Des visions qui arrivent durant le sommeil. Combien il y a d'espèces de songes, et quelles en sont les causes. Pourquoi il arrive plus d'apparitions quand on dort que quand on veille. Quels sont les songes qui viennent de Dieu. Comment on les doit discerner de ceux qui viennent des démons et de le nature.
I. Nous nous sommes servis au chapitre précédent de l'autorité des personnes plus célèbres pour expliquer les visions qui se forment dans l'imagination d'un homme qui veille et qui est dans son bon sens, ou qui arrivent pendant que l'âme est séparée des sens par une extase : Il est besoin maintenant d'employer la même autorité pour expliquer les visions qui arrivent quelquefois pendant le sommeil et les songes. Or il y a plusieurs espèces de songes. Ils ont plusieurs causes, et ils ne sont pas tous de même nature. On sait qu'il y en a plusieurs qui sont vains, faux et frivoles, dont la parole de Dieu condamne l'observation ; plusieurs qui viennent de causes naturelles ; d'autres produits par les artifices des démons ; d'autres envoyés de Dieu. Tertullien a bien traité ce sujet. Epicure, dit-il (L. 4. de animâ. c. 46.), a jugé que les songes étaient entièrement vains, voulant que Dieu ne fût occupé de rien, renversant l'ordre des choses, et les réduisant à un état purement passif, comme simplement exposées aux événements et au hasard. Cet auteur réfute l'opinion d'Epicure en rapportant l'histoire de quelques-uns des plus remarquables songes des Payens, dans lesquels des choses cachées et fuutures ont été révélées. Et il dit ensuite (Cap. 2. 47.) : Nous sommes certains que les démons sont souvent auteurs de songes, quoique véritables et agréables : Combien le sont-ils plutôt des songes qui sont vains, frivoles, propres à troubler et mêlés d'illusions et d'impureté ? Mais Dieu est aussi auteur de quelques songes, puisque nous voyons qu'il a promis de répandre la grâce du Saint-Esprit sur toute chair, et que ses serviteurs et servantes prophétiseraient et auraient des songes. Il faut attribuer ces songes à Dieu s'ils sont convenables à la sainteté de sa grâce ; s'ils sont honnêtes, saints, prophétiques, édifiants ; s'ils révèlent des vérités cachées, s'ils nous signifient les choses auxquelles Dieu veut nous appeler. Il arrive quelquefois que Dieu par cette même bonté avec laquelle il fait tomber les pluies et luire le soleil sur les justes et sur les injustes, répand aussi ses grâces et ses lumières par cette voie sur les hommes profanes. Le roi Nabuchodonosor eut un songe qui lui fut envoyé de Dieu, et beaucoup d'hommes connaissent Dieu par des visions. Comme donc Dieu daigne faire du bien même aux Payens par cette voie des songes, le malin esprit tente les Saints au contraire par la même voie, tachant de s'insinuer dans leur âme au moins pendant qu'ils dorment, s'il ne le peut pendant qu'ils veillent. Il y a une troisième espèce de songes que l'âme semble se causer à elle-même. Voilà ce que dit Tertullien, et encore beaucoup d'autres choses. Et saint Grégoire le Grand lui est conforme en distinguant plus clairement cette matière. Il arrive des songes, dit-il (Lib. 4. Dial. c. 48. et 1. 8. Mor. c. 13.), par six différentes causes. Quelquefois de ce qu'on a l'estomac trop plein ou trop vide ; quelquefois des illusions ; quelquefois des pensées et des illusions tout ensemble ; quelquefois des révélations ; quelquefois des pensées et des révélations conjointement. Les songes des deux premières causes arrivent à tout le monde ; et nous trouvons dans l'Ecriture sainte des exemples de ceux qui arrivent par les quatre autres causes. Car si les songes n'arrivaient souvent par les illusions que produit en nous notre ennemi en se cachant, le Sage ne dirait pas : Les songes en ont fait tomber plusieurs dans l'erreur (Eccle. 34. 7.), et ceux qui y ont espéré, sont déchus de leur espérance ; et Dieu ne dirait pas dans sa parole : Vous n'aurez point recours aux augures, et vous n'observerez point les songes (Levit. 19. 26.) Si aussi les songes ne procédaient pas tout ensemble de l'illusion et de la pensée, le Sage n'aurait pas dit : Les songes sont suivis de beaucoup de soins et d'inquiétudes (Eccle. 5. 2.). Et si les songes n'arrivaient pas quelquefois pour faire recevoir des révélations mystérieuses, le patriarche Joseph n'aurait pas vu en songe qu'il devait être proféré à ses frères, et le saint époux de Marie n'aurait pas été averti par un Ange dans un songe de se retirer avec le saint enfant Jésus en Égypte. Et enfin si les songes n'arrivaient pas conjointement de la révélation et de la pensée, le prophète Daniel n'aurait pas expliquer à Nabuchodonosor sa vision en commençant par l'exposition de sa pensée en ces termes : Vous vous êtes occupé dans votre lit de ce qui devait arriver (Dan. 2. 29.).
Les Théologiens de l'École reconnaissent après saint Thomas (2. 2. q. 95. art. 6.) les mêmes causes et les mêmes espèces de songes, mais avec une méthode plus claire. Car ils enseignent qu'il y a deux causes de songes, l'une intérieure et l'autre extérieure. L'intérieure est de deux sortes, l'une qu'ils appellent animale qui est lorsqu'il se présente à l'imagination durant le sommeil des images conformes aux pensées et aux affections dont ou a accoutumé d'être occupé pendant que l'on veille. Ainsi ceux qui aiment, font des songes de leurs amours : ceux qui sont sujets à la crainte, sont agités en dormant de divers fantômes qui les épouvantent. Ainsi les chasseurs font des songes de campagnes, de chiens, de bêtes poursuivies à la chasse ; lés pêcheurs font des songes de filets, de rivières, d'étangs, de poissons ; les gens de guerre font des songes d'armes, de combats, d'effusion de sang.
L'autre cause intérieure des songes est appelée corporelle, et c'est lorsqu'il arrive dans l'imagination des mouvements et des effets conformes à la disposition intérieure du corps. Pour cette raison les sanguins font des songes de jardins, de banquets, de champs ; les flegmatiques de pluies, de lacs, de rivières, de navigations, de naufrages, de chutes dans l'eau ; les colères de querelles, de gens qui se battent, d'incendies ; les mélancoliques de ténèbres, de spectres, de funérailles, de visions horribles. Et il faut rapporter à cela ce que les maîtres de la médecine Hippocrate et Galion ont écrit des songes et des présages qu'on en peut tirer.
La cause extérieure des songes, selon les Docteurs de l'École, est encore de deux sortes ; l'une corporelle, l'autre spirituelle. L'une vient de l'air dont on est environné, ou de l'impression des corps célestes ; l'autre de Dieu ou des démons, nul ne doutant que l'imagination d'une personne qui dort ne puisse recevoir des impressions de ces esprits aussi bien que de Dieu.
Nous ne devons traiter ici que de la seule cause spirituelle des songes, savoir de ceux qui peuvent venir ou de Dieu ou des démons, et nous n'avons donné une notion des autres causes que pour faire mieux entendre celle-là, et pour faire discerner les causes naturelles des divines, et ce qui vient de Dieu de ce qui vient des démons dans les songes.
II. Epicure et ses sectateurs enseignant par une impiété que les Payens mêmes ont détestée, que Dieu n'avait aucune occupation, et n'en donnait aucune aux hommes, assuraient que Dieu n'était jamais auteur d'aucun songe. D'autres philosophes, quoiqu'ils reconnussent que le monde était gouverné par la providence de Dieu, croyaient néanmoins que les songes ne venaient pas de lui, mais des démons, comme si ç'avait été une chose indigne de la majesté divine de causer des songes à des hommes qui étant éveillés ou les méprisaient, ou ne les entendaient pas, ou les oubliaient.
Mais l'autorité de l'Écriture nous donne une entière assurance que Dieu envoie des songes tant à des gens de bien qu'à des méchants qui sont non-seulement véritables et certains, mais encore pleins de mystères. Et même plusieurs d'entre les sages Payens ont reconnu cette vérité, dont il n'est pas de notre sujet de rapporter les témoignages. Il suffit d'en alléguer de la parole de Dieu. Vous me persécuterez par des songes horribles, et vous m'effraierez par d'affreuses visions, dit Job (Job. 7. 14. ) ; et il dit encore (Ibid. 33. 15.) : Dans le temps des songes, par une vison de nuit, quand le sommeil sur les hommes et qu'ils dorment dans leurs lits, alors Dieu ouvre leurs oreilles, et les enseignant il les instruit par sa discipline. Nous lisons encore dans l'Écriture sainte que Saül consulta le Seigneur, et qu'il ne lui répondit ni par les songes, ni par les prêtres, ni par les Prophètes (1. Reg. 28. 6.). Dieu même parle ainsi de ce sujet à Aaron et à Marie sa sur : S'il y a parmi vous quelque prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision, et je lui parlerai par des songes (Num.12. 6.). Enfin le prophète Joël prévoyant et prédisant la grâce du nouveau Testament, parle en ces termes : Leurs fils et leurs filles prophétiseront, leurs vieillards feront des songes, et leurs jeunes gens auront des visions (Joël. 2. 28.). Il y a dans l'Ecriture assez d'exemples de ces songes envoyés de Dieu. Il avertit par un songe Abimélec, roi de Gerare, de ne toucher pas la femme d'Abraham (Gen. 20.). Il fit voir à Jacob dans un songe une échelle mystique, et les anges qui montaient et descendaient par cette échelle (Ibid. 28.). Il apparut à Laban dans un songe, en lui commandant de ne point traiter durement Jacob (Ibid. 31.). Chacun sait les songes de Joseph qui furent des présages du pouvoir où il devait être, et qui furent l'occasion de l'envie et de la haine de ses frères (Ibid. 37.). On voit dans la même Écriture les songes de pharaon qui signifièrent la stérilité de sept années, et que Joseph interpréta par la lumière de l'esprit de Dieu (Ibid. 41.), Ce fut dans un songe que Dieu promit à Salomon de lui donner de la sagesse, des richesses et de la gloire par-dessus tous les autres rois (3. Reg. 3.). Nous voyons dans le livre de Daniel le songe de Nabuchodonosor (Dan. 2 et 7.) et un autre songe du même Prophète qui lui désigna les quatre monarchies, Judas Macchabée vit en songe le Prophète Jérémie qui lui donna une épée d'or pour s'en servir à défaire les ennemis des Israélites (2. Mac. 15.). Un Ange apparut durant le sommeil à saint Joseph époux de la sainte Vierge pour lui ôter la crainte qu'il avait de demeurer avec elle (Mat. 2.) ; et ce fut. encore dans le sommeil que l'Ange l'avertit de se retirer en Égypte avec l'enfant Jésus, et de revenir dans la Judée après la mort d'Hérode. Ce fut encore dans le sommeil que les : Mages furent avertis de ne point retourner vers le même Hérode (Ibid.) Il n'est donc permis à personne de douter que Dieu n'envoie des songes aux hommes, quelquefois intelligibles et clairs, quelquefois obscurs et remplis d'énigmes, mais toujours vrais. Ou Dieu élève l'âme par ces songes à quelque connaissance surnaturelle, ou il instruit de ce qu'on doit faire, ou il avertit de ce qui doit arriver, en imprimant dans l'imagination les formes et les ressemblances des choses soit immédiatement par lui-même, soit par le ministère des Anges.
Satan a aussi ses prophètes et ceux à qui il communique ses songes. Il remue leur imagination et y représente beaucoup de choses. Il révèle quelquefois des choses cachées, remplissant l'âme de superstitions qui l'affligent, et la trompant par de pernicieuses illusions. La raison de ce pouvoir des malins esprits est, selon saint Thomas, qu'ils connaissent par leur naturelle pénétration des choses éloignées de la connaissance des hommes, lesquelles ils peuvent leur révéler. Car une intelligence d'un ordre supérieur peut sans doute connaître des choses qui sont ignorées par une intelligence d'un ordre inférieur. Or non-seulement l'intelligence de Dieu, mais l'intelligence même des Anges soit bons, soit mauvais, est supérieure à l'entendement de l'homme. D'où il arrive que quelquefois les démons découvrent aux hommes des choses cachées, non pas en éclairant leur entendement, mais en remuant leur imagination ; non pas en prédisant l'avenir, ce qui n'est propre qu'à Dieu, mais en montrant des effets naturels qui doivent nécessairement venir de certaines causes, avant qu'ils arrivent. Ils peuvent aussi découvrir dans des songes ce qu'ils feront après. Et c'était par ces sortes de songes que les démons qui faisaient leur demeure dans le temple d'Esculape, avaient accoutumé de tromper les malades qui s'attendaient d'y recevoir par ces sortes de songes la révélation des remèdes qui les devaient rétablir en santé.
III. Or il y a diverses causes pour lesquelles il arrive plus d'apparitions et de visions quand on dort que lorsque l'on veille. Car durant que l'on veille, l'âme a accoutumé d'être occupée et partagée par divers soins et diverses pensées. Ainsi elle est retirée hors d'elle-même, et agitée de divers mouvements qui la troublent et qui l'empêchent de voir et de discerner ce qui est bon et ce qui est juste. Mais dans le sommeil on est dégagé de tous les soins et de toutes les interruptions ; on a l'esprit présent et attentif, et on reçoit facilement tout ce qui s'offre aux puissances intérieures, et on en juge sainement. De plus quand on veille, on a accoutumé d'examiner et de peser par le raisonnement tout ce qui se présente à l'esprit ou à l'imagination, et de rejeter tout ce qui semble n'être pas conforme à la raison. Mais dans le sommeil on reçoit plutôt l'impression et l'action d'une cause étrangère qu'on n'agit soi-même ; et on est plus prompt et plus propre à recevoir les opérations divines en croyant simplement, sans examiner les raisons qu'on a de croire. Il faut joindre à cela le silence de la nuit, le repos des sens extérieurs, et la tranquille cessation de toutes les choses qui peuvent divertir et relâcher l'attention de l'esprit. Ce qui fait que les objets qui se présentent durant ce repos font une plus forte impression sur l'esprit et s'y attachent beaucoup davantage. Et parce que les images qui sont envoyées de Dieu durant le sommeil ont toujours la vertu de signifier quelque chose, on est plus efficacement instruit de ce qu'elles signifient durant qu'on est dans la tranquillité du sommeil et que tous les empêchements extérieurs sont éloignés, encore qu'une personne qui dort ne puisse pas discerner comment elle a vu et entendu les choses. Lorsque dans le sommeil ou dans l'extase, dit saint Augustin (l. 12. de Gen. ad lit. c. 2.), on voit les images de quelques corps, on ne les discerne pas tout à fait des corps mêmes, sinon lorsqu'étant réveillé et rentrant dans l'usage des sens, on reconnaît qu'on a eu ces images sans les avoir reçues par les sens du corps. Car qui ne sent bien aussitôt qu'il est réveillé, que les visions qu'on a eues n'ont été qu'imaginées, quoiqu'on ne fût pas capable en les voyant durant le sommeil, de les discerner des vrais corps que l'on voit pendant qu'on est éveillé ?
Ce même Père parlant de l'extase raconte qu'il avait ouï dire à un paysan qui était chrétien, que sachant qu'il était éveillé il voyait quelque chose sans que ce fût par le ministère de ses yeux. Mon âme, disait-il, voyait cet homme sans que mes yeux le vissent. Il ne savait pas néanmoins, dit saint Augustin, si c'était un corps ou seulement l'image d'un corps, car il n'était pas capable de faire ce discernement.
Or il est certain qu'on ne voit point les corps durant le sommeil, mais seulement leurs images, quoiqu'on leur donne le nom des corps mêmes. Car on a accoutumé de dire quand on raconte ses songes et ce qu'on y a vu : J'ai vu une montagne, j'ai vu une rivière, j'ai vu trois hommes, en donnant aux images le nom des choses qu'elles ont représentées ; parce que nous sommes à l'égard des choses qui se présentent à nous pendant le sommeil comme si nous les voyions étant éveillés, et que les sens extérieurs fissent leurs fonctions ordinaires.
Les songes sont quelquefois clairs comme le furent ceux d'Abimélech, de Laban, de saint Joseph, époux de la sainte Vierge, et des trois Mages. Ils sont quelquefois obscurs et embarrassés, comme le furent les songes de Pharaon, de Nabuchodonosor et de Daniel.
Quant aux songes produits par les démons, on n'a pas sujet de s'étonner qu'ils soient énigmatiques et ambigus. Car comme ces esprits n'ont pas une connaissance certaine de l'avenir, s'ils excitent quelque mouvement dans l'imagination, ou s'ils révèlent quelque chose de caché, ils ont accoutumé de l'envelopper de paroles embarrassées et de choses obscures qui se peuvent prendre en des sens divers et même contraires, afin que si l'événement ne se rapporte point au songe et à la révélation, on l'attribue à l'ignorance de l'interprète. Mais les songes qui ont Dieu pour auteur ne sont difficiles ou obscurs que parce que les choses qui sont manifestées dans ces songes sont trop relevées, ou parce qu'on n'en doit demander l'explication qu'à Dieu ou à de saints hommes, ou parce que Dieu veut en tenir l'intelligence cachée jusqu'à ce qu'on en reconnaisse la vérité par l'événement. Car, comme dit fort bien Tertullien (De animâ. c. 57.), ces songes ne sont pas vrais à cause qu'on en voit clairement la vérité, mais à cause qu'ils s'accomplissent. Il faut reconnaître la fidélité des songes, ajoute cet auteur, par leur effet, et non par la clarté avec laquelle on voit ce qu'ils contiennent. C'est, comme dit saint Chrpsostôme (Hom. 29. in 1. ad Cor. paulo post init.), ainsi que la Prophétie qui ne fait pas connaître combien elle est véritable dans le temps qu'on la dit, mais dans le temps qu'on voit arriver ce qu'elle annonce.
IV. Parce que les songes ont diverses causes intérieures et extérieures, et que la plupart arrivent fortuitement par l'agitation diverse, inégale et confuse des esprits animaux et des espèces sensibles, laquelle se fait dans la capacité du cerveau, c'est avec beaucoup de sujet que l'Écriture sainte nous commande de n'y avoir aucun égard, et reprend sévèrement ceux qui les observent et qui en tirent des conjectures et des arguments de l'avenir. Vous n'aurez point recours aux augures, et vous n'observerez point les songes. Il ne se trouvera personne parmi vous qui observe les songes dit le Seigneur dans le Lévitique (Levit. 19. 26.) et dans le Deutéronome (Deut. 18. 10.). Les songes, dit le Sage (Eccle. 5. 2.), sont suivis de beaucoup de soins et d'inquiétudes. Et voici comme il en parle encore : Ceux qui manquent de prudence et de sagesse élèvent les songes. Celui qui fait attention à des visions fausses, est comme celui qui veut embrasser une ombre, et qui poursuit le vent (Eccli. 34. 1 et 2.). Les prédictions d'erreur et les songes des méchants ne sont que vanité. N'appliquez point votre coeur aux songes, si ce n'est une visite envoyée du Très-Haut. Car les songes en font tomber plusieurs dans l'erreur (Ibid. v. 5, 6 et 7.). Il faut aussi observer que les songes envoyés de Dieu, principalement ceux qui prédisent l'avenir, sont très rares, et n'ont accoutumé d'être envoyés que pour quelque grand sujet qui regarde l'utilité publique ; et leur signification dépendent seulement du dessein et de la volonté de Dieu, c'est par lui seulement qu'on la peut connaître. Car, comme enseigne l'Apôtre, nul ne connaît ce qui est de Dieu que l'esprit de Dieu (1. Cor. 2. 11.). C'est lui qui révèle ce qui est profond et caché, et qui connaît les choses enveloppées de ténèbres ; et la lumière est avec lui (Dan. 2. 22.). Saint Grégoire de Nysse a écrit diverses choses des songes. Chacun, dit ce Père (De opif. hom. c. 13.), ayant par la nature également et sans distinction, la puissance d'imaginer pendant le sommeil, il y a peu d'hommes qui aient véritablement des visions de la part de Dieu dans leurs songes. C'est pourquoi l'abbé Antiochos (Hom. 84.) montre qu'il ne faut pas croire aux songes facilement, quoiqu'il se puisse faire que nous recevions des visions de la part de Dieu, si l'on n'a la grâce du discernement des esprits qui doit être une interprète assurée des visions. Le scoliaste de saint Jean Climaque (Ad. Grad. 15. schol. 39.), conformément à cela, dit qu'il faut apporter une grande prudence en ce qui regarde les choses qui arrivent durant le sommeil, et qu'il faut plutôt les négliger tout à fait que d'y avoir beaucoup d'égard, à cause que les raisons en sont peut constantes et peu assurées, et qu'il y a peu de personnes capables d'en faire le discernement. Il n'y a que ceux à qui Dieu a donné la grâce du discernement des esprits dont nous parlons, qui le puissent. Il y a néanmoins quelques signes ou quelques règles que l'on tire des songes mêmes qui peuvent servir à un homme sage et expérimenté pour conjecturer facilement de quelle cause proviennent ces songes, et comment on doit discerner les vrais des faux, et les bons des mauvais.
1. Parmi les songes qui arrivent naturellement, il y en a qui viennent purement par hasard et qui ne signifient quoi que ce soit, et n'ont aucun rapport avec ce qui est dans l'avenir, et il les faut tout à fait rejeter et mépriser. Il y en a d'autres qui montrent l'état, la disposition et le tempérament de celui qui songe ; et les médecins ont accoutumé d'en conjecturer les causes des maladies. Mais il n'y en a point qui présagent naturellement les choses fortuites de l'avenir.
2. Il est évident que c'est du démon ou de la nature que viennent les songes qui suggèrent des choses inutiles, superstitieuses et vaines ; qui représentent des choses affreuses ou déshonnêtes, ou qui provoquent au mal en quelque manière que ce soit ; qui découvrent des choses cachées dont la connaissance ne saurait être que pour la seule curiosité, ou pour une vaine ostentation de science ; qui prédisent un avenir dont on reconnaît dans la suite la fausseté par l'événement.
3. S'il arrive des songes confus, turbulents, ridicules, monstrueux, et qui se dissipent et qui se réduisent aussitôt à rien, ils ne viennent point de Dieu ; car il fait toutes choses avec nombre, poids et mesure ; et il n'y a rien de désordonné ou d'inutile dans ses oeuvres. Quand il envoie des songes, c'est afin qu'ils soient des signes de quelque chose qu'il veut manifester par ce moyen. C'est pourquoi ils ont toujours quelque signification.
4. Les choses mêmes qui sont montrées par les songes témoignent s'ils sont de Dieu, lorsqu'elles sont du genre de celles qui ne peuvent être révélées que par lui, comme sont les secrets des coeurs, les pensées, les mystères de la foi, l'avenir incertain qui dépend de la volonté des hommes, et enfin toutes les choses qui passent leur connaissance ; Dieu a aussi accoutumé, lorsqu'il envoie des songes, d'éclairer l'âme par une lumière merveilleuse, et de dissiper la volonté de telle sorte que l'on s'y attache fermement, et que l'on se tient entièrement assuré qu'ils viennent de Dieu, et qu'on ne les oublie jamais.
5. On ne saurait faire un discernement certain des songes par la manière avec laquelle ils arrivent, à cause qu'il y a beaucoup de variété. Car les songes qui viennent de Dieu arrivent quelquefois très agréablement ; quelquefois aussi avec une grande émotion du corps et de l'âme, et avec beaucoup d'effroi. Dieu a quelquefois envoyé des songes sans en donner l'intelligence, comme il fit à Pharaon et à Nabuchodonosor. Quelquefois il y a joint l'intelligence, comme on le voit dans les songes des Prophètes. Il y a des songes, lesquels, comme nous avons dit, déclarent manifestement la volonté de Dieu ; d'autres songes qui ne la désignent qu'obscurément et par des similitudes et des énigmes ; d'autres qui répondent aux pensées que l'on a eues en veillant, comme fut celui de saint Joseph qui avait pensé à se séparer de sa sainte Epouse, et qui fut averti dans ce songe de demeurer avec elle. Il arrive d'autres songes qui n'ont été précédés d'aucunes pensées qui y eussent du rapport.
Les plus sûres et les plus certaines marques de la qualité et de la cause des songes doivent donc se prendre des choses qui y sont montrées ; et il y faut aussi joindre, afin de les mieux discerner, ce que nous avons dit en parlant du discernement des esprits.