CHAPITRE TROISIEME

    La sainte exhorte ses religieuses à prier continuellement Dieu pour ceux qui travaillent pour l' eglise. Combien ils doivent estre parfaits. Priere de la sainte à Dieu pour eux.

    Pour retourner au principal sujet qui nous a assemblées en cette maison, et pour lequel je souhaiterois que nous pussions faire quelque chose qui fust agreable à Dieu, je dis, que voyant que l' heresie qui s' ést élevée en ce siecle est comme un feu devorant qui fait toûjours de nouveaux progrés, et que le pouvoir des hommes n' est pas capable de l' arrester, il me semble que nous devons agir comme feroit un prince, qui voyant que ses ennemis ravageroient tout son pays, et qu' il ne seroit pas assez fort pour leur resister en campagne, se retireroit avec quelques troupes choisies dans une place qu' il feroit extremement fortifier, d' où il feroit avec ce petit nombre, des sorties sur eux, qui les incommoderoient beaucoup plus que ne pourroient faire de grandes troupes mal aguerries. Car il arrive souvent que par ce moyen on demeure victorieux : et au pis aller on ne sçauroit perir que par la famine, puis qu' il n' y a point de traistres parmy ces gens-là. Or icy, mes soeurs, la famine peut bien nous presser ; mais non pas nous contraindre de nous rendre. Elle peut bien nous faire mourir, mais non pas nous vaincre. Or pourquoy vous dis-je cecy ? C' est pour vous faire connoistre que ce que nous devons demander à Dieu est qu' il ne permette pas que dans cette place où les bons chrestiens se sont retirez, il s' en trouve qui s' aillent jetter du costé des ennemis ; mais qu' il fortifie la vertu et le courage des predicateurs et des theologiens qui sont comme les chefs de ces troupes, et fasse que les religieux qui composent le plus grand nombre de ces soldats, s' avancent de jour en jour dans la perfection que demande une vocation si sainte. Car cela importe de tout, parce que c' est des forces ecclesiastiques et non pas des seculieres que nous devons attendre nostre secours. Puis que nous sommes incapables de rendre dans cette occasion du service à nostre roy, efforçons-nous au moins d' estre telles que nos prieres puissent aider ceux de ses serviteurs qui n' ayant pas moins de doctrine que de vertu, travaillent avec tant de courage pour son service. Que si vous me demandez pourquoy j' insiste tant sur ce sujet, et vous exhorte d' assister ceux qui sont beaucoup meilleurs que nous. Je réponds que c' est parce que je croy que vous ne comprenez pas encore assez quelle est l' obligation que vous avez à Dieu de vous avoir conduites en un lieu où vous estes affranchies des affaires, des engagemens et des conversations du monde. Cette faveur est plus grande que vous ne le sçauriez croire ; et ceux dont je vous parle sont bien éloignez d' en joüir. Il ne seroit pas mesme à propos qu' ils en jouïssent, principalement en ce temps, puis que c' est à eux de fortifier les foibles, et d' encourager les timides. Car à quoy seroient bons des soldats qui manqueroient de capitaine ? Il faut donc qu' ils vivent parmy les hommes ; qu' ils conversent avec les hommes, et qu' entrant dans les palais des grands et des rois, ils y paroissent quelquefois pour ce qui est de l' exterieur semblables aux autres hommes. Or pensez-vous, mes filles, qu' il faille peu de vertu pour vivre dans le monde, pour traiter avec le monde, et pour s' engager dans les affaires du monde ? Pensez-vous qu' il faille peu de vertu pour converser avec le monde, et pour estre en mesme temps dans son coeur non seulement éloigné du monde, mais aussi ennemy du monde : pour vivre sur la terre comme dans un lieu de bannissement ; et enfin pour estre des anges et non pas des hommes ? Car s' ils ne sont tels ils ne meritent pas de porter le nom de capitaines ; et je prie nostre seigneur de ne pas permettre qu' ils sortent de leurs cellules. Ils feroient beaucoup plus de mal que de bien, puis que ce n' est pas maintenant le temps de voir des défauts en ceux qui doivent enseigner les autres ; et que s' ils ne sont bien affermis dans la pieté, et fortement persuadez combien il importe de fouler aux pieds tous les interests de la terre, et de se détacher de toutes les choses perissables pour s' attacher seulement aux eternelles, ils ne sçauroient empescher que l' on ne découvre leurs défauts, quelque soin qu' ils prennent de les cacher. Comme c' est avec le monde qu' ils traitent ils peuvent s' assurer qu' il ne leur pardonnera pas ; mais qu' il remarquera jusques à leurs moindres imperfections, sans s' arrester à ce qu' ils auront de bon ; ny peut-estre mesme sans le croire. J' admire qui peut apprendre à ces personnes du monde ce que c' est que la perfection. Car ils connoissent, non pour la suivre, puis qu' ils ne s' y croyent point obligez, et s' imaginent que c' est assez d' observer les simples commandemens ; mais pour employer cette connoissance à examiner et à condamner jusques aux moindres défauts des autres. Quelquefois mesme ils rafinent de telle sorte qu' ils prennent pour une imperfection et pour un relaschement ce qui est en effet une vertu. Vous imaginez-vous donc que les serviteurs de Dieu n' ayent pas besoin qu' il les favorise d' une assistance toute extraordinaire pour s' engager dans un si grand et si perilleux combat ? Taschez, je vous prie, mes soeurs, de vous rendre telles que vous meritiez d' obtenir ces deux choses de sa divine majesté : la premiere, que parmy tant de personnes sçavantes et tant de religieux il s' en trouve plusieurs qui ayent les conditions que j' ay dit estre necessaires pour travailler à ce grand ouvrage, et qu' il luy plaise d' en rendre capables ceux qui ne le sont pas encore assez, puis qu' un seul homme parfait rendra plus de service qu' un grand nombre d' imparfaits : la seconde, que lors qu' ils seront engagez dans une guerre si importante, nostre seigneur les soûtienne par sa main toute-puissante, afin qu' ils ne succombent pas dans les perils continuels où l' on est exposé dans le monde ; mais qu' ils bouchent leurs oreilles aux chants des sirenes qui se rencontrent sur une mer si dangereuse. Que si dans l' étroite closture où nous sommes nous pouvons par nos prieres contribuer quelque chose à ce grand dessein, nous aurons aussi combatu pour Dieu, et je m' estimeray avoir tres-bien employé les travaux que j' ay soufferts pour établir cette petite maison, où je pretens que l' on garde la regle de la Sainte Vierge nostre reine avec la mesme perfection qu' elle se pratiquoit au commencement. Ne croyez pas, mes filles, qu' il soit inutile de faire sans cesse cette priere, quoy que plusieurs pensent que c' est une chose bien rude de ne prier pas beaucoup pour soy-mesme. Croyez-moy nulle priere n' est meilleure et plus utile. Que si vous craignez qu' elle ne serve pas à diminuer les peines que vous devez souffrir dans le purgatoire ; je vous répons qu' elle est trop sainte pour n' y pas servir. Mais quand vous y perdriez quelque chose en vostre particulier : à la bonne heure. Et que m' importe quand je demeurerois jusqu' au jour du jugement en purgatoire si je pouvois par mes oraisons estre cause du salut d' une ame : et à plus forte raison si je pouvois servir à plusieurs et à la gloire de nostre seigneur ? Méprisez, mes soeurs, des peines qui ne sont que passageres lors qu' il s' agit de rendre un service beaucoup plus considerable à celuy qui a tant souffert pour l' amour de nous. Taschez à vous instruire sans cesse de ce qui est le plus parfait, puisque pour les raisons que je vous diray ensuite j' ay à vous prier instamment de traiter toûjours de ce qui regarde vostre salut avec des personnes doctes et capables. Je vous conjure au nom de Dieu de luy demander qu' il nous accorde cette grace, ainsi que je le luy demande toute miserable que je suis, parce qu' il y va de sa gloire et du bien de son eglise qui sont le but de tous mes desirs. J' avouë que ce seroit une grande témerité à moy de croire que je pusse contribuer quelque chose pour obtenir une telle grace. Mais je me confie, mon Dieu, aux prieres de vos servantes avec qui je suis, parce que je sçay qu' elles n' ont autre dessein ny autre pretention que de vous plaire. Elles ont quité pour l' amour de vous le peu qu' elles possedoient, et auroient voulu quiter davantage pour vous servir. Comment pourrois-je donc croire, ô mon createur, qu' estant aussi reconnoissant que vous estes, vous rejettassiez leurs demandes ? Je sçay que lors que vous estiez sur la terre non seulement vous n' avez point eu de mépris pour nostre sexe, mais vous avez mesme répandu vos faveurs sur plusieurs femmes avec une bonté admirable. Quand nous vous demanderons de l' honneur, ou de l' argent, ou du revenu, ou quelqu' une de ces autres choses que l' on recherche dans le monde : alors ne nous écoutez point. Mais pourquoy n' écouteriez-vous pas, ô pere eternel, celles qui ne vous demandent que ce qui regarde la gloire de vostre fils, qui mettent toute la leur à vous servir, et qui donneroient pour vous mille vies ? Je ne pretens pas neanmoins, seigneur, que vous accordiez cette grace pour l' amour de nous : je sçay que nous ne la meritons pas. Mais j' espere de l' obtenir en consideration du sang et des merites de vostre fils. Pourriez-vous bien, ô Dieu tout-puissant, oublier tant d' injures, tant d' outrages, et tant de tourmens qu' il a soufferts ? Et vos entrailles paternelles toutes brûlantes d' amour, pourroient-elles bien permettre que ce que son amour a fait pour vous plaire en nous aimant comme vous le luy aviez ordonné, soit aussi méprisé qu' il l' est aujourd' huy dans le tres-saint sacrement de l' eucharistie par ces malheureux heretiques qui le chassent de chez-luy en abattant les eglises où on l' adore ? Que s' il avoit manqué à quelque chose de ce qui estoit le plus capable de vous contenter. Mais n' a-t-il pas accomply parfaitement tout ce qui pouvoit vous estre agreable ? Ne suffit-il pas, mon Dieu, que durant qu' il a esté dans le monde il n' ait pas eu où pouvoir reposer sa teste, et qu' il ait esté accablé par tant de souffrances, sans qu' on luy ravisse maintenant les maisons où il reçoit ses amis, et où connoissant leur foiblesse il les nourrit et les fortifie par cette viande toute divine pour les rendre capables de soûtenir les travaux où ils se trouvent engagez pour vostre service ? N' a-t-il pas suffisamment satisfait par sa mort au peché d' Adam ? Et faut-il donc que toutes les fois que nous pechons, ce tres-doux et tres-charitable agneau satisfasse encore pour nos offenses ? Ne le permettez pas, ô souverain monarque de l' univers : appaisez vostre colere : détournez vos yeux de nos crimes : considerez le sang que vostre divin fils a répandu pour nous racheter : ayez seulement égard à ses merites, et à ceux de la glorieuse Vierge sa mere, des martyrs, et de tous les saints qui ont donné leur vie pour vostre service. Mais helas ! Mon seigneur, qui suis-je pour oser au nom de tous vous presenter cette requeste ? Ha, mes filles, qu' elle mauvaise mediatrice pour faire une telle demande pour vous, et pour l' obtenir. Ma temerité ne servira-t-elle pas plûtost d' un sujet tres-juste pour augmenter l' indignation de ce redoutable et souverain juge dont j' implore la clemence ? Mais seigneur puis que vous estes un Dieu de misericorde ayez pitié de cette pauvre pecheresse, de ce ver de terre ; et pardonnez à ma hardiesse. Ne considerez pas mes pechez : considerez plûtost mes desirs et les larmes que je répans en vous faisant cette priere. Je vous en conjure par vous-mesme. Ayez pitié de tant d' ames qui se perdent : secourez, seigneur, vostre eglise : arrestez le cours de tant de maux qui affligent la chrêtienté ; et faites luire vostre lumiere parmy ces tenebres. Je vous demande, mes soeurs, pour l' amour de Jesus-Christ et comme une chose à quoy vous estes obligées, de prier sa divine majesté pour cette pauvre et trop hardie pecheresse qui vous parle, afin qu' il luy plaise de me donner l' humilité qui m' est necessaire. Quant au roy et aux prelats de l' eglise, et particulierement nostre evesque, je ne vous les recommande point, parce que je vous voy si soigneuses de prier pour eux, que je ne croy pas qu' il en soit besoin. Mais puis qu' on peut dire que celles qui viendront aprés nous seront saintes si elles ont un saint evesque : comme cette grace est si importante, demandez-la sans cesse à nostre seigneur. Que si vos desirs, vos oraisons, vos disciplines, et vos jeûnes ne s' employent pour de tels sujets, et les autres dont je vous ay parlé, sçachez que vous ne tendez point à la fin pour laquelle Dieu nous a icy assemblées.