Emile BESSON.Octobre 1961.


L'EXTRAORDINAIRE

Si vous ne faites accueil qu'à vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? (Matthieu 5, 47)

Les gens auxquels le Christ adresse cette question étaient des juifs. Les juifs étaient le peuple le plus particulariste qui ait jamais existé. Ils se prétendaient des êtres à part, ils se proclamaient « la race élue ». Tout ce qui ne faisait pas partie de leur clan. était réputé par eux étranger, impur, voire ennemi. Ils étaient donc logiques avec eux mêmes en faisant accueil à ceux là seuls qu'ils considéraient comme leurs frères. Ils s'enorgueillissaient de la protection, de l'aide qu'ils se donnaient mutuellement. A leurs veux, resserrer au maximum le lien séculaire qui les unissait les uns aux autres, c'était accomplir au maximum la volonté de Dieu, c'était réellement s'unir à Dieu.

Ce n'est déjà pas si facile pour l'homme d'aimer les siens. Que de renoncements constamment renouvelés, que de dévouement, que de bonne volonté n'y faut-il pas? Et celui qui parviendrait à réaliser ce programme de vie ne serait-il pas fondé à se donner à lui-même un bon témoignage?

Le Christ heurte de front l'orgueil de race de Ses interlocuteurs, un orgueil enraciné depuis des siècles; Il leur déclare que leur religion est une religion de païens et de péagers - les païens et les péagers, c'est-à-dire les êtres qu'ils méprisaient, qu'ils détestaient le plus au monde -, que leur religion est une religion ordinaire, sans valeur.

Qu'est-ce à dire, sinon que le Christ fait de l'extraordinaire le caractère distinctif de la religion qu'Il est venu apporter au monde ? L'extraordinaire doit être l'ordinaire de Son disciple.

L'extraordinaire dans le mal se manifeste par le scandale, donc par quelque chose qui se voit et s'entend. L'extraordinaire qui doit être la trame de l'existence du chrétien est humble , il est sous le seul regard de Dieu. La vie du disciple est un constant témoignage rendu à son Maître ; il sait, lorsque c'est nécessaire, dire la parole qui fait penser ou qui redresse; il sait, lorsque la gloire de Dieu et le bien du prochain le demandent, rompre en visière à la sagesse, à la morale et aux coutumes de ce monde, se compromettre aux yeux des hommes pour le service de Dieu. Mais il ne se met pas en avant, il ne se singularise pas, il ne monte pas sur des tréteaux, il ne se livre à aucune acrobatie spirituelle. Le disciple est extraordinaire par l'intérieur, par la qualité de son enthousiasme, par la constance de son attitude d'amour et d'obéissance en face de Dieu, en face du prochain.

Il y a des degrés dans l'extraordinaire. L'extraordinaire évangélique est bien, autre chose encore que ce que nous venons de dire.

En effet, le but que le Christ propose aux créatures, c'est l'entrée dans le Royaume de Dieu, c'est à dire le passage du Créé dans l'Incréé, du Relatif dans l'Absolu. Ce but, c'est la vie inimaginable dans la Lumière même de Dieu.

Tendre seulement vers un tel but requiert les passions les plus ardentes, des énergies surhumaines, une constance qui défie les siècles.

Pour la grande masse des humains, à laquelle nous appartenons, les obligations de la morale courante - déjà si ardue à observer - nous maintiennent et nous font avancer à pas comptés sur la Route indéfinie qui mène au Royaume. Mais il est des êtres qui trouvent trop longue la grande route; ils recherchent la coursière abrupte mais directe, le chemin de chèvres, ils le frayent lorsqu'il n'apparaît pas. L'extraordinaire est leur domaine. Si grand est leur amour pour Dieu et pour le prochain que cet amour embrasse tous les prochains, les sympathiques et les antipathiques, les raffinés comme les rustres, les bons et les mauvais; il englobe tous les êtres et toutes les choses pour les amener à Dieu.

Rien ne leur coûte ils accepteraient tous les martyres pour hâter, ne serait-ce que d'une fraction de seconde, l'avénement du jour où « Dieu sera tout en tous ».

C'est pour ces pèlerins de l'Absolu ces chercheurs de l'impossible, ces libertaires de l'Esprit que le Christ a prononcé des paroles que nos esprits débiles considèrent comme des symboles: « Si ton oeil est pour toi ,ine cause de chute, arrache le et jette-le loin de toi. Si ta main est pour toi une cause de chute, coupe-la et jette-la loin de toi. Si quelqu'un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l'autre. - Si quelqu'un veut t'obliger à faire une course d’un mille, fais-en deux avec lui. - Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. - Donne à qui te demande, ne te détourne pas de celui qui veut t'emprunter. Si quelqu'un vent marcher sur mes traces, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix chaque jour et qu'il me suive. - Soyez parfaits comme votre Père qui est dans les cieux est parfait ».

Ces paroles ont été dites il y a deux mille ans. Combien d'individus les ont « entendues » au cours de ces vingt siècles ?

Le christianisme est né de l'extraordinaire que furent la vie et l'enseignement du Christ; il a grandi et il s'accomplira par cet extraordinaire : la vie sainte des Disciples.