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INTRODUCTION

ET VIE

D'ANNE-CATHERINE EMMERICH

Augustine du couvent d’Agnetenberg à Dulmen (Westphalie)



Cette introduction et Vie de Catherine Emmerich s'inscrit normalement
en première partie du livre "La douloureuse Passion de N.-S. Jésus-Christ"


INTRODUCTION

Les méditations suivantes prendront peut-être une place honorable parmi beaucoup d'œuvres semblables, fruits de l’amour contemplatif de Jésus, mais elles n'ont aucune espèce de prétention à un caractère de vérité historique, nous devons ici le déclarer solennellement. Elles ne veulent que se joindre humblement à tant de représentations de la Passion, données par des artistes et des écrivains pieux; t out au plus doit-on y voir les méditations de carême d'une dévote religieuse, racontées sans art et écrites avec simplicité d'après ses récits, auxquelles du reste elle-même n'a jamais donné qu'une valeur purement humaine et que, malgré de continuels avertissements intérieurs, elle n'a communiquées qu'avec répugnance, pour obéir à l'ordre réitéré des respectables directeurs de sa conscience. C'est le comte Léopold de Stolberg (Le comte de Stolberg est l'une des plus glorieuses conquête que l'Eglise catholique ait faite sur le protestantisme. Ce grand homme de bien est mort en 1819 - note du Traducteur.) qui a procuré à celui qui écrit ces lignes la connaissance de cette personne : le doyen Bernard Overberg, son directeur extraordinaire et l'évêque Michel Sailer (Mgr Sailer, évêque de Ratisbonne, l'un des plus illustres défenseurs de la foi en Allemagne. Note du Traducteur) qui avait été souvent son conseil et son consolateur, l'ont excitée à nous raconter en détail ce qu'elle éprouvait; ce dernier, qui lui a survécu, s'est vivement intéressé à la rédaction et à la publication des notes recueillies auprès d'elle. Ces illustres morts, de pieuse mémoire, étaient en commerce continuel de prières avec Anne-Catherine, qu'ils aimaient et respectaient à cause des grâces signalées que Dieu lui avait faites. Le rédacteur de ce livre a trouvé les mêmes encouragements à ses travaux et une sympathie non moins vive chez le dernier évêque de Ratisbonne, Mgr Wittmann (Mgr Wittmann, digne successeur de Sailer, homme d'une éminente sainteté, dont la mémoire est en vénération à tous les catholiques du midi de l'Allemagne. Ibid.)

Ce pasteur des âmes, admirable jusqu'à sa dernière heure, auquel des recherches approfondies et son expérience personnelle avaient donné des lumières qui manquaient à beaucoup de ses contemporains touchant les voies de la grâce dans certaines âmes cachées en Jésus-Christ, prenait la part la plus vive à tout ce qui concernait Anne-Catherine : instruit plus tard du travail auquel se livrait le rédacteur de ce livre, il l'exhortait fortement à lui donner de la publicité : " Ces choses ne vous ont pas été communiquées pour rien, lui disait-il souvent : Dieu a ses vues en cela. Faites-en connaître quelque chose : cela profitera à beaucoup d'âmes. " Il ajoutait à ces exhortations l'exemple d'écrits de ce genre dont il avait reconnu l'utilité pour lui et pour les autres dans le cours de sa carri&egra ve;re. Il aimait à appeler ces âmes privilégiées la moelle des os de l'Eglise, suivant l'expression de saint Chrysostome, medulla enim hujus mundi sunt homines sancti et il encourageait autant qu'il était en lui la publication de leur vie et de leurs écrits.

Amené par un ami bienveillant au lit de mort de ce saint évêque, le rédacteur de ce livre ne pouvait s'attendre à être reconnu de lui, puisqu'il n'avait jamais eu avec lui, longtemps auparavant, qu'une conversation de quelques minutes : toutefois, le mourant le salua amicalement, l'engagea affectueusement à continuer son travail pour la gloire de Dieu, et lui donna sa bénédiction. Encouragé par d'aussi respectables autorités, nous cédons à la prière de beaucoup d'amis craignant Dieu, en publiant ces méditations sur la Passion d'une pauvre religieuse à qui Dieu avait fait la grâce d'être tantôt simple, naïve, ignorante comme un enfant; tantôt clairvoyante, sagace, pleine de vues profondes et d'un zèle héroïque; mais toujours s'oubliant elle-même, forte en Jésus-Christ seul, affermie dans l'humilité la plus parfaite et la plus entière abnégation. Nous joignons ici une courte esquisse de sa vie, nous réservant de publier un jour sa biographie plus détaillée.

 

VIE D’ANNE-CATHERINE EMMERICH

Anne-Catherine Emmerich, fille de Bernard Emmerich et d'Anne Hiller, pauvres et pieux paysans, naquit dans le hameau de Flamske, à une demi-lieue de Coesfeld, ville de l'évêché de Munster, le 8 septembre 1774, elle fut baptisée dans l'église de Saint-Jacques, à Coesfeld. Son enfance eut beaucoup de rapport avec celle de la vénérable Anne Garzias de St-Barthélemi, de Dominica del Parasido, et de quelques autres &ac irc;mes contemplatives de la classe des paysans, qui ont appris par leur propre expérience avec quelle bonté Dieu daigne s'abaisser jusqu'aux enfants des hommes. Depuis le premier moment de son existence, dont elle avait conservé le souvenir, jusqu'à la fin de sa vie, elle ne cessa de recevoir d'en haut une direction supérieure, mais qui se produisait sous une forme tout amicale. Son ange gardien se rendait visible pour elle: le fiancé de son âme, sous sa forme d'enfant, jouait avec elle dans la prairie et dans le jardin : la Bon Pasteur venait aider la pauvre petite bergère, à laquelle il se montrait lui-même comme un petit berger. Dès son enfance, l'Histoire Sainte lui lut enseignée dans des visions de différentes sortes. La Mère de Dieu, la reine du Ciel, venait à elle sur la prairie, comme une femme pleine de beauté, do douceur et de majesté, l'assurait de sa tendresse et de sa protection, et lui amenait l'Enfant divin comme pour partager ses jeux. Des Saints en agissaient de même, et venaient prendre affectueusement les guirlandes qu'elle tressait pour le jour de leur fête. L'enfant s'étonnait moins de tout cela que si une princesse et sa cour se fussent ainsi abaissées jusqu'à elle. Plus tard elle n'en était pas surprise non plus, car l'innocence établissait pour elle des rapports bien plus intimes avec Jésus-Christ, sa Mère et les Saints, qu'elle n'en pouvait établir avec les plus affables parmi les personnes du monde. Les noms de père, de mère, de frère, de fiancé, lui paraissaient exprimer des relations essentielles entre Dieu et l'homme, puisque le Verbe éternel s'était choisi une mère sur la terre pour devenir notre frère, et ces titres n'étaient pas de vains mots à ses yeux.

Etant enfant, elle parlait en toute simplicité de ce qu'elle a urait vu, et les bonnes gens qui l'entouraient écoutaient avec admiration ses récits de l'Histoire Sainte; mais se trouvant quelquefois troublée par leurs questions et leurs remarques, elle se mit à garder le silence. Elle pensait, dans sa naïveté, qu'il n'était pas convenable de parler de ces sortes de choses, que les autres se taisaient sur ce qui leur arrivait dans ce genre, qu'il fallait peu parler, dire seulement oui et non; loué soit Jésus-Christ; etc., etc. Tout ce qui lui était montré était si clair, si lumineux, si salutaire, qu'elle croyait qu'il en arrivait autant à tous les enfants chrétiens : les autres, qui n'en parlaient pas, lui semblaient plus discrets et mieux élevés, et elle se tut afin de leur ressembler.

Elle eut presque constamment, dès ses premières années, un don particulier qu'on retrouve dans quelques circonstances de la vie de sainte Sibylline de Pavie, d'Ida de Louvain, d'Ursule Berincasa, et de quelques autres âmes pieuses : le don de distinguer ce qui est bon ou mauvais, saint ou profane, béni ou maudit, dans les choses matérielles ou spirituelles. Etant encore enfant, elle rapportait des champs des plantes salutaires, dont les vertus étaient connues d'elle seule, et les plantait dans le voisinage de sa demeure, ou des lieux où elle travaillait et priait : au contraire, elle arrachait tout autour les herbes vénéneuses, et surtout celles qui sont employées dans les pratiques superstitieuses et les sortilèges. Lorsqu'elle venait dans un lieu où s'étaient commis autrefois de grands péchés, elle s'enfuyait ou priait et faisait pénitence : elle reconnaissait de la même manière les lieux bénis et sanctifiés; elle s'y sentait heureuse et rendait grâce à Dieu. Quand un prêtre passait pour aller enseigner le catéchisme ou porter le saint Sacrement à un malade, même à une grande distance de sa cabane ou de l'endroit où elle gardait son troupeau, elle se sentait attirée de ce côté; elle y courait, s'agenouillait sur le chemin avant sa venue et lui demandait sa bénédiction, ou adorait la sainte Eucharistie. Elle distinguait les objets consacrés et profanes; elle ressentait une sorte de malaise et de repoussement aux lieux où étaient des tombeaux de païens, tandis qu'elle était attirée vers les ossements des saints comme le fer vers l'aimant. Elle reconnaissait les reliques des saints au point de raconter non seulement des particularités inconnues de leur vie, mais encore l'histoire de la relique qui lui était présentée, et les divers lieux où elle s'était trouvée. Elle eut toute sa vie un commerce intime avec les âmes du purgatoire; toutes se s actions, toutes ses prières étaient en vue de ces âmes; elle se sentait souvent appelée à leur secours, et recevait les avertissements les plus touchants lorsqu'elle les oubliait. Souvent, étant jeune tille, elle était réveillée de son sommeil par des troupes d'âmes, et, par les plus froides nuits d'hiver, elle suivait avec elles, pieds nus, dans la neige, le chemin de la croix, long d'au moins deux lieues, qui va jusqu'à Coesfeld. Depuis ses premières années jusqu'à sa mort, elle ne cessa de consoler les malades, de soigner et de guérir les blessures et les ulcères, de donner aux pauvres le peu qu'elle possédait. Elle était d'une grande délicatesse de conscience; la plus petite transgression l'affligeait jusqu'à la rendre malade; le péché semblait la tuer, et l'absolution était pour elle comme une résurrection.

Tous les dons qu'elle av ait reçus ne l'empêchaient pas de se livrer à tous les travaux, même les plus pénibles, d'une jeune paysanne de son pays, et personne ne s'en étonnait beaucoup; c'était peut-être parce qu'un certain degré de clairvoyance prophétique n'est pas rare dans sa patrie. On y rencontre çà et là des gens appelés Gieker, c'est-à-dire voyants, qui voient d'avance dans des visions des morts, des mariages, des mouvements de troupes, et dont les prédictions sont souvent vérifiées par l'événement. Son école intérieure était la mortification et la souffrance. Dès son plus jeune âge, elle ne se permettait que le plus strict nécessaire en fait de sommeil et de nourriture; elle passait plusieurs heures en prière chaque nuit, et l'hiver elle allait quelquefois en plein air s'agenouiller sur la neige. Elle couchait par terre sur des planches disposées en forme de croix. Elle mangeait et buvait ce dont les autres ne voulaient pas; les meilleurs morceaux étaient réservés pour les pauvres et les malades, et quand elle ne savait à qui les donner, elle les offrait à Dieu avec une foi enfantine, le priant d'en faire part à quelqu'un qui en eût plus besoin qu'elle. Y avait-il quelque chose à voir ou à entendre qui ne se rapporta pas à Dieu ou à la religion, elle évitait, sous quelque prétexte modeste le lieu où tous les autres couraient, ou, si elle s'y trouvait, elle détournait ses yeux et ses oreilles. Elle avait coutume de dire que toute inutilité était un péché, et que lorsque l'on retranchait quelque chose de ce genre aux sens extérieurs, on le retrouvait au centuple dans la vie intérieure, de même que la taille rend les vignes et les arbres fruitiers plus fertiles. Ce qu'il y a de particuli èrement remarquable dans l'histoire de sa vie intérieure, c'est que, dès son enfance, elle ne cessa d'avoir des visions symboliques qui se rattachaient l'une à l'autre, qui l'accompagnaient partout et où le but de sa vie, les moyens d'y parvenir, ses peines, ses dangers, ses combats futurs lui étaient montrés en paraboles.

Dans sa seizième année, un jour quelle travaillait aux champs avec ses parents et ses soeurs, le son de la cloche du couvent des Annonciades à Coesfeld réveilla si violemment son désir secret d'entrer dans le cloître qu'elle tomba évanouie, et qu'ayant été rapportée chez elle, elle eut une maladie de langueur qui dura assez longtemps. Dans sa dix-huitième année, elle alla à Coesfeld en apprentissage chez une couturière, et, y ayant passé deux ans, elle revint chez ses parents. Elle demanda à être reçue chez les A ugustines de Borken, chez les Trappistines de Darfeld et chez les Clarisses de Munster, mais sa pauvreté et celle de ces couvents y mirent obstacle. A l'âge de vingt ans, ayant économisé vingt thalers (75 francs) qu'elle avait gagnés à coudre, elle s'en alla avec cette somme, véritable trésor pour une pauvre paysanne, chez un pieux organiste de Coesfeld, dont elle avait connu la fille lors de son premier séjour dans cette ville. Elle espé rait qu'en apprenant à jouer de l'orgue, elle trouverait moyen de se faire admettre dans un couvent. Mais son irrésistible penchant à servir les pauvres et à leur tout donner ne lui laissa aucun loisir pour apprendre la musique, et elle se fut en peu de temps si bien dépouillée de tout, que sa bonne mère fut obligée de lui apporter du pain, du lait et des oeufs pour elle et pour ceux avec lesquels elle partageait.
Alors sa mère lui dit :
« Tu nous fais bien du chagrin, à ton père et à moi, avec ta volonté de te séparer de nous pour aller au couvent, mais tu es toujours mon cher enfant; quand je vois à la maison la place où tu t'asseyais, mon coeur se brise en pensant que tu as donné toutes tes économies et que a tu es maintenant dans le besoin; mais je t'apporte de quoi te nourrir quelque temps. » Et Anne-Catherine lui répondit : " Que Dieu vous le rende, ma chère mère; il est vrai, je n'ai plus rien parce que c'était la sainte volonté de Dieu que d'autres fussent secourus par moi; mais puisque je lui ai tout donné, c'est à lui d'avoir soin de moi, et il saura bien nous aider tous. " Elle resta quelques années à Coesfeld dans le travail, les bonnes œuvres et la prière, ayant toujours la même direction intérieure. C'était un enfant docile et silencieux dans les mains de son ange gardien.

Quoique dans cette esquisse de sa vie nous laissions de côté beaucoup de circonstances intéressantes pour ne nous occuper que des traits principaux, il en est une que nous ne devons pas passer sous silence. Vers sa vingt-quatrième année, elle reçut une grâce que le Seigneur a accordée sur cette terre à plusieurs personnes dévouées à un culte plus spécial de sa douloureuse Passion, à savoir la souffrance corporelle et visible des douleurs de sa sainte tête dans le couronnement d'épines. Nous rapporterons ici ses propres paroles.
« A peu près quatre ans avant mon entrée au couvent, par conséquent en 1798, je me trouvais un jour vers midi dans l'église des jésuites de Coesfeld, agenouillée dans la tribune de l'orgue et je priais ardemment devant un crucifix : comme j'étais plongée dans la médit ation je ressentis tout à coup une chaleur vive et douce, et je vis, de l'autel où se trouvait le saint Sacrement dans le tabernacle, venir à moi mon fiancé céleste, sous la forme d'un jeune homme resplendissant. Sa main gauche tenait une couronne de fleurs, sa main droite une couronne d'épines; il me présenta l'une et l'autre pour choisir. Je pris la couronne d'épines; il me la mit sur la tête et je l'y enfonçai avec mes deux mains : alors il disparut, et je revins à moi ressentant une violente douleur autour de la tête. Je dus quitter l'église qu'on allait fermer. Une de mes amies qui était agenouillée à côté de moi, pouvait avoir vu quelque chose de mon état : je lui demandai à la maison si elle ne voyait pas de blessure à mon front, et lui parlai en termes généraux de mon rêve et de la violente douleur qui l'avait suivi. Elle ne vit rien e xtérieurement, mais ne fut pas étonnée de ce que je lui dis, parce qu'elle savait que je me trouvais quelquefois dans des états extraordinaires, sans toutefois en bien comprendre la signification intérieure. Le jour suivant, mon front et mes tempes s'étaient très enflés et je souffrais horriblement. Ces douleurs et cette enflure revinrent souvent et durèrent quelquefois des jours et des nuits entières. Je ne remarquai de sang autour de ma tête que lorsque mes compagnes m'avertirent de prendre un autre bonnet, parce que le mien était plein de taches rougeâtres. Je les laissai en penser ce qu'elles voudraient, et je parvins à arranger ma coiffure de manière à cacher le sang qui coulait de ma tête je le fis jusque dans le couvent, où une seule personne le découvrit et me garda fidèlement le secret.»

Plusieurs autres adorateurs contemplatifs de la Passion de N otre-Seigneur ont reçu la grâce de souffrir les douleurs de la couronne d'épines, à la suite d'une vision semblable où le choix entre deux couronnes leur était offert : nous citerons seulement sainte Catherine de Sienne et Pasithée de Crogis, clarisse de la même ville, morte en 1617. Les mêmes circonstances se représentent constamment avec quelques légers changements. Au reste celui qui écrit ces pages a vu plusieurs fois, en plein jour et de très prés, le sang couler sur le front et le visage d'Anne-Catherine Emmerich, en quantité suffisante pour traverser le linge qui entourait son cou : il en est aussi certain qu'il l'ait jamais été de sentir la sueur couler sur son propre front.

Son désir du cloître finit par être exaucé. Les parents d'une jeune personne que désiraient avoir les Augustines de Dulmen, déclarèrent qu'ils ne laisseraient en trer leur fille chez elles que si elles recevaient en même temps Anne-Catherine. Le pauvre couvent y consentit, quoique avec peine, à cause de l'indigence absolue de celle-ci. Le 13 novembre 1802, huit jours avant la fête de la Présentation de la sainte Vierge, elle prit l'habit de novice. Les couvents de notre âge n'éprouvent plus la vocation des novices avec la rigueur et la sévérité de la règle antique, mais la Providence y suppléa pour elle par de rudes épreuves dont elle ne pouvait se montrer trop reconnaissante. Des peines et des privations qu'on s'impose pour honorer Dieu, seul ou en union avec d'autres, sont faciles à supporter; mais la croix la plus semblable à celle du Christ, c'est d'accepter sans murmure et aveu amour des accusations, des affronts et des punitions injustes. Dieu permit que, dans l'année de son noviciat, elle fût soumise, sans que la volonté de personne y fût pou r rien, à toutes les rigueurs par lesquelles l'aurait éprouvée une sage maîtresse des novices, au temps de la plus grande sévérité de l'ordre. Elle apprit alors, et plus tard encore, à voir dans ses compagnes des instruments de Dieu pour son salut, et à leur savoir gré d'y contribuer ainsi de beaucoup de manières; bien d'autres choses lui apparurent plus tard sous ce point de vue. Mais comme rien n'était plus né cessaire pour son âme ardente que cette école de la croix, Dieu eut soin de l'y exercer toute sa vie; puis enfin, pour qu'elle n'en pût pas sortir, il l'y cloua au moyen des stigmates de ses plaies sacrées; en lui enlevant la faculté de prendre des aliments ordinaires, il l'y fit asseoir comme un enfant mis en pénitence et condamné à jeûner, afin que, marquée de ces signes, elle devint pour beaucoup un objet de scandale, et qu'elle fût accus& eacute;e, mise en suspicion et insultée jusqu'à la fin de sa vie, peut-être même par delà-le tombeau. Dieu soit loué et remercié de tout !

Sa situation dans le couvent était pénible sous plusieurs rapports. Aucune de ses compagnes, aucun prêtre, aucun médecin ne pouvait comprendre son état. Elle avait bien appris à cacher les dons merveilleux qu'elle avait reçus lorsqu'elle vivait parmi les paysans; mais il n'en pouvait pas être de même, à présent qu'elle se trouvait en contact perpétuel avec une troupe de religieuses, bonnes et pieuses sans doute, mais dont la curiosité allait toujours croissant, et animées à son égard d'une sorte de jalousie spirituelle. Puis l'esprit alors très rétréci de ce couvent, et la complète ignorance où l'on y était des phénomènes par lesquels la vie inté ;rieure de l'âme peut se manifester au dehors, amenaient pour elle une série de vexations d'autant plus pénibles que ces phénomènes se produisaient chez elle sous leur forme la plus rare et la plus singulière. Elle voyait tous les soupçons dont elle était l'objet, entendait tout ce qui se disait contre elle même à l'autre bout du couvent, et ces discours pénétraient dans son coeur comme des traits acérés. Elle supportait tout avec patience et amour; sans laisser rien voir de ce qu'elle savait. Plus d'une fois, la charité la poussa à se jeter aux pieds de quelque religieuse malintentionnée à son égard, et à lui demander pardon en pleurant. Là-dessus, on la soupçonna d'écouter aux portes : des haines cachées se trouvaient découvertes sans qu'on pût s'expliquer comment, et on se sentait mal à l'aise et saisi d'une in quiétude involontaire devant elle.

Lorsque la règle de l'ordre, qui était pour elle une loi sacrée, se trouvait négligée en quelque point, elle voyait en esprit toutes ces inobservations, et quelquefois, poussée par l'esprit intérieur, elle apparaissait tout à coup au lieu où la règle était violée par des bavardages ou des contraventions au voeu de pauvreté, et citait, sans l'avoir prémédité, les passages de la règle relatifs à la circonstance. Cela la rendait importune à celles qui se négligeaient, et son arrivée avait pour elles quelque chose de l'apparition d'un esprit. Dieu lui avait accordé le don des larmes à un haut degré, elle passait souvent de longues heures dans l'église à pleurer devant lui sur les péchés et l'ingratitude des hommes, sur les souffrances de l'Eglise, sur les imperfections de la communauté et sur ses propres défauts. Mais ces larmes produites par le sentiment de compassion le plus élevé, nul ne pouvait les comprendre que celui devant lequel elle les versait : les hommes les attribuaient à un caprice, à un mécontentement et à d'autres causes de ce genre. Son confesseur lui avait ordonné de recevoir la sainte Eucharistie plus souvent que les autres, parce que son ardent désir de cette nourriture spirituelle l'avait plus d'une fois rendue presque mourante. Cette disposition de son âme excitait la jalousie, et on la traitait parfois d'hypocrite.

Souvent aussi on lui reprochait la faveur qu'on lui avait faite de l'admettre au couvent, elle, pauvre et ignorante paysanne. La pensée qu'elle devenait ainsi pour d'autres une occasion de péché lui était très douloureuse, et elle ne cessait de prier Dieu pour qu'il lui fit porter la peine de ce manque de charité &agra ve; son égard. Bientôt après, elle eut une grande maladie qui commença à Noël de l'an 1802, par une violente douleur autour du coeur. Cette douleur ne la quitta pas lorsqu'elle fut guérie, et elle la supporta en silence jusqu'en 1812, où elle reçut dans une extase, en ce même endroit, la marque extérieure d'une croix, ainsi qu'il sera raconté plus tard. Sa faiblesse et sa mauvaise santé la firent regarder comme plus à charge qu'utile au couvent, ce qui n'était pas fait pour augmenter la bienveillance à son égard; toutefois, elle travaillait et servait sans se lasser; elle aimait toutes ses soeurs, et elle ne fut jamais si heureuse qu'à cette époque de sa vie, passée dans des privations et des peines de toute espèce.

Le 13 novembre 1803, étant âgée de 29 ans, elle prononça ses voeux solennels, et devint l'épouse de Jésus- Christ dans le couvent d'Agnetenberg, à Dulmen. " Lorsque j'eus prononcé mes vœux, disait-elle, mes parents se montrèrent de nouveau pleins de bonté pour moi. Mon père et mon frère aîné m'apportèrent deux pièces de toile. Mon père, homme pieux, mais sévère, qui de même que toute ma famille, m'avait vue entrer au couvent avec répugnance, m'avait dit, lors de notre séparation, qu'il payerait volontiers mon enterrement, mais qu'il ne donnerait rien pour le couvent; il tint parole : cette pièce de toile était le linceul de mon enterrement dans le cloître. "
Quelque soigneusement qu'elle s'efforçât de cacher l'abondance de grâces que Dieu versait à torrents dans son âme, la plénitude de joie qu'elle ressentait comme fiancée de Jésus-Christ enivrée de son saint amour, communiquait à toute sa pe rsonne une dignité qu'aucune humiliation ne pouvait lui ravir.
" Je ne songeais pas à moi, disait-elle, je ne pensais qu'à Jésus-Christ et à mes saints voeux : mes compagnes ne me comprenaient pas, et je ne pouvais leur expliquer l'état où je me trouvais. Dieu leur a caché beaucoup de grâces qu'il m'a faites, sans quoi elles auraient eu de moi l'idée la plus fausse. Malgré toutes les douleurs et toutes les souffrances, je ne fus jamais plus riche intérieurement; mon âme était inondée de bonheur. J'avais une chaise sans siège et une autre sans dossier dans ma cellule, et pourtant elle était pour moi si pleine et si magnifique, que je croyais souvent y voir le Ciel tout entier. Souvent, la nuit, attirée par l'amour et la miséricorde de Dieu, je m'épanchais en paroles ardentes et pleines d'une affectueuse familiarité, comme j'avais coutume de le faire depuis mon enfance : on m'espionnait et on m'accusait d'inconvenance et de témérité à l'égard de Dieu. Une fois, il m'arriva de répondre involontairement qu'il me paraissait plus téméraire de recevoir le corps du Seigneur sans s'être ainsi familièrement entretenue avec lui, et je fus sévèrement grondée. Au milieu de tout cela, je vivais en paix avec Dieu et toutes ses créatures. Quand je travaillais dans le jardin, les oiseaux venaient à moi, se posaient sur ma tête et sur mes épaules, et nous chantions ensemble les louanges de Dieu. Je voyais toujours mon ange gardien à mes côtés, et quoique le mauvais esprit cherchât à m'assaillir et à m'effrayer de toutes sortes de manières, il ne lui était pas donné de me faire grand mal : j'étais toujours secourue, protégée, avertie d'avance. Mon désir du saint Sacreme nt était si irrésistible que souvent, la nuit, je quittais ma cellule et m'en allais à l'église, si elle était ouverte; dans le cas contraire, je restais à la porte ou près des murs, même l'hiver, agenouillée ou bien prosternée, les bras étendue et en extase. Le chapelain du couvent, qui avait la charité de venir de bonne heure pour me donner la sainte communion, me trouvait dans cet état; mais, quand il s'approchait pour ouvrir l'église, je revenais à moi, me rendais en hâte à la table de la communion, et trouvais mon Seigneur et mon Dieu. Lorsque j'étais chargée des fonctions de sacristine, je me sentais tout d'un coup comme ravie, et je montais et me tenais dans des endroits élevés de l'église, sur des corniches, des saillies de maçonnerie et des moulures où il paraissait impossible d'arriver humainement. Alors je nettoyais et arrangeais tout. Il me semblait toujours avoir au-dessus de moi des esprits bienfaisants qui m'enlevaient et me soutenaient. Cela ne me troublait pas, car j'y étais habituée dès mon enfance : je n'étais jamais longtemps seule, et nous faisions tout ensemble bellement et amicalement. C'était seulement parmi certains hommes que je me trouvais seule, au point d'en pleurer comme un enfant qui veut retourner au logis. "
Nous laissons de côté plusieurs autres phénomènes remarquables de sa vie extatique, engageant seulement le lecteur à comparer ce qui vient d'être raconté avec la vie de sainte Madeleine de Pazzi, où l'on trouve décrits des phénomènes très semblables à ceux que présentait à cette époque celle d'Anne-Catherine. Nous passons maintenant à ses maladies.

Étant d'une constitution délicate et peu robuste de corps, elle s'é tait livrée dès son enfance aux mortifications, aux jeûnes, aux veilles, aux prières de nuit en plein air : joignez à cela les plus rudes travaux dans les champs par toutes les saisons de l'année et la fatigue des états singuliers où elle se trouvait presque sans cesse. Elle continua dans le cloître à travailler au jardin et dans la maison, tandis que ses travaux et ses souffrances spirituelles allaient toujours croissant, en sorte qu'il n'est pas étonnant qu'elle fût fréquemment malade; mais ses maladies avaient encore une autre cause. Nous avons appris, par des observations exactes et journalières prolongées pendant quatre ans, et aussi par des aveux timides qu'elle ne put se refuser à faire, que toute sa vie durant, une grande partie de ses maladies et de ses douleurs, surtout pendant son séjour au couvent qui fut l'époque la plus active de sa vie spirituelle, vint de ce qu'elle prenait pour elle les souffrances des autres. Tantôt elle demandait la maladie de quelque personne qui ne savait pas souffrir patiemment, et l'allégeait de tous ses maux ou d'une partie, en les prenant elle-même; tantôt, voulant expier quelque péché ou mettre fin à quelque souffrance, elle se livrait à Dieu, et le Seigneur, acceptant son sacrifice, lui permettait cette expiation en union aux mérites de sa Passion, sous la forme de quelque maladie corrélative au péché qu'elle voulait effacer. Elle avait donc à supporter des maladies qui lui étaient propres, des maux qu'elle prenait à autrui, certaines douleurs pour expier les fautes des autres, même les fautes et les négligences de telle ou telle portion de la communauté chrétienne, et très fréquemment des souffrances de satisfaction fort diverses pour les âmes du Purgatoire. Toutes ces souffrances se pré sentaien t en elle comme une maladie propre, avec les symptômes les plus opposés et les plus variables et sous ce rapport elle était livrée au médecin, qui avec l'aide de la science terrestre, s'efforçait de guérir des maux qui étaient le but de sa vie. Elle disait à ce sujet :
" Le repos dans la souffrance m'a toujours paru l'état le plus désirable pour l'homme. Les anges eux-mêmes nous l'envieraient, si l'envie n'é tait pas une imperfection. Mais la souffrance, pour être profitable, doit accepter patiemment et avec reconnaissance les consolations et les remèdes donnés à contre-temps et tous les autres poids ajoutés à la croix. Je ne connaissais pas moi-même complètement mes états ni ce à quoi ils se rapportaient. J'acceptais ma souffrance en esprit, et je devais la combattre corporellement: Je m'étais donnée tout entière comme victi me à mon fiancé céleste, et sa sainte volonté s'accomplissait en moi : mais j'étais de ce monde où il y a une ordonnance et une sagesse terrestre que je devais laisser agir sans murmure. Quand même j'aurais bien connu mon état, et quand j'aurais eu le temps et la faculté de l'expliquer, il n'y aurait eu là personne qui pût me comprendre. Un médecin surtout m'aurait regardée comme tout à fait folle et aurait redoublé ses coûteux et pénibles remèdes. J'ai ainsi beaucoup souffert toute ma vie, et surtout au couvent, par des remèdes donnés hors de propos. Souvent quand ils m'avaient mise à l'agonie, Dieu prenait pitié de moi et m'envoyait des secours surnaturels qui me guérissaient. "

Quatre ans avant la suppression de son couvent, elle alla à Flamske faire une visite de deux jours à ses parents. Pendant qu'elle y était , elle alla s'agenouiller et prier plusieurs heures devant la croix miraculeuse qui est derrière l'autel de l'église Saint-Lambert, à Coesfeld. Elle demanda à Dieu la paix et l'union pour son couvent, lui offrit à cette fin la douloureuse passion de Jésus-Christ, et dans un élan de tendre compassion pour les souffrances de son fiancé céleste sur la croix, le pria de lui en faire ressentir une partie. Depuis cette prière, ses mains et ses pieds furent brillants et douloureux ; elle avait comme une fièvre continuelle qu'elle croyait être la cause de ses douleurs aux extrémités; car elle n'osait penser que sa prière eût été exaucée. Souvent elle était dans l'impuissance de marcher, et la douleur de ses mains ne lui permettait plus certains travaux qu'elle faisait dans le jardin. " Pendant que j'étais dans cet état, dit-elle, peu de temps avant la suppre ssion du couvent, il m'arriva, à plusieurs reprises, de prier instamment pour obtenir la connaissance de nos fautes et l'adoucissement de mes peines intérieures, et plus d'une fois je reçus en présence du saint Sacrement cette réponse distinctement articulée : " Que ma grâce te suffise. Est-ce que, je ne te suffis pas ? "

Le 3 décembre 1811, le couvent fut supprimé (sous le gouvernement de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie - note du traducteu) et l'église fermée. Les religieuses se dispersèrent chacune de son côté. Anne-Catherine resta, pauvre et malade. Une servante compatissante du monastère la servit par charité. Un vieux prêtre émigré, qui disait la messe dans le couvent, resta aussi avec elle. Ces trois personnes, étant les plus pauvres de la communauté, ne quittèrent la maison conventuelle qu'au printemps de 1812. Elle était encore malade, et ce ne fut qu'avec peine qu'on put la transporter. Le prêtre trouva un petit logement chez une pauvre veuve de l'endroit; elle eut dans la même maison une mauvaise petite chambre au rez-de-chaussée, dont les fenêtres donnaient sur la rue. Elle vécut là, toujours malade, jusqu'à l'automne de 1812, inconnue au monde et intimement unie à Dieu. Ses ravissements dans la prière et le commerce spirituel qu'elle entretenait avec le monde invisible, étaient devenus plus fréquents encore. Elle allait être appelée à un état qu'elle ne connaissait pas bien elle-même, et pour lequel elle ne fit rien que s'abandonner docilement à la volonté de Dieu. Il plut au Seigneur, vers ce temps, de marquer son corps virginal des stigmates de sa croix et de son crucifiement ; scandale pour les juifs, folie pour les païens, l'un et l'autre pour bien des gens qui se nomment c hrétiens. Elle avait, dès son jeune âge, prié le Sauveur de lui imprimer fortement sa sainte croix dans le coeur, afin qu'elle ne pût jamais oublier son amour infini pour les hommes, mais elle n'avait jamais pensé à un signe extérieur. Rejetée dans le monde, elle priait plus ardemment que jamais à ce sujet. Le 28 août, fête de saint Augustin, patron de son ordre, comme elle faisait cette prière dans son lit, où la maladie la retenait, ravie en extase et les bras étendus, elle vit descendre vers elle, à sa droite, un jeune homme resplendissant, tel que son fiancé céleste lui apparaissait ordinairement; et ce jeune homme fit sur son corps, avec la main droite, le signe d'une croix ordinaire. Il se trouva, en effet, qu'à dater de cette époque, elle eut sur son épigastre une marque semblable à une croix. C'étaient deux bandes croisées, longues d'enviro n trois pouces, et larges d'un demi-pouce. Plus tard, la peau levait souvent en cet endroit comme après une brûlure, et, se déchirant, laissait couler une humeur incolore et brûlante, quelquefois en assez grande abondance pour transpercer plusieurs draps. Elle fut longtemps sans s'apercevoir de ce que c'était et croyait seulement avoir une forte sueur. La signification particulière de ce signe n'a jamais été bien connue.

Quelques semaines plus tard, comme elle faisait la même prière elle tomba en extase et vit la même apparition qui lui présenta une petite croix de la forme décrite ci-après dans les récits de la Passion. Elle la prit avec ardeur, la serra fortement contre sa poitrine et la rendit. Elle disait que cette croix était molle et blanche comme de la cire, mais elle ignora d'abord qu'il en fût résulté un signe extérieur. Peu de temps après, étant allée avec la petite fille de son hôtesse visiter un vieil ermitage près de Dulmen, elle tomba tout à coup en extase et perdit connaissance; puis, étant revenue à elle, elle fut ramenée à sa demeure par une paysanne. Comme la douleur cuisante qu'elle ressentait à la poitrine augmentait chaque jour, elle vit l'apparence d'une croix de trois pouces de long, qui semblait appliquée sur l'os de la poitrine et se dessinait en rouge à travers la peau. Comme elle avait fait part de sa vision à une religieuse avec laquelle elle était liée on commença à parler beaucoup de ses singuliers états. Le jour des Morts, 2 novembre 1812, elle sortit pour la dernière fois et se traîna péniblement jusqu'à l'église. Depuis cette époque jusqu'à la fin de l'année elle sembla toujours au moment de mourir, et reçut les derniers sacrements. A Noël, il p arut au haut de la croix qui était sur sa poitrine, un petit appendice de la même forme, en sorte que le tout figurait une double croix fourchue. Cette croix rendait du sang chaque mercredi par tous les pores qui se trouvaient sur son tracé, au point qu'on pouvait en prendre l'empreinte sur du papier. Par la suite, ce fut le vendredi. En 1814, cette sueur de sang fut plus rare : seulement, la croix était tous les vendredis d'un rouge de feu. Toutefois, elle rendit encore du sang plus tard, notamment tous les vendredis saints, mais on n'y faisait plus d'attention. Le 30 mars 1821, celui qui écrit ces pages vit cette croix d'un rouge très vif et rendant une sueur de sang sur tous les points. A l'état ordinaire, elle était incolore et ne se distinguait que par des petites gerçures de la peau telles qu'elles se produisent par une forte gelée. L'écoulement du sang était précédé par une grande chaleur dans cette partie de la poitrine : on voyait sous la peau une rougeur, large à peu près d'un pouce, provenant du sang qui se pressait autour de la croix et qui disparaissait lorsque le sang avait coulé. D'autres extatiques ont reçu de semblables empreintes de la croix; entre autres Catherine de Raconis, Marina d'Escobar, Emilie Bichieri, Julienne Falconieri, etc.

Sa stigmatisation s'accomplit dans les derniers jours de l'année 1812. Le 29 décembre, vers trois heures de l'après-midi, elle était dans sa petite chambre, fort malade et couchée sur son lit, mais les bras étendus et en état d'extase. Elle méditait sur les souffrances du Sauveur, et poussée par une vive compassion, elle demandait à souffrir avec lui. Elle dit cinq Pater en l'honneur des cinq plaies; après quoi, sa ferveur devint extrême, et elle ressentit un violent désir de participer aux souffrances de Jésus-Christ. Elle vit al ors une lumière qui s'abaissait vers elle, et y distingua une forme resplendissante et comme la figure vivante du Sauveur crucifié : ses blessures rayonnaient comme cinq foyers lumineux. Son coeur était fortement ému de douleur et de joie, et à la vue des saintes plaies, son désir de souffrir avec le Seigneur devint si violent qu'il lui sembla que de ses mains, de ses pieds et de son côté droit, son amour compatissant s'élançait vers les stigmates de l’apparition. Alors des mains, des pieds et du côté de la figure du crucifié partirent successivement de triples rayons d'un rouge sanglant, qui se terminaient en forme de flèches, et qui vinrent frapper ses mains, ses pieds et son côté droit. Les trois rayons du côté étaient plus divergents et plus larges et finissaient en fer de lance. Aussitôt qu'elle en fut touchée, des gouttes de sang jaillirent aux places des blessure s. Elle resta encore longtemps sans connaissance, et lorsqu'elle reprit ses sens, elle ne sut pas qui avait abaissé ses bras étendus. Elle vit avec étonnement le sang qui coulait de la paume de ses mains et ressentit de violentes douleurs aux pieds et au côté. La jeune fille de son hôtesse était entrée dans sa chambre, avait vu ses mains saignantes et l'avait raconté à sa mère : celle-ci, tout inquiète, lui demanda ce qui était arrivé, et Anne-Catherine la pria de n'en point parler. Elle sentit après la stigmatisation qu'un changement s'était opéré dans son corps : le cours du sang semblait avoir pris une autre direction, et il se portait avec force vers les stigmates. Elle disait elle-même : " Cela est inexprimable. "

Nous devons à un incident singulier la connaissance des diverses circonstances précédemment racontées. Le 15 décembre 1819 , elle eut une vision circonstanciée de tout ce qui lui était arrivé jusqu'alors, mais présentée de telle sorte qu'elle crut qu'il s'agissait de quelque autre religieuse ayant éprouvé les mêmes choses qu'elle, et qu'elle supposait demeurer à peu de distance. Elle raconta tous ces détails avec un vif sentiment de compassion et en s'humiliant profondément, sans le savoir, devant elle-même. Il était singulièrement touchant de l'entendre :
" Je ne dois plus me plaindre, j'ai vu les souffrances de cette pauvre religieuse : son coeur est entouré d'une couronne d'épines : elle la supporte tranquillement et en souriant. Il est honteux à moi de me plaindre, car elle a un bien plus lourd fardeau que le mien à porter. "

Ces visions, qu'elle reconnut plus tard être sa propre histoire, se répétèrent plusieurs fois, et c'est d'après el les qu'on connut les détails de sa stigmatisation, que sans cela elle n'aurait jamais donnés d'une manière aussi circonstanciée, car elle n'en parlait jamais par humilité; et lorsque ses supérieurs spirituels lui demandaient d'où provenaient ces blessures, elle répondait tout au plus : " J'espère qu'elles viennent de Dieu. " Les bornes que nous nous sommes imposées ne nous permettent pas de traiter ici de la stigmatisation en général. On connaît dans l'Eglise catholique un nombre assez considérable de pieux personnages qui, depuis saint François d'Assise, ont atteint ce degré d'amour contemplatif de Jésus, expression la plus sublime de l'union à ses souffrances, désignée par les théologiens sous le nom de Vulnus divinum, Plaga amoris viva. Il y en a au moins cinquante de connus. Véronique Giuliani, de l'ordre des Capucines, morte &a grave; Citta di Castello en 1727, est la dernière qui ai été canonisée (le 26 mai 1831). Sa biographie, publiée à Cologne en 1810, donne une description de l'état des personnes stigmatisées qui se rapporte à beaucoup d'égards à notre Anne-Catherine. Les plus connues ayant vécu de nos jours sont les dominicaines Colombe Schanolt, morte à Bamberg, en 1787, Magdeleine Lorger, morte à Hadamar en 1806, et Rose Serra, capucine à Ozieri, en Sardaigne, stigmatisée en 1801 : Joséphine Kumi, du couvent de Wesen, près le lac de Wallenstadt, en Suisse, laquelle vivait encore en 1815, appartenait à cette classe de personnes, mais nous ne nous rappelons pas bien si elle avait les stigmates.

Anne-Catherine, ne pouvant plus marcher ni se lever de son lit, en vint promptement à ne plus manger; bientôt elle ne put plus prendre que de l'eau avec un peu de vin, puis que de l'ea u seule; quelquefois, mais plus rarement, le jus extrait d'une cerise ou d'une prune : elle vomissait immédiatement toute nourriture plus consistante, fût-elle prise en très petite quantité. Cette impossibilité de prendre de la nourriture, ou plutôt cette faculté de vivre longtemps sans autre aliment que de l'eau, n'est pas sans exemple chez les malades, au dire des médecins instruits. Les théologiens trouveront souvent dans la vie des ascè tes contemplatifs et nommément des extatiques et des stigmatisés, que plusieurs restaient longtemps sans prendre d'autre nourriture que le pain de la sainte Eucharistie. Nous citerons, entre beaucoup d'autres, saint Nicolas de Flue, sainte Lidwine de Schiedam, sainte Catherine de Sienne, sainte Angèle de Foligno, sainte Louise de L'Ascension, etc.

Tous les phénomènes qui se manifestaient dans Anne-Catherine restèrent cachés à ceux qui l'approchaient de plus près, jusqu'au 25 février 1813, où le hasard les fit connaître une ancienne compagne de couvent de la malade. A la fin de mars, toute la ville en parlait. Le 23 mars, le médecin de l'endroit la soumit à un examen : il se convainquit de la vérité contre son attente, dressa un procès-verbal de ce qu'il avait vu, devint son médecin et son ami, et ne cessa pas de l'être jusqu'à sa mort. Le 28 mars, l'autorité spirituelle envoya de Munster, près d'elle, une commission d'enquête. La malade gagna à cette occasion la bienveillance de ses supérieurs et l'amitié de feu le doyen Overberg, qui, depuis ce temps, lui faisait chaque année une visite de plusieurs jours, et qui resta le directeur de sa conscience et son consolateur. Le conseiller médicinal de Druffel, présent à cette enquête comme médecin, ne cessa jamais de la vénérer. Il donna en 1814, dans le journal de médecine de Salzbourg, une relation détaillée des phénomènes observés chez Anne-Catherine, à laquelle nous renvoyons. Le 4 avril, M. Garnier, commissaire général de police français, vint de Munster pour la voir : il se fit faire un rapport à son sujet, et ayant appris qu'elle ne prophétisait pas et ne parlait pas de matières politiques, il déclara que la police n'avait point à s’occuper d'elle. En 1826, il en parlait encore à Paris avec respect et émotion.

Le 22 juillet 1813, Overberg vint la voir avec le comte de Stolberg et sa famille. Ils restèrent deux jours prés d'elle. Stolberg, dans une lettre adressée à la comtesse S... et plusieurs fois imprimée depuis, attesta la vérité des phénomènes observés chez Anne-Catherine et manifesta sa vénération pour elle. Il re sta son ami tant qu'il vécut, et sa famille ne cessa jamais de se recommander à ses prières. Le 29 septembre 1813, Overberg amena près d'elle la fille de la princesse Galitzin, morte en 1806 : ils virent de leurs yeux le sang couler abondamment de ses stigmates. Cette femme, d'une haute distinction, répéta sa visite, et étant devenue princesse de Salm, elle resta constamment, ainsi que sa famille, en communion de prières avec Anne-Catherine. Bien d'autres personnes de toutes les conditions trouvèrent de la même manière consolation et édification près de son lit de douleur.

Le 23 octobre 1813, on la porta dans un autre logement qui avait vue sur un jardin et où l'on montait par un escalier tournant. L'état de la pauvre religieuse devenait de jour en jour plus pénible. Ses stigmates furent pour elle, jusqu'à sa mort, une source de douleurs indicibles : elle n'arrêtait pas sa pens ée aux grâces dont ils étaient les témoins ineffaçables, mais les faisait tourner au profit de son humilité. en les considérant comme une croix pesante dont elle était chargée à cause de ses péchés. Son pauvre corps lui-même devait prêcher Jésus le crucifié. Il était difficile d'être pour tous une énigme, un objet de suspicion pour la plupart, de respect mêlé de crainte pour plusieurs, sans tomber dans l'impatience, l'irritation ou l'orgueil. Elle se serait volontiers cachée au monde, mais l'obéissance l'obligea bientôt de se soumettre aux jugements divers d'un grand nombre de curieux. Souffrant les douleurs les plus cruelles, elle avait en outre perdu à peu près la propriété d'elle-même, et elle était devenue comme une chose que chacun croyait avoir le droit de regarder et de juger, souvent sans profit pour p ersonne, mais au grand préjudice de son corps et de son âme, par le repos et le recueillement dont on la privait. Les prétentions indiscrètes allaient très loin à son égard, et l'on vit un homme fort gros auquel il était difficile de passer dans son étroit escalier tournant, se plaindre de ce que cette personne, qui aurait dû être exposée sur la grande route pour la commodité du public, restait dans un logement d'un si pénible accès. En d'autres siècles, les personnes dans cet état subissaient dans la retraite l'examen de l'autorité spirituelle et accomplissaient leur pénible vocation sous la protection de saintes murailles; mais notre pauvre amie avait été jetée hors du cloître dans le monde, à une époque pleine d'orgueil, de sécheresse et d'incrédulité gratifiée des insignes de la passion du Christ, il lui falla it porter au grand jour sa robe sanglante devant des hommes qui croyaient à peine aux plaies du Christ, et bien moins encore à celles qui n'en étaient que l'image. Ainsi cette femme qui pendant de si longues heures de sa jeunesse avait prié devant les images des douloureuses stations du Christ ou devant les croix sur le chemin, était devenue elle-même comme une croix sur la voie publique, insultée par l'un, arrosée par un autre des larmes du repentir, considérée comme un objet d'art par un troisième, ornée de fleurs par les mains innocentes.

En 1817, sa vieille mère vint de la campagne pour mourir auprès d'elle. Anne-Catherine lui témoigna son amour filial par ses consolations et ses prières, et, le 13 mars de la même année, elle ferma de ses mains stigmatisées ces yeux qui avaient si fidèlement veillé sur son enfance et versé pour elle tant de larmes d'amour maternel. L'héritage que lui laissa sa mère suffisait abondamment à sa fille, qui, à son tour, le laissa dans toute son intégrité à ses amis. Il se composait de trois proverbes : " Seigneur, que votre volonté se fasse et non pas la mienne. - Seigneur, donnez-moi la patience et alors frappez fort. - Si cela n'est pas bon à mettre dans le pot, c'est bon au moins à mettre dessous. " Le sens de ce dernier proverbe était : " Si cela ne peut pas servir à nourrir, on peut le brûler pour faire cuire la nourriture; cette douleur ne nourrit pas mon coeur, mais en la supportant patiemment, je peux accroître le feu de l'amour par lequel seul cette vie devient profitable. " Elle répétait souvent ces proverbes, et pensait alors à sa mère avec reconnaissance. Son père était mort précédemment.

Celui qui écrit ces pages eut d'abord connaissance de son état par une copie de la lettre de Stolberg, mentionnée plus haut, et ensuite par un ami qui avait passé quelques semaines près de la malade. En septembre 1818, il fut invité par l'évêque Sailer à se rencontrer avec lui chez le comte de Stolberg, en Westphalie; il se rendit d'abord à Sondermuhlen chez celui-ci, qui le recommanda à Overberg, dont il reçut une lettre pour le médecin d'Anne- Catherine Emmerich. Il lui fit sa première visite le 17 septembre 1818 : elle lui permit de passer chaque jour quelques heures près d'elle, jusqu'à l'arrivée de Sailer, et lui témoigna dès l'abord une confiance si naïve et si touchante, que personne ne lui en a jamais montré une semblable. Elle reconnaissait sans doute quelle lui faisait une aumône spirituelle bien précieuse, en lui racontant sans réserve les épreuves, les joie s, les douleurs de toute sa vie. Elle le traita avec l'hospitalité la plus généreuse et n'y mit aucune hésitation, parce qu'il ne troublait pas son humilité par une admiration excessive. Elle lui livrait tout son intérieur avec la miséricorde bienveillante d'un pieux solitaire qui offre le matin les fruits et les fleurs que la nuit a fait éclore dans son jardin à un voyageur fatigué, lequel, ayant perdu son chemin dans le désert du monde, le retrouve près de son ermitage. Toute à Dieu, elle fit cela comme un enfant de Dieu, sans soupçon, sans défiance, sans vue particulière. Que Dieu l'en récompense !

Son ami mettait tous les jours sur le papier ce qu'il observait en elle, ou ce qu'elle lui racontait de sa vie intérieure et extérieure. Toutes ses communications surprenantes, tantôt par une naïveté tout enfantine, tantôt par la plus originale profondeur, laissaient pressentir le vaste et sublime ensemble qui se dévoila plus tard lorsqu'il fut clair que le passé, le présent et l'avenir, la sanctification, la profanation et le jugement formaient constamment devant elle et en elle un drame historique et allégorique dont l'année ecclésiastique fournissait les motifs, les divisions et les scènes car, tel était le fil qui unissait les prières et les souffrances qu'elle offrait en holocauste pour l'Eglise militante.

Le 22 octobre 1818, Sailer vint la voir, et ayant remarqué qu'elle logeait sur le derrière d'un cabaret et qu'on jouait aux quilles sous sa fenêtre, il dit avec cette manière enjouée et pleine de sens qui lui était propre : " Voyez, voyez, cela est bien, cela doit être : la religieuse malade, la fiancée de Notre-Seigneur loge dans un cabaret au-dessus d'un jeu de quilles, comme l'âme de l'homme d ans son corps. "

Son entrevue avec Anne-Catherine tut touchante : il était beau de voir ces deux coeurs brûlants de l'amour de Jésus Christ et conduits par la grâce selon des voies si diverses se rencontrer au pied de la croix dont l'un d'eux portait l'empreinte visible. Le vendredi 23 octobre, Sailer resta seul avec elle presque toute la journée; il vit le sang jaillir de sa tête, de ses mains et de ses pieds, et elle trouva auprès de lui de grandes consolations quant à ses épreuves intérieures. Il lui recommanda instamment de tout communiquer sans réserve à celui qui écrit ces lignes, et il s'entendit à ce sujet avec celui-ci et avec le directeur ordinaire d'Anne Catherine. Il constata avec la plus vive émotion, ses états extatiques, son obéissance envers l'autorité spirituelle, et l'effet surprenant que produisaient sur elle la bénédiction sacerd otale, les objets bénits et les reliques. Il la confessa après avoir obtenu, comme étranger, la permission de l'autorité diocésaine, lui donna la communion le samedi 24, et continua son voyage vers la résidence de Stolberg. A son retour, il passa encore un jour, avec elle, au commencement de novembre. Il fut son ami jusqu'à sa mort, pria toujours pour elle, et lui demanda ses prières quand il se trouva dans des circonstances difficiles. Celui qui écrit ces pages resta jusqu'en janvier : il revint en mai 1819, et il continua ses observations presque sans interruption jusqu'à la mort d'Anne-Catherine.

La pieuse fille priait Dieu constamment de lui retirer les stigmates extérieurs à cause du trouble et de la fatigue qui en résultaient pour elle, et sa prière fut exaucée au bout de sept ans. Vers la fin de 1819, le sang coula plus rarement de ses plaies, puis cessa tout à fait de couler. Le 25 décembre, des croûtes tombèrent de ses pieds et de ses mains, et on vit des cicatrices blanches qui devenaient rouges les jours auxquels coulait le sang précédemment : quant aux douleurs, elles étaient restées les mêmes. L'empreinte de la croix et la blessure du côté droit furent souvent visibles comme auparavant, mais irrégulièrement. Elle eut toujours, à jours fixes, avec plus ou moins de violence, la sensation horriblement douloureuse d'une couronne d'épines autour de la tête. Elle ne pouvait alors appuyer sa tête nulle part; elle ne pouvait pas même y porter la main, et restait de longues heures, quelquefois des nuits entières, assise dans son lit, soutenue sur son séant par des coussins, pâle, gémissante, comme une effrayante image de douleur. Cet état se terminait toujours par un flux de sang plus ou moins abondant autour de la tête. Quelquefois sa coiffure seule en était imbibée; quelquefois le sang coulait jusque sur son visage et sur son cou. Le vendredi saint, 19 avril 1819, toutes ses plaies se rouvrirent et saignèrent, puis se refermèrent les jours suivants.

Il y eut sur son état une enquête rigoureuse faite par des médecins et des naturalistes. On l'isola à cet effet dans une maison étrangère, où elle resta du 7 su 29 août : cet examen ne parait pas avoir amené de résultats ultérieurs. On la rapporta dans sa demeure le 29 août : depuis-ce temps, on la laissa en repos jusqu'à sa mort, sauf quelques tracasseries privées et quelques insultes publiques. Overberg lui écrivit à ce sujet les paroles suivantes : " Que vous est-il " arrivé personnellement dont vous puissiez vous plaindre ! " Je fais cette question à une âme qui ne désire rien tant q ue de ressembler toujours davantage à son fiancé céleste. Ne vous a-t-on pas traitée bien plus doucement que votre fiancé? Ne doit-ce pas être une joie pour vous, selon l'esprit, qu'on vous ait aidée à lui devenir plus semblable et par conséquent plus agréable? Vous avez souffert bien des douleurs avec Jésus-Christ, mais - jusqu'ici l'insulte vous avait été comparativement épargnée. Avec la couronne d'épines, il n'y avait pas eu le manteau de pourpre et le vêtement de dérision. A plus forte raison n'y avait-il pas eu le cri : Faites-le mourir ! crucifiez-le ! Je ne doute pas que ces sentiments ne soient les vôtres. Loué soit Jésus-Christ !

Le vendredi saint, 30 mars 1820, sa tête, ses pieds, ses mains, sa poitrine et son côté rendirent du sang à l'heure ordinaire. Quelqu'un de son entourage, qui savait qu'on la soulagea it en lui appliquant des reliques, avait placé contre ses pieds, pendant qu'elle était évanouie, un linge où on en avait enveloppé, et le sang de ses plaies était arrivé jusqu'à ce linge. Le soir, comme on lui mettait ce même linge avec les reliques sur la poitrine et sur l'épaule dont elle souffrait beaucoup, elle dit tout à coup en état d'extase : " Chose singulière, je vois mon fiancé céleste reposer dans son tombeau dans la Jérusalem terrestre : je le vois en outre vivant dans la Jérusalem céleste, parmi beaucoup de saints qui l'adorent, et au milieu de ces saints, je vois une personne qui n'est point sainte, une religieuse. Le sang coule de sa tête, de son côté, de ses mains, de ses pieds, et les saints sont au-dessus de ces membres qui saignent. "

Le 9 février 1821, elle tomba en extase pendant l'enterrement d'un prêtre fort pieux. Le sang coula de son front et la croix sur sa poitrine saigna aussi. Quelqu'un lui demanda : " Qu'avez-vous ? " Elle répondit en souriant et comme sortant d'un rêve : " Nous étions près du corps. J'ai perdu l'habitude du chant d'église, et le De Profundis m'a fait une très forte impression. " Trois années après, elle mourut ce même jour. En 1821, quelques semaines avant Pâques, elle raconta qu'il lui avait été dit pendant sa prière : " Fais bien attention, tu souffriras le jour véritable de la Passion et non le jour marqué cette année dans le calendrier ecclésiastique. " Le vendredi, 30 mars, à dix heures du matin, elle tomba sans connaissance. Son visage et sa poitrine furent inondés de sang; son corps parut couvert de meurtrissures semblables à des traces de coups de fouet. A midi, elle s'allon gea en forme de croix, et ses bras se tendirent jusqu'à se disloquer. Quelques minutes après deux heures, des gouttes de sang jaillirent de ses mains et de ses pieds. Le vendredi saint, 20 avril, elle fut seulement dans une contemplation tranquille. Cette exception frappante parut un effet de la protection divine : car à l'heure où ses plaies saignaient ordinairement, il vint des curieux malveillants qui voulaient lui attirer de nouvelles tracasseries en publiant ce qu'ils auraient vu, mais qui contribuèrent, contre leur intention, à sa tranquillité, en disant qu'elle ne rendait plus le sang.

Le 19 février 1822, elle fut encore avertie qu'elle souffrirait le dernier vendredi de mars et non le vendredi saint, si toutefois elle vivait encore, car de lourdes tâches lui étaient imposées dans la prière et il semblait qu'elle dût bientôt mourir. Elle ressentit souvent des cuissons aux places des blessures. Les ven dredis, 15 et 29, la croix de la poitrine et la plaie du côté rendirent du sang, et toutes les places des stigmates devinrent d'un rouge très vif. Avant le 29, il lui sembla plus d'une fois qu'un fleuve brûlant se précipitait de son coeur à son côté et à travers ses bras et ses jambes aux places des stigmates où se montraient des rougeurs, de l'inflammation et des gouttes de sueur avec la sensation de l'écoulement du sang. Le jeudi 28, elle tomba dans une contemplation relative à la Passion, et elle y resta jusqu'au soir du vendredi. Elle rendit du sang par la poitrine, la tête et le côté : toutes les veines de ses mains étaient enflées, les places des stigmates étaient rouges, et au milieu se trouvait un point douloureux et humide, quoique le sang ne coulât point. Il ne coula, comme cela lui avait été annoncé, que le 3 mai, jour de l'Invention de la sainte Croix. Elle eut aussi une vision de la découverte de la vraie croix par sainte Hélène; elle croyait être couchée dans la fosse près de la croix. Elle rendit beaucoup de sang par la tête et le côté; un peu moins après midi, par les mains et les pieds, et il lui sembla qu'on éprouvait sur elle si la croix était vraiment celle de Jésus-Christ et que son sang rendait témoignage.

En 1823, le 27 et le 28 mars, jeudi et vendredi saints, elle eut des visions sur la Passion, pendant lesquelles elle rendit du sang par toutes ses plaies, avec de vives douleurs. Un ami, qui était présent, eut à s'affliger de voir combien elle était privée de tout soin protecteur. Pendant ces mortelles souffrances, n'ayant pas son esprit présent, il lui fallut parler et répondre sur tout ce qui concernait son petit ménage, comme si elle eût été pleine de force et de sa nté, et elle le faisait sans murmurer, quoique presque mourante. Ce fut la dernière fois que son sang rendit témoignage de son union aux souffrances de celui qui s'est donné tout entier pour nous tous.

La plupart des formes de la vie extatique et contemplative, - mode d'oraison, clairvoyance, états passifs et actifs, - telles quelles se montrent à nous dans la vie et les écrits des saintes Brigitte, Gertrude, Mechtilde, Hildegarde, Catherine de Sienne, de Gênes, de Bologne, Colombe de Rieti, Lidwine de Schiedam, Catherine Vanini, Thérèse de Jésus, Anne de Saint-Barthélemi, Magdeleine de Pazzi, Marie Villana, Marie Buonomi, Marina d'Escobar, Crescentia de Kaufbeuern et de beaucoup d'autres religieuses contemplatives, se manifestent aussi dans l'histoire de la vie intérieure d'Anne-Catherine Emmerich. Nous voulons dire seulement par là que la même voie lui fut tracée par Dieu. A-t-elle, comme ce s saintes femmes, atteint le but ? Dieu seul le sait : il nous convient de prier pour que cela soit, et il nous est permis de l'espérer. Les lecteurs qui ne connaissent pas la vie extatique par ce qu'en ont rapporté les contemplatifs eux-mêmes, pourront s'en faire une idée en lisant l'introduction de Guerres aux écrits d'Henri Suso, publiés à Ratisbonne en 1829.

Puisqu'on voit des chrétiens zélés, transformant leur vie en un culte perpétuel, chercher dans leur travail journalier la représentation symbolique de quelque manière d'honorer Dieu et le lui offrir en union avec les mérités de Jésus-Christ, il ne doit pas sembler étrange que ceux d'entre eux qui passent de la vie active à une vie de souffrance et de contemplation voient quelquefois leurs travaux spirituels sous la forme des occupations terrestres qui remplissaient jadis leurs journées. Leur oeuvre exté ;rieure d'autrefois, à la ressemblance de laquelle ils conformaient leur prière intérieure, devient la forme de leur prière actuelle; qui est maintenant le travail par lequel ils opèrent à l'extérieur.

Alors leurs actes étaient des prières, maintenant leurs prières sont des actes : la forme reste la même. C'est ainsi qu'Anne-Catherine, dans sa vie extatique, voyant la série de ses prières pour l'Eglise et pour des nécessités de toute espèce, sous la forme de paraboles tirées de l'agriculture, du jardinage, de l'éducation des troupeaux, de l'état de tisserand ou de couturière. Tous ces travaux se groupaient, selon leur signification, autour des diverses époques de l'année ordinaire et ecclésiastique, et s'accomplissaient sous l'invocation et avec le secours des saints de chaque jour, et en y appliquant la grâce spéciale des fê tes correspondantes de l'Eglise. La signification de ce cercle de symboles avait rapport à tout le côté actif de sa vie intérieure. Un exempts éclaircira nos paroles. Lorsqu'Anne-Catherine, jeune paysanne, arrachait une mauvaise herbe, elle priait Dieu d'extirper l’ivraie du champ de l'Eglise. Si ses mains étaient piquées par les orties, s’il lui fallait refaire l'ouvrage des travailleurs négligents, elle offrait à Dieu sa douleur et sa fatigue, et demandait, au nom de Jésus-Christ, que les pasteurs des âmes ne se fatiguassent pas, et qu'aucun d'eux ne cessât de travailler courageusement. Ainsi son travail manuel devenait une prière.

Voici maintenant un exemple correspondant de sa vie contemplative et extatique. Elle avait été une fois plusieurs jours malade et dans une extase presque continuelle pendant laquelle elle gémissait souvent et faisait avec ses doigts le geste de quelqu'un qui arrach e des herbes. Elle se plaignit un matin de cuissons et de démangeaisons aux mains et au bras, et quand on y regarda de plus près, on les vit tout couverts de cloches pareilles à celles que produit la piqûre des orties. Elle pria alors plusieurs personnes de sa connaissance d'unir leurs prières aux siennes à une certaine intention. Le lendemain, ses doigts étaient douloureux et enflammés, comme après un travail excessif; comme on lui en demandait la cause, elle répondit : " Ah l j'ai eu tant d'orties à arracher dans la vigne; ceux qui en étaient chargés arrachaient seulement la tige et il me fallait tirer péniblement les racines d'un sol pierreux. " Comme le questionneur blâmait ces travailleurs négligents, il fut tout confus de l'entendre répondre : " Vous étiez aussi de ce a nombre; les travailleurs qui arrachent seulement la tige des orties et laissent sub sister les racines, sont ceux qui prient négligemment. " On sut plus tard qu'elle avait prié pour plusieurs diocèses qui lui furent montrés sous l'image de vignes dévastées où il fallait travailler. L'inflammation réelle de ses mains rendit témoignage de cette extirpation symbolique des orties, et il y a peut-être lieu d'espérer que les églises qui lui étaient désignées par ces vignobles ressentirent quelque effet de sa prière et de son travail spirituel; car, s'il est vrai que la porte est ouverte à ceux qui frappent ce doit être surtout à ceux qui frappent avec tant d'ardeur que leurs doigts en sont tout meurtris.

De pareilles réactions de l'esprit sur le corps se trouvent souvent dans la vie des personnes sujettes à l'extase et ne sont pas étrangères à la foi. Sainte Paule, si l'on en croit saint Jérôme, visita l es Saints Lieux en esprit comme si elle les eût visités corporellement : même chose arriva à sainte Colombe de Rieti et à sainte Lidwine de Schiedam, dont le corps porta les traces de ce voyage spirituel : ce fut comme si elle eût réellement voyagé. Elle éprouva toutes les fatigues d'une marche pénible, se blessa aux pieds, y eut des marques qui semblaient causées par des pierres ou par des épines, enfin se donna une entorse dont elle souffrit longtemps corporellement. Conduite à ce voyage par son ange gardien, elle lui entendit dire que ces blessures corporelles étaient un signe qu'elle avait été ravie en corps et en esprit. De semblables lésions matérielles se voyaient aussi chez Anne-Catherine peu d'instants après qu'elles avaient eu lieu dans ses visions. Lidwine commença son voyage extatique en suivant son bon ange à la chapelle de la sainte Vierge devant Schieda m : Anne-Catherine commençait les siens par suivre son ange soit à la chapelle voisine de sa demeure, soit sur le chemin de la croix de Coesfeld, soit devant le crucifix miraculeux qu'on vénère dans cette ville. Ses voyages à la Terre sainte se faisaient d'après ses récits par les chemins les plus opposés; quelquefois même elle faisait le tour de la terre quand sa tâche spirituelle l'exigeait, souvent elle revenait à sa chambre par un tout autre chemin que celui qu'elle avait pris au départ. Dans le cours de ces voyages, depuis sa demeure jusqu'aux pays les plus éloignés, elle portait secours à bien des gens, et exerçait envers eux des oeuvres de miséricorde spirituelle et corporelle : ceci se faisait fréquemment en paraboles. Au bout d'un an elle refaisait le même chemin, revoyait les mêmes personnes et racontait leur avancement spirituel ou leur rechute. Tout ce travail se rapportait toujours à l'Eglise et au règne de Dieu sur la terre. Le but de ces pèlerinages journaliers qu'elle faisait en rêve, était toujours la Terre promise qu'elle observait dans le plus grand détail et qu'elle voyait, tantôt dans son état actuel, tantôt dans celui où elle se trouvait aux diverses époques de l'histoire sainte; car ce qui la distinguait des autres personnes de la même catégorie, c'était la grâce inouïe d'une intuition directe de l'histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, des personnages de la sainte Famille et de tous les saints vers lesquels se dirigeait l'oeil de son esprit. Elle voyait la signification de tous les jours de fête de l'année ecclésiastique sous le point de vue du culte et sous celui de l'histoire. Elle vit et raconta jour par jour, en nommant et décrivant avec force détails les lieux, les personnes, les fêtes, les moeurs et l es miracles, les années de la prédication de Jésus jusqu'à l'Ascension, et l’histoire des Apôtres pendant plusieurs semaines après la descente du Saint-Esprit, et cela souvent avec une précision qui dépassait tout ce qu'on aurait pu imaginer. Nous en avons recueilli quelques traits dans les notes jointes aux pages qui vont suivre. Elle ne regardait pas toutes ces visions comme des jouissances spirituelles de son âme, mais elle y voyait en quelque sorte des champs fertiles pleins des mérites de Jésus-Christ, et qui n'avaient pas encore été mis en rapport : elle était souvent occupée en esprit à réclamer pour l'Eglise le fruit de telle ou telle peine du Seigneur : elle suppliait Dieu d'appliquer à son Eglise les mérites du Sauveur, qui étaient son héritage, et dont elle semblait prendre possession en son nom d'une manière toute naïve.

Jamais elle ne transportait ses visions dans la vie chrétienne extérieure, et elle ne leur attribuait aucune authenticité historique. Extérieurement, elle ne connaissait et ne croyait que le catéchisme, l'histoire populaire de la Bible, les évangiles des dimanches et des fêtes, et le calendrier, qui apparaissait à ses regards de voyante comme le livre le plus riche et le plus profond; car il lui offrait dans quelques feuilles le fil conducteur avec lequel elle traversait le temps, passant d'un mystère de rédemption à un autre, et le solennisant avec tous les saints pour moissonner dans le temps les fruits de l'éternité, les conserver et les distribuer dans son pèlerinage autour de l'année ecclésiastique, afin que la volonté de Dieu s'accomplit sur la terre comme au ciel. Elle n'avait jamais lu l'Ancien ni le Nouveau Testament; quand elle était fatiguée de raconter ses visions, elle disait quelquefois : " Lisez cela dans la Bible ", et s'étonnait beaucoup d'apprendre que cela ne s'y trouvait pas; " car, ajoutait-elle, on entend dire sans cesse aujourd'hui qu'il ne faut lire que la Bible, que tout s'y trouve, etc... "

La véritable tâche de sa vie fut la souffrance pour l'Eglise et pour quelques-uns de ses membres, dont la détresse lui était montrée en esprit, ou qui lui demandaient des prières, sans savoir que cette pauvre religieuse malade eût quelque chose de plus à faire pour eux que de dire quelque Pater noster, ignorant surtout que toutes leurs souffrances spirituelles et corporelles devenaient les siennes, et qu'elle devait lutter patiemment contre les plus terribles douleurs, sans être secourue, comme les contemplatives d'un autre temps, par les prières sympathiques d'une communauté religieuse. Au siècle où elle vivait, elle n'avait d'autre secours que les remèdes du médecin. Quand elle luttait ainsi contre des souffrances pour lesquelles elle s'était substituée à autrui, elle tournait souvent ses regards, comme autrefois lorsqu'elle travaillait aux champs, vers les douleurs correspondantes de l'Eglise, et, souffrant pour un malade, elle offrait encore ses peines pour l'Eglise entière.

Voici un fait de ce genre assez remarquable. Pendant plusieurs semaines, on vit en elle tous les symptômes d'une phtisie au dernier degré : irritation extrême du poumon, sueurs transperçant tout son lit, toux déchirante, expectoration continuelle, fièvre violente sans interruption; on attendait chaque jour sa mort ou plutôt on la désirait, tant ses souffrances étaient horribles. On observait chez elle une lutte étrange contre une grande disposition à s'irriter. Si elle succombait un instant, elle fondait en larmes, sa souffrance redoublait e t elle ne pouvait plus vivre qu'elle ne se fût réconciliée par le sacrement de pénitence. Elle avait toujours à combattre contre l'aversion pour une certaine personne qui était éloignée d'elle depuis des années. Elle se désespérait de ce que cette personne, avec laquelle elle déclarait toutefois n'avoir rien de commun, était toujours devant elle avec toutes sortes de mauvaises dispositions, et elle pleurait amè rement dans un grand trouble de conscience, disant qu'elle ne voulait pas pécher, qu'on devait voir ce qu'elle avait souffert tel ou tel jour, et d'autres choses peu intelligibles pour ceux qui les entendaient. Sa maladie alla en augmentant, et on crut qu'elle allait mourir. Dans ce moment, un de ses amis la vit avec surprise se redresser tout à coup et dire : " Récitez avec moi les prières des mourants. " Il fit ce qu'elle disait et elle r&eacu te;pondit d'un ton ferme pendant les litanies. Au bout de quelque temps on entendit le glas des trépassés, et quelqu'un vint lui demander des prières pour sa soeur qui venait de mourir. Anne-Catherine demanda avec intérêt des détails sur sa maladie et sa mort, et son ami entendit la description la plus exacte de cette phtisie dont Anne-Catherine elle-même était malade.

La défunte avait d'abord été si souffrante et si inquiète, qu'elle ne semblait pas pouvoir se préparer à mourir: mais depuis quinze jours elle s'était trouvée mieux : elle s'était réconcilie avec Dieu, et auparavant, avec une personne contre laquelle elle avait du ressentiment; enfin elle était morte en paix et munie de tous les sacrements avec l'assistance de cette même personne. Anne-Catherine donna une aumône pour l'enterrement et pour le service funèbre. Ses sueurs, sa toux, sa fi&egr ave;vre cessèrent; elle était comme un homme épuisé de fatigue qu'on a fait changer de linge et mis dans un lit bien chauffé. Son ami lui dit : " Lorsque vous avez été prise de cette maladie mortelle, cette femme s'est trouvée mieux ; sa haine contre la personne dont on parlait était le seul obstacle à sa réconciliation avec Dieu. Vous avez pris un moment cette haine; elle est morte réconciliée et vous voilà en assez bon état. Etes-vous encore tourmentée par rapport à cette personne ? – Dieu m'en préserve. répondit-elle, cela me paraît absurde maintenant; mais comment ne pas souffrir quand un seul point du doigt souffre? Nous sommes tous un seul corps en Jésus-Christ. - Grâce à Dieu, dit son ami, vous avez recouvré un peu de tranquillité. Elle sourit et dit : " Cela ne sera pas long, il y en a d'autres qui m'a ttendent. " Alors, elle se retourna sur sa couche et prit quelque repos.

Peu de jours après, elle ressentit de vives douleurs dans les membres et tous les symptômes d'une hydropisie de poitrine se manifestèrent. Nous découvrîmes la malade pour laquelle elle souffrait, et nous vîmes ses souffrances allégées tout à coup ou considérablement augmentées selon que celles d'Anne-Catherine croissaient ou cessaient. Il est facile de comprendre tout ce que de tels états avaient de pénible. Ainsi la charité la portait à prendra sur elle les maladies et même les tentations d'autrui, pour que ceux qu'elle secourait de cette manière pussent tranquillement se préparer à la mort Il lui fallait souffrir en silence pour cacher les misères de son prochain, et aussi pour ne pas être regardée comme une folle : elle devait accepter patiemment les secours de la m&eacu te;decine pour cette maladie d'emprunt, et les reproches pour des tentations étrangères; elle devait enfin sembler pervertie aux hommes, afin que ceux pour qui elle souffrait parussent convertie devant Dieu..

Un jour, un ami très affligé était assis près d'elle; elle tomba en extase et se mit à prier tout haut : " O mon bon Jésus ! laissez-moi porter un peu cette lourde pierre. " Son ami lui demanda ce qu'elle avait dit : " Je suis sur le chemin de Jérusalem, répondit-elle; il y a là un pauvre homme qui se traîne, ayant sur la poitrine une grosse pierre dont il est presque écrasé. " Puis elle dit de nouveau : " Donnez-moi cette pierre, vous ne pouvez plus la porter, donnez-la-moi. " Tout à coup elle tomba sans connaissance comme accablée sous un énorme fardeau. Son ami n'eut pas le temps d'exprimer son étonnement, car il sentit au même instant sa poitrine délivrée du chagrin qui l'oppressait, et auquel succéda un contentement extraordinaire. Mais quand il la vit dans un si triste état, il lui demanda ce qu'elle avait; elle le regarda en souriant et lui dit : " Je ne puis pas rester ici plus longtemps; pauvre homme, il faut reprendre votre fardeau. " Et aussitôt toute l'affliction de cet homme rentra dans son coeur : pour elle, revenant à son é tat précédent, elle continua son voyage en esprit vers Jérusalem.

Lorsqu'au milieu de ses terribles souffrances, l'inintelligence de son entourage ou des visites importunes mettaient sa patience à une trop forte épreuve, d'aimables compagnons lui donnaient de la consolation. Il était touchant de voir les innocents oiseaux avoir le sentiment de la paix que répandait autour d'elle cette personne marquée des signes de la réconciliation. Nous avons vu dans sa chambre un oiseau quelle avait élevé, et qui s'attristait ou chantait joyeusement selon sa situation d'esprit pendant qu'elle priait. Quand elle avait un évanouissement, l'oiseau tombait de son perchoir; quand elle revenait à elle, il prenait son vol en gazouillant. On le sépara d'Anne-Catherine pour la mortifier; mais ce fut l'oiseau qui en fut victime. Une alouette apprivoisée lui montra une sympathie encore plus intime. Sans jamais dé ranger la malade, elle se tenait souvent sur son oreiller, près de sa tête, et saluait de là l'aurore naissante. Cet oiseau faible et timide faisait une espèce de guerre aux personnes dont la visite pouvait importuner sa maîtresse. Il courait après elles, leur mordait les pieds et leur volait à la figure. Cet excès de zèle lui fit trouver la mort dans le feu de la cuisine.

Nous raconterons encore un trait remarquable de l'activité spiri tuelle d'Anne-Catherine. Un matin, elle donna à un ami un petit sac contenant de la farine de seigle et des oeufs, et lui décrivit une petite maison où habitait une pauvre femme poitrinaire avec son mari et deux petits enfants. Il devait dire à cette femme de se faire avec cela une bouillie qui serait bonne pour sa poitrine.

Lorsque cet ami, en entrant dans la cabane, tira le sac de dessous son manteau, la pauvre mère qui, toute colorée par une fièvre brûlante, était couchée sur une paillasse entre ses enfants demi-nus, le regarda avec des yeux brillants, tendit vers lui ses mains livides, et dit d'une voix tremblante : " O monsieur ! c'est Dieu qui vous envoie ou c'est la soeur Emmerich ! vous m'apportez de la farine de seigle et des oeufs. " Comme on lui demandait d'où elle savait cela, cette femme tout en émoi pleura, toussa et fit signe à son mari de répondre à sa place. Celui-ci dit q ue Gertrude avait eu un sommeil très-agité la nuit précédente, et avait souvent parlé en dormant; que, s'étant éveillée, elle lui avait ainsi raconté son rêve : " Je croyais être sur la porte de la maison avec toi; la pieuse nonne est sortie d’une porte voisine et je t'ai dit de regarder la pauvre bonne religieuse. Elle s’est arrêtée devant nous et m'a dit : Ah ! Gertrude, tu as l'air bien malade ! Je t'enverrai de la farine de seigle et des oeufs; cela est bon pour la poitrine. Alors je me suis éveillée. " Tel fut le simple récit de cet homme; ils témoignèrent vivement leur reconnaissance, et celui qui leur avait porté l'aumône d'Anne-Catherine quitta la maison tout ému. Il ne lui dit rien de tout cela lorsqu'il la revit; mais, quelques jours après, elle l'envoya au même endroit avec un présent du même genre, et il lu i demanda d'où elle connaissait cette pauvre femme. " Vous savez, répondit-elle, que je prie le soir pour tous ceux qui souffrent, je voudrais aller à eux pour les aider, et je rêve ordinairement que je vais d'une maison de douleur à l'autre et que je les soulage comme je puis. C'est ainsi que je suis allée en rêve chez cette pauvre femme qui était à sa porte avec son mari et que je lui ai dit : Ah ! Gertrude, tu as l'air bien malade ! je t'enverrai de la farine de seigle et des oeufs, cela est bon pour la poitrine. C'est ce que j'ai fait par vous le lendemain matin. " Toutes deux étaient restées dans leur lit et avaient rêvé la même chose, et le rêve s'était vérifié. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, liv. XVIII, c. xviii, raconte un trait semblable de deux philosophes qui se visitèrent en songe et expliquèrent quelques passages de Platon, tous deux étant endormis dans leur maison.

Ces souffrances et ce genre d'activité étaient comme un rayon unique dont la lumière éclairait toute sa vie. Le nombre des travaux spirituels et des souffrances sympathiques qui, du monde dont elle était entourée, pénétraient dans son coeur tout embrasé de l'amour de Jésus-Christ souffrant, était infini. De même que sainte Catherine de Sienne et d'autres extatiques, elle sentait souvent avec toute la vivacité d'une profonde conviction que le Sauveur lui ôtait le coeur de la poitrine, et qu'il mettait le sien pendant quelque temps à sa place.

Le fragment suivant peut donner une idée du profond symbolisme suivant lequel elle était intérieurement dirigée. Pendant une partie de l'année 1820, elle travailla en esprit pour plusieurs paroisses : ses prières étaient représentées sous la f orme des plus pénibles travaux du vigneron. C'est à cela que se rapporte l'histoire racontée plus haut sur les orties. Le 6 septembre, son conducteur lui dit : " Tu as bêché, sarclé, lié, taillé la vigne; tu as fait moudre les mauvaises herbes pour qu'elles ne puissent jamais repousser, puis tu es partie, toute joyeuse de te retrouver en bonne santé, et tu as laissé reposer ta prière : prépare-toi maintenant à bien travailler depuis la nativité de la sainte Vierge jusqu'à la saint Michel : le vin mûrit et il faut y veiller. " Alors il me conduisit dans le vignoble de Saint-Liboire et me montra les vignes où j'avais travaillé. Ma peine avait profité, les raisins se coloraient et grossissaient çà et là, le jus vermeil coulait jusqu'à terre dans quelques endroits. Mon conducteur me dit : " Quand la vie se manifeste dans les pe rsonnes de piété, elles ont à combattre, sont opprimées, souffrent la tentation et la persécution. Il faut planter une haie pour que les raisins mûrs ne soient pas détruits par les voleurs et les bêtes sauvages, qui représentent la tentation et la persécution. " Alors il me montra à élever un mur avec des pierres entassées et à conduire tout autour une épaisse haie d'épines. Comme mes mains saignaient dans ce rude travail, Dieu permit pour me ranimer que l'essence et la signification de la vigne et de plusieurs autres arbres à fruit me fût montrée. Je vis bien des choses touchant la vigne. Le vrai cep de vigne est Jésus-Christ, qui doit croître et grandir en nous : tout bois superflu doit être retranché pour ne pas disperser la sève, laquelle doit devenir le vin, puis dans le saint Sacrement le sang de Jésus-Christ, qui a rachet&eac ute; notre sang altéré par le péché et tend sans cesse à le faire monter des ténèbres à la lumière. La taille de la vigne se fait selon certaines lois qui m'ont été montrées. C'est, dans un sens spirituel, le retranchement de tout ce qui est superflu, la pénitence et la mortification, afin que le vrai cep de vigne croisse en nous et porte du fruit, à la place de la nature corrompue qui ne produit que du bois et des feuilles. On taille d'après des lois fixes; il s'agit uniquement de supprimer dans l'homme cette quantité de pousses inutiles qui s'y produit; retrancher davantage serait une coupable mutilation. La taille ne doit jamais s'attaquer à la souche qui a été implantée dans l’humanité par l'intermédiaire de la sainte Vierge, et qui demeure éternellement, car elle est dans le ciel avec Marie. Le vrai cep de vigne unit le ciel et la terre, la divin ité et l'humanité : ce qui est humain doit être taillé, afin que le divin seul puisse croître. Je vis tant d'autres choses relatives à la vigne, quant à ses formes et à ses effets dans l'ordre de la nature et dans l'ordre spirituel, qu'un livre aussi gros que la Bible ne pourrait les contenir. Un jour que je souffrais horriblement de la poitrine, je demandai en gémissant au Seigneur de ne pas me donner un fardeau au-dessus de mes forces: alors mon fiancé céleste m'apparut et me dit : " Je t'ai couchée sur mon lit nuptial qui est un lit de douleurs, je t'ai donné pour parures et pour joyaux la souffrance et l'expiation; tu dois souffrir, je ne t'abandonne pas; tu es attachée au cep de vigne, tu ne le perdras pas. " Alors je fus consolée dans mes douleurs. Il m'a été expliqué aussi pourquoi dans les visions relatives aux fêtes de la famille de Jésus, par ex emple, à celles de sainte Anne, de saint Joachim, de saint Joseph, etc., je vois toujours l'église de la fête comme le rejeton d'un cep de vigne. II en est de même aux fêtes de saint François d'Assise, de sainte Catherine de Sienne et de tous les saints stigmatisés.

Le sens de mes douleurs dans tous les membres m'a été expliqué dans la vision suivante, ainsi que la tâche qui m'est imposée de continuer à souffrir pour les autres. Je vis un énorme corps humain horriblement mutilé et élevé vers le ciel. Il manquait des doigts aux mains et aux pieds; le tronc était couvert d'affreuses blessures; quelques-unes étaient fraîches et saignantes, d'autres recouvertes de chair morte ou tournées en excroissances. Un côté tout entier était noirci, gangrené et comme rongé. Saisie d'horreur à cet aspect, je ressentais vivement toutes ce s souffrances en moi-même, et alors mon conducteur me dit : " C'est le corps de l'Eglise, le corps de tous les hommes et aussi le tien. " Puis, en me montrant chaque blessure, il m'indiquait du doigt une partie du monde; je vis d'un seul coup d'oeil, jusque dans les contrées les plus éloignées, une infinité d'hommes et de peuples séparés de l'Eglise, chacun à sa manière, et je ressentis cette séparation aussi douloureusement que s'ils avaient été arrachés de mon corps. Alors mon conducteur me dit : " Acquiers l'intelligence de tes souffrances et offre-les à Dieu avec celles de Jésus pour ceux qui sont séparés. Un membre ne doit-il pas appeler l'autre et souffrir pour le guérir et pour le rattacher au corps ? Quand ce sont les plus proches qui se séparent, c'est la chair qui est arrachée de la poitrine autour du coeur. "

Je pensai dans ma simplicité qu'il s'agissait de frères et de soeurs qui ne sont pas en communion avec nous; mais mon conducteur ajouta : " Qui sont mes frères? Ceux qui gardent les commandements de mon Père. Les plus voisins du coeur ne sont pas nos proches par le sang, mais les proches par le sang du Christ, les enfants de l'Eglise qui tombent. " Il me montra que le côté noir et gangreneux guérirait bientôt; la chair corrompue, amassée autour des blessures représente les hérétiques qui se divisent à mesure qu'ils croissent : la chair morte est l'image de ceux qui sont morts spirituellement et qui ne sentent plus rien : les parties ossifiées représentent les hérétiques obstinés et endurcis. Je vis et je sentis ainsi chaque plaie et sa signification. Le corps atteignait jusqu'au ciel. C'était le corps de la fiancée de Jésus-Christ. Ce spectacle &e acute;tait bien triste. Je pleurai amèrement, mais, déchirée à la fois et fortifiée par la douleur et la compassion, je me remis à travailler, de toutes mes forces. "

Succombant sous le poids de la vie et la tâche qui lui était imposée, elle suppliait souvent Dieu de la délivrer, et on la vit souvent au bord du tombeau et dans un état qui semblait ne plus laisser d'espoir. Mais chaque fois elle disait : " Seigneur, non pas ma volonté, mais la vôtre ! Si mes prières et mes souffrances sont utiles, laissez-moi vivre mille ans, mais faites-moi mourir plutôt que de permettre que je vous offense.  " Alors il lui était enjoint de continuer à vivre; elle se relevait avec sa croix, et se remettait à la porter péniblement à la suite du Seigneur. De temps en temps son chemin de vie lui était montré, se dirigeant vers le haut d’ une montagne où était une ville resplendissante, la céleste Jérusalem. Souvent elle se croyait parvenue au lieu de béatitude, qui semblait tout près d'elle, et sa joie était grande. Mais tout à coup elle s'en trouvait séparée encore par une vallée : il fallait redescendre, suivre des sentiers détournés; partout il y avait à travailler, à souffrir, à exercer la charité. Il fallait montrer le chemin à ceux qui s'égaraient, relever ceux qui tombaient, quelquefois porter les paralytiques et traîner de force des gens qui résistaient : c'étaient autant de nouveaux poids qui s'attachaient à sa croix. Alors elle marchait plus difficilement et pliait sous le faix ou même tombait à terre.

En 1823, elle répéta plus souvent qu'à l'ordinaire qu'elle ne pouvait pas accomplir sa tâche dans la situation où elle se trouvait; que ses forces n'y suffisaient pas; qu'il lui aurait fallu un couvent paisible pour y vivre et pour y mourir. Elle ajoutait que Dieu la retirerait bientôt à lui: qu'elle l'avait prié de lui permettre d'obtenir par ses prières dans l'autre monde ce que sa faiblesse l'empêchait d'achever dans celui-ci. Sainte Catherine de Sienne, peu de temps avant de mourir, avait fait une prière semblable. Anne Catherine avait eu précédemment une vision sur ce que pouvaient produire ses prières après sa mort relativement à des choses qui n'existaient pas de son vivant. L'année 1823, qui fut la dernière où elle parcourut en entier le cercle de l'année ecclésiastique, lui apporta des travaux infinis. Elle parut vouloir accomplir sa tâche tout entière, et c'est ainsi qu'elle tint la promesse faite antérieurement de raconter toute la Passion. Ce fut le sujet de ses méditations du Car& ecirc;me pendant cette année, et ce sont elles qui composent le présent volume. Elle n'en prit pas une part moins vive au mystère fondamental de ce temps de pénitence, non plus qu'aux mystères de chacun des jours de fête de l'Eglise, si toutefois le mot de prendre part désigne suffisamment ce rapport en vertu duquel elle rendait un témoignage visible au mystère célébré à chaque fête, par une altération subite dans sa vie spirituelle et corporelle. Voyez du reste, à ce sujet, le chapitre de ce livre intitulé : Interruption des tableaux de la Passion.

Toutes les cérémonies et les fêtes de l’Eglise étaient pour elle plus que la consécration d'un souvenir. Elle voyait le fondement historique de chaque solennité comme un acte de Dieu, opéré dans le temps pour la réparation de l'humanité déchue. Quoique ces act es divins lui apparussent avec le caractère de l'éternité, elle reconnaissait que pour profiter à l'homme, dans la sphère fine et mesurée du temps, il fallait qu'il en prit possession selon une série de moments successifs, et qu'à cet effet ils devaient être répétés et renouvelés dans l'Eglise sous forme de mystères, d'après un ordre établi par Jésus-Christ et par le Saint-Esprit. Toutes les fêtes et les solennités étaient à ses yeux des grâces de l'éternité qui revenaient à des époques fixes dans chaque année ecclésiastique, de même que les fruits et les moissons de la terre viennent en leur saison dans l'année naturelle. Elle était infatigable à recueillir ces fruits de grâce avec un soin fidèle, des mains pures et un coeur reconnaissant, à les conserver, à les pr& eacute;parer et à les offrir pour tous ceux qui en étaient dénués. Comme elle portait sa croix avec amour à la suite de Jésus Christ, tous ses actes étaient des souffrances et toutes ses souffrances, unies aux mérites de celles du Sauveur, étaient une offrande agréable à Dieu. De même que sa compassion pour le Rédempteur crucifié avait trouvé grâce devant Dieu et lui avait mérité d'être empreinte des stigmates de la Passion comme du sceau de l'amour le plus parfait, et couronnée de sa couronne d'épines, de même toutes les souffrances de l'Eglise et celles des affligés se reproduisaient dans les états divers de son corps et de son âme. Et tout cela se passait en elle à l'insu de son entourage, et sans qu'elle-même en eût une connaissance plus étendue que celle de l'abeille par rapport à son ouvrage, pendant qu' elle soignait et cultivait, comme une jardinière fidèle et diligente, le jardin fertile de l'année ecclésiastique. Elle vivait de ses fruits et les distribuait; elle ranimait sa force et celle des autres avec les fleurs et les herbes quelle y cueillait, ou plutôt elle-même était dans ce jardin une sensitive, un tournesol, une plante merveilleuse où se reproduisaient, sans le concours de sa volonté, toutes les saisons de l'année, toutes les heures du jour, toutes les variations de la température.

A la fin de l'année ecclésiastique de 1823, avant le commencement de l'Avent, elle eut pour la dernière fois une vision relative à la reddition des comptes de cette année. Divers symboles lui retracèrent les négligences de l'Eglise militante et de ses serviteurs pendant cette année; elle vit combien de grâces n'avaient pas été cultivées ou recueillies, co mbien avaient été dissipées ou s'étaient déplorablement perdues. Il lui fut montré que le Rédempteur avait déposé pour chaque année, dans le jardin de l'Eglise, un trésor complet de ses mérites, pour suffire à tous les besoins, à toutes les expiations. Les grâces négligées, dissipées ou perdues (et il y en avait assez pour relever l'homme tombé le plus bas, pour délivrer l'âme du purgatoire la plus oubliée) devaient être restituées jusqu'à la dernière obole, et l'Eglise militante était punie de ces négligences ou de ces infidélités de ses serviteurs par l'oppression de ses ennemis et par des humiliations temporelles. De pareilles révélations exaltaient su plus haut degré son amour pour l'Eglise, sa mère. Elle passait des jours et des nuits à prier pour elle; à offr ir à Dieu, avec des gémissements continuels, les mérites de Jésus-Christ et à demander miséricorde. Enfin, elle rassembla tout son courage et s'offrit pour prendre sur elle la faute et la punition, dans ce moment où son coeur, embrasé d'amour, semblable à celui d'un enfant qui se présenterait devant le trône du roi pour subir le jugement porté contre sa mère, se présentait ainsi comme un otage, comme une victime expiatoire pour l'Eglise. Il lui fut dit alors : " Vois combien tu es pleine de misères, toi qui veux satisfaire pour les autres ; et elle se vit elle-même avec terreur et humiliation, dans une triste et repoussante image pleine d'imperfections sans nombre qui voulait répondre pour une dette infinie. Mais l'impétuosité de son amour s'élança avec plus d'ardeur encore dans ces paroles : " Oui, je suis pleine de misères et de pé chés; mais je suis votre fiancée, O mon Seigneur et mon Sauveur ! ma foi en vous et en la Rédemption qui vient de vous, couvre tous mes péchés de votre manteau royal. Je ne cesserai pas de vous implorer que vous n'ayez accepté mon sacrifice, car le trésor surabondant de vos mérites n'est fermé à aucun de vos fidèles. " A la fin, sa prière devint singulièrement énergique : c'était, pour des oreilles humaines, comme une querelle et une lutte avec Dieu où la portait l'audacieux emportement de l'amour. Son sacrifice était-il accepté, son activité cessait pendant quelque temps, et elle était livrée à la répugnance de la nature humaine contre la souffrance. Quand elle avait soutenu ce combat, les yeux fixés sur le Rédempteur au jardin des Oliviers, c'étaient des douleurs indicibles de toute espèce qu'elle s upportait avec une patience et une sérénité merveilleuses. Nous la vîmes souvent rester plusieurs jours sans connaissance, semblable à un agneau mourant. Si nous lui demandions comment elle allait, elle ouvrait les yeux à demi pour sourire et disait : " Ce sont des douleurs si salutaires ! "

Il en fut de même cette dernière fois; mais au commencement de l'Avent, ses douleurs furent un peu adoucies par d'aimables visions sur les préparatifs de voyage de la sainte Vierge, et plus tard sur tout son voyage à Bethléem avec Joseph. Elle les accompagnait chaque jour dans leurs auberges, ou bien allait en avant pour leur préparer les logements. Pendant ce temps, elle prenait de vieux morceaux de linge, et la nuit, tout en dormant, elle en faisait des langes, des camisoles et des bonnets pour les enfants des pauvres femmes en couches dont l'heure approchait. Le lendemain, elle voyait avec surprise tout cela proprement rangé dans son armoire. Cela lui arrivait ainsi tous les ans à la même époque; mais, cette année, il y eut plus de fatigue et moins de consolations. Ainsi, à l'heure de la naissance du Sauveur, qui était ordinairement pour elle un moment de joie enivrante, elle se traîna péniblement en esprit vers l'enfant Jésus dans sa crèche, et ne lui porta d'autre présent que de la myrrhe, d'autre offrande que sa croix sous le poids de laquelle elle tomba à ses pieds comme mourante. Il semblait qu'elle terminât son compte terrestre avec Dieu. Elle se dévoua une dernière fois pour une multitude d'hommes affligés spirituellement et corporellement. Le peu que l’on pût connaître de cette substitution à diverses douleurs d'autrui touche à l’incompréhensible. Elle disait avec raison : " L'enfant Jésus ne m'a apporté, cette année, qu'une cro ix et des instruments de martyre. "

Elle se concentra chaque jour davantage dans sa souffrance, ne parla presque plus, et, quoiqu'elle continuât à voir les voyages de Jésus pendant sa prédication, elle indiquait tout au plus en quelques mots la direction de sa route. Une fois, elle demanda tout à coup, d'une voix qu'on pouvait à peine entendre : " Quel jour sommes-nous ? " Sur la réponse qu'on était au 14 janvier, elle ajouta : " Hélas ! encore quelques jours, j'aurais raconté toute la vie du Sauveur; mais cela ne m'est plus possible. " Ces paroles parurent d'autant plus surprenantes qu'elle ne paraissait pas savoir de quelle année de la prédication de Jésus son esprit était actuellement occupé. En 1820, elle avait raconté l'histoire du Sauveur jusqu'à l'Ascension, en commençant au 28 juillet de la troisième ann&eacut e;e de la prédication de Jésus, puis les actes des apôtres pendant les premières semaines d'après la Pentecôte, après quoi elle était revenue à la première année de la vie de Jésus et avait continué jusqu'au 10 janvier de la troisième année de la prédication. Le 27 avril 1823, il y eut, par suite d'un voyage que fit l'écrivain, une interruption qui dura jusqu'au 21 octobre. Elle reprit alors le fil où elle l'avait laissé tomber, et continua jusqu'aux dernières semaines de sa vie. Lorsqu'elle parla de quelques jours qui manquaient, son ami ne savait pas lui-même jusqu'où allait le récit, car il n'avait pas eu le loisir de collationner ce qu'il écrivait. Après sa mort, il se convainquit que, si elle avait pu parler les quatorze derniers jours de sa vie, la narration serait revenue au 28 juillet de la troisième année de la pr&eac ute;dication, par conséquent au point où elle l'avait prise en 1820.

Son état devenait plus effrayant de jour en jour. Elle, qui ordinairement souffrait en silence, poussait maintenant des gémissements étouffés, tant ses douleurs étaient affreuses. Le 15 janvier, elle dit : " L'enfant Jésus m'a apporté à Noël de grandes douleurs. Je me suis trouvée de nouveau près de sa crèche à Bethléem. Il avait la fièvre et me montrait ses souffrances et celles de sa mère. Ils étaient si pauvres qu'ils n'avaient qu'un mauvais morceau de pain pour toute nourriture. Il m'a donné des douleurs encore plus grandes et m'a dit : " Tu es à moi; tu es ma fiancée : souffre comme j'ai souffert, et ne demande pas pourquoi. C'est à la vie et " à la mort. " Je ne sais ce que ce sera ni si cela durera longtemps. Je m'abandonn e aveuglément à mon martyre, soit qu'il faille vivre, soit qu'il faille mourir; je désire que la volonté cachée de Dieu s'accomplisse en moi. Du reste, je suis calme et j'ai des consolations dans mes peines. Ce matin encore, j'étais très heureuse. Béni soit le nom du Seigneur ! "

Ses douleurs augmentèrent encore, s'il est possible. Assise sur son séant, les yeux fermés, elle gémissait d'une voix éteinte et elle tombait de côté et d'autre. Si on la couchait, elle menaçait d'étouffer : sa respiration se précipitait; tous ses nerfs et ses muscles tremblaient et tressaillaient de douleur. Après de violents efforts pour vomir, elle souffrit horriblement des entrailles On craignit qu'il n'y eût de la gangrène. Son gosier était altéré et brûlant, sa bouche enflée, ses joues rouges de fièvre, ses mains pâles co mme de l'ivoire. Les cicatrices des stigmates brillaient comme de l'argent à travers sa peau tendue. Son pouls donnait 160 à 180 pulsations par minute. Quoique ne pouvant parler à cause de l'excès de ses souffrances, toutes ses obligations étaient présentes à son esprit. Le 26 au soir, elle dit à son ami d’une voix étouffée : " Voici le neuvième jour, il faut faire payer le cierge et la neuvaine à la chapelle de Sainte Anne. " Il s'agissait d'une neuvaine qu'elle avait demandée pour elle-même sans que cet ami le sût, et elle craignait que les personnes de son entourage ne l'oubliassent. Le 27, à deux heures de l’après-midi, elle reçut l'Extrême-Onction, au grand soulagement de son corps et de son âme. Le soir, son ami, l’excellent curé de H..., pria près de son lit : elle était assise sur son séant, chancelant et gé missan t continuellement : elle éprouva une grande consolation. Elle lui dit : " Combien tout ici est bon et beau ! " Et encore : " Dieu soit mille fois loué et remercié ! "

Les approches de la mort n'interrompaient pas entièrement l'union merveilleuse de sa vie avec celle de l'Eglise. Un ami lui donnait chaque jour, vers le soir, trois gouttes d'huile de Sainte-Walburge. Jusque dans ses plus extrêmes souffrances, elle témoignait le désir de recevoir ce remède spirituel dont elle avait déjà dit, dans des maladies antérieures, qu'il pénétrait tous ses os comme une rosée fortifiante. Cet ami é tant venu lui en apporter, le 1er février au soir, s'était placé derrière son lit sans être vu et écoutait avec une grande compassion ses gémissements sourds et sa respiration entrecoupée. Tout à coup il n'entendit plus rien et crut qu'elle était morte. En ce moment la cloche du soir qui annonçait les matines de la fête de la Purification se fit entendre; c'était l'ouverture de cette fête qui avait ravi son âme en extase. Quoique son état restât toujours très effrayant, quelques paroles affectueuses sur la sainte Vierge sortirent de sa bouche pendant la nuit et le jour de la fête. Vers midi, elle dit d'une voix déjà altérée par la mort : " Je n'avais pas été si bien depuis longtemps. Il y a huit jours que je suis malade, n'est-ce pas ? Je ne sais plus rien de ce monde ténébreux. Oh ! quelle bonté m'a témoignée la mère de Dieu. Elle m'a prise avec elle, et j'aurais bien voulu y rester. " Ici elle se recueillit un moment, et dit en mettant le doigt sur sa bouche : " Mais je ne dois pour rien au monde parler de cela. " Elle demandait instamm ent depuis lors qu'on ne dit rien à sa louange, parce que cela redoublait ses souffrances.

Les jours suivants elle fut plus mal. Le 7, au soir, étant un peu plus calme, elle dit : " Ah ! Seigneur Jésus, mille remerciements pour toute la durée de ma vie. Seigneur, que votre volonté se fasse et non pas la mienne. " Puis, quelques minutes après, avec une voix suppliante dont l'accent était singulièrement touchant : " Ah ! cette belle petite corbeille de fleurs ! gardes-la bien ! et aussi ce jeune laurier ! Je les ai longtemps gardés, mais je ne puis plus. " Elle voulait parler probablement de deux membres de sa famille que sa prière protégeait constamment. Le 8 février, au soir, un prêtre priait près de son lit : elle lui baisa la main avec reconnaissance, le pria d'assister à sa mort, et dit : " Jésus, je vis pour vous, je meurs pour vous ! Seigneur, soyez loué, je ne vois plus, je n'entends plus ! " Plus tard, un ami priait agenouillé près de son lit, et la voyant semblable à une mourante, il mit dans sa main brûlante de fièvre un petit reliquaire qu'elle avait porté une grande partie de sa vie, et dont elle lui avait fait cadeau quelques années auparavant, afin de voir si elle était encore sensible à cette sorte d'objets. Elle ferma aussitôt la main avec une expression visible de reconnaissance, puis elle la rouvrit quelque temps après. L'ami reprit le reliquaire et la quitta. Le lendemain il trouva dans son lit la monture d'argent brisée, et les deux verres qui couvraient la relique détachés; ce fut ce jour-là qu'Anne-Catherine mourut. Comme on voulait la changer de posture pour la soulager elle dit : " Je suis sur la croix, ce sera bientôt fini, laissez- moi. " Elle avait reçu tous les sacr ements, mais elle voulait se confesser encore d'une faute légère qu'elle avait déjà confessée bien des fois; cette faute était vraisemblablement de la même espèce que ce péché commis dans son enfance, dont elle s'accusait souvent, et qui consistait à être entrée à travers une haie dans le jardin du voisin, et à avoir regardé avec convoitise des pommes tombées de l'arbre; car, Dieu merci, disait-elle, elle n'y avait pas touché. Cela lui paraissait une violation du dixième commandement. Le prêtre lui donna une absolution générale : elle fit un mouvement pour s'étendre, et l'on crut qu'elle passait. Il vint près de son lit une personne qui croyait lui avoir fait souvent de la peine et qui lui demanda pardon. Elle la regarda d'un air surpris et dit avec un accent de vérité très expressif : " Il n'y a personne sur la terr e contre qui j'aie quelque chose. "

Dans les derniers jours, comme on s'attendait à tout moment à la voir mourir, il y avait souvent des amis dans la pièce qui précédait sa chambre. Comme ils parlaient très bas et de manière à ne pouvoir pas être entendus d'elle, de sa patience, de sa foi et de ses autres vertus, sa voix mourante éclata tout à coup en paroles suppliantes : " Ah ! pour l'amour de Dieu, ne me louez pas: cela me retient ici, parce qu'il me faut souffrir le double. O mon Dieu, ne me plaignez pas ! voilà bien des fleurs nouvelles qui tombent sur moi ! " Elle voyait toujours les fleurs comme un symbole et une annonce de douleur. Elle repoussa les louanges avec une profonde conviction qui s'exprimait en ces termes : " Dieu seul est bon : tout doit être payé jusqu'à la dernière obole. Je suis pauvre et pleine de péchés; je ne puis payer cett e louange que par des souffrances unies à celle de Jésus-Christ. Ne me louez pas, laissez-moi mourir dans l'ignominie avec Jésus sur la croix. " Boudon, dans la vie du père Surin, rapporte un trait pareil d'un mourant qui semblait ne plus entendre et qui repoussa vivement un mot d'éloge prononcé près de lui.

Ce jour-là encore, peu d'heures avant sa mort qu'elle implorait souvent par ces mots : " Seigneur, secourez-moi ! venez donc, Seigneur Jésus ! " elle sembla comme arrêtée par une louange contre laquelle elle protesta avec énergie par l'acte d'humilité suivant : " Je ne puis pas mourir si tant de braves gens pensent du bien de moi par erreur : dites donc à tous que je suis une misérable pécheresse. Ah ! si je pouvais crier, de manière à être entendue de tous les hommes, quelle pécheresse je suis ! Je suis bien au- dessous du bon larron qui était en croix près de Jésus, car celui-là et tous ceux d'alors n'avaient pas un compte si terrible à rendre que nous qui avons toutes les grâces données à l'Eglise. " Après cette déclaration, elle parut tranquillisée, et dit au prêtre qui la consolait : " J'ai maintenant autant de paix et de confiance que si je n'avais jamais commis un péché. " Son regard se dirigeait avec amour vers la croix placés au pied de son lit : sa respiration était accélérée, elle buvait souvent, et quand le petit crucifix lui était présenté, elle ne baisait que les pieds par humilité. Un ami qui pleurait à genoux à côté de son lit, avait la consolation de lui présenter souvent de l'eau pour y tremper ses lèvres. Comme elle avait posé sur la couverture sa main où bril lait la blanche cicatrice de sa blessure, il prit cette main qui était froide, et comme il désirait intérieurement un signe d'adieu de sa part, elle pressa légèrement la sienne. Son visage était serein et calme, mais empreint d'une gravité sublime : c'était l'expression d'un athlète, qui, après des efforts inouïs pour atteindre le but, tombe et meurt en saisissant la couronne. Le prêtre récita de nouveau près d'elle les prières des agonisants, et elle se sentit encore avertie de penser devant Dieu à une jeune et pieuse amie dont c'était la fête. Huit heures sonnèrent: elle respira plus paisiblement pendant quelques minutes, et cria trois fois en gémissant plus profondément : " Seigneur, secourez-moi; Seigneur, Seigneur, venez. " Le prêtre fit entendre sa sonnette et dit : " Elle se meurt. " Plusieurs parents et amis qui &ea cute;taient dans la pièce voisine entrèrent dans la chambre et s'agenouillèrent pour prier. Elle avait dans la main un cierge allumé que le prêtre soutenait. Elle poussa encore quelques légers soupirs, et son âme pure s'échappa de ses chastes lèvres dans sa parure de fiancée pour se précipiter, pleine d'espérance, au-devant de l'époux céleste, et se joindre au choeur des vierges qui accompagnent l'agneau partout où il va. Son corps inanimé s'affaissa doucement sur les oreillers, à huit heures et demie du soir, le 9 février 1824.

Une personne qui lui avait porté intérêt durant sa vie, a écrit ce qui suit : Après sa mort, je m'approchai de son lit. " Elle était couchée sur des oreillers, le corps penché à gauche. Au-dessus de sa tête étaient suspendues en croix dans un coin, des béquilles que lui avaient préparées ses amis, au mois de septembre, dans une occasion où elle avait pu faire quelques tours dans sa chambre. Près de là était suspendu un petit tableau à l'huile, représentant la mort de la sainte Vierge, que lui avait donné la princesse de Salm. L'expression de son visage était d'une gravité sublime : la trace de sa vie, toute de sacrifice, de patience et de résignation y était restée; elle semblait morte, pour l'amour de Jésus-Christ, dans l'exercice de quelque oeuvre de charité pour les autres. Sa main droite reposait sur la couverture : cette main à laquelle Dieu avait attaché la grâce inouïe de reconnaître au toucher tout ce qui était saint, tout ce qui avait reçu la consécration de l'Eglise, grâce que peut-être jamais personne n'avait reçue au même degré; grâce dont les ré sult ats pouvaient être incalculables, pourvu qu'on en usât sagement, et qui, sans doute, n'avait pas été donnée seulement pour fournir à une ignorante paysanne quelque distraction spirituelle; grâce si riche en conséquences qu'il faudrait en rendre compte, si elle n'avait été ni reconnue, ni appréciée, ni mise à profit. Je pris pour la dernière fois cette main empreinte d'un signe si vénérable; cet instrument spirituel qui poursuivait à travers les voiles de la nature toute substance sanctifiée pour la reconnaître et l'honorer même dans un grain de poussière; cette main bienfaisante, laborieuse, qui avait si souvent nourri les affamés et habillé ceux qui étaient nus; cette main était froide et sans vie. Une grande grâce s'était enfuie de la terre : Dieu nous avait retiré cette main de sa fiancée, qui té moignait, qui priait, qui souffrait pour la vérité. Ce n'était pas sans dessein semblait-il, qu'elle avait déposé avec résignation sur son lit cette main, symbole d'une vertu particulière accordée par la grâce divine. Comme beaucoup de préparatifs nécessaires qui se faisaient autour d'elle avec une activité inquiète menaçaient de troubler la vive impression que me causait l'aspect de son visage, je quittai sa demeure tout pensif. Si, comme tant de saintes habitantes du désert, me disais-je, elle avait pu mourir solitaire dans le tombeau creusé de ses mains, les oiseaux, ses amis, l'auraient couverte de fleurs et de feuilles; si, comme tant d'autres personnes de sa profession et de son mérite, elle était morte parmi les vierges consacrées à Dieu, et qu'elle eût été accompagnée jusqu'au tombeau de leurs soins et de leurs respects empressés, ainsi qu'i l arriva, par exemple, à sainte Colombe de Rieti, c'eût été édifiant et satisfaisant pour le cœur; mais je pensais en même temps que ces soins pieux et ses hommages sur son lit de mort et après sa mort eussent contristé son amour pour Jésus Christ auquel elle désirait ressembler encore à ses derniers moments. "

Le même ami écrivait plus tard ce qui suit : " Malheureusement on ne s'est point assuré officiellement de l'état de son corps après sa mort, on n'a point fait de ces enquêtes pour lesquelles on l'avait tant tourmentée pendant sa vie. Son entourage même s'est abstenu de tout examen, probablement de peur de trouver quelque phénomène frappant dont la découverte aurait pu amener bien des tracas. Le mercredi 11 février, on prépara son corps pour la sépulture. Une femme pieuse, qui ne voulut céder à personne le soin de lui donner cette dernière marque d'affection, m'a décrit en ces termes l'état où elle l'avait trouvée : " Ses pieds étaient croisés comme les pieds d'un crucifié. Les places des stigmates étaient plus rouges que de coutume. Lorsqu'on releva sa tête, le sang coula de son nez et de sa bouche. Tous ses membres restèrent flexibles et sans aucune raideur jusque dans le cercueil. " Le vendredi, 13 février, elle fut conduite su tombeau, suivie de toute la population du lieu. Elle repose dans le cimetière, à gauche de la croix, du côté de la haie. Dans la fosse qui est avant la sienne, repose un bon vieux paysan de Welde; dans celle qui suit, une pieuse paysanne de Dernekamp.

Le soir du jour où elle fut enterrée, un homme riche vint, non cher Pilate, mais chez le curé du lieu. Il lui demanda le corps de la défunte, non pour le placer dans un sépulcre neuf, mais pour l'acheter une somme assez considérable au compte d'un médecin hollandais. La proposition fut repoussée comme elle devait l'être; mais il parait que le bruit se répandit dans la petite ville qu'on avait enlevé le corps, et on dit que le peuple se porta au cimetière pour voir si l'on n'avait pas violé le tombeau. "

Nous ajouterons à ces détails l'extrait suivant d'un récit imprimé en décembre 1824, dans le journal de littérature catholique de Kerz. Ce récit provient d'une personne qui nous est inconnue mais qui parait bien informée. " Environ six ou sept semaines après la mort d'Anne-Catherine Emmerich, le bruit s'étant répandu que son corps avait été dérobé, le tombeau et le cercueil furent ouverts secrètement par ordre supérieur, en présence de sept témoins. Ils virent, avec une surprise mêlée de joie, que la corruption n'avait pas encore eu prise sur le corps de la pieuse fille. Les traits de son visage étaient riants comme ceux d'une personne qui fait un rêve agréable. Il semblait qu'elle vint d'être enterrée, et elle n'exhalait aucune odeur cadavéreuse. C'est un devoir de garder le secret du roi, dit Jésus, fils de Sirach; mais c'est aussi un devoir de révéler au monde la grandeur des miséricordes de Dieu. " On nous a assuré qu'une pierre avait été placée sur sa tombe ? Nous y déposons ces feuilles dans un sentiment de gratitude : puissent-elles contribuer à conserver la mémoire d'une personne qui a soulagé tant de peines de l'âme et du corps, et celle du lieu où elle attend la résurrection !