LIVRE PREMIER

 

LES COLLABORATEURS

 

 

A. - CLÉMENT BRENTANO

VUE D’ENSEMBLE SUR SA VIE MORALE

 

 

1° Un grand écrivain catholique méconnu. Étude d’âme nécessaire.

 

La vie et les œuvres de Clément Brentano méritent d'être connues de tous ceux qui font des études un peu sérieuses sur la littérature allemande. Elles sont cependant assez mal connues en général ; à proprement parler, on ne les connaît qu'à moitié. On les étudie en effet dans les histoires littéraires allemandes les plus renommées, c'est-à-dire dans des œuvres protestantes qui nous cachent toute une partie de la physionomie du poète.

Ouvrons un manuel quelconque d'histoire générale de la littérature allemande. Brentano nous y sera présenté comme un des poètes les plus remarquables de la deuxième école romantique. Mais comme la place est mesurée dans un ouvrage de ce genre, en deux mots on essayera de le caractériser. C'était l'enfant perdu du romantisme, nous dira-t-on ; il avait des éclairs de génie ; on peut dire de lui qu'il était l'inconstance même. On ajoutera quelques mots sur ses œuvres profanes les plus importantes et ce sera tout.

 

Ceci petit s'appeler proprement une trahison. La personnalité de Brentano a deux faces bien distinctes ; la place qui lui est réservée a beau être restreinte, on devrait le montrer sous ces deux faces. Ce que l'on en dit peut suffire pour caractériser en gros Brentano jeune, Brentano poète romantique. Mais une pareille notice biographique et littéraire nous laisse ignorer qu'il a existé un Clément Brentano d'esprit plus rassis, plus mûr, qui fut un merveilleux écrivain catholique. Nous ne voyons dans ces manuels qu'un côté, et, disons-le tout de suite, le côté le moins noble de la personnalité du poète.

Les notices biographiques plus étendues que l'on trouve dans les grandes histoires de la littérature allemande ne sont guère plus justes envers lui. Les unes arrêtent brusquement l'histoire de sa vie vers 1817, quand s'achève sa conversion, et elles ignorent toute la période de son existence qui s'étend de 1818 à 1842, date de sa mort. D'autres disent brièvement que l'âme torturée du poète finit par retrouver le calme et le bonheur dans la foi de son enfance, mais elles ne parlent pas de son activité littéraire après 1818. D'autres, enfin, le prennent plus ou moins violemment à partie au sujet de sa conversion. On la déplore amèrement ou bien on la reproche à Brentano en la stigmatisant d'une façon aussi ironique que blessante. On pense ainsi se faire l'écho de Gœthe lui-même qui a montré quelque mécontentement en apprenant l'évolution religieuse de Brentano. Inutile d'ajouter que ces critiques sévères de la conversion du poète ne parlent guère de ses œuvres religieuses. S'ils les nomment, c'est uniquement pour être complets. Ils n'en donnent pas la moindre analyse et leur appréciation se borne à une remarque désobligeante.

 

Nous avons cherché dans nombre d'histoires littéraires allemandes, grandes et petites, une étude un peu sérieuse de ces œuvres religieuses de Brentano. Nous ne l'avons pas trouvée. Les remarques et les appréciations sur ses œuvres profanes, même les moins réussies, ne manquent pas. Sur ses œuvres religieuses, rien, nulle part. C'est la conspiration du silence. L'œuvre de Brentano, de sa conversion à sa mort, ne compte plus pour les auteurs d'histoires littéraires allemands. Et c'est précisément cette œuvre religieuse du poète, du moins dans ses parties les plus importantes, que nous voulons mettre en lumière et réhabiliter dans ce petit travail.

Il ne faut pas se le dissimuler : il y a une sorte d'ostracisme plus ou moins conscient en Allemagne, dirigé contre les écrits des catholiques. Gœrres nous le dit formellement : « Il y a une entente générale dans toute l'Allemagne protestante pour dénaturer et évincer les livres catholiques... » (Gesammelte Briefe, III, p. 385), cité par M. Goyau dans son bel ouvrage sur l'Allemagne religieuse.) Le philosophe Hartmann est du même avis : « Si Deutlinger est tombé dans l'oubli, (dit-il), c'est sans doute à cause de la défaveur systématique dont sont l'objet en beaucoup de milieux allemands les essais des écrivains catholiques. » (Cité par M. Goyau, l'Allemagne religieuse, tome II, p. 226.) De nos jours, M. Goyau exprime encore la même opinion, – voir l'Allemagne religieuse, tome I, p. 194 : « Les historiens contemporains de la littérature allemande ont hérité de la malveillance de Heine : on dirait qu'ils ne pardonnent point au romantisme d'avoir acheminé vers l'obédience catholique un groupe d'intelligences allemandes ; et la colère mal dissimulée qu'ils ressentent leur cache l'intérêt psychologique de ces évolutions religieuses. »

 

Brentano fut victime de cet ostracisme littéraire qui frappe les écrivains catholiques allemands. C'est là ce qui explique pourquoi la deuxième partie de sa vie et de ses œuvres est si peu connue.

Voyons du reste comment elle est appréciée « en bloc » par des hommes qui font autorité dans l'histoire de la littérature allemande. Le Docteur Scherr, dans la dernière édition de son Histoire générale de la littérature allemande, tome II, p. 265, écrit : « Brentano représente dans sa vie et dans ses écrits l'incohérence romantique (Zerrissenheit) à sa plus haute puissance... Après avoir joué pendant cinq ans le rôle de garde-malade et de traducteur d'oracles (Orakeldolmetsch) auprès de la nonne stigmatisée A.-C. Emmerich, après avoir ensuite passé quelque temps à Rome (1) et dépensé enfin son activité au service de la propagande ultramontaine à Munich, il finit par s'abêtir (versimpelt er zuletzt) à ce point qu'il a tenu dans les dernières années de sa vie des propos dont rougirait le plus stupide des capucins. »

Hettner dans l'Allgemeine Deutsche Biographie, article Clément Brentano, est un peu plus poli. Il considère Brentano dans la deuxième partie de sa vie et de ses œuvres comme un malade : « Le fantastique maladif prit peu à peu le dessus (chez Brentano) et finit par se perdre dans la mystique la plus absurde et la plus extravagante. » Et ce qu'il y a de plus attristant dans ce tableau, c'est que Brentano « s'obstina à rester dans cet état pathologique jusqu'à sa mort ! »

 

Ces deux citations suffisent à notre avis pour montrer les aimables dispositions des historiens littéraires allemands en faveur de Brentano. On y voit le sectarisme libre penseur allemand avec ses affirmations tranchantes et ses dédains. Nous ne pouvons vraiment lui demander une étude psychologique sur l'évolution religieuse de Brentano non plus que sur les œuvres qui ont été inspirées au poète par son retour sincère à la foi catholique.

 

Essayons d'étudier son caractère et de suivre son évolution religieuse sans parti pris. Il nous faudra parcourir quarante années de sa vie. Ce sera un peu long, mais nous recueillerons de cette étude une connaissance de l'âme de Brentano que les histoires littéraires ne sauraient nous donner et qui nous est indispensable. Nous arriverons surtout à déterminer avec une précision suffisante quel était l'état d'esprit et quelles étaient les dispositions générales de Brentano quand il est venu en 1818 s'asseoir au chevet d'Anne-Catherine Emmerich pour y recueillir le récit des visions de la pauvre stigmatisée. Comment pourrions-nous juger sainement son rôle à Dülmen sans cette étude préalable ? La critique pour être juste doit être historique C'est ce qu'ont oublié beaucoup d'ennemis de Brentano qui, ne comprenant rien à la deuxième partie de sa vie, l'ont accusé des pires impudences et des pires sottises.

Nous n'entreprendrons pas bien entendu de signaler ici tous les déplacements de notre poète vagabond. On les trouvera brièvement indiqués dans la notice biographique que lui consacre Gœdeke dans son Grundriss, tome VI, p. 52, et suivantes. Ce que nous voulons faire ici, c'est une étude d’âme.

 

 

(1) Insinuation aussi mensongère que tendancieuse : Clément Brentano n’est jamais allé à Rome.