3° Le poète romantique. Vie agitée et troubles de conscience.

 

Nous allons voir maintenant rapidement comment la vie, qui sourit aux jeunes, va d'abord développer les qualités folles de notre jeune homme et comment plus tard, au contraire, sous la rude étreinte des réalités, cette folie romantique se calmera d'abord, s'éteindra ensuite pour laisser mûrir un Brentano aux convictions ardentes certes, mais à l'esprit rassis, pondéré et même positif.

Nous ne suivrons pas Brentano dans sa vie aventureuse et vagabonde de rêveur et de poète. Cette partie de sa vie est bien connue. Il perdit de bonne heure sa mère et son père. Celui-ci lui laissait une fortune assez considérable qu'il n'eut même pas la peine de gérer : son frère Frantz se chargea de ce soin.

 

À dix-huit ans, maître de ses destinées, exempt de tout souci matériel, Clément Brentano était libre d'errer à sa fantaisie. Rêveur éperdu, peu habitué au travail, n'ayant fait que des études très incomplètes, mais doué des plus brillantes qualités de l'esprit, il se jeta à corps perdu dans le mouvement romantique. Il fréquenta les cercles littéraires et les salons que lui ouvraient tout grand les relations de sa famille et sa renommée de poète à la mode.

 

Là, Clément Brentano, le bel éphèbe « aux mille boucles noires », « au front d'ivoire éclatant, toujours inspiré, toujours amoureux, dangereux à toutes les femmes au cœur trop inflammable », là, Clément Brentano fit fureur. Volage, inconstant, il donna son cœur bien souvent et le reprit ensuite avec la plus grande désinvolture !

Nous ne parlerons pas de toutes ses aventures amoureuses : elles sont bien connues. Elles étaient du reste bien dans l'esprit du temps : les Romantiques avaient une morale très relâchée. D'un mot nous signalerons la passion qu'il sut inspirer à la malheureuse Caroline de Günderode. D'un mot aussi nous indiquerons son mariage avec Sophie Méreau, une divorcée, mariage que l'Église ne pouvait bénir. – Mais il y avait longtemps que Clément Brentano avait jeté par-dessus bord les principes religieux qu'il avait reçus dans son enfance ! – D'un mot encore, nous signalerons son deuxième mariage avec Augusta Busmann qu'il enleva ou plutôt qui le fit enlever, ainsi qu'on peut le voir dans la Vie de Brentano, par Diel et Kreiten, tome I, p. 256 et 257.

Nous ne parlerons pas davantage de ses travaux littéraires profanes, si nombreux et souvent si intéressants. Pour l'étude de ce point nous renvoyons aux histoires littéraires, elles le développent suffisamment. Nous allons seulement chercher ici à dégager de cette première partie de sa vie les indices qui nous révéleront son état d'âme au point de vue religieux.

 

Nous posons en principe que même au milieu de ses excès il resta un homme religieux, ce qui ne veut pas dire un ange de vertu. Sa foi fut obscurcie par ses passions, jamais elle ne fut complètement éteinte. Il perdit le contact avec la religion catholique, mais sa conscience le tourmenta à ce sujet et il n'osa jamais passer à une autre religion ou se déclarer libre penseur.

Combien son éducation avait été négligée, nous l'avons vu. Personne ne s'était jamais inquiété d'asseoir fermement ses convictions religieuses. L'époque ne s'y prêtait guère d'ailleurs : jamais, au dire de M. Goyau, l'Allemagne ne fut plus irréligieuse qu'à la fin du XVIIIe siècle. Avec les quelques notions religieuses qui lui avaient été enseignées dans son enfance et qui avaient été battues en brèche tant de fois, Brentano était insuffisamment armé pour lutter contre ses passions, contre le monde et pour vivre en chrétien dans la société aux mœurs dissolues où il a vécu.

 

Cependant sa conscience, qui avait été éclairée par ces quelques notions religieuses de sa jeunesse ne l'a jamais laissé vivre en repos sa vie de péché, et il s'est souvent retourné vers Dieu. Dans toutes ses œuvres, même les plus abracadabrantes, mêmes les plus antireligieuses, on retrouve à côté du plomb des fausses doctrines, l'or pur des pensées chrétiennes. De temps en temps du reste, nous le voyons faire des efforts pour mettre de l'ordre dans sa vie. C'est ainsi qu'à la mort de Méreau, il se hâta de faire bénir son mariage avec Sophie Méreau. Il fit même dans ce but un pèlerinage à Waldurn qui lui a valu bien des railleries piquantes. Il chercha aussi bien souvent dans ces années orageuses à se rapprocher de catholiques avérés et fervents comme Ringseis et le futur évêque Sailer et il engagea des discussions interminables avec eux. Sans doute il prenait le parti opposé à la religion catholique. Mais n'était-ce pas avec le secret désir de se faire vaincre sur ce terrain ?

Dieu, au surplus, le poursuivait de ses grâces, – c'est-à-dire qu'Il le frappait rudement pour l'obliger à rentrer en lui-même. Il lui enlevait successivement ses trois enfants et sa compagne bien aimée Sophie Méreau et Il le laissait faire une seconde expérience du mariage dans laquelle, comme Brentano le dit lui-même peu galamment, le pauvre poète devait apprendre à connaître l'enfer. Il fut obligé de se séparer de sa femme. Personne ne le lui reprocha. Même ses adversaires les plus acharnés reconnaissent qu'Augusta Busmann était la femme la plus extravagante et la plus insupportable qui se puisse imaginer. Cette malheureuse, qui finit plus tard misérablement, put se remarier. Brentano n'osa pas : sa religion dont il avait cependant abandonné toutes les pratiques, sa religion qu'il attaquait journellement l'empêcha de contracter un nouvel hymen.

 

Brentano avait du reste une grande qualité qui devait beaucoup plaire à Dieu : il était très charitable. On ne connaît pas toutes ses aumônes : il les faisait dans le secret le plus profond. Mais il en est qui ont été mises au jour. Il a dépensé ainsi des sommes considérables : telle de ses aumônes s'est élevée au chiffre de mille thalers ; telle autre à cinq mille florins ! – Et souvent il a payé de sa personne. Un jour, à Berlin, en portant de la soupe grasse à de pauvres gens au fond d'un grenier, il a trébuché dans l'escalier et s'est renversé tout le bouillon sur son pardessus. Complètement décavé, pour avoir trop donné, il lui est arrivé un autre jour, à Berlin également, de porter sa provision de bois chez de pauvres voisins et de se priver de feu.

On voit de ces contrastes. Les ironistes les plus redoutables, dont la langue déchire les réputations et fait des blessures profondes, ont parfois le cœur et la main largement ouverts et il est facile de gagner leur sympathie ou d'exciter leur compassion.

 

Brentano n'a jamais pu pendant la première moitié de sa vie retenir sa langue prête à lancer une plaisanterie blessante ; dans la deuxième moitié de sa vie, il n'a pas toujours eu non plus assez de maîtrise sur lui pour garder un bon mot qui pouvait être offensant. Or ses bons mots, qui visaient des vices ou des ridicules, étaient souvent très offensants. Il avait une grande connaissance des hommes, le talent de scruter leur conscience, de découvrir leurs défauts et de les caractériser d'un trait net et juste. Il se fit ainsi beaucoup d'ennemis avec le temps. On le redoutait littéralement. Que d'ennuis son esprit ne lui a-t-il pas valus ! Il se connaissait très bien ce grave défaut, il en souffrait et il ne pouvait retenir sa langue. Le bon mot lâché, il le regrettait. De retour chez lui, il se traitait de misérable, il passait la nuit entière à se reprocher sa conduite. Le lendemain, il mettait en œuvre toutes les séductions de son esprit et de son cœur pour obtenir son pardon, il l'obtenait, et... il recommençait !

Ce trait de caractère qui lui créait tant d'ennuis et qui l'amenait tous les jours à faire de sérieux et tristes examens de conscience fut une des raisons principales pour lesquelles il se dégoûta du monde et se mit à songer à réformer sa vie. Il vint un temps où sa conscience bourrelée de remords ne lui laissa plus de répit. Il se mit à repasser sa vie dans l’amertume de son cœur, il la trouva misérable et vide de tout bien. L'art et la littérature qui l'avaient tant intéressé, le laissaient froid par moments. A quoi bon ? se disait-il. « Denn bei Allem, Allem, frage ich: Ach, wozù ? »