CHAPITRE VINGT-QUATRIEME

    De quelle sorte il faut faire l' oraison vocale pour la faire parfaitement. Et comment la mentale s' y rencontre jointe : sur quoy la sainte commence à parler du pater noster.

    Je commenceray icy d' adresser mon discours à ces ames qui ne peuvent se recueillir, ny attacher leur esprit à une oraison mentale pour s' appliquer à la meditation, ny se servir pour cela de certaines considerations : et je ne veux pas nommer seulement en ce lieu les noms d' oraison mentale et de contemplation parce que je sçay certainement qu' il y a plusieurs personnes que ces seuls noms épouventent, et qu' il se pourroit faire qu' il en viendroit quelqu' une en cette maison, à cause, comme je l' ay desja dit, que toutes ne marchent pas par un mesme chemin. Ce que je veux donc maintenant vous conseiller, et je puis mesme dire vous enseigner, puis que cela m' est permis, mes filles, comme vous tenant lieu de mere par ma charge de prieure, c' est la maniere dont vous devez prier vocalement. Car il est juste que vous entendiez ce que vous dites. Et parce qu' il peut arriver que celles qui ne sçauroient appliquer leur esprit à Dieu se lassent aussi des oraisons qui sont longues, je ne parleray point de celles-là, mais seulement de celles ausquelles en qualité de chrestiennes nous sommes necessairement obligées, qui sont le pater noster et l' ave maria , afin que l' on ne puisse pas dire que nous parlons sans sçavoir ce que nous disons : si ce n' est que l' on croye qu' il suffit de prier ainsi par coûtume, et qu' on se doit contenter de prononcer des paroles sans les entendre. Je laisse cela à decider aux sçavans sans me mesler d' en juger ; et je desire seulement, mes soeurs, que nous ne nous en contentions pas. Car il me semble que lors que je dis le credo il est juste que je sçache ce que je croy : et que quand je dis nostre pere je sçache qui est ce pere, et qui est aussi ce maistre qui nous enseigne à faire cette oraison. Si vous dites le bien sçavoir, et qu' ainsi il n' est pas besoin de vous en faire souvenir, cette réponse n' est pas bonne, puis qu' il y a grande difference entre maistre et maistre. Que si ce seroit une extreme ingratitude et que de bons disciples ne peuvent avoir de ne se pas souvenir de ceux qui nous instruisent icy-bas, principalement si ce sont des personnes de sainte vie, et que ce qu' ils nous enseignent regarde nostre salut, je prie Dieu de tout mon coeur de ne pas permettre que recitant une priere si sainte, nous manquions à nous souvenir du divin maistre qui nous l' a enseignée avec tant d' amour, et tant de desir qu' elle nous soit profitable. Premierement vous sçavez que nostre seigneur nous apprend que pour bien prier on doit se retirer en particulier ainsi qu' il l' a toûjours pratiqué luy-mesme, non qu' il eust besoin de cette retraite, mais pour nostre instruction et pour nous en donner l' exemple. Or comme je vous l' ay desja dit, l' on ne peut parler en mesme-temps à Dieu et au monde, ainsi que font ceux qui en priant d' un costé écoutent de l' autre ceux qui parlent, ou s' arrestent à tout ce qui leur vient dans l' esprit, sans tascher d' en retirer leur pensée. Il faut en excepter certaines indispositions et certains temps, principalement quand ce sont des personnes melancholiques ou sujettes à des maux de teste, puisque quelques efforts qu' elles fassent elles ne s' en peuvent empescher : ou bien lors que Dieu permet pour l' avantage de ceux qui le servent que ces nuages se forment dans leur esprit, et que quelques peines qu' ils leur donnent et quelque soin qu' ils prennent de les dissiper, ils ne le sçauroient, ny avoir attention à ce qu' ils disent, ny arrester leur pensée à quoy que ce soit ; mais l' ont si errante et si vagabonde, que si l' on voyoit ce qui se passe en eux on les prendroit pour des frenetiques. Lors dis-je que Dieu permet que cela arrive, le desplaisir qu' ils en auront leur fera connoistre qu' il n' y a point de leur faute. Et il ne faut pas qu' ils se tourmentent et qu' ils se lassent en s' efforçant de ranger leur entendement à la raison dans un temps où il n' en est pas capable, parce que ce seroit encore pis. Mais ils doivent prier comme ils pourront, et mesme ne point prier dans ce temps ou leur ame est comme un malade à qui il faut donner un peu de repos, et il faut qu' ils se contentent de s' employer à d' autres actions de vertu. C' est la maniere dont en doivent user ceux qui ont soin de leur salut, et qui sçavent qu' il ne faut pas parler tout ensemble à Dieu et au monde. Ce qui dépend de nous est de tascher à demeurer seules avec Dieu : et je le prie que cela suffise pour nous faire comprendre avec qui nous sommes alors, et ce qu' il daigne répondre à nos demandes. Car croyez-vous qu' il se taise encore que nous ne l' entendions pas ? Non certes ; mais il parle à nostre coeur toutes les fois que nous luy parlons du coeur : et il est bon que chacune de nous considere que c' est à elle en particulier que le seigneur apprend à faire cette divine priere. Or comme le maistre se tient proche de son disciple, et ne s' éloigne jamais tant qu' il ait besoin de crier à haute voix pour se faire entendre de luy : je desire de mesme que vous sçachiez que pour bien dire le pater noster il ne faut pas que vous vous éloigniez de ce divin maistre qui vous a appris à le dire. Vous me respondrez peut-estre, qu' en user ainsi c' est mediter, et que vous ne pouvez ny ne desirez faire autre chose que de prier vocalement. Car il y a des personnes si impatientes et qui aiment tant leur repos, que n' estant pas accoustumées à se recueillir dans le commencement de la priere, et ne voulant pas se donner la moindre peine, elles disent qu' elles ne sçavent ny ne peuvent faire davantage que de prier vocalement. Je demeure d' accord que ce que je viens de proposer se peut appeller oraison mentale. Mais j' avouë ne comprendre pas comment on la peut separer de la vocale si on a dessein de la bien faire, et de considerer à qui l' on parle : car ne devons-nous pas tascher d' avoir de l' attention en priant ? Dieu veüille qu' avec tous ces soins nous puissions bien dire le pater sans que nostre esprit se laisse aller à quelque pensée extravagante. Le meilleur remede que j' y trouve aprés l' avoir éprouvé diverses fois, est de tascher d' arrester nostre esprit sur celuy qui nous a prescrit cette priere. Ne vous laissez donc point aller à l' impatience ; mais essayez de vous accoûtumer à une chose qui vous est si necessaire.