4° Vie intérieure d'Anne-Catherine Emmerich. Les visions.

 

Mais il est, temps d'arriver enfin à la vie intérieure proprement dite d'Anne-Catherine Emmerich. Aussi bien, ce que nous avons dit de ses dons surnaturels nous a déjà permis de jeter un coup d'œil sur cette vie en partie double qui se passe moitié sur terre, moitié dans les régions mystérieuses de l'extase.

Cette vie intérieure est extrêmement riche en événements, en sentiments et en actions de toutes sortes. Nous ne pouvons songer à la décrire en détail. Nous allons tâcher d'en donner une vue d'ensemble et, d'en indiquer les grandes divisions et les caractères généraux. Pour arriver à ce but, nous regarderons les visions qui défilent incessamment dans l'âme d'Anne-Catherine ; nous essayerons de les grouper et de dégager de cette étude les principes qui régissent l'apparition de ces visions. Ceci nous permettra en dernière analyse de déterminer la signification de la vie même d'Anne-Catherine et l'importance de sa mission.

 

La tâche n'est pas facile. Il nous faut mettre de l'ordre là où à première vue on ne voit qu'un immense chaos de visions sinon incohérentes, du moins parfaitement hétérogènes. À chaque instant dans ces visions d'Anne-Catherine les faits de l'Ancien et du Nouveau Testaments s'enchevêtrent les uns dans les autres et se compliquent d'hommages adressés par la voyante aux saints du paradis, de travaux symboliques accomplis par elle en faveur des âmes du purgatoire ou en faveur de l'Église et de secours distribués à droite et à gauche à des contemporains dont l'âme ou le corps sont en danger dans toutes les parties du monde.

 

Un jour la voyante sera emportée dans un voyage extatique jusqu'en Terre Sainte, après avoir fait un crochet jusqu'à la montagne des prophètes au nord de l'Himalaya. Elle parcourra toutes les routes de la Palestine et verra à propos de chaque lieu mille et mille faits qui s'y sont accomplis à des siècles d'intervalle. Le lendemain elle recevra de son guide spirituel, son ange gardien, la mission de défricher en esprit un champ ou une vigne envahis par les orties, les ronces et les épines et, la nuit écoulée, elle montrera à son entourage ses mains déchirées par les épines et ses bras couverts de piqûres d'orties. Le surlendemain, la scène changera complètement : la voyante sera ravie en esprit au Paradis terrestre ou même dans le sein de la Divinité ; de là, elle visitera les sombres demeures du Purgatoire, les obscurs cachots de l'Enfer, pour revenir ensuite sur la Terre et suivre les courses évangéliques d'un apôtre ou d'un missionnaire.

Désordre complet, fourré inextricable que ces visions, en apparence du moins. Ce qui provoque ce désordre apparent, disons-le tout de suite, c'est la multitude des occupations spirituelles d'Anne-Catherine. Si l'on veut voir clair dans ce dédale, il faut d'abord soigneusement distinguer dans toutes ces visions.

 

Brentano reconnaît trois sortes de visions : les visions de caractère historique, les visions de caractère allégorique ou symbolique, enfin les phénomènes de clairvoyance surnaturelle. Une seule et même vision peut avoir successivement ces trois caractères. Un exemple le montrera et nous fera saisir en même temps les différences fondamentales qui existent entre ces trois sortes de visions.

Un jour Anne-Catherine voit diverses paroisses d'Irlande, de Hollande et de Westphalie dans un état moral déplorable ; – phénomène de clairvoyance surnaturelle – Elle se promet de leur venir en aide et sur ce, elle tombe en extase. Elle est transportée en esprit dans la Galilée supérieure. On est en été. C'est la nuit. Jésus voyage avec six de ses disciples. Anne-Catherine reconnaît les lieux, l'époque, les disciples et elle entend les enseignements du Maître ; – vision historique – Elle adore Notre-Seigneur et Le conjure de vouloir bien appliquer les grâces qu'Il a méritées dans Sa vie laborieuse aux besoins actuels de l'Église. Aussitôt elle voit un grand troupeau de vaches et de moutons errant à droite et à gauche. Un apôtre lui dit de rassembler les vaches et de les conduire dans une vaste étable. Elle le fait, mais avec beaucoup de peine. Le lendemain elle vient chercher les vaches qu'elle a rassemblées pour les conduire à divers endroits où on les attend. Elle a beaucoup plus de mal encore que la veille pour faire marcher ces animaux indociles et ne parvient à conduire que vingt et une vaches à destination. Elles sont reçues dans diverses paroisses par des prêtres ou par de pieux laïques. – La vision cette fois est symbolique et le guide d'Anne-Catherine lui explique que ces vaches sont précisément les grâces qu'elle a demandées et obtenues pour les diverses paroisses dont nous avons parlé.

 

Dans toute la vie intérieure d'Anne-Catherine, ces trois sortes de visions se croisent et s'entrecroisent en tous sens et, de concert avec les événements terrestres qui la touchent, elles agissent sans cesse sur son cœur, son esprit, sa volonté, formant ainsi la trame même de sa vie spirituelle.

Pour bien comprendre les grandes lignes, les grands traits de cette vie spirituelle, il nous faut séparer ces visions si étroitement unies et les ranger d'après leurs caractères. Prenons donc l'ensemble des visions d'Anne-Catherine dans l'ordre chronologique de leur apparition ; plaçons à la suite l'un de l'autre d'abord les éléments historiques de ces visions ; procédons ensuite de même pour les éléments symboliques et pour les phénomènes de clairvoyance surnaturelle ; nous arriverons à faire des découvertes intéressantes.

 

Nous noterons, par exemple, que les visions historiques suivent le cycle des fêtes religieuses du calendrier, – souvent du reste avec des perturbations. D'où viennent ces perturbations ? De la volonté de la visionnaire ? – Jamais. Pour amener une perturbation de ce genre, il suffit que Brentano, par exemple, le jour de la fête de saint André pose une relique de saint Pierre sur la poitrine d'Anne-Catherine. Elle parlera alors des deux apôtres successivement ou des rapports qu'ils ont eus entre eux. Une autre perturbation, très fréquente, est amenée par des faits de l'Ancien Testament qui apparaissent en vision à propos d'une fête religieuse chrétienne dont ils furent autrefois le symbole, la figure. D'autres perturbations se produisent aussi, bien souvent, pour d'autres raisons auxquelles l'entourage d'Anne-Catherine ne comprend rien. C'est ainsi qu'elle a des visions sur l'Annonciation de la Sainte Vierge, non seulement le 25 mars, jour de la fêle ecclésiastique, mais déjà le 25 février, jour historique de l'Annonciation, d'après Anne-Catherine. De même, elle a des visions sur Noël le 25 novembre, jour historique de la naissance de Jésus, et le 25 décembre, jour fêté par l'Église. Certaines années elle subit la Passion dans ses stigmates, non pas le Vendredi Saint, mais un autre jour qui, selon son guide spirituel, est précisément historique de la Passion du Sauveur. Elle explique tout ceci du reste par les modifications successives qu'elle voit faire au calendrier dans le cours des siècles. Au lieu de dire qu'il n'y a pas d'ordre dans ces visions historiques, ne pourrait-on pas dire, au contraire, que leur succession est vraiment merveilleuse ?

 

Si maintenant, dans le groupe de ces visions historiques, nous faisons quelques comparaisons entre les premières et les dernières visions, nous arriverons à d'autres conclusions également intéressantes. Nous nous apercevrons bientôt qu'Anne-Catherine a eu beaucoup plus de visions sur l'Ancien Testament dans son enfance que sur le Nouveau Testament. Le Nouveau Testament ne lui apparaît alors que dans ses rapports avec l'Ancien. Au contraire, quand Anne-Catherine est sortie de l'enfance, c'est le Nouveau Testament qui l'emporte, dans ses visions, et elle ne voit plus l'Ancien Testament que comme figure du Nouveau. Enfin, dans les dernières années de sa vie, elle voit uniquement la Vie publique de Notre-Seigneur, et elle la voit jour par jour et nous pourrions presque dire, heure par heure, avec une très grande lucidité. Il faut bien reconnaître aussi que cet ordre général dans lequel ses visions historiques lui sont données est vraiment admirable.

Passons maintenant au groupe des visions symboliques. Ici encore, nous ferons quelques observations intéressantes. Nous ne trouvons pas beaucoup de visions symboliques dans l'enfance d'Anne-Catherine. Plus tard, elles sont très nombreuses. Un fait insignifiant en apparence doit être mis ici en lumière. A partir de l'âge de seize, ans, dans toutes ses visions symboliques, Anne-Catherine travaille toujours et sans cesse à son Trousseau de fiancée de Jésus. Le nombre des pièces de ce trousseau s'accroît constamment, mais son guide en demande toujours de nouvelles et de plus riches. Tous les actes de dévotion d'Anne-Catherine, tous ses actes de charité, d'humilité, de patience, etc., etc., enrichissent considérablement son trousseau et sa noble conduite chez l'organiste Sœntgen le complète définitivement.

Elle entre alors au couvent et, désormais, dans toute la deuxième partie de sa vie, toutes ses visions symboliques la conduiront à Bethléem et toujours dans la même demeure, dans cette habitation qu'elle appelle continuellement la Maison des Noces spirituelles. Cette maison située en avant de Bethléem, c'est la maison de Jessé, la maison natale de David ; c'est d'elle qu'est sortie la lignée royale de la Sainte Vierge et en même temps elle est la maison paternelle de saint Joseph. C'est là qu'Anne-Catherine, jusqu'à sa mort, au début de chaque année, ira désormais chercher la part de travail et de souffrances qui lui est assignée dans l'œuvre rédemptrice de l'Église.

 

Dans les salles et les chambres de toutes espèces de cette maison, elle verra naître, se développer et mourir une foule de sectes religieuses et de systèmes philosophiques, tous très nettement caractérisés. Dans l'entourage de la maison, elle verra un grand nombre de jardins, de vignes, de prairies, de champs clos, les uns bien cultivés, les autres fort mal entretenus. Toujours elle recevra l'ordre de combattre les sectes et les systèmes philosophiques par ses souffrances et par le récit de ses visions historiques. Toujours aussi, elle aura à l'intérieur de la maison des noces spirituelles du linge d'église à laver et à repasser, des ornements à réparer, et, dans les jardins, les vignes et les champs, il lui faudra sans cesse nettoyer, sarcler, défricher. Le sens de ce travail extatique est très clair quand on songe que ces jardins, ces vignes et ces champs représentent des paroisses et des diocèses plus ou moins abandonnés par des prêtres et des évêques indolents ou même prévaricateurs.

Ainsi, dans la deuxième partie de sa vie, Anne-Catherine travaille pour son Divin Époux, alors que dans la première partie, elle était surtout occupée à orner son âme pour se rendre digne de son rôle futur d'épouse du Christ. C'est l'ordre le plus logique que l'on puisse imaginer.

 

Il nous reste à parler du groupe des phénomènes de clairvoyance surnaturelle. D'un mot nous dirons que ce genre de visions est donné à Anne-Catherine pour lui permettre de dominer les événements de son temps et pour l'amener à agir immédiatement dans le monde de la manière la plus conforme aux intérêts de l'Église. Il n'y a pas de classification à faire ici. L'ordre d'apparition de ces phénomènes est l'ordre même de l'apparition des événements contemporains auxquels ils s'appliquent. Bien souvent ils conduisent Anne-Catherine à Rome où elle va remplir des missions auprès du Saint Père et lui dire la conduite qu'il doit suivre dans ses rapports avec les hauts dignitaires qui l'entourent et avec les chefs d'États. Dans ces missions elle est amenée à faire la critique de certains traités pontificaux comme le Concordat français ou de certains personnages qui entourent le Saint Père, comme le cardinal Consalvi ou l'ambassadeur prussien Niebuhr.

Mais ces phénomènes de clairvoyance surnaturelle ne s'arrêtent pas à Rome et à l'entourage du pape ; ils ont pour champ d'action le monde entier à l'époque où vivait Anne-Catherine. Ils promènent la visionnaire dans tous les pays de la Terre. Vrai chevalier errant de la Divine Providence, elle va ainsi partout en esprit ou même corporellement (1), distribuant partout des conseils ou des secours, arrêtant de mauvais desseins, des vols, des meurtres même, suggérant de bonnes pensées ou de bonnes résolutions et réconciliant souvent des moribonds avec Dieu. Souvent aussi en présence de grandes souffrances ou de péchés horribles, la visionnaire intercède auprès de son Divin Époux ; pour le fléchir elle s'offre elle-même en victime expiatoire, et son sacrifice est agréé, et c'est là la raison d'être de nombre de maladies effroyables qui s'abattent successivement sur son pauvre corps de martyre volontaire.

Les actes de charité héroïque d'Anne-Catherine sont légion. Ils lui ont été suggérés le plus souvent par sa clairvoyance spirituelle. C'est dire que dans la vie intérieure d'Anne-Catherine, les phénomènes de clairvoyance spirituelle sont eux-mêmes extrêmement nombreux. Comme les visions symboliques, ils apportent le plus souvent un travail, une mission ou une souffrance à Anne-Catherine, nous venons de le voir ; ils se distinguent cependant très nettement des visions allégoriques en ce qu'ils permettent à la visionnaire de voir les choses réelles telles qu'elles sont, et non des symboles. Ainsi quand en esprit elle suggère une pensée au pape, elle le voit là où il se trouve, dans sa chapelle par exemple, et après nous avoir découvert l'âme du Saint Père, elle peut très bien décrire les peintures et les ornements de la chapelle. Par là, ces phénomènes de clairvoyance surnaturelle ressemblent aux visions historiques : Anne-Catherine voit tout directement, sans le voile de l'allégorie. Seulement le domaine de la clairvoyance surnaturelle est le présent, tandis que le domaine des visions historiques est le passé. – Les visions allégoriques, elles, embrassent tous les temps, mais tout particulièrement l’avenir. Elles sont alors prophétiques et comme beaucoup de prophéties, elles se présentent sous la forme de symboles plus ou moins transparents. Ainsi, quand Anne-Catherine voit les francs maçons, dans les siècles futurs, préparant l'arrivée de l'Antéchrist, elle les voit toujours d'une façon symbolique, armés de pics et de pioches, un tablier autour des reins et s'acharnant à démolir la basilique de Saint Pierre de Rome.

Quoi qu'il en soit du domaine propre de chaque espèce de visions dans le temps et dans l’espace, on peut dire en résumé que grâce à ses trois sortes de visions, Anne-Catherine, sous la conduite de son Guide spirituel, voit sans difficulté les rapports étroits qui unissent dans l’Église le passé, le présent et l'avenir. Elle contemple sans cesse l'œuvre de la Rédemption qui s'accomplit à travers les âges et se déroule dans les phases les plus diverses devant les yeux de son âme. Et elle ne suit pas cette œuvre divine en spectatrice désintéressée ; elle en reçoit des chocs multiples, des impressions profondes et des impulsions puissantes ; elle vibre continuellement sous l'action de ce spectacle grandiose et à cette œuvre merveilleuse de toute son âme et de tout son cœur, par ses prières ardentes, par ses élans d'amour, par ses souffrances continuelles et par ses actes héroïques de charité ! Et c'est là toute sa vie spirituelle, vie privilégiée sans doute, et vie intense s'il en fut, vie d'une richesse inouïe et vie héroïque enfin, qui mérite d'être étudiée à fond et de très près.

 

Nous n'avons donné ici qu'une pâle esquisse de cette admirable vie intérieure d'Anne-Catherine. Notre maigre étude nous a permis cependant de voir un peu clair dans cette vie si extraordinaire. Elle nous en a montré au moins les grandes divisions et les principaux caractères, et, malgré la multiplicité, la complexité et l'apparente incohérence des occupations spirituelles de la pauvre nonne stigmatisée, nous avons bien reconnu que dans sa vie merveilleuse rien n'est livré au hasard et que tout, au contraire, jusqu'au plus petit détail, y est réglé et dirigé par la Divine Providence.

 

 

(1) Phénomène de bilocation.