De la vision intellectuelle. Ce que c'est, et comment elle se fait. On l'explique par les témoignages des Saints. Pourquoi on l'appelle inexplicable. Ses effets et son objet. Elle est exempte d'illusion. Il y a trois sortes de visions divines.
I. Je pense que nous avons assez parlé de la vision corporelle et imaginaire. II nous reste à traiter de la vision intellectuelle. Nous en avons déjà expliqué quelques difficultés (C. 8 et 15.). Car nous avons montré qu'elle est plus difficile et plus excellente que toutes les autres, et qu'elle ne peut venir que de Dieu. Nous avons expliqué dans le chapitre précédent combien il est difficile de la discerner de l'imaginaire, et en combien de manières les choses qui n'ont été vues que selon l'intelligence et selon l'esprit, peuvent être manifestées aux hommes par des paroles et des signes sensibles. J'expliquerai maintenant brièvement ce que c'est, et comment elles arrivent.
La vision intellectuelle est donc une très claire manifestation des choses divines qui se fait dans l'entendement seul sans figures et sans images. Or elle se fait en deux manières, ou lorsque l'esprit de l'homme est éclairé par la grâce du Saint-Esprit, pour entendre les choses qui sont représentées par des signes sensibles dans une apparition corporelle ou imaginaire ; ou quand on reçoit quelques mystères et quelques secrets de Dieu, immédiatement par des espèces qu'il répand dans l'esprit. Ces sortes d'espèces sont imprimées clairement et distinctement dans l'esprit sans qu'il agisse et qu'il fasse autre chose que de recevoir les opérations divines. S'il les reçoit comme voyant ce que Dieu veut lui faire connaître, nous les appelons des visions. S'il les reçoit comme écoutant Dieu qui lui parle, nous les appelons des paroles : de quoi nous avons traité au chapitre huitième de cet ouvrage. S'il les reçoit comme étant instruit ou comme recevant l'intelligence de quelque chose, nous les appelons une révélation par laquelle Dieu découvre ou quelque vérité cachée, ou quelques mystères secrets. Le B. Jean de la Croix parle fort au long de ce sujet dans le traité du chemin pour monter au Mont-Carmel (Lib. 2. c. 23. et seq.). Nous disons que cette vision se fait dans la partie supérieure de l'esprit, c'est-à-dire dans l'entendement, non en tant qu'il raisonne, mais selon qu'il voit et qu'il contemple d'une simple vue les objets qui lui sont présentés. Les visions de Moïse et de saint Paul ont été de ce genre quand Dieu a montré au premier sa gloire et tout le bien (Exod. 33.), et que le second a été ravi au troisième ciel et qu'il a entendu des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de rapporter (2. Cor. 12. 4.).
Quelques-uns ravis en extase ont vu des secrets de Dieu. Quelques autres ont reçu des révélations divines lorsqu'ils veillaient et qu'ils étaient dans le libre usage de tous leurs sens. On voit un exemple de ces derniers dans le Prophète Nathan. Il veillait sans doute lorsqu'il reprit David de ses crimes, et à peine ce roi eut prononcé cette parole si salutaire : j'ai péché ; qu'aussitôt ce Prophète lui dit, parlant de la part de Dieu : le Seigneur vous a remis votre péché, vous ne mourrez point (2. Reg. 12. 13. ). Et il lui déclara en même temps que le fils qu'il avait eu de la femme d'Urie mourrait. Or il ne pouvait savoir cet avenir que par une parole intérieure par laquelle Dieu s'était fait entendre à son esprit, comme dit saint Augustin, d'une manière ineffable, non par une figure visible, ou par une voix sensible qui frappât ses oreilles ou son imagination, mais par cette parole entièrement intellectuelle et spirituelle, par laquelle, comme dit ce Père (De civ. Dei, 1. 16. c. 6.), la vérité immuable se fait ineffablement entendre par elle-même à l'esprit des créatures raisonnables. Et l'on a raison de dire que cette manière avec laquelle Dieu parle, est ineffable, à cause que l'esprit de l'homme recevant intellectuellement et spirituellement les paroles de Dieu, est élevé au-dessus de la condition commune des hommes, et à un état conforme à celui des anges. Car, comme dit saint Augustin (Ibid.), nous entrons dans un état qui nous approche de celui des anges, lorsque nous recevons cette sorte de langage spirituel par les oreilles intérieures de notre âme.
II. Saint Bernard souhaitait de participer à ce bonheur des anges, afin d'avoir un saint entretien avec ceux qui ont une pureté semblable à la leur. N'être point touché, dit-il (Ser. 52. in Cant. n. 5.), de l'amour des choses de cette vie durant que l'on est vivant, c'est l'effet d'une vertu humaine ; mais n'être point engagé dans les images des choses de cette vie durant la contemplation, c'est le propre d'une vertu angélique, l'un et l'autre néanmoins est un don de Dieu, l'un et l'autre est sortir des limites de de notre puissance ; l'un et l'autre est s'élever au-dessus de soi-même. Heureux celui qui peut dire : Je me suis éloigné en fuyant, et je suis demeuré dans la solitude (Psal. 54. 8.) ! Vous avez passé au-delà des délices de la chair, en sorte que vous n'obéissez plus à ses convoitises et n'êtes plus retenu par ses attraits. Vous avez fait des progrès vous vous êtes séparé ; mais vous ne vous êtes pas encore éloigné, si vous n'avez aussi la force de vous élever par la pureté de votre esprit au-dessus des fantômes des choses corporelles qui viennent de toutes parts se présenter à votre imagination.
Mais nulle illusion de Satan ne saurait se mêler à cette vision purement intellectuelle, soit que l'on considère, par les espèces que Dieu répand dans l'esprit, la représentation des choses, soit que l'on considère le jugement qu'on fait de ces choses de la lumière qui vient d'en haut du Père des lumières (Jac. 1. 17.). Car puisque ces deux choses ne dépendent point des sens et de l'imagination, nulle créature ne s'y peut mêler. Mais lorsque cette vision commence ou finit par l'imagination en la manière que nous l'avons expliquée, il est sans doute qu'un bon ange peut y coopérer, et que le mauvais ange le peut aussi en trompant l'âme par des illusions et par des fantômes.
Mais parce qu'il est difficile de discerner une vision purement intellectuelle de celle qui est mêlée de fantômes et d'images, il faut apporter une grande précaution et une très exacte recherche dans ces visions que l'on reçoit ; de crainte que n'étant pas sur ses gardes et n'ayant pas d'expérience on ne soit prévenu par les tromperies d'un ennemi plein de subtilités et d'artifices. La manière avec laquelle se fait cette vision est difficile à expliquer et est presque imperceptible, non seulement à ceux qui suivent le jugement de leurs sens en toutes choses, dont il est écrit dans la parole de Dieu que l'homme animal et charnel ne comprend pas les choses qui sont de l'esprit de Dieu (1. Cor. 2. 14.) ; mais aussi de ceux qui s'élèvent au-dessus de l'opération des sens par la force et la vivacité de leur esprit.
Que personne donc n'attende de moi, qui suis dans les ténèbres et les ombres de la mort, et qui n'ai nulle expérience de ces impressions divines, l'explication de ces visions intellectuelles et spirituelles ; puisque même les hommes saints qui y sont accoutumés, lorsqu'ils s'efforcent d'expliquer ces dons extraordinaires de Dieu pour obéir au commandement de leurs supérieurs, ou à la charité qui les presse, trouvent à peine des paroles pour faire entendre aux autres les pensées qu'ils ont dans l'esprit.
Mais afin qu'on ajoute foi à ce que je dis et qu'on entende par le même moyen, autant qu'il se peut, comment se fait cette vision intellectuelle, il sera important d'écouter quelques-uns de ceux qui ont reçu de Dieu de ces visions et de ces révélations.
III. Le premier qui se présente est ce grand Docteur de l'Église saint Augustin, lequel racontant l'entretien qu'il avait eu avec sa mère un peu devant qu'elle mourut, décrit en ces termes une vision intellectuelle, et la manière avec laquelle elle arriva (Lib. 9. Conf. c. 10. n. 5.) : S'il se trouvait une âme exempte des impressions que les sentiments du corps lui donnent ; qui ne fût point remplie des images de ce qui est sur la terre, sous les eaux et dans l'air ; qui n'eût aucune pensée des Cieux ni d'elle-même ; mais qui sans songer à soi passât hors de soi ; et pour qui tous les songes, toutes les images qui remplissent l'imagination, toutes les voix, tous les signes, et tout ce qui ne fait que passer s'évanouit entièrement ; car si quelqu'un écoute ces choses, elles lui diront toutes : Nous ne nous sommes pas faites nous-mêmes, mais nous tenons l'être de celui qui subsiste éternellement. Si donc toutes ces choses se taisent après nous avoir parlé de la sorte et nous avoir rendus attentifs à écouter celui de qui elles tiennent l'être, et que lui seul nous parle, non plus par elles, mais par lui-même, en sorte que nous entendions sa parole, non par une langue mortelle, ni par la voix d'un Ange, ni par le bruit du tonnerre, ni par l'énigme d'une parabole ; mais que lui-même que nous aimons en elles, nous parle sans elles : comme à présent notre âme s'élève par le vol impétueux de sa pensée jusqu'à cette sagesse éternelle qui possède un être immuable au-dessus de toutes choses. Si cette sublime contemplation continue et que toutes les autres vues de l'esprit qui sont d'une nature entièrement différente, étant cessées, celle-là seule ravisse et absorbe l'âme et la comble d'une joie tout intérieure et toute divine, et que la vie éternelle soit semblable à ce ravissement en Dieu que nous venons d'éprouver pour un moment, et après lequel notre âme soupire encore, n'est-ce pas l'accomplissement de cette parole de l'Écriture : Entrez dans la joie de votre Seigneur (Mat. 25. 23.).
Voilà comme parle saint Augustin, dont la sagesse incomparable nous apprend que l'âme est élevée jusqu'à ce bonheur de s'entretenir avec Dieu dans la partie supérieure de son esprit, lorsque toutes les créatures le laissent en repos ; que toutes les opérations de l'imagination cessent ; et que Dieu, sans employer en aucune sorte le ministère des Anges, se fait voir à elle et lui parle, en lui communiquant une si grande plénitude de lumière et de joie, que ce Saint n'a point fait de difficulté de comparer cette grâce si sublime à l'éternelle béatitude.
Saint Aëlrède, abbé de Diéval, sectateur de la doctrine de saint Augustin, suivant sa pensée sur le sujet des visions intellectuelles, en parle en ces termes (Ser. 2. de oneribus. ) : Nous appelons vision intellectuelle celle par laquelle l'âme s'élevant au-dessus de tout ce qui est corporel, et de toutes les images sensibles, se repose dans la lumière de la vérité en laquelle subsistent véritablement toutes les choses passées, présentes et futures.
Et cet auteur rapporte l'exemple d'une sainte Vierge élevée dans un ravissement à cette sublime vision. Cette Sainte, dit-il (Ser. 2. de oneribus.), ayant banni de son coeur tout l'amour du monde, toutes les affections charnelles, tout le soin de son corps, toute l'inquiétude que donnent les choses extérieures, commença par la ferveur de son âme à mépriser les choses de la terre et à désirer celles du ciel. Or il lui arriva un jour comme elle était appliquée à la prière selon sa coutume, qu'une merveilleuse douceur se répandant soudainement en son âme y éteignit tous les mouvements, toutes les pensées et toutes les affections mêmes spirituelles qu'elle avait vers les personnes qu'elle aimait le plus. Et tout d'un coup son âme comme se délivrant de tous les fardeaux de ce siècle fut ravie au-dessus d'elle-même, et étant entrée dans une lumière ineffable et incompréhensible, elle ne voyait plus que celui qui est par excellence, et qui est l'Être de tous les êtres. Et cette lumière ne fut point corporelle ou l'image d'aucune chose corporelle. Elle n'avait point d'étendue comme en ont les choses matérielles, en sorte qu'on la vit également partout. Cette lumière n'était renfermée en aucun espace, et comprenait toutes choses. Et cela arrivait d'une manière admirable et ineffable, de la même sorte que l'Être suprême contient tout ce qui est, et que la vérité comprend tout ce qui est vrai. Cette Sainte étant donc toute pénétrée de cette lumière commença à ne connaître plus selon la chair Jésus-Christ même qu'elle n'avait connu jusqu'alors que selon la chair ; parce que ce Sauveur n'étant plus qu'un esprit devant ses yeux, l'avait fait entrer dans la vérité même. Enfin ce saint abbé conclut ce discours en assurant que tout ce que l'on voit par les autres visions est obscur et douteux, et tire sa force et sa certitude de la foi plutôt que de la science ; au lieu que ce que l'on voit dans la vérité même, sans l'entremise de l'imagination et des sens, est lumineux et certain.
IV. Sainte Thérèse raconte d'elle-même une semblable vision dans sa vie (C. 27.), que je rapporterai ici en abrégé. Etant en oraison, dit-elle, le jour du glorieux apôtre saint Pierre, je vis, ou, pour mieux dire, je m'aperçus (car je ne voyais rien ni des yeux du corps ni des yeux de l'âme) que Jésus-Christ était auprès de moi, et il me semblait que c'était lui-même qui me parlait. Mais parce que cette vision n'était pas sensible, et n'était pas dans l'imagination, je ne voyais en lui aucune forme corporelle, et je connaissais seulement fort clairement qu'il était toujours à mon côté droit, et qu'il voyait tout ce que je faisais. Et ne sachant ce que c'était que cette vision, je la déclarai aussitôt à mon confesseur. Il me demanda en quelle forme je le voyais, et je lui répondis que je ne le voyais pas. Il s'enquit encore comment je savais que c'était Jésus-Christ, et je lui dis que je ne pouvais lui expliquer la manière par laquelle je le savais, mais qu'il n'était pas en mon pouvoir d'ignorer qu'il était auprès de moi, parce que je le connaissais clairement, à cause que dans l'oraison de quiétude la tranquillité de mon âme était singulière et extraordinaire, et que j'en recevais de grands fruits. J'usais de diverses comparaisons pour tâcher de me faire entendre ; mais je n'en trouvais point qui y fussent propres et qui pussent y suffire ; et il ne me venait point de termes pour la pouvoir expliquer. Car si je dis que je ne vois point Jésus-Christ ni des yeux du corps ni des yeux de l'âme, parce que cette sorte de vision n'est pas sensible, continent puis-je savoir qu'il est avec moi, et comment cela m'est-il plus clair que si je le voyais de mes propres yeux ? Il est certain que Notre-Seigneur se rend présent à mon âme par une connaissance plus claire que la lumière du soleil ; et je n'ose pourtant pas assurer que l'on voie ni soleil, ni aucune clarté ; mais c'est une certaine lumière qui éclaire l'entendement, sans qu'on voie aucune lumière sensible, afin de faire jouir l'âme d'un si grand bien. Cela arrive comme si on avait une viande dans l'estomac sans l'avoir mangée, et sans savoir comment elle y serait entrée, et que l'on saurait néanmoins y être, sans savoir la qualité de cette viande ni qui l'aurait mise dans l'estomac. Cette vision est tellement spirituelle, qu'il n'en arrive aucun mouvement dans les puissances ni dans les sens dont le démon puisse rien tirer pour nous séduire.
Voilà comme parle sainte Thérèse de cette sorte de vision (Demeure 6. c. 8.), et elle répète presque les mêmes choses au traité du Château de l'âme, faisant entendre partout où elle en parle, que l'âme ne saurait expliquer ce qu'elle voit, et que même elle ne saurait comprendre comment elle le connaît, quoiqu'elle soit très assurée de la connaissance qu'elle en a. Sainte Angèle de Foligny est conforme sur ce sujet à sainte Thérèse. Je rapporterai ses paroles comme elles se rencontrent dans la narration qu'un religieux en a faite. Un jour, dit-elle (In vitâ ejus, apud Bolland 4. Jan. c. 3. n. 58.), j'étais en oraison, et je vis Dieu qui me parlait. Mais si vous me demandez ce que je vis, je réponds que je vis Dieu, et que je ne saurais dire autre chose sinon que je vis une plénitude et une clarté de laquelle je sentais en moi une si abondante effusion, que je ne la saurais expliquer. Et je ne saurais donner aucune comparaison pour la représenter ; je ne vis rien de corporel, mais Dieu était comme il est dans le ciel, c'est-à-dire avec une si grande beauté, de laquelle je ne puis dire autre chose sinon que j'ai vu la souveraine beauté qui contient tout le bien. Et tous les Saints étaient autour de cette Majesté dont la beauté est si éclatante, pour la louer. Il me semble que je ne fus que peu de temps en cette vision. Et elle dit encore après (Ibid. n. 66.) : Je voyais une chose stable et permanente qui m'est tellement inexplicable que je n'en puis rien dire, sinon que c'était tout le bien, et que mon âme était dans une joie inénarrable, sans que je sache si elle était dans le corps ou hors du corps.
Je pourrais rapporter des témoignages d'autres Saints qui assurent semblablement que nulles paroles ni nulles comparaisons des choses créées ne sauraient expliquer cette sorte de vision. Mais ce que j'en ai mis ici suffit ; car ils s'expriment presque tous avec les mêmes termes sur ce sujet.
V. Tous conviennent aussi que cette vision intellectuelle et spirituelle est exempte de toutes illusions. la vérité le démon peut feindre quelque chose qui lui ressemble, et le faire entrer dans une âme qui n'a pas d'expérience et qui n'est pas assez sur ses gardes. Mais cette vision feinte par l'ennemi est très différente d'une vision véritable, et se peut facilement reconnaître par ses effets. Car les effets de la véritable vision sont la joie, la paix, la tranquillité de l'âme, la pureté, l'illumination de l'entendement, l'accroissement de la foi et de la charité, l'humilité et l'élévation de l'esprit en Dieu. Mais la fausse vision produit l'orgueil, la bonne estime de soi+même, le trouble de l'âme, la sécheresse. La vraie dure longtemps et ne sort quasi jamais de la mémoire. Mais la fausse finit bientôt et s'évanouit comme une fumée. Or, il n'y a point de plus certaine marque de la vision que l'humilité. Car puisque nous ne sommes rien en comparaison de Dieu, plus nous approchons de lui, plus nous connaissons notre néant. Sur quoi saint Grégoire-le-Grand dit excellemment (Mor. 1. 18. c. 27.) : La sagesse incréée a par elle-même l'être et la vie, mais elle est elle-même cet être et cette vie. C'est pourquoi elle est vivante immuablement, parce qu'il ne lui est point accidentel, mais essentiel de vivre. Elle seule donc avec le Père et le Saint-Esprit possède véritablement l'être ; en sorte que notre être comparé au sien n'est qu'un non être. Si nous nous unissons à elle, nous avons l'être, la vie et la sagesse ; si nous nous comparons à elle, nous n'avons ni sagesse, ni vie, ni être. C'est ce qui fait que tous les Saints, plus ils s'avancent dans la connaissance de Dieu et pénètrent les secrets de la divinité, plus ils reconnaissent qu'ils ne sont rien.
Il est certain que les choses tant corporelles qu'incorporelles peuvent être vues par une vision intellectuelle. Et premièrement Dieu et les trois personnes de la très adorable Trinité. Secondement Jésus-Christ, la sainte Vierge, les Anges, les Saints : de plus diverses vérités dont l'âme est instruite soit pour la foi, suit pour les moeurs : et enfin toutes les choses matérielles quoiqu'absentes qui sont dans le ciel et dans la terre. Car il n y a nulle répugnance qu'un objet absent soit représenté comme présent à l'entendement humain par une espèce et une lumière surnaturelle. Or cette vision ou connaissance intellectuelle arrive en deux manières. L'une est comme obscure et confuse, et c'est lorsque Dieu répand dans l'âme qu'on a une certitude, comme, par exemple, s'il fait connaître dans le fond du cur Jésus-Christ ou un Ange à son côté, et qu'il en donne autant et même plus de certitude que si on le voyait des yeux du corps quoiqu'on n'en voie aucune figure ni aucune image. L'autre manière par laquelle arrive cette connaissance est claire et distincte ; et c'est lorsqu'on voit Dieu clairement et manifestement sans néanmoins le voir comme il est en soi et comme on verrait un objet qu'on aurait devant les yeux. Cette vision est moyenne entre celle qui est obscure et qu'on n'a en cette vie que par la foi, et la vision claire qu'on aura dans le ciel par la lumière de la gloire. Elle est éloignée de la première obscurité que nous venons de marquer ; mais elle n'arrive pas aussi jusqu'à cette dernière clarté qui est réservée aux bienheureux. Cette vision fait concevoir à l'âme un très profond respect vers Dieu, un très-ardent amour, et un désir de le servir toute sa vie dans la sainteté et dans la justice (Luc. 1. 74. 75.).
VI. Que si nous considérons cette vision selon son principal objet, c'est-à-dire selon qu'elle nous élève jusqu'à Dieu, les théologiens mystiques en établissent de trois sortes. Ils appellent la première une vision de Dieu dans l'obscurité. Voici comme en parle saint Denis à l'entrée de sa théologie mystique (De myst. Theol. c. 1.) : Trinité qui êtes infiniment au-dessus de tous les êtres, qui surpassez toutes les idées que nous pouvons avoir de la divinité et de la bonté, qui êtes la directrice de la divine sagesse des chrétiens, conduisez-nous au plus haut, plus inconnu, et plus lumineux sommet des oracles mystiques, où les mystères simples, nus, et immuables de la théologie sont renfermés dans une obscurité qui est au-dessus de toute lumière, où on les contemple dans le silence, où ils éclatent dans des ténèbres qui sont au-dessus de tout éclat, et où ils remplissent l'âme d'une splendeur surabondante et suréminente sans qu'elle fasse aucun usage de sa propre vue, et sans qu'il n'y ait rien qu'on puisse toucher et qu'on puisse voir. Et un peu après ces paroles ce saint auteur dit que ceux qui sont élevés à cette contemplation entrent dans des ténèbres qui sont au-dessus de tout ce qu'il y a d'impur et de pur, et au-dessus de la plus sainte élévation, et au-dessus encore de toutes les lumières et de toutes les voix et tous les discours célestes ; et qu'ils sont absorbés dans ces ténèbres divines où réside véritablement, comme dit l'Ecriture (Psal. 98. 2.), celui qui est au-dessus de toutes chose. Il rapporte ensuite l'exemple de Moïse (Exod. 19.) lequel ayant été purifié et séparé de tout le peuple, après avoir ouï le son des trompettes et avoir vu plusieurs rayons de lumière, et étant dégagé de tout ce qui voit et de tout ce qui est visible, entra dans les vérités mystiques qui sont des ténèbres à notre ignorance, et rejetant de son esprit toutes les manières de comprendre qui sont propres à la connaissance humaine, connut Dieu par l'excellente union qu'il avait avec lui d'une manière d'autant plus éminente et plus élevée au-dessus de l'âme, qu'il ne connut rien en lui selon la façon de connaître qui est propre à l'esprit de l'homme. Ce Père explique ailleurs plus clairement en ces termes ce que c'est que ces ténèbres divines (Epist. 5. ad Doroth. 1. Tim. 6. 16.) : Les ténèbres en Dieu ne sont autre chose qu'une lumière inaccessible dans laquelle l'Ecriture nous apprend qu'il fait sa demeure. On ne la saurait regarder à cause de son extrême et suréminente clarté. Elle est inaccessible, à cause de l'éclat si vif et si grand qui en sort. Néanmoins quiconque est favorisé de la connaissance et de la vision de Dieu, est véritablement parvenu jusqu'à elle. Et par cela même qu'il ne voit ni ne connaît selon notre manière naturelle de voir et de connaître, il est véritablement en celui qui surpasse toute la vue et toute la connaissance de l'esprit humain, connaissant seulement que cet incompréhensible objet est au-dessus de toutes les choses et sensibles et intelligibles, et disant avec le Prophète Roi : Seigneur, votre connaissance est tout à fait merveilleuse en moi. Elle est infiniment relevée, et je n'y puis atteindre (Psal. 138. 6.).
L'âme donc voit Dieu dans ces ténèbres divines, lorsque s'élevant au-dessus de toutes les créatures et de toutes les images sensibles, elle se porte jusqu'à Dieu même comme un objet inconnu aux sens et à la raison, et auquel l'intelligence humaine ne saurait atteindre, et que dans cette élévation elle voit plutôt ce qu'il n'est pas que ce qu'il est. Elle découvre dans ces ténèbres mystérieuses et divines une perfection immense qui surpasse infiniment toute sagesse, toute puissance, toute bonté, toute beauté, et tout ce qu'on se peut imaginer de plus grand, de plus aimable et de plus parfait. L'âme, dans cette vision à laquelle elle est élevée, non par sa propre puissance, mais par un regard de Dieu simple et imprévu qu'il lui fait la grâce de lui donner, se dégageant d'elle-même par son admiration et par son amour, est absorbée, comme en une mer vaste et profonde, dans cette essence divine qu'elle voit sans la voir, c'est-à-dire sans la connaître d'une manière dont l'entendement humain soit capable et que l'on puisse expliquer. On dit qu'on la voit ou qu'on ne la voit pas, à cause, comme dit Richard de saint Victor (De gradib. viol. char. post med.), que Dieu lui fait tellement voir sa présence, qu'il ne lui montre point son visage. Il répand en elle sa douceur, mais il ne lui fait point voir sa beauté. Il répand en elle sa grâce, mais il ne lui montre point sa demeure. Il lui fait sentir cette douceur et cette grâce, mais il lui cache l'éclat de sa majesté. Il demeure comme environné pour elle d'une obscurité et d'un nuage (Psal. 96. 2. ). Son trône est encore pour elle comme dans une colonne de nusée (Eccli. 24. 7.). Et si elle voit, c'est comme en la nuit, c'est comme sous un nuage, c'est comme dans un miroir, c'est comme en une énigme (1. Cor. 13. 12.). Enfin elle voit en passant au-delà de tout ce que l'on ignore de Dieu et de tout ce qu'on en connaît, à cause, comme témoigne saint Grégoire (Mor. 1. 5. c. 26.), que dans le temps que l'âme est élevée à la plus haute contemplation, il est certain que tout ce qu'elle est capable de voir plus parfaitement, n'est point encore ce qu'est Dieu ; en sorte, dit ce Père, que tout ce que nous connaissons de Dieu est véritable, lorsque nous reconnaissons que nous ne pouvons rien connaître de lui pleinement. Le même Père parle encore ailleurs de ce sujet en ces termes (L. 4. in 1. Reg. 10. c. 4.) : Lorsque Dieu nous révèle une chose, en telle sorte qu'il nous la fait voir sans nous la faire comprendre, nous devons appeler cette révélation une lumière inaccessible. Car ce que l'esprit humain peut se représenter du Dieu tout-puissant, n'est point Dieu ; mais lorsque l'âme s'élève au-dessus de toutes choses par sa pensée, on croit toujours que tout ce qu'elle se peut représenter de la lumière dont elle est pénétrée, et de la douceur intérieure, et des délices spirituelles, est au-dessous de l'idée que l'on doit avoir de Dieu. L'âme néanmoins ne laisse pas de parvenir à une lumière que Dieu habite, quoiqu'elle ne soit pas Dieu même. Et parce que l'âme se trouve merveilleusement enflammée, merveilleusement remplie, et qu'elle jouit de délices qui sont ineffables, elle est portée à considérer combien est inexplicable la lumière, la douceur et la félicité qui est Dieu même, puisque la lumière qu'il habite et qui n'est pas encore lui-même, est néanmoins si immense qu'on ne la saurait expliquer.
VII. La seconde manière de voir les choses divines est lorsque les ténèbres dans lesquelles Dieu se cache étant éloignées, et les nuées dont il est couvert étant dissipées, il se fait voir lui-même, non pas véritablement dans toute sa clarté et comme dans tout l'éclat du plein midi, mais comme au point du jour lorsque la lumière est encore faible et mêlée d'obscurité. Un le voit alors d'une certaine manière inexplicable et plus claire néanmoins que si l'on voyait la lumière matérielle des yeux du corps. Car l'âme élevée à cette vision par une grâce particulière de Dieu, voit d'une seule vue l'unité de l'essence divine et la Trinité des personnes, et comment le Père éternel engendre le Verbe, et comment le Saint-Esprit procède de l'un et de l'autre. L'âme, dit saint Augustin (L. 5. de Trin. c. 1.), voit et connaît Dieu-même, et comprend qu'il est bon sans qualité, qu'il est grand sans quantité, parce que sa grandeur et sa bonté sont son être même ; qu'il est créateur sans avoir eu besoin de rien pour former ses créatures ; qu'il est présent partout sans être dans une situation particulière comme sont nos corps ; qu'il contient toutes choses sans en être plein ; qu'il est partout sans occuper aucun lieu particulier ; qu'il est éternel sans être assujetti au temps ; qu'il fait toutes les choses qui sont muables sans qu'il lui arrive aucun changement. L'âme étant dans cette vision voit que toutes les créatures ont été produites par la paissance de Dieu et dépendent de Dieu. Elle voit de quelle manière les divines personnes habitent en l'âme, selon cette promesse de Notre-Seigneur : Nous viendrons en lui et nous ferons notre demeure en lui (Joan. 14. 23.). Et à cause qu'en cet état elle est intimement unie à Dieu et qu'elle est comme enivrée du torrent de ses saintes délices par les sentiments qu'elle a par avance de l'éternelle félicité, il se fait par cette union et ces saintes délices un mariage spirituel entre Dieu et l'âme, selon ces paroles de l'Apôtre : Celui qui demeure attaché à Dieu est un même esprit avec lui (1. Cor. 6. 17).
C'est ce qu'enseigne sainte Thérèse (Au Chât. de l'âme, dem. 7. c. 1 et 2.) qui était instruite par sa propre expérience de la grandeur et des délices de cette divine union, et qui l'a expliquée avec la sublime science dont elle était pleine. Conformément à cette Sainte, saint Bernard dit (In Cant. Ser. 83.) : que si l'âme aime parfaitement Dieu, elle est devenue son épouse. C'est vraiment, dit ce Père(Ibid. Ser. 85, n. 12.), le contrat d'un mariage spirituel et saint ; mais je dis trop peu de l'appeler un contrat, c'est une parfaite union. Représentez-vous donc comme une véritable épouse du Verbe une âme que vous voyez s'attacher au Verbe par tous ses vux et tous ses désirs après avoir quitté toutes choses ; une âme que vous voyez ne vivre plus que pour le Verbe, ne se conduire plus que par le Verbe, concevoir par le Verbe ce qu'elle doit enfanter pour le Verbe, enfin qui peut dire: Jésus-Christ est ma vie, et ce m'est un gain que de mourir. Mais il n'est pas de ce sujet de nous étendre là-dessus.
Le troisième et dernier degré de cette vision divine est celui par lequel on voit la majesté de Dieu, non plus par un miroir et en énigme (1. Cor. 13. 12.), mais clairement par elle-même. Car encore que cette vision n'appartienne point au fâcheux exil de cette vie, mais à la patrie céleste, selon le témoignage de Dieu :
L'homme ne me verra point, pendant qu'il vivra sur la terre (Exod. 33. 20.) ; néanmoins, comme nous l'avons marqué ci-dessus, c'est l'opinion de quelques célèbres Théologiens que Dieu par une singulière grâce a voulu favoriser dans quelques moments de cette claire vision et de cette lumière de gloire, quelques personnes extrêmement saintes et parfaites pendant qu'elles ont vécu sur la terre. Plusieurs ont ce sentiment de Moïse, à cause qu'après qu'il eut demandé à Dieu de voir son visage, Dieu lui répondit : Je vous montrerai tout le bien (Exod. 33. 19. ). Saint Thomas (2. 2. q. 175. art. 3.) croit que saint Paul a vu Dieu de cette manière. Saint Bernard a eu la même opinion de saint Benoît. Car en parlant de cette vision par laquelle on voit Dieu face à face, et par laquelle on voit les créatures dans le Créateur, il dit (Ser. 9 de div. n. 1.) : Il semble que l'âme bienheureuse de saint Benoît ait été élevée, quoique pour peu de temps, à cette excellente vision, lorsqu'il vit tout le monde en raccourci sous un rayon du soleil. Saint Grégoire, ajoute ce Père (L. 2. c. 35.), parlant de ce miracle dans ses dialogues, dit que TOUTES LES CRÉATURES ENSEMBLE NE PEUVENT OCCUPER QU'UN TRES-PETIT ESPACE DEVANT LES YEUX DE CELUI
QUI VOIT LE CRÉATEUR. Voilà comme saint Bernard appuie son sentiment sur celui de saint Grégoire-le-Grand. Je sais que les Théologiens de l'École ont diverses opinions sur cette matière ; mais il faut s'abstenir d'entrer ici dans leurs disputes.