XXXII. DEUXIEME CHUTE DE JESUS SOUS LA CROIX
La mère de Jésus, toute navrée de douleur, avait gu1tté le Forum prés d'une heure auparavant, après le prononcé du jugement inique qui condamnait son fils, elle était accompagnée de Jean et de quelques femmes. Elle avait visité plusieurs endroits sanctifiés par les souffrances du Seigneur, mais lorsque le son de la trompette, l'empressement du peuple et la mise en mouvement du cortège de Pilate annoncèrent le départ pour le Calvaire, elle ne put résister au désir de voir encore son divin fils, et elle pria Jean de la conduire à un des endroits où Jésus devait passer. Ils venaient du quartier de Sion ; ils longèrent un des cotés de la place que Jésus venait de quitter, et passèrent par des portes et des allées ordinairement fermées, mais qu'on avait laissées ouvertes parce que la foule se précipitait dans toutes les directions. Ils passèrent ensuite par le côté occidental d'un palais dont une porte s'ouvrait sur la rue où entra le cortège après la première chute de Jésus. Je ne sais plus bien si ce bâtiment n'était pas une dépendance du palais de Pilate, avec lequel il semblait communiquer par des cours et des allées ; mais d'après mes souvenirs d'aujourd'hui, je crois plutôt que c'était la demeure du grand-prêtre Caiphe, car son tribunal seul était à Sion. Jean obtint d'un domestique ou d'un portier compatissant la permission d'aller gagner la porte en question avec Marie et ceux qui l'accompagnaient. Un des neveux de Joseph d'Arimathie était avec eux : Suzanne, Jeanne Chusa et Salomé de Jérusalem accompagnaient la sainte Vierge. Quand je vis la mère de Dieu pâle, les yeux rouges de pleurs, tremblante et se soutenant à peine, traverser cette maison, enveloppée de la tête aux pieds dans un manteau d'un gris bleuâtre, je me sentis le coeur tout déchiré. On entendait déjà le bruit du cortège qui s'approchait, le son de la trompette et la voix du héraut criant le jugement au coin des rues. La porte fut ouverte par le domestique ; le bruit devint plus distinct et plus effrayant. Marie pria et dit à Jean : Dois-je voir ce spectacle ? dois-je m'enfuir ? comment pourrai-je le supporter ? Si vous ne restiez pas , répondit Jean, vous vous le reprocheriez amèrement plus tard .Ils passèrent alors la porte ; elle s'arrêta et regarda à droite sur le chemin qui montait un peu et redevenait uni à l'endroit où était Marie. Hélas ! comme le son de la trompette lui perça le coeur ! Le cortège était encore à quatre-vingts pas de là ; il n'y avait pas de peuple en avant, mais des deux côtés et derrière quelques groupes. Beaucoup de gens de la populace qui avaient quitte le forum les derniers couraient çà et là par des rues détournées pour trouver des places d'où ils pussent voir le cortège. Lorsque les gens qui portaient les instruments du supplice s'approchèrent d'un air insolent et triomphant, la mère de Jésus se prit à trembler et à gémir, elle joignit ses mains, et un de ces misérables demanda : Quelle est cette femme qui se lamente ? Un autre répond : C'est la mère du Galiléen . Quand ces scélérats entendirent ces paroles, ils accablèrent de leurs moqueries cette douloureuse mère ; ils la montrèrent au doigt, et l'un d'eux prit dans sa main les clous qui devaient attacher Jésus à la croix, et les présenta à la sainte Vierge d'un air moqueur. Elle regarda Jésus en joignant les mains, et, brisée par la douleur, s'appuya pour ne pas tomber contre la porte, pâle comme un cadavre et les lèvres bleues. Les Pharisiens passèrent sur leurs chevaux, puis l'enfant qui portait l'inscription, puis enfin, à deux pas derrière lui, le fils de Dieu son fils, le très saint, le rédempteur, son bien-aimé Jésus, chancelant, courbé sous son lourd fardeau, détournant douloureusement sa tête couronnée d'épines de la lourde croix qui pesait sur son épaule. Les archers le tiraient en avant avec des cordes ; son visage était livide, sanglant et meurtris : sa barbe inondée d'un sang à moitié figé qui en collait tous les poils ensemble. Ses yeux éteints et ensanglantés, sous l'horrible tresse de la couronne d'épines, jetèrent sur sa douloureuse mère un regard triste et compatissant, et trébuchant sous son fardeau, il tomba pour la seconde fois sur ses genoux et sur ses mains. Marie, sous la violence de sa douleur, ne vit plus ni soldats ni bourreaux elle ne vit que son fils bien-aimé réduit à ce misérable état ; elle se précipita de la porte de la maison au milieu des archers qui maltraitaient Jésus, tomba à genoux près de lui et le serra dans ses bras. J'entendis les mots : Mon fils ! Ma mère ! mais je ne sais s'ils furent prononcés réellement ou seulement en esprit.
Il y eut un moment de désordre : Jean et les saintes femmes voulaient relever Marie. Les archers l'injurièrent ; l'un d'eux lui dit : Femme, que viens-tu faire ici ? Si tu l'avais mieux élevé il ne serait pas entre nos mains ! Quelques soldats furent émus. Cependant ils repoussèrent la sainte Vierge en arrière, mais aucun archer ne la toucha. Jean et les femmes l'entourèrent, et elle tomba comme morte sur ses genoux contre la pierre angulaire de la porte, à laquelle le mur s'appuyait. Elle tournait le des au cortège ; sa mains touchèrent à une certaine hauteur la pierre contre laquelle elle s'affaissa C'était une pierre veinés de vert. Ses genoux y laissèrent des cavités ; ses mains, à l'endroit où elle les avait appuyées, des marques moins profondes. C'étaient des empreintes un peu confuses, semblables à celles que la main laisse sur une pâte épaisse en frappant dessus. Je vis cette pierre, qui était fort dure, transportée dans la première église catholique établie prés de la piscine de Bethsaïda, sous l'épiscopat de saint Jacques-le-Mineur. J'ai déjà dit, et je le répète ici, que j'ai vu plusieurs fois de semblables empreintes produites sur la pierre par le contact de saints personnages, à l'occasion de grands événements. C'est aussi vrai que ce mot : Les pierres en seraient émues ; que cet autre mot : Cela fait impression. L'éternelle vérité, dans son infinie miséricorde, n'a jamais eu besoin de l'imprimerie pour transmettre à la postérité des témoignages touchant les choses saintes. Les deux disciples qui étaient avec la mère de Jésus l'emportèrent dans l'intérieur de la maison dont la porte fut fermée. Pendant ce temps, les archers avaient relevé Jésus et lui avaient remis d'une autre manière la croix sur les épaules. Les bras de la croix s'étaient détachés : l'un des deux avait glissé et s'était pris dans les cordes. Ce fut celui-ci que Jésus embrassa, de sorte que par derrière la pièce principale penchait davantage vers la terre. Je vis, çà et là, parmi la populace qui suivait le cortège en proférant des malédictions et des injures, quelques figures de femmes voilées et versant des larmes.