CHAPITRE SIXIEME

    De l' amour spirituel que l' on doit avoir pour Dieu, et pour ceux qui peuvent contribuer à nostre salut.

    Quoy que j' aye fait une grande digression : ce que j' ay dit est si important que ceux qui en comprendront bien la consequence ne m' en blasmeront pas je m' assure. Je reviens maintenant à cet amour qu' il ne nous est pas seulement permis d' avoir, mais qu' il est utile que nous ayons. Je dis qu' il est purement spirituel ; et en le nommant ainsi je ne sçay si je sçay bien ce que je dis : il me semble qu' il n' est pas necessaire d' en parler beaucoup, dans la crainte que j' ay que peu d' entre vous le possedent, et s' il y en a quelqu' une que nostre seigneur favorise d' une telle grace, elle l' en doit beaucoup loüer, parce qu' un si grand don sera sans doute accompagné d' une tres-grande perfection. Je veux neanmoins vous en dire quelque chose qui pourra peut-estre servir ; à cause que ceux qui desirent d' acquerir la vertu s' y affectionnent lors qu' on l' expose devant leurs yeux. J' avouë que je ne sçay comment je m' engage à parler de ce sujet dans la creance que j' ay de ne discerner pas bien ny ce qui est spirituel, ny quand la sensualité s' y mesle. Dieu veüille s'il luy plaist me le faire connoistre, et me rendre capable de l' expliquer. Je ressemble à ces personnes qui entendent parler de loin sans sçavoir ce que l' on dit : car quelquefois je n' entens pas moy-mesme ce que je dis ; et Dieu fait pourtant qu' il est bien dit. D' autres fois ce que je dis est impertinent : et c' est ce qui m' est le plus ordinaire. Il me semble que lors que Dieu fait connoistre clairement à une personne ce que c' est que ce monde : qu' il y a un autre monde : la difference qui se trouve entre eux : que l' un passe comme un songe, et que l' autre est eternel : ce que c' est que le createur, ce que c' est que la creature : quel bonheur c' est d' aimer l' un, et quel malheur c' est que d' aimer l' autre. Il me semble, dis-je, que lors que cette personne connoist toutes ces veritez et plusieurs autres que Dieu enseigne avec certitude à ceux qui se laissent conduire par luy dans l' oraison, et qu' elle le connoist par experience et par un vray sentiment du coeur, ce qui est bien different de le croire seulement et de le penser, cette personne l' aime sans doute d' une maniere toute autre que nous qui ne sommes pas encore arrivées à cet estat. Il vous paroistra peut-estre, mes soeurs, que c' est inutilement que je vous parle de la sorte, et que je ne dis rien que vous ne sçachiez. Je prie Dieu de tout mon coeur que cela se trouve veritable, et que le sçachant aussi-bien que je le souhaite vous le graviez profondement dans vostre coeur. Que si vous le sçavez en effet, vous sçavez donc que je ne ments pas lors que je dis que ceux à qui Dieu fait cette grace, et à qui il donne cet amour sont des ames genereuses et toutes royales. Ainsi quelques belles que soient les creatures : de quelques graces qu' elles soient ornées : quoy qu' elles plaisent à nos yeux ; et nous donnent sujet de loüer celuy qui en les creant les a renduës si agreables, ces personnes favorisées de Dieu ne s' y arrestent pas de telle sorte que cela passe jusques à y attacher leur affection ; parce qu' il leur semble que ce seroit aimer une chose de neant et comme embrasser une ombre : ce qui leur donneroit une si grande confusion, qu' elles ne pourroient sans rougir de honte dire aprés cela à Dieu qu' elles l' aiment. Vous me direz peut-estre que ces personnes ne sçavent ce que c' est que d' aimer et de répondre à l' amitié qu' on leur porte. Je répons qu' au moins se soucient-elles peu d' estre aimées : et quoy que d' abord la nature les fasse quelquefois se réjoüir de voir qu' on les aime, elles ne rentrent pas plûtost en elles-mesmes qu' elles connoissent que ce n' est qu' une folie, excepté au regard de ceux qui peuvent contribuer à leur salut par leurs prieres ou par leur doctrine. Toutes les autres affections les lassent et les ennuyent, parce qu' elles sçavent qu' elles ne leur peuvent profiter de rien, et qu' elles seroient capables de leur nuire. Elles ne laissent pas d' en sçavoir gré, et de payer cet amour en recommandant à Dieu ceux qui les aiment. Car elles considerent l' affection de ces personnes comme une dette dont nostre seigneur est chargé : parce que ne voyant rien en elles-mesmes qui merite d' estre aimé, elles croyent qu' on ne les aime qu' à cause que Dieu les aime. Ainsi elles luy laissent le soin de payer cet amour qu' on a pour elles, et en l' en priant de tout leur coeur elles s' en croyent déchargées, et demeurent aussi tranquilles que si cette affection ne les touchoit point. Ces considerations me font penser quelquefois qu' il y a beaucoup d' aveuglement dans ce desir d' estre aimé, si ce n' est comme je l' ay dit, de ceux qui nous peuvent aider à acquerir les biens eternels. Sur quoy il faut remarquer qu' au lieu que dans l' amour du monde nous n' aimons jamais sans qu' il y entre quelque interest d' utilité ou de plaisir : au contraire ces personnes si parfaites foulent aux pieds tout le bien qu' on leur pourroit faire et toute la satisfaction qu' on leur pourroit donner dans le monde, leur ame estant disposée de telle sorte, que quand pour parler ainsi, elles le voudroient, elles n' en sçauroient trouver qu' en Dieu et dans les entretiens dont luy seul est tout le sujet. Comme elles ne comprennent point quel avantage elles pourroient tirer d' estre aimées, elles se soucient peu de l' estre ; et sont si persuadées de cette verité, qu' elles se rient en elles-mesmes de la peine où elles estoient autrefois de sçavoir si l' on récompensoit leur affection par une égale affection. Ce n' est pas qu' il ne soit fort naturel, mesme dans l' amour honneste et permis, de vouloir quand nous aimons qu' on nous aime. Mais lors qu' on nous a payées en cette monnoye qui nous paroissoit si precieuse, nous découvrons qu' on ne nous a donné que des pailles que le vent emporte. Car quoy que l' on nous aime beaucoup, qu' est-ce qu' à la fin il nous en reste ? C' est ce qui me fait dire que ces grandes ames ne se soucient non plus de n' estre pas aimées que de l' estre, si ce n' est de ceux qui peuvent contribuer à leur salut ; dont encore elles ne sont bien-aises d' estre aimées qu' à cause qu' elles sçavent que le naturel de l' homme est de se lasser bien-tost de tout s' il n' est soûtenu par l' amour. Que s' il vous semble que ces personnes n' aiment donc rien sinon Dieu, je vous répons qu' elles aiment aussi leur prochain, et d' un amour plus veritable, plus utile, et mesme plus grand que ne font les autres, parce qu' elles aiment toûjours beaucoup mieux, mesme à l' égard de Dieu, donner que de recevoir. C' est à cet amour qu' il est juste de donner le nom d' amour ; et non pas à ces basses affections de la terre qui l' usurpent si injustement. Que si vous me demandez : à quoy ces personnes peuvent-elles donc s' affectionner si elles n' aiment pas ce qu' elles voyent ? Je répons qu' elles aiment ce qu' elles voyent, et s' affectionnent à ce qu' elles entendent. Mais les choses qu' elles voyent et qu' elles entendent sont permanentes et non passageres. Ainsi sans s' arrester au corps elles attachent leurs yeux sur les ames pour connoistre s' il y a quelque chose en elles qui merite d' estre aimé. Et quand elles n' y remarqueroient que quelque disposition au bien, qui leur donne sujet de croire que pourvû qu' elles approfondissent cette mine elles y trouveront de l' or, elles s' y affectionnent, et il n' y a ny peines, ny difficultez qui les empeschent de travailler de tout leur pouvoir à procurer leur bonheur, parce qu' elles desirent de continuer à les aimer ce qui leur seroit impossible si elles n' avoient de la vertu et n' aimoient beaucoup Dieu. Je dis impossible : car encore que ces personnes ayent un ardent amour pour elles ; qu' elles les comblent de bienfaits ; qu' elles leur rendent tous les offices imaginables, et que mesme elles soient ornées de toutes les graces de la nature ; ces ames saintes ne sçauroient se resoudre par ces seules considerations à les aimer d' un amour ferme et durable. Elles connoissent trop le peu de valeur de toutes les choses d' icy bas pour pouvoir y estre trompées. Elles sçavent que ces personnes ont des sentimens differens des leurs, et qu' ainsi cette amitié ne sçauroit durer, parce que n' estant pas également fondée sur l' amour de Dieu et de ses commandemens, il faut de necessité qu' elle se termine avec la vie ; et qu' en se separant par la mort l' un aille d' un costé et l' autre de l' autre. Ainsi l' ame à qui Dieu a donné une veritable sagesse, au lieu de trop estimer cette amitié qui finit avec la vie, l' estime moins qu' elle ne merite. Elle ne peut estre desirée que par ceux qui estant enchantez des plaisirs, des honneurs et des richesses passageres, sont bien aises de trouver des personnes riches qui les satisfassent dans leurs malheureux divertissemens. Si donc ces ames parfaites ont quelque amitié pour une personne, ce n' est que pour la porter à aimer Dieu, afin de pouvoir ensuite l' aimer ; sçachant, comme je l' ay dit, que si elles les aimoient d' une autre sorte cette amitié ne dureroit pas et leur seroit préjudiciable. C' est pourquoy elles n' oublient rien pour tascher à leur estre utiles ; et elles donneroient mille vies pour leur procurer un peu de vertu. ô amour sans prix que vous imitez heureusement l' amour de Jesus, qui est tout ensemble nostre bien et l' exemple du parfait amour.