CHAPITRE VINGT-NEUVIEME

    La sainte continuë dans ce chapitre à traiter de l' oraison de recueillement.

    Au nom de Dieu, mes filles, ne vous souciez point de ces faveurs. Que chacune s' efforce de faire ce qu' elle doit. Et quand bien le superieur ne luy témoigneroit pas estre satisfait d' elle, qu' elle s' assure que nostre seigneur non seulement l' agréera, mais l' en recompensera. Car sommes-nous venuës icy pour chercher des recompenses temporelles : et ne devons-nous pas élever sans cesse nostre esprit vers des objets permanens et eternels, sans nous arrester à ceux d' icy-bas qui sont si fragiles et si perissables qu' ils ne durent pas mesme tant que nostre vie ? Que s' il arrive que vostre superieur soit plus satisfait aujourd' huy d' une de vos soeurs que non pas de vous, il pourra l' estre demain davantage de vous que non pas d' elle s' il connoist que vous avez plus de vertu. Et quand cela n' arriveroit pas : que vous importe ? Ne donnez donc point de lieu à ces pensées, qui commençant quelquefois par peu de chose vous peuvent beaucoup inquieter. Au contraire repoussez-les en considerant que vostre royaume n' est pas de ce monde, et combien promtement toutes choses passent. Mais ce remede est assez foible et ne marque pas une grande perfection. Le meilleur pour vous est que l' on continuë à vous humilier, et que vous soyez bien aises de l' estre pour l' amour de vostre sauveur qui est avec vous. Faites reflexion sur vous-mesmes, et vous le trouverez comme je l' ay dit dans le fond de vostre coeur où il ne manquera pas de vous donner des consolations interieures d' autant plus grandes que vous en aurez moins d' exterieures. Il est si plein de compassion qu' il ne manque jamais d' assister les personnes affligées et injustement traitées, pourvû qu' elles mettent en luy seul leur confiance. C' est ce qui a fait dire à David, qu' il n' abandonne point les affligez. Le croyez-vous ou ne le croyez-vous pas ? Si vous le croyez : dequoy donc vous tourmentez-vous ? ô mon seigneur et mon maistre, si nous vous connoissions veritablement, qu' y auroit-il qui fust capable de nous donner de la peine, puis que vous estes si liberal envers ceux qui mettent en vous leur confiance ? Croyez-moy, mes cheres amies, il importe extremement de bien comprendre cette verité, parce que c' est le moyen de connoistre que toutes les consolations d' icy bas ne sont que des mensonges et des chimeres, lors que pour peu que ce soit elles empeschent nostre ame de se recueillir et de rentrer dans elle-mesme. Helas ! Mes filles, qui sera capable de vous le bien faire entendre ? Certes ce ne sera pas moy, puis qu' encore que personne ne soit plus obligée que je le suis à tascher de le comprendre, je voy que je ne le conçois que fort imparfaitement. Pour revenir à ce que j' ay dit dans le chapitre precedent, je voudrois pouvoir expliquer de quelle sorte l' ame se trouve en la compagnie du roy des rois et du saint des saints, et ne laisse pas de joüir d' une parfaite solitude lors qu' elle entre avec luy dans ce paradis qui est au dedans d' elle-mesme, et ferme la porte aprés elle à toutes les choses du monde. Je dis lors qu' elle le veut, parce que vous devez sçavoir, mes filles, que ce n' est pas une chose entierement surnaturelle, mais qu' elle dépend de nostre volonté, et qu' ainsi nous le pouvons avec l' assistance de Dieu, sans laquelle nous ne pouvons du tout rien, ny former seulement une bonne pensée par nous-mesmes. Car ce n' est pas un silence des puissances de nostre ame, mais un recueillement de ces puissances dans elle-mesme. Il y a divers moyens d' y parvenir comme il est écrit en plusieurs livres, qui disent qu' il se faut des-occuper de toutes choses, afin de nous approcher interieurement de Dieu ; et que mesme dans nos occupations nous devons nous retirer au dedans de nous, quand ce ne seroit que pour un moment ; le souvenir d' avoir chez-soy une telle compagnie estant d' une tres-grande utilité. Ce que je pretens donc que nous devons faire est seulement de considerer quel est celuy à qui nous parlons, et de demeurer en sa presence sans tourner la teste d' un autre costé, ainsi qu' il me semble que ce seroit faire que de penser à mille choses vaines et inutiles dans le mesme temps que l' on parle à Dieu. Tout le mal vient, mon seigneur, de ce que nous ne comprenons pas assez combien dans la verité vous estes proche de nous. Nous agissons comme si vous en estiez fort éloigné. Et combien grand seroit cet éloignement s' il faloit que nous vous allassions chercher jusques dans le ciel ? Vostre visage, ô mon sauveur, ne merite-t-il donc pas d' arrester nos yeux pour le considerer lors qu' il nous est si facile de le faire ? Il ne nous semble pas que les hommes nous entendent quand nous leur parlons, s' ils manquent de nous regarder : et nous fermons les yeux de peur de vous voir lors que vous nous regardez : ainsi comment sçaurons-nous si vous aurez entendu ce que nous avons pris la hardiesse de vous dire ? Je voudrois donc seulement, mes filles, vous faire comprendre que pour nous accoûtumer par un moyen tres-facile à arrester nostre esprit afin qu' il sçache ce qu' il dit et à qui il le dit, il est besoin de recueillir dans nous-mesmes ces sens exterieurs et de leur donner dequoy s' occuper, n' y ayant point de doute que le ciel ne se trouve au dedans de nous puis que le createur du ciel y habite. Ainsi nous nous accoûtumerons à concevoir qu' il n' est pas besoin pour luy parler de crier à haute voix, et il nous fera assez connoistre qu' il est veritablement dans nostre ame. En nous conduisant de la sorte nous prierons vocalement sans peine et dans un tres-grand repos, et aprés nous estre contraintes durant quelque temps à nous tenir proches de nostre seigneur il nous entendra par signes comme l' on dit d' ordinaire, et au lieu de reciter comme auparavant diverses fois le pater il nous fera connoistre dés la premiere qu' il nous a oüis. Car il prend tant de plaisir à nous soulager, que quoy que durant toute une heure nous ne disions qu' une fois cette sainte et toute divine priere, pourvû qu' il voye que nous n' ignorons pas que nous sommes avec luy ; combien il se plait d' estre avec nous ; ce que c' est que nous luy demandons ; et la joye qu' il a de nous l' accorder : il ne se soucie nullement que nous nous rompions la teste en luy faisant de longs discours. Je le prie de tout mon coeur de vouloir donner cette instruction à celles de vous qui ne l' ont pas. Et je confesse n' avoir jamais sçû ce que c' est que de prier avec satisfaction jusques à ce qu' il m' ait appris d' en user en cette maniere. Je me suis toûjours si bien trouvée de me recueillir ainsi en moy-mesme, que c' est ce qui m' a fait étendre beaucoup sur ce sujet. Pour conclusion je dis, que celuy qui desire de former cette habitude, car c' en est une qui dépend de nous, ne doit point se lasser de s' accoûtumer à se rendre peu à peu maistre de soy-mesme, en rappellant ses sens au dedans de luy : ce qui n' est pas une perte pour son ame mais un grand gain, puis qu' en retranchant l' usage exterieur de ses sens elle les fait servir à son recueillement interieur, en sorte que si nous parlons nous taschions de nous souvenir que nous avons dans le fond de nostre coeur avec qui parler : si nous entendons parler quelqu' un, nous nous souvenions que nous devons écouter parler celuy qui nous parle de plus prés : et qu' enfin nous considerions toûjours que nous pouvons si nous voulons ne nous separer jamais de cette divine compagnie, et estre faschez d' avoir laissé seul durant si long-temps ce pere celeste dont nous pouvons attendre tout nostre secours. Que l' ame s' il se peut pratique cecy plusieurs fois le jour, sinon qu' elle le pratique au moins quelquefois ; et en s' y accoûtumant elle en retirera tost ou tard un grand avantage. Dieu ne luy aura pas plûtost fait cette grace qu' elle ne voudroit pas la changer contre tous les tresors de la terre. Au nom de Dieu, mes filles, puis que rien ne s' aquiert sans peine, ne plaignez pas le temps et l' application que vous y employerez : et je vous assure qu' avec l' assistance de nostre seigneur vous en viendrez à bout dans un an, et peut-estre dans six mois. Voyez combien peu considerable est ce travail en comparaison de l' avantage d' établir ce solide fondement, afin que si Dieu vous veut élever à de grandes choses il vous y trouve disposées en vous trouvant si proches de luy. Je prie sa toute-puissante majesté de ne permettre jamais que vous vous éloigniez de sa presence.