CHAPITRE II


    1. Qu'il y a deux sortes de grâces, les unes qui rendent justes et agréables à Dieu ; les autres, qui sont données pour autrui. Explication de ces deux sortes de grâces. Que le discernement des esprits tient un des principaux rangs entre celles que l'on reçoit pour les autres. Sa définition. S'il est répandu dans l'âme comme une qualité inhérente et habituelle. Ce qui est requis pour ce discernement. Qu'on l'a en deux manières, ou comme donné de Dieu, ou acquis par son travail.

    I. La grâce est le plus excellent de tous les dons que les hommes reçoivent de Dieu. Le Docteur angélique enseigne qu'il y en a de deux sortes ; l'une par laquelle l'homme étant rendu juste revient à Dieu, quelque éloigné qu'il en fût par le péché, et devient participant de la nature divine ; l'autre, par laquelle il est capable de travailler à ramener les autres à Dieu, et à les sanctifier (S. Th. 1. 2. q. 111. art. 1. 2, . Pet. 1. 4.).

    La première s'appelle dans l'école la grâce qui rend agréable à Dieu ; la seconde, la grâce donnée gratuitement. Car encore que toutes les grâces soient données gratuitement étant au-dessus du mérite de chaque personne qui les reçoit, et au-dessus de ce qui est dû à la nature on a néanmoins distingué l'une de l'autre par les diverses fins pour lesquelles elles sont données : l'une étant donnée pour la sanctification de celui qui la reçoit, l'autre étant donnée pour le salut d'autrui. La première est particulière aux justes ; la seconde est commune aux justes et aux pécheurs. La première a par-dessus la seconde, qu'outre qu'elle est donnée par une bonté toute gratuite, elle fait que l'homme devient agréable et aimable à Dieu ; et l'autre est seulement un effet de sa libéralité, sans qu'elle rende juste par elle-même et par le dessein principal et propre de Dieu, celui à qui il lui plaît de la donner. La première sorte de grâce n'est que d'une nature et que d'une espèce, n'étant que pour sanctifier et perfectionner celui à qui elle est donnée ; mais la seconde est divisée en plusieurs espèces, à cause qu'il y a diverses sortes de fonctions et de talents qui sont nécessaires pour l'utilité et le salut des autres.

    L'Apôtre fait un dénombrement de ces grâces si multipliées et si diverses, en disant (1. Cor. 12. 4. et seq.) : Il y a diversité de dons spirituels, et diversité de ministères, Les dons du Saint-Esprit qui se font connaître au dehors sont donnés pour l'utilité de l'église. L'un reçoit du Saint-Esprit le don de parler de Dieu dans une haute sagesse ; un autre reçoit du même Esprit le don de parler aux hommes avec science ; un autre reçoit le don de la foi par le même Esprit ; un autre reçoit du même Esprit la grâce de guérir les maladies ; un autre le don de faire des miracles ; un autre le don de prophétie ; un autre le don du DISCERNEMENT DES ESPRITS : un autre le don de parler diverses langues ; un autre le don de l'interprétation des langues. Or c'est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ces dons selon qu'il lui plaît.

    Voilà diverses espèces de grâces que la divine Providence a accoutumé de donner aux hommes dont elle se veut servir comme d'instruments pour en appeler quelques-uns à la foi et les mettre dans la voie de leur salut. Mais le discernement des esprits est au-dessus de toutes autres grâces exprimées dans le passage de l'Apôtre que nous venons de rapporter, tant par sa dignité propre, que par le besoin que l'on en a dans l'Église. Et c'est de cette grâce seule que je me propose de traiter. Mais à cause, comme j'ai dit au chapitre précédent, que cette matière est obscure et pleine de difficulté, de crainte que le lecteur ne se trompe et ne s'embarrasse à l'entrée de cet ouvrage, il faut expliquer un peu au long ce que l'on entend par cette grâce.

    II Quelques-uns estiment avec saint Thomas (S. Th. 1. 2. q. 111. art 4.) que le discernement des esprits n'est autre chose que la connaissance des pensées du coeur, et que Dieu la donne, comme le don de prophétie, pour confirmer la doctrine de la foi. Car on ne saurait être confirmé dans les choses qui sont au-dessus de la raison, que par des secours qui appartiennent proprement à la vertu et à la puissance divine, comme est la manifestation des secrets dont la connaissance est réservée à Dieu seul. Ces secrets sont les choses qui doivent arriver dans l'avenir fortuitement à l'égard des hommes, pour lesquelles Dieu donne le don de prophétie, et les choses qui sont cachées dans le coeur, pour lesquelles Dieu donne le discernement des esprits, afin qu'on les puisse pénétrer.

    Or encore que ce discernement pris en cette manière soit contenu dans le don de prophétie, et semble en pouvoir à peine être distingué, il y a néanmoins une très remarquable différence entre l'un et l'autre. Car la prophétie par elle-même est obscure, et son objet ne subsistant pas, elle ne saurait être évidente qu'à celui en qui elle est, et à qui elle fait rendre témoignage de l'avenir. Mais le discernement des esprits peut avoir de l'évidence et de la clarté, non-seulement en celui qui rend témoignage de ce qu'il discerne dans les autres, mais aussi par la claire connaissance des pensées que l'on découvre. Car ces pensées, quelque intérieures et cachées qu'elles soient, sont effectivement dans l'esprit ; et elles ne sont cachées, ou que par le défaut des principes nécessaires à la connaissance qui sont l'objet et la lumière qui doit faire voir cet objet, ou que par la dépendance où nous sommes des images sensibles pour avoir une connaissance que nous n'avions pas. Or, Dieu peut facilement suppléer à ce défaut, ou en répandant dans l'entendement les vives images des objets et la lumière dont on a besoin pour les connaître, ou en donnant un secours extraordinaire et spécial par lequel l'entendement soit rendu capable d'agir sur un objet pour le connaître et le discerner indépendamment de toutes les images extérieures et sensibles.

    Les autres ont un sentiment préférable à ce premier, qui est que le discernement des esprits consiste en un mouvement particulier qu'on reçoit du Saint-Esprit pour discerner les divers mouvements de l'âme, et pour discerner si c'est d'un bon ou d'un mauvais esprit qu'ils viennent, soit qu'ils regardent les moeurs, soit qu'ils regardent la doctrine ; soit que ces mouvements soient causés par un effet intérieur et invisible ; soit qu'ils viennent du dehors par les enseignements et les conseils qu'on reçoit des hommes, ou par des Anges qui paraissent sous une forme visible et qui se font entendre avec des paroles sensibles. Voilà ce que c'est que la grâce du discernement des esprits que l'Apôtre marque la septième entre celles qui sont appelées dans l'école gratuitement données, et que le Saint-Esprit ne donne pas à tous, mais à qui il veut et quand il veut ; afin que ceux auxquels il lui plaît de les donner soient capables de faire ce discernement, non-seulement en eux-mêmes pour leur propre besoin, mais aussi dans les autres pour la commune utilité de l'Église. Et cette grâce singulière n'est autre chose qu'une lumière répandue dans l'âme, par laquelle l'homme juge et discerne facilement et sans se tromper, de quel principe procèdent soit ses propres mouvements et ses propres pensées, soit les mouvements et les pensées des autres qui regardent quelque choix que l'on doit faire, et quelque résolution que l'on doit prendre, et distingue ce qui est suggéré par le bon Esprit, de ce qui est suggéré par le mauvais esprit.

    III. Il y en a qui croient que cette grâce du discernement des esprits est répandue dans l'âme, comme une qualité inhérente et habituelle. Car on trouve dans la vie de quelques saints qu'ils ont vu, quand il leur a plu, les pensées des autres, faisant paraître que ce talent n'était point passagèrement en eux, mais qu'il y était permanent. On voit que ces saints ont connu, comme à la seule vue, si quelqu'un était en état de grâce ou de damnation : ce qui est encore une plus grande grâce que de pénétrer les pensées qui sont cachées.
Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry, comme le rapporte Edinère dans sa vie, pénétrait tellement, par le don de discernement et par la divine lumière dont il était plein , quelles étaient des moeurs de toutes sortes de personnes, qu'il pouvait dire à chacun les secrets de son coeur. Il découvrait aussi quelles étaient en chacun l'origine, les semences et les racines de toutes les vertus et de tous les vices qu'il poursuivait et il enseignait avec une merveilleuse clarté, comment on devait acquérir ces vertus, et vaincre ces vices, ou les éviter.

    On rencontre plusieurs autres saints, dans les actes que l'on a faits de leur vie, qui ont été doués de ce don. Je ne crois pas néanmoins qu'ils eussent la puissance de voir toutes les pensées de chacun toutes les fois qu'ils le voulaient : car cette grâce et cette puissance, comme toutes les autres de cette nature, n'a été qu'en Jésus-Christ seul, comme une qualité habituelle et immuable, selon le commun sentiment des Théologiens. Elle n'a été donnée aux autres hommes que comme une qualité passagère, et que comme une impression actuelle qu'ils ont reçue du Saint-Esprit dans quelques occasions particulières. Elle a été donnée aux uns plus rarement, et aux autres plus fréquemment, dans le temps et en la manière que Dieu la leur a voulu donner. C'est ce que saint Grégoire-le-Grand dit excellemment en ces termes (Lib. 2. Mor. c. 27.) : L'Esprit-Saint vient dans tous les fidèles : mais c'est dans la seul Médiateur qu'il demeure toujours singulièrement ; parce que cet Esprit divin, qui procède de la divinité de ce Sauveur, n'a jamais quitté son humanité. Il demeure donc immuablement en celui qui seul peut toutes choses, et qui les peut toujours. Car les fidèles qui reçoivent cet Esprit-Saint, ne pouvant pas avoir toujours le don des miracles comme ils le veulent, témoignent par leur inégalité de puissance, qu'ils ne le reçoivent que passagèrement. Ce même Père dit ailleurs (Lib. 2. Dial. c. 21.) : L'esprit de prophétie n'éclaire pas toujours l'âme des prophètes. Car comme il est écrit dans la parole de Dieu, que le Saint-Esprit souffle où il veut, il faut aussi savoir qu'il souffle quand il veut. Le Dieu tout-puissant dispose des dons de cet Esprit et les distribue par une dispensation toute digne de sa grande miséricorde ; parce qu'en donnant quelquefois l'esprit de prophétie, et en le retirant aussi quelquefois, par cette conduite il sait élever les âmes à la grandeur qui leur est propre, et les conserver dans l'humilité. En sorte que dans le temps que les saints reçoivent cet Esprit qui les met au-dessus des autres, ils reconnaissent ce qu'ils sont par la libéralité de Dieu ; et dans le temps qu'ils en sont privés, ils reconnaissent ce qu'ils sont par leur indigence propre.

    IV. Voici comme saint Jean Climaque explique plusieurs sortes de discernements. Le discernement, dit-il (Grad. 26, n. 1.), est en ceux qui commencent une connaissance véritable et parfaite de leur état intérieur. C'est en ceux qui sont plus avancés un sentiment intellectuel qui discerne, sans se tromper, le bien qui est proprement bien (c'est-à-dire le bien surnaturel de la grâce) d'avec celui qui est seulement naturel, ou qui est entièrement faux. Et c'est en ceux qui sont parfaits, une connaissance qui leur vient d'une illumination divine, qui leur peut faire voir clairement, non-seulement ce qui est le plus obscur et le plus caché dans leur âme, mais aussi le plus obscur et le plus caché dans les autres. Ou, si nous voulons encore définir en général ce que c'est que le discernement, en y comprenant tout ce qu'on y peut comprendre, c'est une lumière intérieure, qui nous fait connaître avec une entière certitude, la volonté de Dieu en tous temps, en tous lieux et en toutes actions. Et il n'accorde cette lumière qu'à ceux qui sont purs dans leur coeur, dans leur corps, et dans leurs paroles. Voilà comme parle ce saint homme, qui représentant cette grâce de discernement, comme donnée seulement à ceux qui sont justes et purs dans leur vie, n'est pas néanmoins contraire à la commune opinion des Théologiens. Car encore qu'ils enseignent que ces dons, qu'ils appellent gratuitement donnés, se peuvent trouver dans les méchants, à cause que par leur fin principale et directe ils ne sont pas donnés pour la sanctification de ceux qui les ont, mais pour l'édification des autres ; il est néanmoins certain, selon la doctrine et les principes de saint Thomas (2. 2. qu. 172. art. 4.), que si nous considérons la bonté des moeurs selon qu'elle dépend des passions de l'âme et des actions extérieures, le déréglement de la vie est un empêchement au don de discerner. Car l'épanchement de la lumière surnaturelle, qui est nécessaire pour exercer ce discernement, demande la tranquillité de l'âme et la paix intérieure qui ne se peut pas rencontrer dans un homme qui est abandonné aux vices et qui est dans l'agitation et le trouble des passions de la terre. C'est pourquoi cette lumière n'est ordinairement communiquée qu'à des gens de bien et qu'à ces personnes d'un coeur pur à qui l'Ecriture sainte promet la grâce de contempler les choses divines, selon cette parole de Notre-Seigneur (Mat. 5. 8.) : Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu. La sagesse n'entre point dans une âme corrompue par ses passions, et ne fait point sa demeure dans un corps assujetti au péché (Sap. 1. 4.) : mais elle s'établit seulement dans l'âme du juste.

    Il n'y a certainement que ceux qui sont pleins de l'Esprit de Dieu qui puissent bien recevoir ce qui est de Dieu. Et si la grâce divine est une bonne odeur, selon le langage de l'Apôtre (2. Cor. 2. 15.), l' âme pleine de Dieu ayant reçu cette odeur céleste et en étant pénétrée, la cherche et la suit dans les autres personnes où elle est aussi : et cette grâce, par le mouvement et l'instinct qu'elle donne à l'âme lui fait reconnaître et discerner les âmes dans lesquelles Dieu habite.

    Saint Diadoque, évêque de Photice dans l'ancienne Grèce, enseigne comme il est besoin que l'âme soit exempte de toutes sortes de troubles pour être capable de discerner les pensées. Il faut, dit-il (Diadoch. c. 6. et 26. in Bibl. pp. t. 5.), que ceux qui sont dans les combats de cette vie, préservent leur âme des troubles et des agitations qui lui peuvent arriver ; afin qu'étant capables de faire le discernement des pensées qui se présentent à eux, ils conservent dans leur mémoire et dans leur coeur celles qui sont bonnes, et qui leur sont véritablement envoyées de Dieu, et rejettent celles qui sont mauvaises, et que le démon tire de la nature corrompue, pour les suggérer. Car lorsque la mer est calme, les pêcheurs voient jusqu'au fond ; en sorte qu'il n'y a quasi point de poissons qu'ils n'aperçoivent. Mais quand elle est agitée par les vents, la tempête rendant son eau trouble, empêche qu'on y puisse voir ce qu'on y voyait avant l'agitation. Et l'on doit conclure de l'observation de ce saint évêque, qu'un homme qui n'est point en état de faire un discernement juste de ses propres pensées, l'est encore moins de reconnaître et de discerner les pensées des autres.

    Ce saint Evêque dit encore au même traité, d'où cette observation est tirée (Idem c. 30.) : Tout de même que, quand nous sommes en bonne santé, nous savons discerner par le goût sans nous méprendre, les bonnes viandes de celles qui sont mauvaises, et savons désirer celles qui sont meilleures, et plus convenables à notre appétit  ; ainsi lorsque notre âme commence d'être entièrement saine, d'être exempte des divers soins de cette vie, et d'être plus forte et plus libre dans son action, elle est aussi plus en état de sentir l'abondance des consolations divines, et de n'être jamais emportée par les fausses joies de la terre.

    L'auteur des remarques sur saint Jean Climaque dit conformément à ceci, que (Ad. grad. 21.) la modération des passions de l'âme et la simplicité du coeur étant jointes à la grâce du discernement dont nous parlons, aident à mieux discerner la différence des esprits.

    Et saint Jean Climaque dit que (In fine gr. 25.) comme la mer est le principe et la cause de toutes les autres eaux ; ainsi l'humilité est la source et la mère de cette discrétion qui rend propre à mieux faire le discernement.

    Saint Laurent Justinien traitant du discernement des esprits (De Obed. c. 26.), dit que c'est une grâce extrêmement rare, et qui n'est donnée qu'à un très petit nombre de ceux qui ont le coeur humble et l'âme pure, et qui ont été longtemps exercés et éprouvés par diverses tentations. Que sait celui qui n'a point été tenté ? L'homme qui a fait diverses expériences, étendra ses pensées sur plusieurs choses, dit le Sage ( Eccl. 34. 9.). Rien ne rend les hommes plus sages que l'expérience : et un homme qui en est destitué ne saurait pas facilement reconnaître et discerner les opérations du Saint+Esprit, ses voies secrètes et cachées, et ses diverses manières d'inviter et d'appeler les hommes, ni les artifices et les ruses de Satan, ni le fond des cœurs, ni autres semblables choses dont le discernement ne consiste pas en une simple connaissance, mais dans la pratique et l'exercice.

    On peut alléguer sur ce sujet ces paroles de Job (Job. 12. 11.) : N'est-ce pas l'oreille qui juge des sens, et la langue des saveurs ? Ce que saint Grégoire explique en cette manière (Moral. 1. 11. c. 4.) : Il y a bien de la différence entre connaître une viande pour l'avoir seulement entendu nommer, et la connaître pour en avoir mangé. Les élus écoutent de telle sorte les vérités de la sagesse, qu'ils les goûtent, et en font la nourriture de leur âme par l'amour avec lequel ils les méditent et les pénètrent après en avoir été instruits. Et le même Père dit ailleurs, parlant de ce goût de l'âme ; pour les vérités divines qui lui sont propres (Lib. 4. Dial. c. 48.) : Les saints savent faire un sage discernement entre les illusions et les révélations, entre les diverses visions ou les différentes images qui se peuvent présenter à eux par le goût qu'ils ont pour ce qu'il y a de plus intérieur et de plus caché dans les bonnes choses ; en sorte qu'ils savent reconnaître ce qui leur vient du bon Esprit, et ce qui leur est présenté par l'esprit trompeur.

    Gerson, ce célèbre chancelier de l'université de Paris, dit que (Tract. de probat. spirit.) ce discernement est une inspiration que Dieu répand en l'âme, une douceur qui vient de l'expérience qu'on a faite des choses saintes, une illumination descendue des montagnes éternelles qui chasse toutes les ténèbres de l'esprit, une manne cachée, et que c'est ce nom nouveau que personne ne connaît que celui qui l'a reçu.

Sainte Monique, cette excellente Mère du grand saint Augustin, avait reçu ce don de Dieu, comme le témoigne ce saint docteur (Lib. 6. Conf. c. 13.), qui rapporte que cette sainte femme savait discerner, par un certain goût qu'elle ne pouvait expliquer, la différence qu'il y avait entre les révélations que Dieu lui faisait, et les songes qui lui arrivaient.

    S. Grégoire dit encore sur ce sujet (Mor. 1. 28. c. 2.) : Lorsque le Seigneur parle par lui-même, il instruit le coeur de sa parole sans employer de paroles sensibles, parce qu'il fait connaître sa vertu par une élévation intérieure et spirituelle.

    Jean Rusbrok (c. 33.), dans le traité du Royaume de ceux qui aiment Dieu, appelle immense, inépuisable, incompréhensible, ce goût des choses spirituelles dont nous parlons. Et Harphius dit que (Myst. Theol. c. 18.) cette grâce se répand dans toute l'âme.

    Ce goût est différent du discernement proprement pris, en ce que le discernement n'appartient qu'à la lumière de l'esprit, et que ce goût doit être mis au rang des affections du coeur. Enfin par ce goût de l'âme on ne saurait discerner que ses propres mouvements, et il ne sert à ceux qui l'ont que pour reconnaître ce qui se passe en eux-mêmes, et ne saurait être employé à juger des mouvements et des dispositions des autres.

    Or parce que la grâce du discernement qui vient de la lumière du Ciel, n'est donnée qu'à très peu de personnes, non plus que les dons de prophétie, de faire des miracles, de parler diverses langues, d'interpréter les langues, il faut chercher une autre voie pour ce discernement des esprits qui soit plus commune et plus facile à acquérir que cette lumière céleste et miraculeuse.

    Cette voie est une espèce d'art et de science dont on se sert pour examiner les principes et les effets des divers mouvements de l'âme, et peser aussi les règles que le Saint-Esprit a prescrites dans l'Écriture sainte, et celles que nous ont laissées les saints Pères inspirés de Dieu, et les autres docteurs catholiques instruits par leur propre expérience. Et encore que cette sorte de capacité de discerner n'appartienne pas directement et immédiatement à cette grâce donnée de Dieu, dont nous avons parlé, elle s'y peut néanmoins réduire en ce que l'on y met en usage les règles et les maximes que des hommes très sages et très éclairés ont laissées dans leurs écrits, et qu'ils ont formées non-seulement par le secours de leur science et de leur jugement naturel, mais encore par l'Esprit de vérité dont ils étaient pleins, et par l'exacte équité avec laquelle ils ont pesé les esprits en se servant des principes surnaturels de la piété et de la foi.

    J'ai recueilli de ces écrits par un long travail et une longue étude diverses observations que je réduirai comme à des maximes et des règles, afin que l'on puisse avoir en abrégé dans un seul volume ce qui se trouve répandu dans plusieurs livres. J'avertis néanmoins ceux qui liront cet ouvrage de n'être pas faciles à se persuader que les instructions que je fais état de ramasser ici, puissent suffire pour former des jugements certains et qu'on ne puisse nullement révoquer en doute, si l'on n'a encore l'expérience, qui est tout à fait nécessaire pour reconnaître les divers mouvements de l'esprit humain, eues diverses opérations de Dieu dans les âmes. Car, comme écrit Richard de saint Victor dans le traité de la préparation de l'âme à la contemplation (Rich. 6. 67.) , nous acquérons diverses instructions qui regardent le discernement, en lisant, en écoutant, en examinant diverses choses par le jugement et par la raison. Mais il est certain que nous ne sommes jamais pleinement instruits de cette matière que par l'expérience. Celui qui s'emploie à ce discernement des esprits, doit regarder Dieu dans ce saint exercice avec une plus grande simplicité de cœur, et avec une sincère humilité ; doit mettre sa confiance en lui seul, et lui doit demander la lumière dont il a besoin, à cause que, comme dit la vierge Séraphique sainte Thérèse : On apprend peu par les livres, si Dieu n'instruit au dedans.