boire dans cette fontaine de vie. Autrement avec combien de raison m' en auroit-il empeschée ? Et puis qu' il a bien voulu me permettre de puiser jusques au fond de cette divine source, on peut assurer qu' il n' empesche personne d' y arriver : mais que plûtost il nous appelle à haute voix pour y aller, quoy que sa bonté soit si grande qu' il ne nous y force point. Il se contente de donner à boire de cette eau en diverses manieres à ceux qui luy en demandent, afin que nul ne perde l' esperance et ne se trouve en estat de mourir de soif. Cette source est si abondante qu' il en sort divers ruisseaux, les uns grands, les autres moindres, et d' autres si petits qu' il n' y a qu' un filet d' eau pour desalterer ceux qui commencent, qui estant comme des enfans n' en ont pas besoin de davantage, et s' effrayeroient d' en voir en trop grande quantité. Ne craignez donc point, mes soeurs, de mourir de soif. L' eau des consolations ne manque jamais en telle sorte dans ce chemin que l' on soit reduit à l' extremité. Ainsi marchez toûjours : combatez avec courage ; et mourez plûtost que d' abandonner vostre entreprise, puis que vous n' avez embrassé une profession si sainte que pour avoir continuellement les armes à la main et pour combatre. Que si vous demeurez fermes dans cette resolution, quoy que nostre seigneur permette que vous souffriez quelque soif durant cette vie, assurez-vous qu' il vous rassasiera pleinement en l' autre de cette eau divine, sans pouvoir apprehender qu' elle vous manque jamais. Je le prie de tout mon coeur que ce ne soit pas plûtost nous qui luy manquions. Pour commencer donc à marcher de telle sorte dans ce chemin que l' on ne s' égare pas dés l' entrée je veux parler de la maniere dont nous devons commencer nostre voyage, parce que cela est si important qu' il y va de tout. Je ne dis pas que celuy qui n' aura point la resolution dont je vay parler doive abandonner le dessein de s' y engager, parce que nostre seigneur le fortifiera : et quand il ne s' avanceroit que d' un pas, ce pas est d' une telle consequence qu' il peut s' assurer d' en estre fort bien recompensé. C' est comme un homme qui auroit un chapelet sur lequel on auroit appliqué des indulgences. S' il le dit une fois, il en profite : s' il le dit plusieurs fois, il en profite encore davantage : mais s' il ne le dit jamais et se contente de le tenir dans une boete, il vaudroit mieux pour luy qu' il ne l' eust point. Ainsi quoy que cette personne ne continuë pas de marcher dans ce chemin, le peu qu' elle y aura marché luy donnera lumiere pour se mieux conduire dans les autres ; et de mesme à proportion si elle y marche davantage. Ainsi elle se peut assurer qu' elle ne se trouvera jamais mal d' avoir commencé d' y entrer, encore qu' elle le quitte, parce que jamais le bien ne produit de mal. Taschez donc, mes filles, d' oster la crainte de s' engager dans une si sainte entreprise à toutes les personnes avec qui vous communiquerez si elles y ont de la disposition et quelque confiance en vous. Je vous demande au nom de Dieu que vostre conversation soit telle qu' elle ait toûjours pour but le bien spirituel de ceux à qui vous parlez. Car puis que l' objet de vostre oraison doit estre l' avancement des ames dans la vertu, et que vous le devez sans cesse demander à Dieu, quelle apparence que vous ne taschassiez pas de le procurer en toutes manieres ? Si vous voulez passer pour bonnes parentes : c' est-là le moyen de témoigner combien vostre affection est veritable. Si vous voulez passer pour bonnes amies : vous ne sçauriez aussi que par là le faire connoistre. Et si vous avez la verité dans le coeur ainsi que vostre meditation l' y doit mettre, vous n' aurez pas peine à connoistre combien nous sommes obligez d' avoir de la charité pour nostre prochain. Ce n' est plus le temps, mes soeurs, de s' amuser à des jeux d' enfans tels que sont ce me semble ces amitiez que l' on voit d' ordinaire dans le monde, quoy qu' en elles-mesmes elles soient bonnes. Ainsi vous ne devez jamais user de ces paroles : m' aimez-vous donc bien ? Ne m' aimez-vous point ? Ny avec vos parens ny avec nuls autres, si ce n' est pour quelque fin importante, ou pour le bien spirituel de quelque personne. Car il se pourra faire que pour disposer quelqu' un de vos freres ou de vos proches ou quelqu' autre personne semblable à écouter une verité et à en faire son profit, il sera besoin d' user de ces témoignages d' amitié si agreables aux sens : et mesme qu' une de ces paroles obligeantes (car c' est ainsi qu' on les nomme dans le monde) fera un plus grand effet dans leur esprit que plusieurs autres qui seroient purement selon le langage de Dieu, et qu' ensuite de cette disposition, elles les toucheront beaucoup plus qu' elles n' auroient fait sans cela. Ainsi pourvû que l' on n' en use que dans cette vûë et dans ce dessein je ne les desapprouve pas : mais autrement elles n' apporteroient aucun profit, et pourroient nuire sans que vous y prissiez garde. Les gens du monde ne sçavent-ils pas qu' estant religieuses vostre occupation est l' oraison ? Surquoy gardez-vous bien de dire : je ne veux pas passer pour bonne dans leur esprit, puis que faisant, comme vous faites partie de la communauté tout le bien ou tout le mal qu' ils remarqueront en vous retombera aussi sur elle. C' est sans doute un grand mal que des personnes qui estant religieuses sont si particulierement obligées à ne parler que de Dieu, s' imaginent de pouvoir avec raison dissimuler en de semblables occasions, à moins que ce ne fust pour quelque grand bien : ce qui n' arrive que tres-rarement. Ce doit estre là vostre maniere d' agir : ce doit estre vostre langage. Que ceux qui voudront traiter avec vous l' apprennent donc si bon leur semble : et s' ils ne le font, gardez-vous bien d' apprendre le leur, qui seroit pour vous le chemin d' enfer. Que s' ils vous tiennent pour grossieres et pour inciviles, que vous importe, qu' ils ayent cette creance ? Si pour hypocrites ; encore moins. Vous y gagnerez de n' estre visitées que de ceux qui seront accoûtumées à vôtre langage. Car comment celuy qui n' entendroit point l' arabe pourroit-il prendre plaisir de parler beaucoup à un homme qui ne sçauroit nulle autre langue ? Ainsi ils ne vous importuneront plus ny ne vous causeront aucun préjudice : au lieu que vous en recevriez un fort grand de commencer à parler un autre langage. Tout vostre temps se consumeroit à cela ; et vous ne sçauriez sçavoir comme moy qui l' ay experimenté quel est le mal qu' en reçoit une ame. En voulant apprendre cette langue on oublie l' autre, et on tombe dans une inquietude continuelle qu' il faut fuïr sur toutes choses, parce que rien n' est plus necessaire que la paix et la tranquillité de l' esprit pour entrer et pour marcher dans ce chemin dont je commence à vous parler. Si ceux qui communiqueront avec vous veulent apprendre vostre langue : comme ce n' est pas à vous à les en instruire, vous vous contenterez de leur representer les grands avantages qu' ils pourront en recevoir, et ne vous lasserez point de les leur dire ; mais avec pieté, avec charité, et en y joignant vos oraisons afin qu' ils en fassent profit, et que connoissant combien cela leur peut estre utile ils cherchent des maistres capables de les en instruire. Ce ne seroit pas sans doute, mes filles, une petite faveur que vous recevriez de Dieu si vous pouviez faire ouvrir à quelqu' un les yeux de l' ame pour le porter à desirer un si grand bien. Mais lors que l' on veut commencer à parler de ce chemin : que de choses se presentent à l' esprit, particulierement quand c' est une personne qui a comme moy si mal fait son devoir d' y marcher. Dieu veüille, mes soeurs, me faire la grace que mes paroles ne ressemblent pas à mes actions.