Les Saints

Nous sommes à l'époque où la Tradition a coutume de célébrer la Toussaint, en mémoire de l'ensemble de ceux qui ont illustré le Christianisme par leurs vertus éminentes. Nous avons donc cru intéresser nos lecteurs en leur rappelant la position de nos Amitiés Spirituelles à l'égard de cette importante question.

Le grand nombre d'êtres exceptionnels dont peuvent s'honorer les églises chrétiennes, les oeuvres admirables qu'ils ont accorriplies, les traces de lumière que leur passage a laissées ici-bas, cela constitue un fait remarquable de l'histoire universelle; il n'a pas seulement le don de nous édifier, il révèle à tout esprit impartial la fécondité et le caractère divin de la doctrine de l'Evangile qui peut susciter de tels êtres.

Fixant leurs regards sur ces géants du sacrifice et de l'amour, les philosophes rationalistes et les savants de la matière se trouvent interdits. La plupart d'entre eux s'étaient fait une théorie du monde par laquelle tout doit s'expliquer par le jeu mécanique de lois fatales où règne seule la lutte des intérêts et de des forces physico-chimiques. Or, des disciples qui se sacrifient par amour, des martyrs qui se laissent torturer en chantant des hymnes, des hommes qui, au lieu de fuir la souffrance, la recherchent pour en soulager les autres, tout cela fait une vaste déchirure dans la synthèse matérialiste que ces savants croyaient inattaquable.

Quelques-uns, considérant la personnalité extraordinaire des saints, ont dit : Ce sont des détraqués; des hystériques; ils échappent à la règle commune. D'autres ont voulu les expliquer par des lois inconnues. Enfin, les occultistes et les spirites ont vu en eux des mages ou des médiums.

Quand il s'agit d'éclaircir un problème de chimie ou d'algèbre, on trouve tout naturel de s'adresser à un chimiste ou à un mathématicien. Pourquoi, pour élucider celui de l'existence des saints n'examinerait-on pas, d'abord, ce qu'ils ont eux-mêmes décrit de leur état d'âme et des raisons qui les y ont amenés ? Le simple bon sens l'exigerait.

Or, il résulte de tout ce que nous savons sur eux par leurs biographes et par leurs propres déclarations, que ce sont des passionnés de Dieu. Ils ont cherché le Bien absolu avec une ardeur infatigable et le Seigneur a répondu à leur appel : Il a assouvi leur faim et étanché leur soif de Lui. Et, comme Il est tout-puissant et d'une magnificence infinie, Il les a comblés de dons qui nous paraissent extraordinaires, mais qui s'expliquent le plus simplement du monde, par leur communion avec le Royaume éternel.

Il en est des saints comme des miracles: les uns et les autres paraissent une impossibilité à la raison positiviste. Pour l'homme de foi, au contraire, Dieu est omnipotent et peut tout aussi bien réaliser les uns et susciter les autres.

C'est Lui qui donne leur vocation aux vrais disciples. Nul ne vient au Fils unique si le Père ne l'appelle , nous dit le Christ. Bien que cet appel existe en germe chez nous tous, car le Verbe est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (sait Jean I, 9), néanmoins chez l'individu encore plongé dans les jouissances du moi et même chez l'intellectuel, prisonnier des mirages du savoir, cette lumière est par trop enfouie dans les profondeurs de la personnalité et n'arrive pas à en percer les ténèbres.

Celui qui est appelé à se sanctifier, dès cette vie, est déjà revenu de ces illusions. Sans doute, son moi l'intéresse encore, au début, mais une autre préoccupation existe aussi chez lui: sauver également ses frères; connaître la Vérité, non pas pour en jouir égoïstement, mais pour Elle-même, pour La servir, pressentant qu'Elle est le bien suprême pour tous.

Une intuition sûre lui dit que cette Vérité ne peut être séparée de la pureté morale. Dieu est la perfection infinie ou Il n'est pas; comment la moindre tache, la plus petite ombre pourrait-elle subsister en Lui ? Pour s'approcher de Sa splendeur et de Son amour, il faut donc d'abord devenir totalement pur et humble.

Aussi, en quelque point de la terre qu'ils vivent, à quelque religion extérieure qu'ils appartiennent, un trait commun caractérise les serviteurs de Dieu: leur pouvoir extraordinaire d'abnégation et de sacrifice.

Nous ne pouvons parler ici que des saints Chrétiens, parce que ce sont ceux dont nous connaissons le mieux l'histoire, qui atteste que ce n'est pas leur observance minutieuse des rites qui a fait leur valeur exceptionnelle. Beaucoup de dévots ont scrupuleusement accompli les rites et ont été assidus dans la prière: l'Eglise ne les a pas élevés sur les autels. Ceux qu'elle a ainsi honorés, en les proposant comme des modèles, ce sont les héros de la charité, les martyrs du dévouement : les François d'Assise, les Jeanne d'Arc, les Vincent de Paul, les J.-B. Vianney.

Ce sont les travaux qui réclament le plus d'abnégation, le plus violent effort contre les instincts naturels, qui libèrent les âmes ardentes de l'asservissement du moi et les rendent aptes à recevoir la lumière de l'Esprit.

Le fidèle qui multiplie les oraisons et les pratiques cultuelles, mais qui n'est pas dépouillé de soi, reste plus ou moins prisonnier de son égoïsme.

Les disciples authentiques sont ceux qui ne vivent plus que par Dieu et pour Dieu: l'Absolu leur parle un langage incompréhensible pour nous, mais qu'ils entendent, eux, dans la mesure de leur amour. Ne soyons pas étonnés, dès lors, de voir le Curé d'Ars affirmer qu'on peut s'entretenir avec Dieu comme avec un homme. Cette conversation qui, pour un rationaliste, semblerait du domaine des rêves fantastiques, était, pour le bon Curé, une chose très simple et coutumière.

C'est ainsi que le vrai serviteur réalise l'Impossible, expérimente l'Indicible et entre de plain pied dans l'Irrévélé. Il est la manifestation vivante de toutes les promesses contenues dans l'Evangile: Le monde ne me verra plus, dit le Christ à Ses apôtres, mais vous me verrez, car je vis et vous vivrez aussi. En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi et que Je suis en vous. (Jean XIV, 19 et 20).

Et, dans la si belle prière du chapitre XVII du même évangile, Jésus dit, S'adressant à Son Père et parlant de Ses disciples: Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, afin qu'ils soient un, comme nous sommes un: moi en eux et toi en moi, afin qu'ils soient parfaits dans l'unité et que le monde connaisse que c'est toi qui m'as envoyé et que tu les as aimés, comme ,tu m'as aimé.

Il ne peut pas y avoir de manifestation plus éclatante de l'infinie libéralité de Dieu envers nous, car si un petit nombre seulement arrivent, à chaque jugement, à la réalisation de ces magnifiques promesses, par contre nous y sommes tous appelés et nous y parviendrons un jour.

Nous, faibles roseaux, associés à la vie du Très-Haut, dans la perfection de l'unité, devenant un avec Lui! qui pouvait faire luire devant nos yeux une telle impossible espérance, sinon le Seigneur Lui-même ? Jésus est donc véritablement Dieu et le christianisme une religion réellement surnaturelle.

On trouve, certes, dans les autres doctrines, des perspectives semblables d'union entre l'homme et le plan divin , mais il n'y a là qu'une analogie extérieure et factice avec l'enseignement du Christ. Un examen plus attentif suffit à en montrer la divergence profonde. Le plan divin dont il est question dans ces doctrines est ou un paradis temporaire ou un nirvana mental, contenus dans le Créé; il ne s'agit pas, comme dans la parole de Jésus, de l'union avec le Père incréé, avec l'Absolu vivant, que, Seul de tous les initiateurs religieux, Il a osé promettre, parce que, étant Dieu, Il peut tenir cette promesse.

Pour le saint, ce n'est même plus une simple espérance: il commence à expérimenter quotidienneruent la réalité de cette Union. On conçoit quelle doit être l'ivresse indicible de sa joie ! Le monde et même les gens réputés pieux ne peuvent pas s'en rendre exactement compte; c'est pourquoi ils s'effraient des austérités du disciple contre lui-même, de son dur labeur continuel, de ses jeunes et de ses veilles, qui n'ont pourtant aucune commune mesure avec l'immense béatitude intérieure qu'il ressent.

Ce n'est pas par ascétisme volontaire que le saint se livre, parfois, à ces mortifications, ou dans le but de faire inutilement souffrir son corps dont il sait n'être pas le maître, mais uniquement par charité, afin que les forces ainsi libérées servent, soit pour guérir des malades, soit pour com'penser les excès de plaisir et de raffinement sensuel des débauchés et des cupides. D'ailleurs , s'il pratique sur lui-même ces austérités, il les défend aux autres et avec raison.

Nous devons, en effet, dire ici que les macérations corporelles sont loin d'être indispensables à l'union avec Dieu; elles ne servent souvent au disciple que comme pierre de touche de la qualité de son vouloir. Elles ne sont pas à conseiller, en général : notre capacité d'efforts étant limitée, elles pourraient détourner notre attention du véritable travail de purification intérieure qui consiste dans la charité active et dans la lutte contre les défauts, sans compter que ces macérations, voulues par le moi , pourraient inspirer l'orgueil spirituel si dangereux.

Il n'en peut être de même de l'ascétisme moral, de l'abstinence de paroles médisantes ou inutiles, de l'abstention de tout geste intérieur ou extérieur contraire à l'amour du prochain : ce jeùne-là, on ne saurait trop le recommander pour tous et c'est lui surtout qui caractérise l'effort vers la perfection et aide à la réaliser. Celle-ci ne consiste pas à faire des actions d'éclat, ni même à avoir, à la suite de jeûnes alimentaires et de médications, des visions ou des extases, à prédire l'avenir ou à opérer des prodiges. Elle réside dans l'esprit de sacrifice, dans l'accomplissement ponctuel et persévérant des petits devoirs de tous les instants, quand nous sommes seul, sans gloire, quand personne ne nous regarde, ni ne nous encourage et nonobstant les obstacles de toute sorte.

Cet oubli total de soi-même, cette immolation perpétuelle dans le silence et cette abnégation de l'abnégation , comme l'appelle Lopoukhine, dans son livre sur l'Eglise intérieure(13) et qui est le fait de ne pas même savoir qu on se sacrifie ou qu'on fait du bien, qu'on avance ou qu'on recule dans les voies spirituelles, sont très difficiles à réaliser. Ils ne peuvent l'être que par l'amour et par une humilité sans fond.

Le saint a le coeur embrasé de la charité divine et, d'autre part, il est tellement convaincu de son propre néant, de la grâce immense que l'Etre sans mesure lui fait de l'appeler à Son service et de Se manifester à lui, qu'il s'étend de lui-même sur la croix, en renonçant à sa volonté propre, se considérant encore trop indigne de l'honneur d'une telle crucifixion, seul moyen pour lui de témoigner au Père sa reconnaissance infinie. Et le Père le comble de béatitude à cause de sa fidélité et lui communique, par surcroît, les dons inestimables et magnifiques de l'Esprit.

Imitons donc les vrais disciples: c'est le meilleur moyen pour nous d'honorer ces êtres d'élite qui sont des éclaireurs dans notre nuit profonde, des sentinelles d'avant-garde qui nous ont frayé la route. Et, puisque nous sommes au jour de la fête de tous les Saints, remémorons-nous leurs vertus et leurs sacrifices. Nos efforts pour tâcher de leur ressembler, seront comme des prières faites en union avec eux et adressées au Dieu des miséricordes, pour obtenir de Lui qu'Il nous donne leur esprit d'abnégation et d'amour qui les a fait parvenir à la félicité définitive.



13. Edition A. L. Legrand, 2, rue du Point-du-Jour, à Bihorel-lez-Rouen (Seine-Infre).