CHAPITRE VINGT-ET-UNIEME

    Que dans le chemin de l' oraison rien ne doit empescher de marcher toûjours. Mépriser toutes les craintes qu' on veut donner des difficultez et des perils qui s' y rencontrent. Que quelquefois une ou deux personnes suscitées de Dieu pour faire connoistre la verité prévalent pardessus plusieurs autres unies ensemble pour l' obscurcir et pour la combatre.

    Que la quantité des choses ausquelles il faut penser pour entreprendre ce divin voyage, et entrer dans ce chemin royal qui conduit au ciel ne vous étonne point, mes filles. Est-il étrange que s' agissant d' acquerir un si grand tresor il semble d' abord nous devoir coûter bien cher ? Un temps viendra que nous connoistrons que tout le monde ensemble ne suffiroit pas pour le payer. Pour revenir donc à la maniere dont doivent commencer ceux qui veulent entrer dans ce chemin, et marcher toûjours jusques à ce qu' ils arrivent à la source de cette eau de vie pour en boire et pour s' en rassasier, je dis qu' il importe de tout d' avoir une ferme resolution de ne se point arrester qu' on ne soit à la fontaine, quelque difficulté qui arrive, quelque obstacle que l' on rencontre, quelque murmure que l' on entende, quelque peine que l' on souffre, quelque fortune que l' on coure, quelque apparence qu' il y ait de ne pouvoir resister à tant de travaux, et enfin quand on croiroit en devoir mourir et que tout le monde devroit abysmer. Car ce sont-là les discours que l' on nous tient d' ordinaire : cette voye est toute pleine de perils : une telle s' est perduë dans ce voyage : celle-cy se trouva trompée, et cette autre qui prioit tant n' a pas laissé de tomber : c' est rendre la vertu méprisable : ce n' est pas une entreprise de femmes sujettes à des illusions : il faut qu' elles se contentent de filer sans s' amuser à chercher tant de délicatesses dans leur oraison ; et le pater noster et l' ave maria leur doivent suffire. Je demeure d' accord, mes soeurs, qu' ils leur doivent suffire : et pourquoy ne leur suffiroient-ils pas, puis qu' on ne sçauroit faillir en établissant son oraison sur celle qui est sortie de la bouche de Jesus-Christ mesme ? Ils ont sans doute raison : et si nostre foiblesse n' estoit point si grande, et nostre devotion si froide, nous n' aurions besoin ny d' autres oraisons, ny d' aucuns livres pour nous instruire dans la priere. C' est pourquoy puis que je parle à des personnes qui ne peuvent se recueillir en s' appliquant à mediter d' autres mysteres qui leur semblent trop subtils et trop rafinez, et qu' il y a des esprits si délicats que rien n' est capable de les contenter, j' estime à propos d' établir icy certains principes, certains moyens, et certaines intentions d' oraison sans m' arrester à des choses trop élevées. Ainsi on ne pourra pas vous oster vos livres, puis que pourvû que vous vous affectionniez à cela et soyiez humbles vous n' aurez pas besoin de davantage. Je m' y suis toûjours fort attachée ; et les paroles de l' evangile me font entrer dans un plus grand recueillement que les ouvrages les plus sçavans et les mieux écrits, principalement lors que les auteurs ne sont pas fort approuvez. Car alors il ne me prend jamais envie de les lire. Il faut donc que je m' approche de ce maistre de la sagesse, et il m' enseignera peut-estre quelques considerations dont vous aurez sujet d' estre satisfaites. Ce n' est pas que je pretende vous donner l' explication de ces oraisons divines. Assez d' autres l' ont fait : et quand cela ne seroit point je ne serois pas si hardie que de l' entreprendre sçachant bien qu' il y auroit de la folie. Mais je vous proposeray seulement quelques considerations sur les paroles du pater noster ; la quantité de livres ne servant ce me semble qu' à faire perdre la devotion dont nous avons besoin dans cette divine priere. Car ainsi qu' un maistre qui affectionne son disciple tasche de faire que ce qu' il luy montre luy plaise, afin qu' il l' apprenne plus facilement : qui doute que ce divin maistre n' agisse de mesme envers nous ? Mocquez-vous donc de toutes ces craintes que l' on taschera de vous donner, et de tous ces perils dont on voudra vous faire peur. Car le chemin qui conduit à la possession d' un si grand tresor estant tout plein de voleurs quelle apparence de pretendre de le pouvoir passer sans peril ? Les gens du monde souffriroient-ils sans s' y opposer qu' on leur enlevast leurs tresors, eux qui pour un interest de neant passent sans dormir les nuits entieres, et se tuënt le corps et l' ame ? Si donc lors que vous allez pour aquerir, ou pour mieux dire pour enlever ce tresor de force, suivant cette parole de nostre seigneur ; que les violens le ravissent. Si lors que vous y allez par ce chemin qui est un chemin royal puis qu' il nous a esté tracé par nostre roy, et un chemin tres assuré puis que c' est celuy qu' ont tenu tous les élûs et tous les saints, on vous dit qu' il y a tant de perils à courir, et l' on vous donne tant de craintes ; quels doivent estre les perils de ceux qui pretendent gagner ce tresor sans sçavoir le chemin qu' il faut tenir pour y arriver ? ô mes filles, qu' il est vray qu' ils sont incomparablement plus grands que les autres ! Mais ils ne les connoistront que lors qu' y estant tombez ils ne trouveront personne qui leur donne la main pour se relever, et perdront ainsi toute esperance non seulement de desalterer leur soif dans cette source d' eau vive, mais d' en pouvoir boire la moindre goute ou dans quelque ruisseau qui en sorte, ou dans quelque fossé ou quelque mare. Comment pourroient-ils donc continuer à marcher dans ce chemin où il se rencontre tant d' ennemis à combatre, sans avoir bû une seule goute de cette eau divine ? Et n' est-il pas certain qu' ils ne sçauroient éviter de mourir de soif ? Ainsi, mes filles, puis que soit que nous le voulions ou ne le voulions pas, nous marchons toutes vers cette fontaine, quoy qu' en differentes manieres ; croyez-moy ne vous laissez point tromper par ceux qui voudroient vous enseigner un autre chemin pour y aller que celuy de l' oraison. Il ne s' agit pas maintenant de sçavoir si cette oraison doit estre mentale pour les uns, et vocale pour les autres, je dis seulement que vous avez besoin de toutes les deux. C' est-là l' exercice des personnes religieuses : et quiconque vous dira qu' il y a du peril, considerez-le comme estant luy-mesme par ce mauvais conseil qu' il vous donne un si perilleux écueil pour vous, que si vous ne l' évitez en le fuyant il vous fera faire naufrage. Gravez je vous prie cet avis dans vostre memoire puis que vous pourrez en avoir besoin. Le peril seroit de manquer d' humilité et de n' avoir pas les autres vertus. Mais à Dieu ne plaise que l' on puisse jamais dire qu' il y ait du peril dans le chemin de l' oraison. Il y a grand sujet de croire que ces frayeurs sont une invention du diable qui se sert de cet artifice pour faire tomber quelques ames qui s' adonnent à l' oraison. Admirez, je vous prie l' aveuglement des gens du monde. Ils ne considerent point cette foule incroyable de personnes qui ne faisant jamais d' oraison, et ne sçachant pas-mesme ce que c' est que de prier, sont tombez dans l' heresie et dans tant d' autres horribles pechez. Et si le démon par ses tromperies et par un mal-heur déplorable, mais qui est tres-rare, fait tomber quelqu' un de ceux qui s' employent à un si saint exercice, ils en prennent sujet de remplir de crainte l' esprit des autres touchant la pratique de la vertu. En verité c' est une belle imagination à ceux qui se laissent ainsi abuser, de croire que pour se garantir du mal il faut éviter de faire le bien : et je ne croy pas que jamais le diable se soit avisé d' un meilleur moyen pour nuire aux hommes. ô mon Dieu, vous voyez comme on explique vos paroles à contre-sens. Défendez vostre propre cause, et ne souffrez pas de telles foiblesses en des personnes consacrées à vostre service. Vous aurez toûjours au moins cet avantage, mes soeurs, que vostre divin epoux ne permettra jamais que vous manquiez de quelqu' un qui vous assiste dans une entreprise si sainte. Et lors qu' on le sert fidellement et qu' il donne la lumiere qui peut conduire dans le veritable chemin, non seulement on n' est point arresté par ces craintes que le démon tasche d' inspirer, mais on sent de plus en plus croistre le desir de continuer à marcher avec courage : on voit venir le coup que cet esprit infernal nous veut porter ; et on luy en porte un à luy-mesme qui luy fait sentir plus de douleur que la perte de ceux qu' il surmonte ne luy donne de plaisir et de joye. Lors que dans un temps de trouble cet ennemy de nostre salut ayant semé sa zizanie, semble entrainer tout le monde aprés luy comme autant d' aveugles ébloüis par l' apparence d' un bon zele : s' il arrive que Dieu suscite quelqu' un qui leur fasse ouvrir les yeux, et leur montre ces tenebres infernales qui offusquant leur esprit les empeschent d' appercevoir le chemin : n' est-ce pas une chose digne de son infinie bonté de faire que quelquefois un homme qui enseigne la verité prévaut sur plusieurs qui ne la connoissent pas. Ce fidelle serviteur commence peu à peu à leur découvrir le chemin de la verité, et Dieu leur donne du courage pour la suivre. S' ils s' imaginent qu' il y a du peril dans l' oraison, il tasche de leur faire connoistre, sinon par ses paroles, au moins par ses oeuvres, combien l' oraison est avantageuse. S' ils disent qu' il n' est pas bon de communier souvent, il communie luy-mesme plus souvent qu' il n' avoit accoûtumé pour leur faire voir le contraire. Ainsi pourvû qu' il y en ait un ou deux qui suivent sans crainte le bon chemin, nostre seigneur recouvrera peu à peu par leur moyen les ames qui estoient dans l' égarement. Renoncez donc, mes soeurs, à toutes ces craintes : méprisez ces opinions vulgaires : considerez que nous ne sommes pas dans un temps où il faille ajoûter foy à toutes sortes de personnes, mais seulement à ceux qui conforment leur vie à la vie de Jesus-Christ : taschez de conserver toûjours vostre conscience pure : fortifiez-vous dans l' humilité : foulez aux pieds toutes les choses de la terre : demeurez inébranlables dans la foy de la sainte eglise ; et ne doutez point aprés cela que vous ne soyez dans le bon chemin. Je le repete encore : renoncez à toutes ces craintes dans les choses où il n' y a nul sujet de craindre : et si quelques-uns taschent de vous en donner, faites leur connoistre avec humilité quel est le chemin que vous tenez : dites-leur, comme il est vray, que vostre regle vous ordonne de prier sans cesse, et que vous estes obligées de la garder. Que s' ils vous répondent que cela s' entend de prier vocalement, demandez-leur s' il faut que l' esprit et le coeur soient attentifs aussi-bien dans les prieres vocales que dans les autres : et s' ils repartent qu' oüy, comme ils ne sçauroient ne le point faire, vous connoistrez qu' ils sont contraints d' avoüer qu' en faisant bien l' oraison vocale, vous ne sçauriez ne pas faire la mentale, et que vous pourrez passer mesme jusques à la contemplation s' il plaist à Dieu de vous la donner. Qu' il soit beny eternellement.