CHAPITRE TRENTE-QUATRIEME

    Suite de l' explication de ces paroles du pater : donnez-nous aujourd' huy le pain dont nous avons besoin en chaque jour. Des effets que la sainte eucharistie qui est le veritable pain des ames, opere en ceux qui la reçoivent dignement.

    Or dautant que ces mots de chaque jour dont Jesus-Christ se sert dans cette demande qu' il fait à son pere, montrent ce me semble qu' il la luy fait pour toûjours, j' ay consideré en moy-mesme, d' où vient qu' aprés les avoir dits il ajoûte en parlant de ce pain : donnez-le nous aujourd' huy, et je veux vous dire ce qui m' est venu en l' esprit. Que si vous trouvez que ce n' est qu' une sottise je n' auray point de peine à en demeurer d' accord, puis que c' en est toûjours une assez grande de me mesler de dire mes sentimens sur un tel sujet. Il me semble donc qu' il parle ainsi pour nous faire connoistre que nous ne le possederons pas seulement en la terre, mais que nous le possederons aussi dans le ciel, si nous sçavons profiter du bonheur d' estre icy bas en sa compagnie, puis qu' il ne demeure avec nous que pour nous soûtenir, nous aider et nous animer, afin comme je l' ay dit, que la volonté de son pere s' accomplisse en nous. Cette parole aujourd' huy , montre à mon avis la durée du monde, qui à parler veritablement ne doit estre considerée que comme un seul jour principalement pour ces malheureux qui se damnent, puis qu' il n' y aura plus de jour pour eux dans l' autre vie, mais seulement des tenebres eternelles. Or ce n' est pas la faute de nostre seigneur s' ils se laissent vaincre. Car il les encourage sans cesse jusques à la fin du combat, sans qu' ils puissent ny s' excuser ny se plaindre du pere eternel de leur avoir ravy ce pain celeste lors qu' ils en avoient le plus de besoin. C' est ce qui fait dire par Jesus-Christ à son pere, que puis qu' il ne doit estre avec les hommes que durant un jour, il le prie de luy permettre de le passer avec ceux qui sont à luy, quoy que cela l' expose au mépris et aux irreverences des méchans ; et que puis qu' il a bien voulu par son infinie bonté l' envoyer pour les hommes dans le monde, la sienne ne luy peut permettre de les abandonner, mais l' oblige à demeurer avec eux pour augmenter la gloire de ses amis, et la peine de ses ennemis. Ainsi il ne luy demande icy ce pain sacré que pour un jour, parce que nous l' ayant une fois donné il nous l' a donné pour toûjours. Le pere eternel, comme je l' ay dit, en nous donnant pour nourriture la sainte humanité de son fils, il nous l' a donnée comme une manne où tout ce que nous sçaurions desirer se trouve, sans que nostre ame puisse craindre de mourir de faim, si ce n' est par sa seule faute, puis que quelque goust et quelque consolation qu' elle cherche dans ce tres-saint sacrement elle l' y trouvera sans doute, et qu' il n' y aura plus ny peines ny persecutions qu' il ne luy soit facile de supporter si elle commence une fois à prendre plaisir de participer à celles que son sauveur a souffertes. Joignez, mes filles, vos prieres à celles que vostre saint epoux fait à son pere, afin qu' il vous le laisse durant ce jour, et que vous ne soyez pas si malheureuses que de demeurer au monde sans luy. Representez-luy que c' est bien assez que pour temperer vostre joye il veüille demeurer caché sous les accidens du pain et du vin, ce qui n' est pas un petit tourment pour les ames qui n' aimant que luy dans le monde ne peuvent trouver qu' en luy seul leur consolation. Mais priez-le sur tout qu' il ne vous abandonne jamais, et vous mette dans la disposition dont vous avez besoin pour le recevoir dignement. Quant au pain materiel et terrestre, vous estant abandonnées sincerement et sans reserve ainsi que vous avez fait, à la volonté de Dieu, ne vous en mettez point du tout en peine. J' entens durant l' oraison puis que vous y estes occupées à des choses plus importantes, et qu' il y a d' autres temps dans lesquels vous pourrez travailler afin de gagner dequoy vivre. Mais alors mesme ce doit estre sans vous en trop soucier, et sans y attacher jamais vos pensées. Car quoy que ce soit bien fait de vous procurer par vostre travail ce qui vous est necessaire, il suffit que le corps travaille, et il faut que l' ame se repose. Laissez ce soin à vostre divin epoux : il veille sans cesse sur vos besoins ; et vous ne devez pas craindre qu' il vous manque si vous ne vous manquez à vous-mesmes, en ne vous abandonnant pas comme vous l' avez promis à la volonté de Dieu. Certes, mes filles, si je tombois maintenant dans cette faute par malice, comme cela ne m' est autrefois que trop souvent arrivé, je ne le prierois point de me donner du pain ou quelque autre chose capable de me nourrir et de soûtenir ma vie ; mais je le prierois plûtost de me laisser mourir de faim. Car pourquoy vouloir prolonger nostre vie si nous ne l' employons qu' à nous avancer chaque jour vers une mort eternelle ? Assurez-vous donc que si vous vous donnez veritablement à Dieu comme vous le dites, il ne manquera pas d' avoir soin de vous. Vous estes à son égard comme un serviteur qui s' engageant à servir un maistre se resout de le contenter en tout : et il est à vostre égard comme un maistre qui est obligé de nourrir son serviteur tandis qu' il demeure à son service : toutefois avec cette difference, que l' obligation de ce maistre cesse lors qu' il devient si pauvre qu' il n' a pas dequoy se nourrir et nourrir son serviteur : au lieu qu' icy cela ne peut jamais arriver, puis qu' en prenant Dieu pour vostre maistre vous avez un maistre qui est infiniment riche. Or quelle apparence y auroit-il qu' un serviteur demandast tous les jours à son maistre la nourriture dont il a besoin, puis qu' il sçait qu' estant obligé de la luy donner il n' a garde d' y manquer ? Son maistre ne pourroit-il pas avec raison luy dire, que si au lieu de s' occuper à le contenter et à le servir il employoit tout son soin en une chose aussi superflüe que de luy demander dequoy vivre, il ne luy seroit pas possible de se bien aquiter de son devoir. Ainsi, mes soeurs, demande qui voudra ce pain terrestre : mais quant à nous prions le pere eternel de nous rendre dignes de luy demander nostre pain celeste. Demandons-luy, que puis que les yeux de nostre corps ne peuvent recevoir la consolation de le voir en cette vie où tant de voiles nous le couvrent, il se découvre aux yeux de nostre ame, et luy fasse connoistre qu' il est la nourriture qui soûtient sa vie, et la nourriture de toutes la plus délicieuse. Mais doutez-vous, mes soeurs, que cette divine nourriture ne soûtienne pas aussi nostre corps ? Non seulement elle le nourrit, mais elle sert de remede à ses maladies. Je sçay que cela est veritable. Car je connois une personne sujette à de grandes infirmitez, qui estant souvent travaillée de douleurs pressantes, lors qu' elle alloit à la sainte table s' en trouvoit si entierement délivrée aprés avoir communié, qu' il sembloit qu' on les luy eust arrachées avec la main. Cela luy arrivoit d' ordinaire : et ces maux n' estoient point des maux cachez mais fort évidens, et qui à mon avis ne se pouvoient feindre. Or parce que les merveilles que ce pain sacré opere en ceux qui le reçoivent dignement sont assez connuës, je ne veux pas en rapporter plusieurs autres de cette mesme personne, que je n' ay pû ignorer, et que je sçay estre fort veritables. Nostre seigneur luy avoit donné une foy si vive, que lors qu' elle entendoit dire à quelqu' un qu' il auroit souhaité d' estre venu au monde dans le temps que Jesus-Christ nostre sauveur et tout nostre bien conversoit avec les hommes, elle en rioit en elle-mesme, parce que croyant joüir aussi veritablement de sa presence dans la tres-sainte eucharistie qu' elle auroit pû faire alors, elle ne comprenoit pas qu' on pûst desirer davantage. Je sçay aussi de cette personne, que durant plusieurs années, quoy quelle ne fust pas fort parfaite, elle croyoit aussi certainement lors qu' elle communioit que nostre seigneur entroit chez-elle, comme si elle l' eust vû de ses propres yeux, et s' efforçoit d' exciter sa foy, afin qu' estant tres-persuadée que ce roy de gloire venoit dans son ame, quoy qu' elle fust indigne de l' y recevoir, elle se des-occupast de toutes les choses exterieures autant qu' il luy estoit possible pour y entrer aussi avec luy. Elle taschoit de recueillir en elle-mesme tous ses sens pour leur faire connoistre en quelque sorte le bien qu' elle possedoit, ou pour mieux dire afin qu' ils ne luy servissent point d' obstacle pour le connoistre. Ainsi elle se consideroit comme estant aux pieds de Jesus-Christ, où elle pleuroit avec la Madelaine de mesme que si elle l' eut vû des yeux du corps dans la maison du pharisien : et quoy qu' elle ne sentist pas une grande devotion, sa foy luy disant dans son coeur qu' elle estoit tres-heureuse d' estre-là, elle s' y entretenoit avec son epoux. Car si nous ne voulons nous-mesmes nous aveugler et renoncer à la lumiere de la foy, nous ne pouvons pas douter que Dieu ne soit alors au dedans de nous, parce que ce n' est pas une simple representation de nostre pensée, comme quand nous considerons nostre seigneur en la croix et en d' autres mysteres de sa passion où nous nous representons ce qui s' est passé ; mais c' est une chose presente, et une verité indubitable, qui fait que nous n' avons point besoin de sortir de nous pour aller bien loin chercher Jesus-Christ, puis que nous sçavons qu' il demeure en nous jusques à ce que les accidens du pain soient consumez par la chaleur naturelle. Ne serions-nous donc pas bien imprudentes, si nous perdions par nostre negligence une occasion si favorable de nous approcher de luy ? Que si lors qu' il estoit dans le monde le seul attouchement de ses habits guerissoit les maladies, pouvons-nous douter que pourvû que nous ayons une foy vive il fera des miracles en nostre faveur lors qu' il sera au milieu de nous, et qu' estant dans nostre maison il ne nous refusera pas nos demandes ? Cette suprême majesté est trop liberale pour ne payer pas ses hostes liberalement quand ils le reçoivent avec l' honneur et le respect qui luy est dû. Si vous avez peine, mes filles, de ne le pas voir des yeux du corps, considerez que ce n' est pas une chose que nous devions desirer, parce qu' il y a bien de la difference entre le voir tel qu' il estoit autrefois sur la terre revestu d' un corps mortel, ou le voir tel qu' il est aujourd' huy dans le ciel tout resplendissant de gloire. Car qui seroit celle de nous qui dans une aussi grande foiblesse qu' est la nostre seroit capable de soûtenir ses regards : et comment pourrions-nous demeurer encore dans le monde, voyant que toutes les choses dont nous faisons icy tant de cas ne sont que mensonge et qu' un neant en comparaison de cette verité eternelle ? Une pecheresse telle que je suis envisageant une si grande majesté auroit-elle la hardiesse de s' en approcher aprés l' avoir tant offensée ? Mais sous les accidens du pain il se rabaisse et fait que j' ose traiter avec luy. De mesme que quand un roy se déguise il semble que nous ayons droit de vivre avec luy avec moins de ceremonie et de respect qu' auparavant, et qu' il soit obligé de le souffrir puis qu' il a voulu se déguiser. Autrement qui oseroit avec tant d' indignité, de tiedeur et de défauts s' approcher de Jesus-Christ ? ô qu' il paroist bien que nous ne sçavons ce que nous demandons quand nous demandons de le voir, et que sa sagesse y a beaucoup mieux pourvû que nous ne sçaurions le desirer ; ce voile qui le cache n' empeschant pas qu' il ne se découvre à ceux qu' il connoist en devoir faire un bon usage. Car encore qu' ils ne le voyent pas des yeux du corps, ils ne laissent pas de le voir, puis qu' il se montre à leur ame par de grands sentimens interieurs, et en d' autres manieres differentes. Demeurez de bon coeur avec luy, mes filles, et pour vous enrichir de ses graces ne perdez pas un temps si favorable qu' est celuy qui suit la sainte communion. Considerez qu' il n' y en a point où vous puissiez faire un si grand progrés dans la pieté, et où vostre divin sauveur ait plus agreable que vous luy teniez compagnie. Prenez donc grand soin de vous recueillir alors, et de vous tenir prés de luy : et à moins que l' obeïssance ne vous appelle ailleurs, faites que vostre ame demeure toute entiere en la presence de son seigneur, parce qu' estant son veritable maistre il ne manquera pas de l' instruire, quoy qu' il le fasse d' une maniere qu' elle-mesme ne comprend pas. Mais si en détournant aussi-tost vos pensées de luy, vous manquez au respect que vous devez à ce roy de gloire qui est au dedans de vous, ne vous plaignez que de vous-mesmes. N' oubliez jamais, mes soeurs, combien ce temps d' aprés la sainte communion nous est favorable pour estre instruites par nostre maistre : pour entendre dans le fond de nostre coeur ses paroles interieures : pour baiser ses pieds sacrez en reconnoissance de ce qu' il a daigné nous donner ses saintes instructions ; et pour le prier de ne se point éloigner de nous. Que si pour luy demander en un autre temps la mesme chose nous nous presentons devant une de ses images, il me semble que lors que nous l' avons luy-mesme present en nous, ce seroit une folie de le quiter pour s' adresser à son tableau, comme c' en seroit une sans doute, si ayant le portrait d' une personne que nous aimerions extremement, et cette personne nous venant voir, nous la quittions sans luy rien dire pour aller nous entretenir avec ce portrait. Mais sçavez-vous en quel temps cela n' est pas moins utile que saint, et que j' y prens un tres-grand plaisir ; c' est quand nostre seigneur s' éloigne de nous, et nous fait connoistre son absence par les secheresses où il nous laisse. Alors ce m' est une telle consolation de considerer le portrait de celuy que j' ay tant de sujet d' aimer, que je desirerois de ne pouvoir jamais tourner les yeux sans le voir. Car sur quel objet plus saint et plus agreable pouvons-nous arrester nostre vûë que sur celuy qui a tant d' amour pour nous, et qui est le principe et la source de tous les biens ? ô que malheureux sont ces heretiques qui ont perdu par leur faute cette consolation et tant d' autres ! Puis donc qu' aprés avoir reçû la tres-sainte eucharistie vous avez au dedans de vous Jesus-Christ mesme, fermez les yeux du corps pour ouvrir les yeux de l' ame, afin de le regarder dans le milieu de vostre coeur. Car je vous ay desja dit, je vous le redis encore, et je voudrois le dire sans cesse, que si vous vous y accoûtumez toutes les fois que vous aurez communié, et vous efforcez d' avoir la conscience si pure qu' il vous soit permis de joüir souvent d' un si grand bon-heur, ce divin epoux ne se déguisera point de telle sorte qu' il ne se fasse en diverses manieres connoistre à vous à proportion du desir que vous aurez de le connoistre : et ce desir pourra estre tel qu' il se découvrira entierement à vostre ame. Mais si aussi-tost aprés l' avoir reçû, au lieu de luy témoigner nôtre respect nous sortons d' auprés de luy pour nous aller occuper à des choses basses, que doit-il faire ? Faut-il qu' il nous en retire par force afin de nous obliger à le regarder, et qu' il se fasse en suite connoistre à nous ? Non certes, puis que lors qu' il se fit voir aux hommes à découvert et leur dit clairement qui il estoit, ils le traiterent si mal, et un si petit nombre creut en luy. C' est bien assez de la faveur qu' il nous fait à tous, de vouloir que nous sçachions que c' est luy-mesme qui est present dans cet adorable sacrement. Mais il ne se découvre et il ne fait part de sa grandeur et de ses tresors qu' à ceux qu' il sçait le desirer avec ardeur, parce qu' il n' y a qu' eux qui soient ses veritables amis. Ainsi celuy-là l' importune en vain de se faire connoistre à luy qui n' est pas si heureux que d' estre son amy, et de s' approcher de luy pour le recevoir aprés avoir fait tout ce qui est en son pouvoir pour s' en rendre digne. Ces sortes de personnes lors qu' elles vont à la sainte table une fois l' année ont tant d' impatience d' avoir satisfait au commandement de l' eglise, qu' ils chassent Jesus-Christ hors d' eux-mesmes aussi-tost qu' il y est entré ; ou pour mieux dire, les affaires, les occupations, et les embarras du siecle possedent leur esprit de telle sorte qu' il semble que nostre seigneur ne sortira jamais assez-tost à leur gré de la maison de leur ame.