CHAPITRE QUARANTE-DEUXIEME

    Sur ces dernieres paroles du pater : mais délivrez-nous du mal.

    Ce fut ce me semble avec beaucoup de raison que le Seigneur de nos ames fit cette priere à son pere : et délivrez-nous du mal. c' est à dire, délivrez-nous des perils et des travaux de cette vie, puis que nous courons sans cesse fortune de tomber. Et que pour luy il fit assez voir combien il estoit las de vivre lors qu' il dit dans la cene à ses apostres : j' ay desiré de tout mon coeur de faire cette cene avec vous . Car cette cene estant la derniere qu' il devoit faire, il paroist assez par là combien la mort qu' il alloit souffrir luy estoit agreable. Et maintenant ceux qui sont âgez de cent ans, non seulement ne se lassent point de vivre, mais voudroient bien ne mourir jamais. Il est vray je l' avoüe, que nous ne passons pas nostre vie dans une si grande pauvreté, de si grands travaux et de si grandes souffrances que nostre divin redempteur a passé la sienne. Car qu' est-ce que toute sa vie a esté sinon une mort continuelle, puis que le cruel supplice que les juifs devoient luy faire souffrir et qu' il avoit toûjours devant les yeux, estoit le moindre de ses tourmens. Sa grande douleur estoit de voir son pere offensé en tant de manieres, et tant d' ames se perdre malheureusement. Que si ce seroit un tres-grand sujet d' affliction à une personne qui auroit de la charité : de quelle sorte la charité sans bornes de nostre Seigneur n' en estoit-elle point touchée ? Ainsi n' avoit-il pas grande raison de prier son pere de le délivrer de tant de peines pour le faire joüir d' un repos eternel dans son royaume dont il estoit le veritable heritier ? C' est pourquoy il ajoute ces paroles : ainsi soit-il . Ce qui estant un terme dont on se sert quand on finit un discours, il me semble qu' il veut signifier par là que son intention est de demander pour nous à son pere de nous délivrer pour jamais de toute sorte de mal. Ainsi je prie Dieu d' exaucer cette priere en ma faveur, puis que je ne m' aquite point de ce que je luy dois, et que peut-estre je m' endette chaque jour de plus en plus. Mais ce qui m' est insupportable, Seigneur, est de ne pouvoir sçavoir assurément si je vous aime, et si mes desirs vous sont agreables. ô mon createur et mon maistre délivrez-moy donc de tout mal : ayez la bonté de me conduire en ce bien-heureux sejour où toutes sortes de biens abondent. Car que peuvent attendre icy-bas ceux à qui vous avez donné quelque connoissance du neant du monde, et qui ont une foy vive de la felicité que le pere eternel leur reserve dans le ciel ? Cette demande faite avec une pleine volonté et un desir ardent de joüir de Dieu sert d' une grande marque aux contemplatifs pour s' assurer que les faveurs qu' ils reçoivent dans l' oraison viennent de Dieu. Ainsi ceux qui possedent un si grand bien ne sçauroient prendre trop de soin de le conserver. Il est vray que je desire comme eux de mourir ; mais non pas pour la mesme raison qu' eux : et je le dis afin qu' on connoisse la difference qu' il y a entre eux et moy. Car ayant si mal vescu jusques à cette heure je crains de vivre plus long-temps, et suis lasse de tant de travaux. Il ne faut pas s' étonner que ceux qui goûtent les faveurs de Dieu souhaitent d' en joüir pleinement ; et que s' ennuyant de demeurer dans une vie où tant d' embarras les empeschent de posseder un si grand bien, ils desirent de se voir dans cette bienheureuse patrie où le soleil de justice les éclairera eternellement. Cette pensée leur fait paroistre tout ce qui est icy-bas comme couvert de tenebres ; et je m' étonne qu' ils y puissent vivre. Car comment peut estre content celuy à qui Dieu a commencé de faire goûter quelque chose de la felicité de son royaume, où l' on ne vit plus par sa propre volonté, mais par celle de ce grand et de ce souverain monarque ? ô combien excellente doit estre cette autre vie, puis qu' on n' y peut jamais desirer la mort par l' esperance d' estre plus heureux ! Et combien est differente la soûmission que nous avons en ce monde à la volonté de Dieu, et celle que les saints y ont en l' autre ! Il veut que nous aimions la verité : et nous aimons le mensonge. Il veut que nous aimions ce qui est eternel : et nous aimons ce qui est fragile et perissable. Il veut que nous aimions les choses grandes et élevées : et nous aimons les choses petites et basses. Il veut que nous aimions ce qui est certain : et nous aimons ce qui est douteux et incertain. Certes, mes filles, tout n' est que folie et que vanité excepté de prier Dieu qu' il nous délivre pour jamais de toute sorte de mal : et quoy que nostre desir ne soit pas accompagné d' une grande perfection, ne
laissons pas de nous efforcer de faire une demande si importante. Car pourquoy craindre de demander beaucoup, puis que celuy à qui nous demandons est tout-puissant ? Et n' y auroit-il pas de la honte à ne demander qu' un denier à un empereur, afin donc de ne nous point tromper dans les demandes que nous faisons à Dieu, soûmettons-nous entierement à sa volonté, aprés luy avoir donné la nostre : et attendons avec patience tout ce qu' il luy plaira de nous donner. Je le prie que sa volonté soit toûjours accomplie en moy, et que son nom soit à jamais sanctifié dans le ciel et sur la terre. Ainsi soit-il. Voyez, mes soeurs, de quelle sorte nostre Seigneur m' a tirée de peine en vous enseignant et à moy le chemin dont j' avois commencé à vous parler, et en me faisant connoistre quelle est la grandeur et l' excellence de ce que nous demandons lors que nous faisons cette sainte et admirable priere. Qu' il soit beny eternellement, puis qu' il est vray qu' il ne m' estoit jamais venu dans l' esprit que cette divine oraison enfermast d' aussi grands secrets que ceux que vous y avez remarquez, et qu' elle enseignast tout le chemin que l' ame doit faire depuis son premier commencement jusques à s' abîmer en Dieu mesme, et boire tant qu' elle veut dans cette source d' eau vive qui se rencontre à la fin de ce chemin. Aussi est-il vray que lors que j' acheve de dire cette oraison je ne sçaurois passer plus avant. Et je pense, mes soeurs, que Dieu a voulu par là nous faire comprendre combien grande est la consolation qu' elle enferme. Elle est telle que les personnes mesme qui ne sçavent pas lire pourroient s' ils l' entendoient bien y trouver tant d' avantage, qu' ils en tireroient tout ensemble et beaucoup d' instruction et un grand soulagement dans leurs peines. Apprenons donc, mes filles, à nous humilier en considerant avec quelle humilité nostre bon maistre nous enseigne ; et priez-le de me pardonner la hardiesse que j' ay prise de parler de choses si relevées, puis que la seule obeïssance me l' a fait faire. Sa divine majesté sçait que j' en estois incapable si elle ne m' eut appris ce que j' avois à vous dire. Remerciez-la, mes soeurs, de cette grace qu' il ne m' a sans doute accordée qu' en consideration de l' humilité avec laquelle vous avez desiré cela de moy, et voulu estre instruites par une personne aussi miserable que je suis si le p. Presenté Dominique Bagnez mon confesseur, à qui je donneray cet écrit avant que vous le voyiez, juge qu' il vous puisse estre utile et qu' il vous le mette entre les mains, je n' auray pas peu de consolation de celle que vous en recevrez. Mais s' il trouve qu' il ne soit pas digne d' estre vû, vous vous contenterez, s' il vous plaist, de ma bonne volonté, puis que j' ay obeï à ce que vous m' avez ordonné : et je me tiendray tres-bien payée de la peine que j' ay prise de l' écrire : je dis de l' écrire, n' en ayant certainement eu aucune pour penser à ce que je devois dire. Benissons et loüons à jamais nostre Seigneur de qui seul procede tout le bien que nous pensons, que nous disons, et que nous faisons. Ainsi soit-il.