3° Première partie du séjour de Brentano à Dülmen : Préparation du poète à sa tâche principale.

 

La première constatation qu'il nous faut faire, c'est qu'à son arrivée à Dülmen, le Pèlerin n’était pas préparé à sa tâche. Certes, sa conversion était sincère, mais il connaissait trop mal sa religion et il était encore trop peu maître de lui pour pouvoir remplir convenablement sa mission.

Il connaissait mal sa religion ; nous en avons eu la preuve dans un simple fait indiqué plus haut : dans l'espace de plusieurs années il n'avait pu enseigner à Louise Hensel les vérités essentielles de la religion catholique, tandis que son frère Christian remplit complètement cette tâche en quelques semaines ! – L'éducation religieuse de Clément avait été très négligée, nous le savons et dans sa vie dissipée de poète à la mode, marié à une divorcée, il ne s'était guère préoccupé d'apprendre son catéchisme. Bien plus il avait vécu si longtemps avec des protestants, des israélites et des libres penseurs que son esprit était rempli d'opinions qui n'étaient pas précisément très catholiques. Rendons-lui justice cependant en disant que dans son ignorance ces mêmes opinions lui paraissaient parfaitement orthodoxes.

 

Le premier soin d'Anne-Catherine dans ses rapports avec son secrétaire fut précisément de l'instruire dans la religion. Elle s'en occupa surtout dans ce premier mois qu'il passa auprès d'elle en attendant l'arrivée de Sailer. Pendant cette première période il ne recueillit pas les visions d'Anne-Catherine, il était à l'école en quelque sorte et il se préparait à sa tâche.

Il est très intéressant de suivre les leçons de religion de la pauvre paysanne, leçons qui n'ont rien de scolastique bien entendu. C'est dans la conversation et comme en se jouant que la pieuse nonne redresse les erreurs religieuses du poète. Et ce qu'il y a peut-être de plus admirable, c'est qu'elle suit un plan très bien ordonné.

En premier lieu, elle cherche à lui donner l'idée nette qu'il n'y a qu'une Église de Jésus-Christ et que cette Église est précisément l'Église catholique. Seule l'Église catholique a la vie de la grâce. Elle est le corps dont Jésus est la tête. De même que la sève ne coule plus dans les rameaux détachés du tronc, de même la grâce ne coule plus dans les sectes dissidentes, membres détachés du corps mystique de Jésus. – Brentano se récrie. Il connaît intimement des protestants de différentes sectes qui sont vraiment très pieux. Anne-Catherine lui révèle alors ce que sont exactement ces sectes et quel monstrueux orgueil se cache sous les dehors humbles de leurs fondateurs et elle ajoute : Certains des amis dont vous me parlez sont pieux, vraiment pieux, non pas grâce à leurs doctrines, mais malgré leurs doctrines. Tout le bien qui est en eux leur vient encore de l'Église catholique. Ils sont sincères, eux ; ce n'est pas de leur faute s'ils sont dans l'erreur et c'est la raison pour laquelle ils pourront être sauvés ; mais ceci n'empêche pas leurs doctrines d'être fausses.

 

Ce premier point acquis, Anne-Catherine montre à Brentano que le pouvoir sacerdotal appartient seulement aux prêtres catholiques et que ce pouvoir est considérable. Brentano le croit facilement. Il a trop d'exemples de la puissance des pouvoirs mystérieux des prêtres sur Anne-Catherine pour en douter. Elle lui parle ensuite de la sainteté des sacrements. Il la comprend d'autant mieux qu'il a éprouvé leur vertu mystique sur lui-même. Bien plus, il en voit l'effet physique sur Anne-Catherine. Les souffrances de la pauvre stigmatisée se calment toujours lorsqu'elle vient de recevoir les sacrements. – Il voit également l’effet physique que produisent sur elle les sacramentaux : eau bénite, signe de croix, bénédiction et dès ce moment il en fait largement et les recommande à tout le monde. Dans son cœur naît enfin dès cette époque un grand respect pour les reliques des saints dont il voit l'action sur la visionnaire et il commence à en réunir un grand nombre.

 

Anne-Catherine profite alors de ces bonnes dispositions pour lui expliquer le dogme de la communion des saints, la valeur des indulgences, la valeur des prières pour les trépassés. Il essaye bien une défense timide de l'opinion adverse. Anne-Catherine lui répond : Nous vivons des biens que nous ont laissés nos pères et c'est par notre faute peut-être qu'ils souffrent dans le purgatoire. Dieu ne veut pas que nous les oubliions et Il nous a donné le pouvoir de les secourir. Et de toutes les manières possibles, elle montre au Pèlerin que notre sainte religion est fondée sur la charité et sur la réversibilité des mérites.

Arrêtons-nous dans cet exposé, trop sommaire, hélas ! et notons l'effet des instructions religieuses d'Anne-Catherine appuyées par les merveilles qui s'accomplissent en elle et par l'exemple de sa vie même dans laquelle Brentano voit la pratique exacte, rigoureuse, héroïque et édifiante au suprême degré de toutes les vertus chrétiennes.

 

Ces instructions illuminent l'esprit du poète et enflamment son cœur. Les lettres qu'il écrit à Louise Hensel à cette époque sont remplies par les leçons de l'institutrice religieuse fidèlement reproduites par le disciple enthousiaste qui s'écrie sans cesse : « Maintenant je vois, je comprends, je sens, je sais ce que c'est que l'Église. »

Naguère encore, dominé par le faux mysticisme protestant, il ne voyait dans l'Église qu'une « communauté formée de tous les enfants de Dieu sans distinction de confession extérieure », et maintenant il écrit : « Que n'ai-je pas appris ici pour la première fois de ma vie... auprès de cet être merveilleux, de cette créature privilégiée... dont je suis devenu l'enfant ? – Ah ! Dieu m'a fait une grande grâce !... C'est un monde nouveau qui se dresse devant mes yeux. Maintenant je reconnais ce que c'est que l'Église. Elle est quelque chose d'infiniment supérieur à une réunion de personnes animées des mêmes sentiments. Oui, elle est le corps de Jésus-Christ. Et Jésus est son chef essentiellement uni à elle et toujours en rapport avec elle, sans interruption. Maintenant je reconnais quel immense trésor de grâces et de biens l’Église a reçu de Dieu, grâces et biens qui ne peuvent être reçus que dans l'Eglise et par l'Église. »

 

Il faut relire toutes les lettres que Brentano écrit à cette époque à Louise Hensel pour se rendre compte des progrès du poète converti dans la connaissance de sa religion. Il est vraiment à l'école alors et il fait honneur à son institutrice.

En même temps qu'il s'instruit ainsi de sa religion il sent combien il est peu digne de la mission que Dieu lui confie. Il déplore sa vie passée et il demande à Anne-Catherine de prier pour lui. Après le passage de Sailer, Anne-Catherine du reste, entreprend franchement une seconde tâche avec lui. Elle veut en faire un instrument docile entre les mains de Dieu et tout en lui racontant ses visions, elle l'amène de plus en plus par ses prières et par ses exhortations à se dépouiller du vieil homme et à vaincre son caractère violent et passionné.

Déjà à propos de la communion des saints elle avait appelé l'attention du poète sur ce point. Brentano lui ayant demandé : « Que puis-je faire pour mes pauvres parents morts ?

— Prie, lui dit-elle, répands l'aumône, fais dire des messes pour le repos de leur âme ; pendant un certain temps impose-toi des mortifications spirituelles : garde ta langue, exerce-toi à la patience et à la douceur… »

On voit qu'Anne-Catherine connaissait le poète.

 

Pendant toute la durée du séjour de Brentano à Dülmen elle travaillera ainsi au perfectionnement moral du poète. La tâche sera ardue au début surtout, mais le Pèlerin mettra tant de bonne volonté à suivre les indications d'Anne-Catherine qu'en cela aussi il fera des progrès rapides.

Écoutons encore quelques-uns des conseils qu'Anne-Catherine lui donne à ce sujet. – L'avant-veille de la saint Clément, il se prépare à la confession, car il veut aller communier le jour de la fête de son patron. Dans son examen de conscience, il se désole d'une façon excessive ; c'est un défaut que nous lui connaissons bien. Anne-Catherine le console, lui recommande d'invoquer la Sainte Vierge et en même temps elle lui reproche ses excès de défiance et la façon ridicule dont il se tourmente : « Ne prends rien trop à cœur, lui dit-elle ; pour toi, la meilleure voie est la voie d'or du Juste Milieu. » Pouvait-elle lui adresser un conseil plus salutaire, et vraiment n'était-elle pas l'éducatrice qu'il lui fallait ?

 

Un autre jour, elle a une vision. Tous ses amis lui ont tressé une couronne, dit-elle. Il y a des fleurs de toute espèce, il y en a de Brentano, mais il en manque quelques-unes de celui-ci.

— Lesquelles ? demande le poète.

— Des fleurs de patience, répond la visionnaire.

Nous pourrions multiplier les citations à l'infini. C'est inutile. Ce que nous avons dit suffit pour montrer qu'Anne-Catherine travailla activement à corriger les défauts du poète et à l'amener à se dominer entièrement. Du reste elle fut aidée dans cette tâche par les circonstances.

Ce n'est pas sans motif qu'elle lui recommandait de s'exercer à la patience. L'histoire des rapports de Brentano avec l'entourage d'Anne-Catherine nous montre combien il avait besoin d'acquérir cette vertu.

La pauvre malade était loin d'être entourée des soins et de jouir du repos qui lui auraient été nécessaires. Quand elle était venue à Dülmen avec l'abbé Lambert, elle pensait tenir le ménage du vieil ecclésiastique. Mais sa stigmatisation et ses maladies continuelles étant survenues bien vite après son installation, elle avait dû s'aliter et faire venir auprès d'elle sa jeune sœur Gertrude. Celle-ci devait faire le ménage de l'abbé Lambert et soigner la malade. Cette Gertrude était une paysanne sotte, entêtée et extrêmement grossière. Elle ne savait rien faire. Il fallait que la stigmatisée s'occupât sans cesse du ménage et fît sur son lit une grande partie de la besogne de la maison. Parfois Brentano la trouvait écrasée dans son lit sous une pile de linge mouillé et glacé dont elle examinait toutes les pièces, ou bien encore elle était en train de pétrir de ses pauvres mains percées certains aliments que sa sœur ne savait pas ou ne voulait pas préparer !

Gertrude, de plus, avait un caractère acariâtre. Elle n'acceptait aucune remontrance et répondait par des injures aux observations qui lui étaient faites. Quand la malade recevait une visite, sa sœur ouvrait la porte pour écouter ce que les visiteurs disaient et souvent elle leur montrait sa mauvaise humeur. « C'est le mauvais génie de la maison, disait d'elle Wesener ; un ange ne pourrait s'accorder avec elle. » Comme elle dérangeait à chaque instant Anne-Catherine pendant que Brentano prenait ses notes, il lui fit des observations fort mal accueillies et vécut dès lors avec elle sur le pied de guerre.

 

Ce n'était pas Gertrude seule du reste, qui le dérangeait dans son travail ; c'était aussi mille et mille visites qui se succédaient, souvent sans interruption, énervaient la malade, lui faisaient oublier ses visions et la fatiguaient au point qu'elle n'avait plus la force de faire la moindre communication au pauvre Pèlerin. Tous ces dérangements exaspéraient celui-ci. Alors il se mit à réclamer un peu d'ordre, d'abord avec douceur, bien vite avec violence.

Dans la maison où demeurait Anne-Catherine il y avait une auberge et les fenêtres de la malade donnaient sur un jeu de quilles. Au milieu des cris et du tapage qu'on entendait souvent dans la maison, la pauvre stigmatisée souffrait beaucoup. Malgré de violentes résistances Brentano parvint à faire déménager l'abbé Lambert et Anne-Catherine. Il leur procura ainsi un peu de repos. Mais quand il voulut éloigner Gertrude, il échoua dans son entreprise et exaspéra encore plus la coléreuse personne.

Les visites inutiles affluant de plus en plus dans la nouvelle demeure, il voulut les écarter, mais il ne put y parvenir. Il s'adressa alors sur un ton plutôt vif au docteur Wesener. Il voulait que le docteur exigeât pour la malade un repos presque complet et l'éloignement des visites inutiles. Wesener, déjà mécontent de Brentano qui accaparait Anne-Catherine, refusa d'entrer dans les vues du Pèlerin et les rapports des deux hommes ne furent plus aussi cordiaux.

 

Brentano froissa également le Père Limberg, le confesseur d'Anne-Catherine. Il aurait voulu que celui-ci retirât à la malade la tâche de diriger le ménage de l'abbé Lambert afin qu'elle pût se consacrer à la contemplation et à la communication des visions. L e Père Limberg n'en voulut rien faire. Selon lui, les visites importunes, le mauvais caractère de Gertrude et les tracasseries de toutes sortes auxquelles la malade était en butte, étaient dans l'ordre de la Providence et devaient servir à la sanctification de la visionnaire. Il y eut quelques explications un peu vives entre les deux hommes et le Père Limberg s'éloigna du Pèlerin.

 

Il n'y avait pas jusqu'au vieil abbé Lambert qui ne fût indisposé contre lui. La présence continuelle du poète auprès de la malade, éloignait le vieillard qui autrefois aimait à s'entretenir longuement avec elle et à lui parler de ses infirmités et des mille malaises et indispositions de son âge.

 

Bref, trois mois et demi après l'arrivée de Brentano à Dülmen, l'entourage d'Anne-Catherine lui était tout à fait hostile. La stigmatisée lui conseilla de s'éloigner pour quelques temps. « Les esprits se calmeront pendant votre absence, » lui disait-elle. Brentano voulait justement mettre ordre à ses affaires à Berlin pour pouvoir s'installer à Dülmen. Il partit donc au début de janvier 1819. Ce fut un soulagement général dans l'entourage d'Anne-Catherine.

Mais lorsqu'il annonça son retour quelques mois après, l'Abbé Lambert et le Docteur Wesener lui écrivirent pour le prier de rester à Berlin. Ce fut un coup de foudre pour le poète qui venait de vendre sa bibliothèque et avait donné congé à son propriétaire. Il faut lire sa correspondance à cette époque pour sentir son amère déception. Il lui semble que tout s'écroule autour de lui. Il pense sans cesse à sa mission manquée par la faute de ces gens qui ne comprennent pas la grandeur et l'importance de la tâche qu'il a à remplir.

Mais il a confiance en Dieu, dit-il, et il se fait tout petit et très humble ; il écrit une lettre désolée à l'Abbé Lambert et à Wesener, il s'excuse de les avoir froissés. S'il a agi ainsi, dit-il, c'est avec les meilleures intentions. En même temps il écrit à Overberg. Le bon prêtre est très ennuyé. Il voudrait que Brentano continuât à recueillir les visions. Il décide qu'on s'en rapportera à Anne-Catherine. C'était décider que Brentano reviendrait à Dülmen. Du reste Wesener et le Père Limberg, touchés de la lettre très humble du poète et de ses excuses lui écrivent cette fois d'une façon très aimable et lui promettent de lui faire bon accueil.

Pour éviter tout froissement à l'avenir, Overberg décide alors que certaines heures seront réservées à Brentano. Et ainsi on finit par s'entendre. Il y aura bien encore de temps en temps quelques légers malentendus. Mais tous ces nuages se dissiperont bien vite et quand le Pèlerin quittera Dülmen il sera regretté de l'entourage d'Anne-Catherine dont il restera toujours dans la suite un ami très fidèle.

 

Combien il avait appris à se faire violence, on le voit dans le récit trop bref que nous venons de faire. Tout le reste de sa vie en est aussi une preuve continuelle. Nous n'avons aucun goût pour les panégyriques, mais vraiment nous ne pouvons nous empêcher de dire que cet homme à l'esprit vif, à l'imagination ardente, au sang bouillant, a eu beaucoup de mérite dans sa lutte contre son caractère.

Il ne faut pas se représenter sa vie à Dülmen comme une vie bien agréable. « Les roses qu'il voulait cueillir auprès d'Anne-Catherine n'étaient pas dépourvues d'épines » et « l'essaim des mouches importunes qui tourmentaient la malade ne l'a pas épargné lui-même », nous dit le Père Schmœger. Sa vie à Dülmen a été remplie d'amertumes de toutes sortes. Mais son plus grand chagrin fut toujours la pensée qu'une foule de visions étaient perdues sans retour par suite du manque de repos de la malade.

Que de fois après avoir trouvé la stigmatisée abattue parce que des visites insignifiantes de commères du voisinage l'avaient épuisée, il est rentré chez lui avec de maigres notes sans précision la malade ayant presque tout oublié ! Alors, dans son indignation, il écrivait ses plaintes dans son Journal, il déchargeait son cœur, et, comme on le pense, il lui échappait une foule de jugements passionnés sur Anne-Catherine et sur son entourage, jugements contredits du reste par d'autres jurements écrits par le Pèlerin dans de meilleurs moments. Son Journal au début, est rempli de plaintes semblables. Jamais, par respect pour la vérité, il n'a voulu les effacer, non plus que toutes les communications d'Anne-Catherine qui lui étaient défavorables.

Dieu lui tint compte de toutes ses souffrances morales et le récompensa pour sa fidélité, sa constance et sa lutte virile contre son caractère en lui donnant enfin dans la deuxième partie de son séjour à Dülmen des visions historiques suivies à recueillir.