A SA JEUNE AMIE
Dulmen, 28 février 1824.
Anne-Catherine Emmerich naquit à Flamské, près Coesfeld, le 8 septembre 1774 ; elle est morte à Dulmen le 9 février 1824, et y a été enterrée le vendredi 15.
C'est le jour de sainte Apolline, vierge et martyre (1), à huit heures et demie du soir, jour anniversaire des funérailles du bon abbé Lambert qu'est morte cette excellente amie si pauvre et si riche, si abandonnée et si privilégiée, et qu'elle nous a abandonnés à notre ignorance et à notre misère. Dès la nuit de Noël où elle avait semblé échapper aux influences d'une maladie dont elle avait cruellement souffert, un changement considérable s'était produit dans toute sa personne, et elle était entrée dans cette dernière et douloureuse période de sa vie. Je ne sais rien de ses occupations intérieures et de la tâche que Dieu lui avait imposée en cette circonstance; elle était grave, ne parlait que quand il le fallait et avait l'ouïe extrêmement dure; pendant ces six dernières semaines sa respiration était semblable à celle d'un animal aux abois, qui semble, à tout instant devoir succomber d'épuisement. Le jour comme la nuit, elle faisait continuellement entendre des gémissements plaintifs. Elle ne s'intéressait plus aux choses de ce monde. Deux fois le jour je lui donnais de l'huile de sainte Walburge, et je demeurais quelques minutes auprès d'elle. Je ne sais presque rien de ses dernières semaines; car elle ne parlait presque pas; et quand elle le faisait, qu'attendre de gens incapables maintenant comme toujours, de voir, d'observer, de raconter ?
Je suppose que de bons et pieux colporteurs vont répandre des relations de ses derniers instants ; mais on ne connaîtra jamais l'essentiel, ce qui aurait pu être le plus instructif, parce que, toute sa vie et à ses derniers moments et après sa mort, elle n'a jamais eu auprès d'elle que croix et épines. Ce qu'elle était, ce qu'elle a souffert, de quelle façon elle a été traitée, seul je puis le savoir, autant du moins que me l'ont permis des observations consciencieuses poursuivies à travers toute sorte d'obstacles;. autant que la confiance la plus cordiale, l'amitié et la reconnaissance ont pu triompher des difficultés accumulées par la prévention, l'aveuglement et la peur. Elle est morte réellement après cinq semaines d'un martyre moral dont on peut à peine se faire une idée. Toutes ses pensées, sa vie entière se rapportaient à un seul mobile, l'obéissance.
Chaque jour je la voyais deux ou trois minutes. L'huile de sainte Walburge qu'elle recevait avec beaucoup d'empressement me permettait d'arriver auprès d'elle. Vers la nouvelle année, au moment où commençait cette nouvelle phase de sa vie d'expiation, elle me dit qu'il y allait de sa vie (elle me l'avait déjà dit auparavant), qu'elle n'avait plus d'espérance, qu'elle devait prier beaucoup, sans connaître le but particulier de ses souffrances et de ses prières, enfin qu'elle avait pleinement fait son sacrifice ....
Le 7, au soir, deux jours avant sa mort, comme, elle approchait avec effort sa tête de la mienne, je lui ai entendu dire : " Je n'ai pas d'autre père sur la terre. " Puis, ayant perdu connaissance et priant péniblement, elle me dit ces mots que je n'oublierai ja mais : " Conservez avec soin cette charmante corbeille de fleurs ; et ce joli laurier, gardez-le aussi; j'ai veillé sur eux assez longtemps; maintenant cela m'est impossible. " Ce sont ses dernières paroles que j'aie entendues, et Dieu l'a peut-être permis, parce que mieux que tout autre je pouvais en pénétrer le sens. Qu'il est pauvre, à l'heure de sa mort, celui que personne ne comprend; qu'il est riche, à l'heure de sa mort, celui qui connaît Jésus-Christ et son Eglise, alors même qu'un petit nombre à peine des membres de cette Eglise lont compris ou sont appelés à le comprendre ! Après avoir songé à plusieurs autres interprétations, j'ai dû finir par entendre cette recommandation de sa petite nièce qui l'a servie dans sa dernière maladie avec beaucoup de patience et d'affection, qui n'a pas quitté son lit de douleur et à laquelle elle a dû de pouvoir souffrir et mourir en paix, malgré le mauvais vouloir et les tracasseries de plusieurs. Pour le jeune laurier, c'est sans doute son neveu que j'ai eu le bonheur de placer convenablement.
Le jour de sa mort, au matin, quand je lui donnai de l'huile de sainte Walburge, elle ne parla pas. Connaissant sa préoccupation, je lui mis quelque argent dans la poche; elle me remercia par un signe de tête et me dit, si je ne me trompe, que c'était assez. Elle m'a surabondamment payé de la dette qu'elle croyait avoir contractée envers moi, par tant de prières laborieuses pour elle et singulièrement efficaces pour moi et par ce qu'elle m'a dit de ma famille vers la fête de Noël; jamais je ne pourrai oublier ce qu'elle me dit alors : " Tout ce que vous avez fait pour les pauvres et pour moi, vient de votre excellent frère François; c'est à cause de lui que Dieu a permis tout cela. "
Presque immédiatement après, s'était déclarée sa dernière et cruelle maladie, dont je n'ai pu savoir le but providentiel, mais qui peut se résumer par ces mots : souffrances indicibles, accomplissement de tous ses devoirs envers sa famille qu'elle allait quitter, satisfactions abondantes à l'intention des malheureux et des hommes en général, sacrifice douloureux par lequel elle s'abandonnait sans murmure, avec une résignation muette, à toutes les volontés capricieuses qui l'entouraient, à toutes les souffrances qu'elle ressentait; il fallait qu'elle mourût crucifiée, et cela fut. J'ai fait ce que j'ai pu, j'ai appris à aimer et à souffrir, sans avoir toutefois beaucoup profité des leçons, cependant Dieu a voulu qu'une belle fleur sortît d'un mauvais arbre. Je vous dirai tout ce que je sais, je vous lirai les notes que j'ai prises; il me serait difficile de tout &eacut e;crire, j'aime mieux le taire de vive voix. Elle a parlé de vous avec beaucoup d'amitié dans ces dernières semaines; l'une de ses grandes peines était que je ne pouvais vous faire venir; je le comprenais, et cependant la chose était impossible. Puisse ceci être pour vous une consolation.
Trois heures avant sa mort, arriva un messager de Bocholt (2). Apolline (3) ne pouvait venir, son père, sa mère, tout le monde le lui avait dit. Quelle douleur pour elle; elle pouvait être témoin de sa mort, et cette consolation lui échappait.
La confusion qui a suivi m'a cause une peine extrême. Je n'ai ici absolument personne sinon l'excellent abbé Niessing ; mardi vers midi, le bon Dieu m'a envoyé un homme sage et intelligent. Je l'ai engagé, à m'accompagner chez le bon, l'excellent curé qui m'a consolé et a joint ses prières aux miennes. Il m'accompagna le jeudi à Bocholt et le vendredi à huit heures et demie, tandis qu'on faisait à Dulmen les funérailles de notre amie et que nous allions de Bostels à Holtwick, il dit la messe des morts pour elle dans la chapelle du château. Je partis avec lui le mercredi pour revenir ici quelques jours après.
J'ai conservé pour vous quelques objets qui ont appartenu à la chère défunte et qui vous sont destinés, sa petite armoire et sa bourse, cette bourse si pauvre, si économe et si libérale.
Adieu,
CLÉMENT.
(Ibidem, tom. 9, p: 76-80. )
Notes :
(1) - Patronne de Mlle Diepenbrock
(2) - Résidence de la famille de Diepenbrock.
(3) - Mlle Apolline Diepenbrock, soeur de Melchior. Quand celui-ci fut devenu doyen du chapitre de Ratisbonne, elle habita avec lui dans cette ville la maison qui, suivant une tradition respectable, avait servi autrefois à saint Wolfgang. Elle s'y livra fout entière à la pratique des bonnes couvres et fonda un h ôpital auquel Clément consacra les 15000 florins que lui rapportèrent les six premières éditions de la douloureuse Passion. Elle eut la consolation de soigner Brentano dans sa dernière maladie.