Emile BESSON.Janvier 1957


LES INTERLOCUTEURS DE JESUS


Le message du Christ s'adresse à toute l'humanité, « du Nord et du Midi, de l'Orient et de l'Occident ». Mais il a été donné à une certaine époque, dans un certain milieu, et nous pensons que c'est faciliter l'intelligence de l'Evangile que de le placer dans son cadre historique.

Il est impossible, dans les limites de ce bulletin, de retracer l'histoire, les institutions, la mentalité du peuple juif au sein duquel naquit et oeuvra Jésus. Du moins nous proposons-nous d'esquisser la physionomie des groupements les plus importants qui dominèrent et inspirèrent la vie sociale et religieuse en Israël au début de l'ère chrétienne.

Quels furent donc les principaux interlocuteurs, c'est-à-dire quels furent les tendances, les courants d'idées, les besoins d'esprit et de coeur, les aspirations devant lesquels le Seigneur Se trouva lorsqu'Il entreprit Sa mission ?

Les Hérodiens sont trois fois mentionnés dans l'Evangile (Marc 11, 6 ; XII, 13 ; cf. Matthieu XXII, 16.1). Ils ne constituaient pas une secte particulière ; ils étaient ralliés à l'hégémonie romaine et s'accommodaient du pouvoir exercé par la dynastie des Hérodes.

A l'opposé, il y avait le groupe fanatique des Zélotes, stricts observateurs de la Loi de Moïse. Ils étaient les adversaires déclarés de toute domination étrangère. Ce sont eux qui fomentèrent les révoltes successives qui amenèrent la prise et la destruction de Jérusalem par les armées romaines en l'an 70 de notre ère.

Nous ne ferons que mentionner les Esséniens, parce que les Evangiles et les autres livres du Nouveau Testament ne les nomment pas une seule fois et ne leur font aucune allusion directe. ( Nous ne connaissons les Esséniens que par des textes rares, s'ils sont détaillés et complaisants, de cinq écrivains de l'antiquité ; et toutes les descriptions que l'on a faites de leur secte, toutes les suppositions auxquelles ils ont donné lieu ont été tirées de l'un ou de l'autre de, ces cinq écrivains : Josèphe (La guerre juive, IL 8. 2-13 ; Antiquités judaïques XIII. 5. 9 ; XV. 10. 4-5 ; XVIII. 1. 5. ; Philon (Sur la liberté du sage, par. 12,13) ; Pline l'Ancien (Histoire naturelle, V. 17) ; saint Epiphane (Contre les hérétiques, XIX, 1, 2) et saint Hippolyte (Philosophoumènes, passim).


Parmi les groupements dont l'influence fut grande sur la société juive dans les temps qui précédèrent la venue du Christ, les Saducéens et les Pharisiens occupent une place de premier plan.

Des personnes qui lisent l'Evangile sans préparation peuvent être tentées de voir dans ces Saducéens et ces Pharisiens des êtres essentiellement malfaisants, des suppôts du démon. Une telle façon de voir est tout à fait inexacte.

Lorsque Jésus parut, les Saducéens et les Pharisiens avaient déjà derrière eux une longue histoire. Histoire qui, nous le verrons, n'a pas été, en certaines circonstances, sans grandeur.

Pour bien comprendre l'exposé qui va suivre, posons dès l'abord la distinction suivante : le Saducéisme est avant tout un parti politique , le Pharisaïsme est un parti exclusivement religieux. Mais tous deux sont sortis de ce qu'il y a de plus profond dans le Judaïsme .
(Cf. Edouard Montet : Essai sur les origines des Partis Saducéen et Pharisien.)

Le retour des Juifs de l'exil de Babylone (538 et 458 avant notre ère) fut marqué par un réveil de la foi et de la vie religieuse. La Loi de Moïse était devenue la règle incontestée de tout le peuple et le Temple de Jérusalem reconstruit était la source de la vie d'Israël.

Mais la conquête de la Palestine par Alexandre le Grand (332 avant notre ère) mit les juifs en contact avec la civilisation grecque. Celle-ci exerça sur la majorité des Israélites une véritable fascination. Ils adoptèrent les coutumes des Grecs, ils se portèrent vers les villes grecques voisines de la Judée, d'abord sur la côte phénicienne et très vite bien au delà des frontières de la Palestine ; nombre de villes palestiniennes, nombre aussi de personnages importants échangèrent leurs noms sémitiques contre des noms grecs. L'hellénisme, avec sa littérature, son théatre, son idéal de vie facile exerça une influence profonde et pas toujours heureuse sur les moeurs israélites.

Parmi l'élite des juifs, les descendants de l'ancienne aristocratie d'avant l'exil, qui prirent par la suite le nom de Saducéens,
(En hébreu Sadoukim, parce qu'ils se rattachaient au prêtre Sadok ou Sadouk, qui joua un rôle important sous les rois David et Salomon), furent particulièrement perméables au génie grec. Ils formaient la race sacerdotale; ils étaient les maîtres du Temple de Jérusalem et de ses institutions et disposaient de l'immense fortune que les offrandes des juifs apportaient au Temple. Ils étaient vraiment à la tête de la nation pour l'autorité et l'influence. C'est parmi eux que se recrutaient les souverains pontifes. Ambitieux et opportunistes, ils firent souvent preuve d'une grande intelligence pratique. Ils avaient de l'esprit de gouvernement et pouvaient fournir d'excellents généraux et surtout des diplomates consommés. Quant à eux-mêmes, ils n'estimaient pas que la satisfaction de leurs goûts mondains fût contraire à l'accomplissement de leurs obligations religieuses.

Deux siècles environ après le retour de Babylone, Israël perdit son indépendance politique.. Les Saducéens entrèrent alors en relations avec les souverains des autres pays, afin d'aligner, comme on dit aujourd'hui, la politique juive sur la politique des grands voisins. En même temps ils satisfaisaient leurs ambitions personnelles. Ils perdirent ainsi de leur prestige aux yeux du peuple qui se rendit clairement compte que l'intérêt religieux n'était que la préoccupation secondaire du haut clergé.

Mais le parti saducéen releva la dignité du corps sacerdotal. En 168 avant notre ère, le roi de Syrie Antiochus Epiphane voulut établir l'uniformité civile et religieuse dans son empire. Il décida, entre autres mesures, que le Temple de Jérusalem serait désormais consacré à Jupiter Olympien. L'insurrection partit du sacerdoce. Le prêtre Mattathias, puis son fils judas Maccabée se mirent à renverser les autels grecs et à faire aux troupes syriennes une guerre de guérillas.

Certes, après la victoire de Judas Maccabée, le parti sacerdotal continua de fréquenter les étrangers et de conclure avec eux des compromis. Il fit même une alliance avec les Romains dont les Syriens étaient les ennemis. Ainsi il obtint la paix religieuse, puis une certaine indépendance politique, qui fut complète sous les rois asmonéens. Le peuple revint alors aux Saducéens, car ils avaient restauré le royaume d'Israël, un état maître de ses destinées.

Mais surtout, par delà les excès de toute sorte qui ont marqué cette emprise du génie grec sur Israël, les Saducéens ont préparé la fusion future du monde religieux israélite avec le monde des arts, des sciences et des lettres. Et, dans cette fusion, c'est l'apport du monothéisme juif qui fut le plus important.

Parallèlement un immense effort fut fait pour résister à l'influence grecque, pour maintenir la Pureté de la foi traditionnelle. C'est à cet esprit strictement juif que se rattachent les Pharisiens (en hébreu Perouschim = les Séparés). Les Pharisiens et les Saducéens devaient entrer en conflit ouvert. L'histoire des deux siècles qui précédèrent la venue du Christ est en somme l'histoire de l'antagonisme entre les deux grands partis.

Toutefois il est important de comprendre que leur conflit ne porta que très rarement et incidemment sur les opinions, sur les croyances. Pour le juif, seul comptait le rite, l'acte à accomplir. On pouvait penser, croire ce qu'on voulait ; l'essentiel était de faire ce que la Loi ordonnait. Il n'y avait pas de croyances orthodoxes obligatoires, sauf évidemment la souveraineté absolue de Jahveh ; il y avait seulement des pratiques obligatoires. Les Juifs n'ont jamais reproché à jésus ce qu'Il prêchait ; ils Lui ont reproché de ne pas accomplir la Loi, de violer le sabbat , seuls les Pharisiens lui ont reproché de se dire le Messie, le Fils de Dieu, non pas tant parce que cette prétention aurait porté atteinte à la souveraineté divine que parce qu'ils la considéraient comme usurpée.

Les Pharisiens représentaient, bien avant la venue de Jésus, la tendance rigoureusement juive ; ils s'attachaient exclusivement à la religion nationale. Pour eux, la Loi de Moïse était Dieu même, la science de la Loi était le tout de l'homme. Ils étaient tout d'une pièce, observateurs scrupuleux des préceptes de la Loi, les plus petits comme les plus importants. Ils créèrent ainsi le rigorisme légal.


De là leur séparatisme ; il faut, pensaient-ils, vivre à part pour se soumettre scrupuleusement à la Loi. De là aussi leur orgueil, leur autoritarisme, leur formalisme, leur justice rigoureuse et extérieure. De là également leurs invraisemblables arguties. Le Pharisien ne peut être qu'un interprète de la Loi, donc un savant, un scribe. Et cela alla très loin ; en effet la Loi n'envisage pas tous les cas qui peuvent se présenter : toute une casuistique se fonda donc sur les sentences des sages, sur les discussions des, scribes. Le peuple les admirait de loin, mais ne se sentait pas capable de les suivre. Toutefois leur influence sur la vie nationale fut grande.

Les Pharisiens attendaient le Messie, car, à leurs yeux, le Royaume messianique était vraiment le Royaume de Dieu sur la terre et le Messie devait délivrer Israël de toute impureté païenne. Quant aux Saducéens, absorbés par les affaires de l'État par les avantages qu'ils en retiraient, ils ne s'inquiétaient guère des espérances lointaines et vagues du Royaume messianique.

Aux espérances messianiques se relie directement la foi à la résurrection. Ce dogme est essentiellement pharisien. Les Pharisiens se soumettaient à la Loi parce qu'ils espéraient une prochaine récompense. Les Saducéens au contraire niaient la résurrection. Ils disaient : « L'âme périt avec le corps ».

Par leur séparatisme, par leur intransigeance les Pharisiens protégèrent le monothéisme qu'Israël proclama longtemps avant tout autre peuple contre l'influence du polythéisme ambiant. Là est la mission, la légitime raison d'être du mouvement pharisien.

Les Evangiles nous montrent les Saducéens et les Pharisiens en présence de Jésus. Les Saducéens ne se rapprochaient pas de Lui
( Ils ne sont nommés qu'à deux reprises dans les Evangiles : Matthieu XVI, 1. 6. Il ; Matthieu XXII, 23-34 cf. Marc XII, 18 et Luc XX, 27.5). Ces aristocrates n'estimaient pas cet ami des petites gens; ces conservateurs n'aimaient pas ce novateur. Jésus a dit : « Vous avez appris ce qui a été dit aux anciens, mais moi, je vous dis... » Les Saducéens s'en tenaient à ce qui a été dit aux anciens.

Il en a été tout autrement des Pharisiens. Si un certain nombre d'entre eux ont été hostiles au Christ, tous ne l'ont pas été. Ils étaient divisés d'opinion sur Lui
(Jean IX, 16,). Jésus a souvent été invité à prendre Ses repas chez les Pharisiens ( Luc VII, 36; XI, 37). Des Pharisiens l'ont averti qu'Hérode Antipas voulait Le faire arrêter (Luc XIII, 31.). Un Pharisien éminent, membre du Sanhédrin, était un secret partisan du Christ (Jean III, 1 ; VII, 50.)
Il ne faut pas oublier que, parmi les Pharisiens, il en est qui crurent au Christ et qui Le servirent ( Actes des Apôtres, XV, 5). Le plus illustre d'entre eux fut saint Paul
(Actes des Apôtres, XXIII, 6 ; Philippiens III).


Certes Jésus a prononcé de sévères paroles contre eux
(Matthieu XXIII, 1-36, cf, Luc XI, 39-52 ; Luc XX, 45-47). Mais Il a flétri ceux qui étaient étroits, fanatiques, intolérants et surtout les hypocrites , au reste les Talmuds les ont également condamnés et pour les mêmes motifs. Jésus n'a pas désapprouvé leur enseignement . « Les Scribes et les Pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse. Faites donc et gardez tout ce qu'ils vous disent, mais ne faites pas comme ils font ».

Les deux partis opposés et rivaux - Saducéens et Pharisiens - se sont parfois réunis lorsqu'un intérêt commun pouvait les rapprocher. Ils se sont rassemblés en effet contre Jésus.

Dans une seconde chronique nous verrons comment, dans le procès de Jésus, les frères ennemis ont fait figure d'amis - ou plus exactement de complices.