Des consolations et des désolations. Combien il y en a de sortes. Leurs causes. Leurs vicissitudes. Les périls et les dommages qu'on y doit éviter. Comme l'âme a accoutumé d'être éprouvée purifiée par les plus grandes désolations.
I. Il est clair par ce que nous avons dit jusqu'ici qu'il y a divers esprits, et qu'aussi les mouvements et les effets qu'ils causent en l'âme, sont divers. Mais parce que tous leurs effets se terminent ou à la joie et la consolation, ou à une tristesse et un délaissement que nous appellerons toujours ici désolation, l'ordre qu'il faut tenir dans cette instruction, demande que nous traitions en ce chapitre de ces consolations et de ces désolations.
La consolation, si nous parlons de celle qui vient de Dieu, est une certaine douceur, une joie intérieure, et un plaisir de l'âme, à qui l'on donne divers noms, selon les différents effets qu'elle y produit. Car on l'appelle onction mystique, goût de la sagesse, saveur intérieure, ferveur, joie du Saint-Esprit, un essai des délices du ciel qui répare les forces de l'âme et lui cause comme un saint enivrement. Elle vient d'une faveur singulière de Dieu, du témoignage de la bonne conscience, du contentement et du repos que trouve l'âme dans le bon plaisir et dans l'amour de Dieu seul. Cette consolation est appelée spirituelle, lorsqu'on ne la reçoit que dans l'âme, et qu'elle ne se répand point dans les sens. D'où il arrive quelquefois que la partie inférieure se trouve sèche et désolée pendant que la partie supérieure jouit très abondamment de la paix et de la joie qui lui sont propres. Mais elle est appelée sensible, lorsqu'on ne la sent que dans la partie inférieure. Et quand elle passe de l'esprit dans les sens et qu'elle se répand dans le corps, elle est commune à ces deux parties qui composent l'homme. Et c'est ce que le Roi Prophète semble avoir exprimé lorsqu'il a dit : Mon coeur et ma chair sont conjointement transportés de joie pour le Dieu vivant (Psal. 83. 2.). Car encore qu'il arrive souvent, à cause de la concorde et de l'alliance qui est entre ces deux parties, qu'elles s'entre communiquent leurs joies et leurs douleurs, il peut néanmoins arriver qu'une des parties , ne communique que peu ou point du tout ses dispositions à l'autre, comme Jésus-Christ au temps de ses souffrances se priva dans la partie inférieure de toute sorte de consolation. Et dans l'inégalité et la contrariété qui se trouve entre ces deux parties, on est comme un malade lequel ayant à prendre une médecine fort amère l'a en horreur selon la partie inférieure, et voudrait bien ne la point prendre, et ne laisse pas néanmoins de la vouloir prendre, et de la goûter et s'y plaire par sa raison, à cause qu'il sait qu'elle a des qualités propres à lui procurer la santé. Quand la volonté est pleine de ce plaisir de l'âme que quelques-uns appellent substantiel, et que saint Augustin appelle victorieux, elle attire dans le bien la partie inférieure malgré toutes ses résistances. Denis le Chartreux, écrivant sur ce sujet, dit que les sens n'ont pas toujours part à cette consolation et à ce plaisir. C'est, dit-il (L. 1. de contempl. art. 12.), une joie véritable et spirituelle, une complaisance de la volonté, par laquelle elle se repose dans les biens spirituels, comme dans son centre. Saint Bernard en fait la description en ces termes (Ser. 1. de omnib. SS. n. 10.). Qu'est-ce que cette consolation, sinon la joie que la grâce donne par l'espérance du pardon, et un plaisir très-doux que l'on prend en ce qui est bon, et un goût de la sagesse selon la faible connaissance que l'on en peut avoir en cette vie, en laquelle Dieu par ce moyen soutient et console l'âme dans l'attente des biens de l'éternité ? De sorte que ce goût qu'il lui donne n'est que pour exiter son désir, et pour enflammer son amour, selon le témoignage que la sagesse divine rend d'elle-même : Ceux qui me mangent auront encore faim, et ceux qui me boivent auront encore soif (Eccli. 24. 29.).
Richard de saint Victor parle ainsi de cette consolation et de ce plaisir de l'âme (De grad. viol. ch. post med.) : Sans doute plus l'amour de Dieu surpasse toutes les autres affections, plus il remplit l'âme abondamment d'une consolation intérieure. Dans cet état l'âme tire le miel de la pierre, l'huile du rocher le plus dur (Deut. 32. 13.). Dans cet état la douceur coulera des montagnes, et le lait et le miel couleront des collines (Joel. 3. 18.). Dans cet état le Seigneur visite souvent l'âme affamée et altérée de ses biens ; il la comble de délices intérieures, et l'enivre par la douceur de son Esprit.
II. Cette consolation dont nous parlons est donc de trois sortes. Ou elle est seulement dans les sens, ou elle seulement dans l'âme, ou elle est dans les sens et dans l'âme tout ensemble. La première vient quelquefois de Dieu, quelquefois du Démon, et quelquefois de la nature ; et l'on discerne son origine par ses effets. Lorsqu'elle vient de Dieu, elle éclaire l'âme ; elle fortifie la patience ; elle relève la confiance ; elle enflamme la volonté ; elle empêche les distractions et les dissipations ; elle répare les forces de l'âme et la retire des choses de la terre ; et enfin elle se termine à une véritable et solide consolation du second et du troisième genre. Dieu daigne quelquefois visiter par cette grâce, dit Cassien (Coll. 4. c. 5.), ceux qui se négligent et se relâchent, en les excitant par de saintes inspirations et par une abondance de pensées spirituelles. Par cette grâce et cette consolation intérieure Dieu inspire de saints désirs à ceux qui en sont indignes ; il réveille ceux qui dorment ; il éclaire ceux qui sont environnés des ténèbres de l'ignorance, et il nous reprend et nous corrige par les effets de sa clémence et de sa bonté, en se répandant en nos coeurs, afin de nous réveiller du sommeil de notre paresse par les sentiments de componction qu'il met en nous.
Voilà quels sont les effets de la grâce sensible, lorsque c'est Dieu véritablement qui la donne. Richard de saint Victor les explique en ces termes (In Cant. c. 6.) : Dieu par la visite de sa grâce console notre lâcheté, assiste notre faiblesse, excite notre volonté. Et il n'y a pas sujet de s'étonner qu'un fidèle qui est faible, sente l'onction de la grâce, puisque même Dieu fait des biens aux méchants qui leur donnent sujet de le louer. De sorte que cette douceur et cette onction que Dieu fait sentir aux âmes, quelquefois n'est pas tant un effet de l'abondance de la grâce, que du besoin de l'âme auquel Dieu daigne avoir égard.
Quant à la consolation qui vient du démon, elle répand dans l'âme des nuages et des ténèbres, elle rend l'homme superbe, opiniâtre, impatient, indocile, et l'engage enfin dans les délices des sens. Car jamais notre ennemi, qui est si plein d'artifices et de ruses, ne nous présente de consolation et de joie que pour nous faire prendre son poison sous des apparences de quelque chose d'aimable. Richard de saint Victor explique ses tromperies en cette manière. Quelquefois, dit-il (In Cant. c. 6.), cette douceur que l'on sent, vient du mauvais esprit ; et il l'emploie, afin que pendant qu'on y a trop de confiance, et qu'on s'attache au grand plaisir qu'on en reçoit, le coeur de l'homme tombe dans l'affaiblissement et la langueur ; et aussi afin qu'étant occupé de cette consolation sensible, on en soit détourné des occupations qui seraient beaucoup plus utiles, et encore afin qu'en prenant occasion de cette abondance, de se tenir assuré, on s'imagine être parfait, et on s'exerce moins à s'avancer.
Quant à la nature, comme elle cherche sa commodité et ses intérêts en toutes choses, elle se repose en elle-même, et se regarde toujours elle-même comme la fin de ce qu'elle fait. C'est pourquoi le plus sûr est de ne désirer jamais ces consolations sensibles, parce que la vie d'un chrétien est de faire beaucoup de bien, et d'avoir divers maux à souffrir.
Nous nous trompons encore souvent en estimant que cette consolation vient de Dieu, lorsqu'elle n'est que de la nature ou de Satan. O qu'il arrive souvent, s'écrie Richard de saint Victor (Ibid. c. 33.), que ceux qui sont imparfaits et peu instruits de la grâce de Dieu, étant touchés d'une joie charnelle, ou d'un plaisir purement naturel, s'imaginent que c'est une consolation spirituelle qui les occupe ! Mais de quelque part qu'elle vienne, l'homme ne doit jamais sortir de son néant, et ne doit jamais s'attacher qu'à Dieu seul, afin que les choses qui lui arrivent, lui tournent toujours à bien.
Le second genre de consolation qui est de celle qui réside seulement en l'âme, ne saurait être que de Dieu, parce qu'il n'y a que lui seul qui se puisse répandre intimement dans la substance de l'âme. Et quand cette consolation s'étend jusqu'à la partie inférieure, quoique cela puisse arriver naturellement, on l'attribue néanmoins pour l'ordinaire à la libéralité de Dieu qui attire et fortifie notre faiblesse par cette douceur. Mais il sera évident qu'elle vient de Dieu, si on ne s'élève point quand elle est présente, et si on ne s'afflige point quand elle est absente, et si nous en usons avec humilité et avec actions de grâces, comme d'un assaisonnement par lequel l'appétit inférieur est excité à préférer la viande solide que l'on goûte dans le service de Dieu, aux vaines satisfactions de la terre. Le premier genre de consolations est pour ceux qui commencent ; les deux autres sont pour ceux qui sont avancés, et pour les parfaits.
La consolation parfaite remplit l'âme d'une paix et d'une tranquillité que le monde ne saurait donner, et qui ressemble au calme et à la sérénité de l'air lorsqu'il n'est mêlé d'aucun nuage ni agité d'aucun vent. Cet un gage de l'éternelle félicité, qui retire l'âme des sens pour l'élever jusqu'à Dieu, et qui lui fait rejeter toutes les joies et toutes les consolations de la terre. Car la consolation céleste n'est point communiquée à ceux qui veulent avoir celle du monde ; et les délices spirituelles ne sauraient compatir avec la joie qui n'est qu'un fruit de l'iniquité et de la vanité. L'esprit de Satan, dit excellemment Hugues de saint Victor dans ses oeuvres mêlées (L. I tit. 103.), produit des joies d'iniquité et l'esprit du monde produit des joies de vanité. Et toutes ces joies sont mauvaises, puisque les unes sont toujours accompagnées de péché, et que les autres en sont au moins une occasion. L'esprit de Dieu vient lorsque les esprits mauvais ont été chassés, et il entre dans le coeur de l'homme comme en sa demeure. Il y produit sa joie, c'est-à-dire la joie de la vérité contre la joie de l'iniquité, la joie de la félicité contre la joie de la vanité. Ainsi les bonnes joies chassent les mauvaises joies ; et lorsqu'elles commencent à remplir le coeur, l'homme commence à reconnaître que ses premières voies n'étaient point véritables, parce qu'elles ne pouvaient être pleines puisqu'elles venaient de l'iniquité ; ni permanentes, puis qu'elles venaient de la vanité.
III. La consolation sensible, lorsqu'elle ne procède point de celle de l'âme, est donnée de Dieu aux commençants et aux imparfaits, comme pour les attirer à le servir par cette récompense, et pour les retirer de l'amour du siècle. Car ils sont en cet état comme des enfants qu'il est besoin de nourrir de lait jusqu'à ce qu'ils soient hors de l'enfance. Néanmoins parce qu'elle est d'elle-même de peu d'importance, et qu'elle ne produit ou ne marque aucune sainteté, l'usage qu'on en peut faire a accoutumé d'être accompagné de très grands périls. Car plusieurs en abusent, et en tirent une vaine confiance et une bonne opinion d'eux-mêmes qui leur fait aimer l'ostentation. Voici comme en parle Guillaume, abbé de saint Thierry, vrai auteur du discours adressé aux Chartreux du Mont-Dieu, qu'on a mis parmi les ouvres de saint Bernard (C. 14. n. 45.) : Plusieurs se trompent dans l'usage de ces consolations sensibles. Se croyant nourris du pain des enfants, ils pensent être déjà de leur nombre ; et se retardant par les choses qui devaient les avancer, cette grâce sensible dont ils sont visités est cause qu'ils se réduisent à rien par la vanité de leurs pensées, s'imaginant être quelque chose quoiqu'ils ne soient rien (Gal.6. 3.). Dieu les traitant avec une bonté de père, les nourrit de la plus précieuse substance de sa grâce, quoiqu'ils ne soient encore que dans le rang des serviteurs, afin qu'ils travaillent à devenir ses enfants ; et eux au contraire abusant de sa grâce deviennent ses ennemis. Thaulère en parle conformément à cette pensée. L'effet de l'amour, dit-il (Instit. 2.c. 18.), comme est la joie, la dévotion, et autres pareilles dispositions, semble quelquefois être quelque chose de grand. Mais néanmoins ces effets sensibles ne sont pas toujours ce qu'il y a de plus puissant et de meilleur, parce qu'ils peuvent subsister sans une véritable charité ; et la nature donne souvent ce goût et cette douceur ; ou même l'esprit malin, par la permission de Dieu, peut les exciter dans quelques personnes pour les faire estimer des autres, et les attirer ainsi à la vaine gloire.
Quelquefois aussi le démon jette dans l'âme une consolation trompeuse durant quelques exercices de piété, comme durant la récitation de quelques prières, la visite des églises, la lecture des livres spirituels ; afin qu'étant trompés et devenus tièdes par cette fausse image de sainteté, ils contentent leur amour-propre qui la cherche avec ardeur, et se reposent dans leurs péchés comme s'ils y étaient en assurance. Il ne faut pas s'étonner, dit le saint abbé Aëlrède (Lib. 2. speculi charit. c. 9.), que cette grâce soit souvent commune aux réprouvés et aux élus, vu que l'on sait que les plus excellents dons, comme ceux de la science, de la prophétie, des langues, des miracles, sont répandus quelquefois dans les réprouvés : car Saül a été parmi les prophètes, et Judas parmi les apôtres. Et cet auteur dit un peu après (C. l0) : Personne donc ne doit mesurer sa sainteté par ce premier genre de visite qu'il est manifeste arriver quelquefois aux réprouvés : L'affection douce et sensible que l'on a vers Dieu, dit Richard de saint Victor (In Cant. c. 6.), est en quelque sorte charnelle et trompeuse, et vient quelquefois de l'homme plutôt que de la grâce, de la chair plutôt que de l'esprit, de la sensualité plutôt que de la raison.
Quelques-uns se trouvant remplis de l'abondance de cette consolation sensible, se conduisent avec tant d'indiscrétion, qu'ils se tourmentent au-delà de leurs forces par des oeuvres extérieures de pénitence, nuisant ainsi beaucoup à la santé de leurs corps pour s'être abandonnés à leur inclination et à leur disposition. D'autres suivant les mouvements de leur ferveur font beaucoup de projets et de résolutions témérairement, et s'obligent à des choses auxquelles la nature succombe dans la suite, et qu'ils ne peuvent plus du tout observer quand cette première chaleur est passée. Ils ne gardent point de modération, et ne savent point user de l'abondance de la grâce, s'imaginant que tout ce que la dévotion véhémente et immodérée suggère, leur est permis. Saint Bonaventure donne à ces personnes un excellent conseil, afin qu'elles se puissent retirer de cette véhémente dévotion et qu'elles ne s'y abandonnent pas tout à fait. Si vous avez trouvé du miel, dit ce Saint (De profectu Relig. 1. 2. c. 76. post. med. to.7.), n'en mangez qu'autant qu'il suffit, comme nous en avertit le Sage (Prov. 25. 16.) : Car il est plus utile de n'avoir que modérément, pour un temps, la grâce de la dévotion, que de la perdre tout à fait, et d'en être irréparablement privé après avoir épuisé et détruit toutes ses forces naturelles ; parce que ceux qui se sont ainsi épuisé et détruits eux-mêmes, commencent après à compatir trop à la langueur où ils se sont mis, et à se traiter avec trop de délicatesse, et même avec un grand relâchement pour réparer les forces qu'ils ont perdues par leur indiscrétion.
Il y a encore d'autres satisfactions sensibles que Dieu donne quelquefois aux imparfaits, comme sont, selon le témoignage du même saint Bonaventure (Ibid. c. 20.), de sentir de merveilleuses odeurs, une douceur d'un goût ineffable, des mélodies de voix et de sons, et d'autres douceurs qui ne se peuvent expliquer. Quand les choses sont véritables et viennent de Dieu, nous pouvons estimer ou qu'elles sont données à des personnes qui commencent et qui n'ont point encore d'intelligence des choses spirituelles, afin qu'au moins elles soient consolées d'une manière sensible, n'ayant point encore de connaissance de la vertu des consolations purement spirituelles ; ou qu'elles sont données même à quelques personnes plus avancées par un effet propre de la douceur et de la consolation intérieure qui se répand jusqu'au dehors ; afin qu'ainsi que l'âme communique ses souffrances et ses peines au corps auquel elle est unie, elle lui fasse aussi quelque part de ses consolations.
Mais le même Saint enseigne qu'il est besoin d'apporter une grande précaution à recevoir ces sortes de consolations sensibles (Ibid.), à cause qu'elles en trompent plusieurs qui pensent que ce qui n'est peut-être qu'un effet trompeur de l'imagination, vient de Dieu. Et par cette tromperie il y en a qui regardent comme quelque chose de fort grand ce qui n'est en soi d'aucun mérite. Et il y en a qui s'élèvent beaucoup de ces choses dans leur propre estime, et qui s'en vantent comme d'une grâce singulière de sainteté.
Ceux qui sont accoutumés aux délices des sens, et qui ne sont pas encore bien purifiés des impressions de la sensualité, doivent extrêmement prendre garde que l'abondance des consolations célestes qui se répand jusqu'au corps, ne se termine honteusement à la sensualité à laquelle ils ont tant d'inclination. Ce que saint Bonaventure témoigne (Prov. c. 18.), et que même l'expérience montre arriver quelquefois par la permission de Dieu à ceux qui commencent.
Au reste les consolations spirituelles et qu'on ne reçoit que dans l'âme sont toujours plus solides ; accompagnent la vertu plus avancée et plus forte ; et font croître la charité. Quand les personnes saintes en sont privées, elles ne les désirent point ; quand elles les ont, elles les conservent très soigneusement ; quand elles leur sont ôtées, elles en supportent patiemment la privation, ne cherchant que Dieu seul, et non pas ses dons, et se tenant toujours préparées à ne les avoir pas.
Saint Bernard enseigne que rien n'est plus efficace pour mériter la grâce, pour la retenir, pour la recouvrer, que de nous tenir toujours devant Dieu très éloignés de nous élever, mais de nous maintenir dans la crainte. Craignez, dit-il (Ser. 54. n. 8.) , lorsque vous êtes plus favorisé de la grâce. Craignez lorsqu'elle sera absente. Craignez lorsqu'elle sera revenue. Quand elle est présente, il faut craindre de ne pas agir assez dignement par elle. Quand elle s'est retirée, il faut craindre beaucoup davantage, parce que si la grâce nous manque, nous manquons aussi à notre devoir étant dépourvus de ce qui est nécessaire à notre garde et à notre conservation.
IV. C'est pourquoi, comme dit le Sage, celui qui est toujours dans la frayeur est heureux (Prov. 28. 14.) : car il est certain que toutes choses sont sujettes à une infinité de vicissitudes ; que l'âme de l'homme est dans une grande instabilité ; et qu'il y a une merveilleuse variété dans les effets de la providence divine. Une nuit pleine de tempêtes et d'orages succède quelquefois au jour le plus calme et le plus serein ; et la plus universelle abondance est quelquefois suivie d'une disette qui est générale. La plus grande joie se change souvent en une extrême tristesse ; et quelquefois la douceur divine se convertit en une très grande amertume lorsqu'à peine on commençait à la goûter. C'est ainsi, comme dit le Sage, que toutes choses passent sous le ciel après le terme qui leur a été prescrit (Eccle.3. l.). Et celui qui avait dit dans le temps de son abondance : Je ne serai jamais ébranlé (Ps. 29. 7.), se trouve réduit à dire aussitôt en gémissant : Vous avez détourné votre visage de moi, et je suis tombé dans le trouble (Ibid 8.). Ce qui nous apprend que nul homme n'est en assurance dans le temps même de sa plus grande force, et qu'à cause de cette incertitude il est nécessaire de s'écrier continuellement vers Dieu : Seigneur, ne m'abandonnez pas, lorsque mes forces me manqueront (Psal. 70. 9.). L'esprit vient et s'en va comme il veut, dit excellemment saint Bernard (1Ser. 17. in Cant. n. 1. ; et il n'est pas aisé de savoir d'où il vient, ni où il va (Joan. 3. 8.). Mais on ne saurait peut-être l'ignorer sans en souffrir du dommage ; et il est certainement très périlleux de ne savoir pas quand il vient, ou quand il se retire. Car lorsqu'on n'observe pas avec beaucoup de vigilance et de soin ces vicissitudes selon lesquelles l'esprit de Dieu nous dispense ses grâces, il arrive qu'on ne le désire point lorsqu'il est absent, et qu'on ne le glorifie point lorsqu'il est présent. En effet comment pourra-t-on chercher, ainsi qu'on le doit, celui qui ne se retire qu'afin qu'on le cherche plus ardemment, si l'on ne sait pas qu'il s'est retiré ? Et comment pourrait-on recevoir, d'une manière digne de sa majesté, celui qui daigne revenir pour nous consoler, si l'on ne sent pas qu'il est de retour ? L'âme donc qui ignore l'éloignement de ce Sauveur est exposée à être séduite ; et celle qui n'observe pas son retour, sera ingrate à la grâce qu'il lui fait de la visiter. Il faut donc veiller à toute heure, parce que nous ne savons pas quand l'Esprit-Saint doit revenir, ou se retirer encore. Cet Esprit-Saint s'en va et revient, et ne cesse point de faire ainsi succéder les unes aux autres ses visites et ses absences dans ceux qui sont spirituels, ou plutôt qu'il a dessein de rendre spirituels et de faire ses nouvelles créatures, en les visitant avec une grande vigilance et se retirant soudainement pour les éprouver. Et voici l'ordre que saint Grégoire nous apprend que tient cet esprit vers les hommes spirituels dans ces admirables vicissitudes de visites et d'absence. Au commencement, dit ce Père (L 24. Mor. c. 7.), Dieu les favorise en leur faisant éprouver une singulière douceur ; ils ont dans le progrès des tentations à combattre ; et à la fin ils reçoivent une parfaite plénitude de grâce. D'abord la douceur qu'ils éprouvent, les console ; ensuite les amertumes et les peines qu'ils souffrent, les exercent ; et enfin cet état élevé où Dieu les comble de douceur et de paix, les fortifie et les confirme. Le Dieu tout-puissant, dit Encore ce Père en un autre endroit (L. 20. Mor. c. 19.), laisse quelquefois pour un temps ceux qu'il aime pour l'éternité. C'est pourquoi Dieu dit à son peuple par un prophète (Isa. 54. 7, 8.) : Je vous ai un peu délaissé pour un moment ; mais je viendrai vous rassembler avec de grandes miséricordes. Je vous ai un peu caché mon visage dans un moment d'indignation : mais j'ai eu pitié de vous par une miséricorde qui doit durer éternellement. Car le Seigneur assiste ses Saints en venant à eux ; il les éprouve en les délaissant. Il les affermit par ses grâces ; il les éprouve par les tribulations.
Voici comme saint Bernard parle encore de ces visites du Verbe éternel (Ser. 32. in Cant. n. 2.) : Il se retire soudainement lorsqu'on pense le retenir, et se présentant de nouveau à celui qui pleure et qui le poursuit, il se laisse posséder, mais non pas retenir, agissant comme s'il s'échappait tout d'un coup des mains de celui qui le possède. Et si l'âme pleine de ferveur persiste à prier et à gémir, il reviendra encore à elle et ne la privera point du fruit de sa prière et de ses désirs ; mais il disparaîtra aussitôt, et elle ne le reverra plus si elle ne recommence à le chercher de toute l'étendue de son désir. L'âme peut donc, pendant qu'elle est dans ce corps, avoir de fréquentes joies de la présence de son Epoux ; mais sa possession et sa joie ne sauraient être complètes, parce qu'elle est dans une vicissitude d'afflictions et de joies par cette vicissitude de délaissements et de visites.
Ainsi Dieu prévient par les bénédictions de la douceur, ceux qui commencent ; et il les prive ensuite de cette douceur, afin de les conduire par cette privation à ce qu'il y a de plus solide et de plus parfait par diverses amertumes et diverses afflictions. Or toutes ces duretés et ces amertumes que l'âme fidèle souffre par la conduite ou la permission de Dieu, ont accoutumé d'être appelées des délaissements ou des désolations, dont il faut que nous traitions séparément pour une plus grande clarté, quoiqu'on puisse en être déjà instruit par ce que nous venons de dire des consolations qui leur sont opposées.
V. Il Faut premièrement observer qu'il y a deux sortes de désolations, l'une qui n'est que dans les sens, l'autre qui est dans l'âme. La première ne passe point la partie inférieure. L'autre se fait tellement sentir, qu'elle se répand dans la volonté et l'abat, et accable de telle sorte, qu'elle ne saurait plus s'appliquer aux exercices de la vie spirituelle qu'avec répugnance et qu'avec une très grande difficulté. La première n'est autre chose qu'un ennui, qu'une angoisse, qu'une maladie de la partie inférieure, qui l'empêche de recevoir aucune joie et aucune consolation sensible de toutes les choses spirituelles. La deuxième est un obscurcissement de l'esprit, une langueur et une maladie de la volonté qui tourmente l'âme si terriblement, que sa peine paraît semblable à celle de l'enfer. La désolation qui est seulement dans les sens et dans la partie inférieure, peut venir de Dieu et du démon ; et les effets qui en arrivent montrent de quel principe elle vient. Elle peut aussi procéder de la nature, laquelle se recherchant en toutes choses, s'afflige, et a de la répugnance aux uvres saintes quand elle n'y trouve pas de la consolation, à cause qu'elle cherche toujours de fausses joies dans les créatures
Lorsque cette désolation procède du démon, l'homme en devient impatient, tiède, inconstant, plein de défiance et de désespoir. Quand il entend parler de la croix, de la patience, de l'humilité, il en montre de l'ennui et de l'aversion ; et quittant la vertu qu'il avait embrassée, il se tourne vers les folles consolations du monde et de la chair. Mais lorsque cette désolation procède véritablement de Dieu, elle ne fait point que l'on se tourne vers les créatures, ni qu'on y cherche aucune consolation. Elle ne fait sentir aucune obscurité, ni aucune répugnance à la vertu ; mais elle fait persévérer dans les bonnes oeuvres en tenant l'âme attachée à Dieu ; en sorte que plus la désolation sensible est grande, plus la complexion spirituelle s'augmente : et l'on a d'autant plus de joie, que l'on sert Dieu seulement pour lui sans aucune consolation qui soit sensible, et sans se proposer d'autre joie que celle de l'éternité. Tout ainsi qu'un malade à qui toute sorte de nourriture est à dégoût, s'il croyait son estomac qui se soulève à la seule vue de quoi que ce soit qu'on lui puisse offrir à manger, il ne prendrait aucun aliment, mais il se force à manger nonobstant sa répugnance, à cause qu'il sait qu'on ne saurait vivre sans se nourrir : de même celui qui se trouve dans la désolation dont nous parlons, ne laisse pas de s'appliquer aux exercices de la vie spirituelle, quoique avec tristesse et difficulté, n'y étant attiré par aucune douceur sensible, mais étant seulement convaincu de la nécessité où l'on est de les pratiquer.
VI. Il faut observer en second lieu que la désolation sensible, quand elle est seule et qu'elle ne va point jusqu'à l'âme, est facilement supportée par les hommes vertueux et spirituels, principalement quand ils ont appris par expérience, que la joie sensible n'est ôtée que pour un temps, mais est redonnée plus abondamment lorsqu'en supportant sa privation avec une âme élevée au-dessus de tout ce qui est sensible et passager, on acquiesce courageusement au bon plaisir de Dieu.
Il y a plusieurs causes de cette vicissitude de désolation et de joie. Car Dieu donne à l'homme de la consolation, afin qu'il ne tombe point dans le découragement et la défaillance ; et le laisse tomber dans la désolation pour un temps, afin qu'il ne devienne point présomptueux et superbe. La consolation excite l'espérance ; la désolation réprime l'audace. L'une relève les courages abattus ; l'autre produit et entretient l'humilité. Mais soit que l'on sente la douceur de la grâce, soit qu'on ne la sente pas, ces divers états contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu. Car Dieu donne cette douceur à qui il veut et quand il veut, et la retire aussi dans le temps où il est utile qu'il le fasse, afin que la grandeur des consolations n'élève point ; afin qu'on ne les possède point comme un bien auquel on aurait droit ; afin que l'on sache que ce don n'est point de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (Rom. 9. 16.) ; afin que l'on ait une plus profonde connaissance de soi-même ; afin que l'on craigne sa propre fragilité ; afin que l'on demeure toujours humble ; afin que l'on conserve plus soigneusement la grâce qu'on a reçue ; afin que l'on cherche plus ardemment la grâce que l'on a perdue ; afin que l'on apprenne à compatir aux peines des autres ; afin que l'on satisfasse pour ses péchés par l'exercice de la patience ; afin que la chair, qui ne pourrait soutenir longtemps les douceurs de l'esprit, soit traitée selon ses forces ; afin qu'on ne porte point trop ses affections vers les dons et les grâces sensibles de Dieu ; afin qu'on le serve pour lui-même, et qu'on ne soit point comme ces amis intéressés qui se joignent à leurs amis dans le temps de la prospérité, et qui s'en éloignent dans les jours de l'adversité (Eccli. 6. 10.) ; afin que la vertu soit éprouvée, selon cette parole que l'ange dit à Tobie (Tob. 12. 13.) : A cause que vous avez été agréable à Dieu, il a été nécessaire que la tentation vous éprouvât ; afin qu'on juge et qu'on reconnaisse, par la peine qu'on a de souffrir les désolations de cette vie, quel mal et quelle amertume ce doit être d'être éternellement séparé de Dieu.
Mais si nous en croyons saint Bernard, l'orgueil est la principale cause de ce que Dieu soustrait ainsi ses grâces et ses consolations. Ce n'est pas sans raison, dit-il (Ser. 54. in Cant. n. 8.), que je me trouve contre ma coutume dans une langueur, dans un appesantissement, et une espèce de stupidité, d'inutilité et d'inaction d'esprit. Je courai avec vigueur, mais j'ai rencontré une pierre d'achoppement en mon chemin contre laquelle j'ai heurté, et qui m'a fait tomber. Il s'est trouvé de l'orgueil en moi, et le Seigneur s'est détourné de son serviteur dans sa colère. C'est de là que vient cette stérilité de mon âme, et ce manquement de dévotion que je souffre. Comment mon coeur s'est-il ainsi séché ? Comment est-il devenu tout matériel, et comme une terre sans eau ? Je ne puis être touché de componction jusqu'à verser des larmes, tant la dureté de mon coeur est grande. Je ne trouve plus de goût à la psalmodie. Je ne saurais m'appliquer à lire. Je ne me plais point à prier. Je ne me trouve plus disposé à faire mes méditations ordinaires. Où est ce saint enivrement d'esprit, où est cette sérénité d'âme, cette paix et cette joie que l'on possède dans le Saint-Esprit ? L'état où je suis me rend paresseux à l'ouvrage des mains, assoupi dans les temps des veilles, prompt à la colère, opiniâtre dans mes aversions, plus indulgent à ma langue et à ma bouche, moins animé et plus lâche dans l'exercice de la prédication. Hélas! le Seigneur visite toutes les montagnes qui sont autour de moi, et il n'y a que moi dont il ne s'approche point. Et un peu après ce discours, il conclut qu'il faut entièrement attribuer à l'orgueil cette privation des grâces de Dieu. Ne doutez point, dit-il (N. 10.), que l'orgueil n'en soit la cause, encore même que cela ne vous paraisse pas, et que vous ne vous trouviez coupable de rien. Car Dieu connaît en vous ce que vous n'y connaissez pas, et il est lui-même votre juge. Celui qui donne sa grâce aux humbles (Jac. 4. 6.), ôtera-t-il à une personne vraiment humble la grâce qu'il lui a donnée ? La privation de la grâce est donc une preuve de notre orgueil, quoiqu'à la vérité il arrive quelquefois que Dieu la soustrait ou la retire, non pour un orgueil que l'on ait déjà, mais à cause de celui que l'on aurait s'il ne la retirait pas. Vous avez un évident témoignage de cette vérité dans la personne de l'Apôtre, lorsqu'il souffrait, malgré lui, les aiguillons de sa chair, non qu'il fût alors élevé par aucun sentiment de présomption, mais de peur qu'il ne s'élevât. Cependant, que l'orgueil soit présent, ou qu'il ne le soit pas encore, il est toujours néanmoins la cause de ce que Dieu nous ôte sa grâce. Saint Bernard n'exclut pas les autres causes de cette privation ; mais il représente celle-là comme la principale. Et celle qui la suit et qui est la plus considérable après celle-là, est d'éprouver l'âme et de la purifier de tout attachement à soi-même et ses propres intérêts ; afin qu'étant détachée de toutes sortes de délices, même les plus spirituelles, elle soit disposée à s'unir à Dieu très intimement.
VII. Cette purification se fait par des moyens admirables, mais extrêmement affligeants ; car on est privé, dans la partie inférieure, de toute consolation sensible. Les larmes de la dévotion tarissent entièrement. Les sources des grâces semblent tout à fait séchées. L'été se change en un affreux hiver ; et celui qui était désaltéré par une abondance de délices, est rempli d'amertume, ayant sujet de dire avec Tobie (Tob. 5. 12.) : Quelle joie pourrai-je avoir à l'avenir, puisque je suis arrêté dans les ténèbres, et que je ne vois point la lumière du ciel ? Et avec Isaïe (Isa. 15. 6.) : Les herbes sont séchées. Ce qui germait est mort, et il n'y a plus aucune verdeur. Quelquefois même on est dépouillé de toutes les commodités de la terre, on est abandonné de ses amis ; on est en la bouche de tout le monde comme un homme séduit par des illusions ; on est méprisé comme un fou ; on est diffamé de tous côtés ; on est saisi des plus graves maladies ; on tourmenté par les démons ; et de quelque côté qu'on se tourne il ne se présente que des afflictions, des moqueries, des persécutions, et diverses images de la mort.
Et en la partie supérieure, l'âme est obscurcie par de très épaisses ténèbres, la volonté languit ne trouvant de consolation nulle part ni en Dieu ni dans les créatures. Tous les sentiments d'amour sont refroidis et nome éteints ; et, ce qui est plus fâcheux et plus accablant, on est tellement pressé de toutes sortes de tentations, que souvent on s'imagine avoir donné consentement à la défiance, aux blasphèmes et au désepoir. Ceux qui ont éprouvé cet horrible tourment, le comparent aux peines de l'enfer. Nous en avons un merveilleux exemple dans la vie de sainte Angèle de Folligny. Elle aurait mieux aimé souffrir tous les genres de martyres qu'une semblable désolation, comme elle l'a écrit elle-même. Sainte Madelaine de Pazzi (Cap. 2.) fut éprouvée par le feu d'une semblable tribulation durant cinq années. Elle fut dans la sécheresse ; elle fut désolée, abandonnée de tout le monde, tourmentée par les démons, affligée de tentations de blasphèmes, et quasi même destituée de l'usage de la raison. J'omets d'autres exemples pour venir aux remèdes de cette peine qui est si extrême.
Le premier est d'examiner très exactement qu'elle est la cause de cette désolation. Car si elle procède de notre faute et de notre négligence, on doit expier son péché par la pénitence et corriger tous ses manquements. Si elle vient de la malice et des embûches de Satan, il faut résister à cet ennemi. Si elle vient de la disposition de Dieu, il faut supporter courageusement ses corrections et ses avertissements, et attendre avec une forte patience qu'il nous fasse la grâce de dissiper nos ténèbres, et de répandre dans notre coeur ses bénédictions douces et fécondes. Et surtout il faut reconnaître par une humble confession, que nul homme n'a de soi-même que des vices et des défauts. C'est pourquoi il est très important d'attendre patiemment les assistances de Dieu dont on a besoin pour sou salut ; et il ne faut point abandonner l'amour et l'exercice de l'oraison, ni rien diminuer du temps qu'on y doit employer ; mais il le faut plutôt prolonger à l'exemple de Notre-Seigneur, que l'Evangile nous témoigne avoir redoublé ses prières durant sa plus extrême peine. Et tout de même qu'il ne demanda point à son Père d'être délivré de la croix, mais plutôt qu'il accomplit sa volonté, ainsi, dans toutes nos angoisses et tous nos accablements, nous devons nous offrir et nous soumettre au bon plaisir de Dieu, et même lui en rendre grâces, en lui disant à l'exemple du saint homme Job (Job. 1. 2 l.) : Le Seigneur m'avait donné ces biens ; le même Seigneur me les a ôtés. Il est arrivé comme il a plu au Seigneur; que le nom du Seigneur soit béni.
Il Faut en second lieu se représenter que Dieu nous envoie les désolations, ou qu'il permet qu'elles nous arrivent pour la même utilité et le même avantage qu'un homme vraiment vertueux demande les consolations, savoir afin que l'âme en soit éclairée, et qu'elle obtienne par ce moyen une plus ample connaissance des choses divines, et aussi l'humilité, la force, le courage et une charité pleine d'ardeur.
Il ne faut pas omettre dans le temps de la désolation ses exercices accoutumés, ni changer les choses qui ont été résolues et établies dans un autre temps. Car l'âme qui est malade ne saurait en cet état se bien conduire et se bien secourir elle-même.
Enfin l'on doit être très persuadé que les désolations sont des bienfaits singuliers de la Providence divine, des épreuves de la solide vertu, des témoignages d'un très grand amour de Dieu vers nous, qu'on ne saurait recevoir et dont on ne saurait faire usage comme on le doit que par une grande foi.
C'est pourquoi il est très nécessaire de conserver la paix et le repos du coeur parmi toutes sortes de tribulations. Car le juste, comme dit un Prophète, et comme nous le confirme l'Apôtre, vivra de la foi (Habac 2. 4. & Rom. 1. 17.). La vie du juste est une vie spirituelle qui est née de la foi comme de son principe naturel et nécessaire, et qui doit être conduite, conservée et fortifiée par ce même principe. Or la foi nous enseigne que les justes sont éprouvés par les afflictions, ainsi que l'or par le feu ; que ces afflictions, ainsi que parle l'Apôtre (2. Cor. 4. 17.), ne sont que des moments extrêmement courts et légers qui ne laissent pas de produire en nous le mérite éternel d'une immense et incomparable gloire ; que Dieu est avec nous dans toutes nos afflictions ; que toutes choses arrivent par la souveraine disposition de sa volonté ; et qu'enfin la tristesse passagère se change en une joie permanente, selon ce témoignage du Prophète Roi (Ps. 90. 15, 16.) : Je serai avec lui lorsqu'il sera dans l'affliction ; je l'en tirerai ; je le remplirai de gloire, et lui ferai part du salut que je destine à mes Saints. Saint Bernard explique en ces termes ces paroles du Prophète : Je suis avec lui dans l'affliction, dit le Seigneur (Ser. 17 in hunc Ps.). Dois-je donc chercher en cette vie autre chose que l'affliction ? Il m'est bon de m'attacher à Dieu, et de m'y attacher de telle sorte que je mette en lui toute mon espérance, puisqu'il a dit qu'il me délivrera de mes peines, et qu'il me fera participer à sa gloire. Il m'est donc, Seigneur, plus avantageux d'être dans l'affliction, pourvu que vous soyez toujours avec moi, que de régner sans vous, que d'être dans les plus grandes joies sans vous, que de jouir même de la gloire sans vous. Il m'est sans doute, Seigneur, beaucoup plus avantageux de vous embrasser plus étroitement dans l'affliction, et de vous avoir avec moi dans les maux qui m'éprouvent et me purifient, que d'être sans vous dans le ciel.