CHAPITRE TRENTE-SIXIEME


    Sur ces paroles du pater : et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé. Surquoy la sainte s' étend fort à faire voir quelle folie c' est que de s' arrester à des pointilles d' honneur dans les monasteres.

    Nostre divin maistre voyant que cette viande celeste nous rend toutes choses si faciles, que pourvû que nos pechez n' y apportent point d' obstacle nous pouvons executer ce que nous avons dit à son pere que sa volonté s' accomplisse en nous, il ajoûte : et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé . Surquoy considerez je vous prie, mes soeurs, qu' il ne dit pas comme nous pardonnerons ; afin de nous faire entendre que celuy qui vient de demander au pere eternel un don aussi precieux qu' est le pain sacré du corps de son fils, et qui a soûmis parfaitement sa volonté à celle de Dieu, doit avoir desja pardonné aux autres tout ce qu' ils auroient pû commettre contre luy. C' est pourquoy il dit : comme nous pardonnons, pour faire voir que celuy qui a une fois proferé cette parole : que vostre volonté soit faite, doit avoir desja pardonné toutes les injures qu' il a reçûës ; ou au moins en avoir fait une ferme resolution dans son coeur. Considerez comme les saints se réjoüissoient de souffrir des persecutions et des injures, parce qu' elles leur donnoient moyen d' offrir quelque chose à Dieu en mesme temps qu' ils luy demandoient tant de choses. Mais que fera une pauvre pecheresse telle que je suis ayant eu si peu de sujets de pardonner, et ayant tant de besoin qu' on luy pardonne ? S' il se rencontre des personnes qui me ressemblent en cela, et qui ne comprennent pas de quelle consequence est cet avis, je les conjure, mon sauveur, en vostre nom d' y faire une reflexion serieuse, et de mépriser ces bagatelles à qui l' on donne le nom d' affronts, puis qu' en verité toutes ces pointilles d' honneur ressemblent proprement aux maisonnetes que les enfans font avec de la paille. ô mon Dieu, mon Dieu, si nous sçavions bien ce que c' est que le point d' honneur, et en quoy en consiste la perte ! Je ne parle pas à vous, mes soeurs, en disant cecy, puis que vous seriez bien mal-heureuses si vous ne compreniez pas encore cette verité : mais je parle à moy-mesme du temps que je faisois cas de l' honneur sans sçavoir ce que c' estoit, et que je me laissois ainsi emporter au torrent de la coûtume. Helas ! Quelles estoient les choses qui me donnoient alors de la peine ? Que j' en ay de honte maintenant, quoy que je ne fusse pas du nombre de celles qui s' arrestoient le plus à ces points d' honneur. Il paroist bien que je ne considerois pas quel est l' honneur veritable, puis que je ne tenois compte de l' honneur qui estant avantageux à nostre ame merite seul d' estre recherché. ô que celuy qui disoit que l' honneur et le profit ne se rencontrent point ensemble avoit grande raison de parler ainsi ! Car bien que peut-estre il ne l' entendist pas de la sorte qu' il se doit entendre, il est vray neanmoins au pied de la lettre, que ce qui est utile à nostre ame ne peut jamais se rencontrer avec ce que le monde appelle honneur. C' est une chose étonnante de voir le renversement qui est dans le siecle. Beny soyez-vous, mon seigneur, de nous en avoir retirées ; et faites-nous s' il vous plait la grace d' en estre toûjours aussi éloignées que nous le sommes maintenant. Car Dieu nous garde de ces monasteres où se rencontrent ces points d' honneur qui font que l' on rend à Dieu si peu d' honneur. Mais considerez, mes soeurs, que le démon ne nous a point oubliées, quelque retirées que nous soyons, puis que mesme dans les monasteres il invente des points d' honneur, et y établit des loix selon lesquelles on monte ou on descend par les differens degrez des charges ainsi que les gens du monde, et où l' on met son honneur dans des choses si basses et si frivoles que je n' y sçaurois penser sans étonnement. Que les sçavans se conduisent si bon leur semble selon les regles établies entre eux, car ce n' est pas à moy de juger s' ils ont raison. Celuy qui a enseigné la theologie croiroit sans doute se rabaisser en montrant la philosophie, parce que ce point d' honneur veut que l' on monte, et non pas que l' on descende. Et quand mesme on luy ordonneroit de le faire par obeïssance, il ne laisseroit pas d' estimer qu' on luy feroit tort, et ne seroit pas seul de cet avis : d' autres soûtiendroient aussi que ce seroit luy faire injure : en quoy le démon se joignant à eux, il leur inspireroit des raisons pour montrer que cela est fondé dans la loy de Dieu. Pour ce qui regarde les religieuses, celle qui a esté prieure ne doit plus à ce que l' on pretend estre employée à des offices moins considerables. On prend garde aussi à celle qui est la plus ancienne : car on est exact à se souvenir de toutes ces choses : et on s' imagine mesme qu' il y a du merite à le faire sous pretexte que nos constitutions nous ordonnent d' y avoir égard. N' est-ce pas un juste sujet de rire, ou pour mieux dire de pleurer ? Je sçay que nos constitutions ne nous ordonnent point de ne pas garder l' humilité. Que si elles prescrivent quelque chose touchant l' égard qu' on doit avoir à celles qui sont plus anciennes, ce n' est qu' afin que tout soit dans l' ordre et bien reglé. Mais devons-nous estre plus soigneuses et plus exactes à observer nos constitutions en ce qui regarde nostre propre estime, que nous ne le sommes à les pratiquer en tant d' autres choses que nous ne gardons peut-estre qu' assez imparfaitement ? Ne mettons donc pas je vous prie nostre perfection à les observer en cecy. C' est aux autres à y prendre garde, et non pas à nous : mais le mal est que quoy qu' on ne monte pas au ciel par ce chemin, nostre inclination nous porte si fort à monter, que nous ne pensons point à descendre. ô mon sauveur, n' estes-vous pas tout ensemble et nostre maistre et nostre modelle ? Ouy sans doute. Or en quoy donc, mon divin maistre, avez-vous étably vostre honneur ? L' avez-vous perdu en vous humiliant jusques à la mort ? Non certes : mais au contraire cet abaissement a esté la cause et la source de l' honneur de tous les hommes. Helas ! Mes filles, je vous demande au nom de Dieu de considerer que si nous prenons ce chemin nous n' arriverons jamais où nous pretendons d' aller, puis que nous nous égarerons dés l' entrée : et je prie de tout mon coeur nostre seigneur que nulle ame ne se perde par ce detestable point d' honneur sans sçavoir en quoy il consiste. Quoy ! Pour avoir pardonné des choses qui n' estoient en effet ny une injure, ny un affront, ny rien du tout, nous croirons avoir fait quelque chose de considerable, et nous nous imaginerons que Dieu nous doit pardonner, parce que nous avons pardonné ? Portez la lumiere, seigneur, dans les tenebres de nostre ignorance : faites-nous connoistre que nous ne nous connoissons pas nous-mesmes ; que nous nous presentons à vous les mains vuides, et pardonnez-nous nos fautes par vostre bonté et par vostre misericorde. Il faut que Jesus-Christ ait merveilleusement estimé cet amour que nous nous devons porter les unes aux autres, puis que pour obliger son pere à nous pardonner il auroit pû luy representer d' autres considerations que celle-là. Il auroit pû luy dire : pardonnez-nous, seigneur, parce que nous faisons de fort grandes penitences : ou parce que nous prions beaucoup : ou parce que nous jeusnons tres-exactement : ou parce que nous avons tout abandonné pour l' amour de vous : ou parce que nous vous aimons de tout nostre coeur : ou parce que nous sommes prests de perdre la vie pour vostre service, et d' autres choses semblables. Mais il se contente de dire, parce que nous pardonnons. Dont la raison est peut-estre, que sçachant combien nous sommes attachez à ce miserable honneur, et qu' il n' y a rien à quoy nous ayons plus de peine à nous resoudre qu' à le mépriser, il croit ne pouvoir rien offrir de nostre part à Dieu son pere qui luy soit plus agreable. Prenez donc garde, mes soeurs, que ces paroles, nous pardonnons, font voir, ainsi que je l' ay dit, que nostre seigneur parle comme d' une chose desja faite ; et remarquez bien aussi que lors que dans quelqu' une des occasions dont j' ay parlé, une ame au sortir de cette oraison qui est la plus parfaite contemplation, ne se trouve pas dans une ferme resolution de pardonner, je ne dis pas ces bagatelles à qui on donne faussement le nom d' injures, mais de veritables injures quelque grandes qu' elles puissent estre ; elle ne doit pas beaucoup se fier en son oraison, parce qu' une ame que Dieu a élevée jusques à luy par une oraison si sublime regarde toutes ces injures comme estant au dessous d' elle, se soucie aussi peu d' estre estimée que mes-estimée : ou pour mieux dire, l' honneur luy cause plus de peine que le deshonneur ; et elle trouve plus de plaisir dans les travaux que dans toutes les consolations de cette vie. Car comme Dieu l' a fait entrer dés icy-bas dans une veritable possession de son royaume, elle ne cherche aucune satisfaction dans le monde, parce que connoissant par sa propre experience l' avantage que ce luy est de souffrir pour luy, elle sçait que c' est par ce chemin qu' il faut marcher pour pouvoir regner avec plus de gloire : et il n' arrive gueres que Dieu fasse des graces si extraordinaires à ceux qui n' ont point enduré avec joye de grands travaux pour l' amour de luy. C' est pourquoy, comme je l' ay dit, ceux des contemplatifs sont fort grands, à cause que nostre seigneur veut qu' ils soient proportionnez aux graces dont il les favorise. Sçachez donc, mes filles, que comme ces ames ont une parfaite connoissance du neant du monde, elles ne s' arrestent gueres dans ce qu' elles sçavent devoir passer en un moment. Et s' il arrive que d' abord quelque grande injure ou quelque déplaisir extraordinaire leur frappe l' esprit, elles ne commencent pas plûtost à le sentir, que la raison vient à leur secours et dissipe leur peine par la joye de voir que Dieu leur offre cette occasion d' obtenir de luy en un jour plus de graces et de faveurs qu' elles n' auroient pû en esperer en dix ans par les travaux qu' elles auroient soufferts par leur propre choix. Je sçay que cela est fort ordinaire : car j' ay communiqué avec beaucoup de contemplatifs, qui n' estiment pas moins ces peines que d' autres estiment l' or et les pierreries, parce qu' ils sçavent que c' est le vray moyen de s' enrichir. Ces personnes sont si éloignées d' avoir en quoy que ce soit bonne opinion d' elles-mesmes, qu' elles sont bien aises que l' on sçache leurs pechez, et prennent mesme plaisir à les dire quand elles voyent que l' on fait cas d' elles. Elles ne sont pas aussi moins humbles en ce qui regarde la noblesse de leur race, à cause qu' elles sont tres-persuadées que cette gloire temporelle leur sera fort inutile pour gagner ce royaume qui est eternel. Que si elles sont bien aises d' estre d' une naissance illustre, c' est seulement lors que cela peut servir à la plus grande gloire de Dieu. à moins que de cette consideration elles ont peine à souffrir qu' on les estime davantage qu' elles ne pensent le devoir estre : et elles prennent mesme plaisir à des-abuser ceux qui ont une creance d' elles plus favorable qu' elles ne voudroient. Ce qui procede à mon avis de ce que ceux à qui Dieu fait la grace de donner cette humilité et cette passion de le servir le plus parfaitement qu' il leur est possible, entrent dans un tel oubly d' eux-mesmes qu' ils sont insensibles à ces mauvais traitemens, et ne peuvent se persuader que les autres les prennent pour des injures. Mais cela ne se rencontre que dans les personnes de la plus haute vertu, et à qui nostre seigneur fait ordinairement la faveur de les approcher de luy par la contemplation parfaite. Quant au premier point, qui est de se resoudre à souffrir des mépris et des injures quoy qu' on en ressente de la peine, j' estime que celuy à qui Dieu fait la grace d' arriver jusques à l' union obtient en peu de temps ce bonheur ; et que s' il ne l' obtient pas, et ne se sent pas plus affermy dans la vertu au sortir de l' oraison, il a sujet de croire que ce qu' il prenoit pour union, au lieu d' estre une faveur de Dieu n' est qu' une illusion du diable qui veut luy donner de la vanité. Il peut neanmoins arriver que lors que Dieu ne fait que commencer à donner ces graces à une ame elle ne se trouve pas dans cette force dont j' ay parlé : mais je dis que s' il continuë à la favoriser de ses dons elle l' acquerra en peu de temps, sinon dans les autres vertus, au moins dans celle de pardonner les offenses. Pour moy je ne sçaurois croire que Dieu estant comme il est non seulement misericordieux, mais la misericorde mesme, une ame qui s' approche si fort de luy, et connoist par ce moyen son neant et le grand nombre de pechez qu' il luy a remis, puisse avoir la moindre peine de pardonner à l' heure mesme et de se reconcilier avec celuy qui l' a offensée, parce qu' ayant devant les yeux les graces que Dieu luy a faites et qui sont comme autant de preuves de la grandeur de son amour, elle ne sçauroit manquer ce me semble à se réjoüir de rencontrer des occasions de luy donner quelques marques du sien pour luy. Je dis donc encore, que selon la connoissance que j' ay de plusieurs personnes que Dieu par une grace particuliere éleve à des choses surnaturelles en leur accordant cette oraison ou cette contemplation dont j' ay parlé, quoy que l' on puisse remarquer en elles d' autres imperfections et d' autres fautes, toutefois pour ce qui regarde le pardon des offenses je n' ay jamais vû qu' elles y ayent manqué ny ne croy pas qu' elles le puissent si ces faveurs viennent veritablement de Dieu. C' est pourquoy plus elles sont grandes, et plus ceux qui les reçoivent doivent prendre garde si elles produisent ces bons effets : et si elles n' en produisent aucun, beaucoup apprehender et croire qu' elles ne viennent pas de Dieu, puis qu' il ne s' approche jamais d' une ame sans l' enrichir en l' établissant dans la vertu. Car il est certain qu' encore que ces faveurs passent promtement, on le connoist avec le temps par les avantages et les bons effets qui en demeurent dans l' ame : et ainsi comme nostre divin sauveur sçait que l' effet de ces faveurs est le pardon des offenses, il ne craint point de nous faire dire en termes exprés à son pere : ainsi que nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé .