Clemens Brentano, secrtaire d'Anne‑Catherine Emmerick
Confrence du Pre Adam,
donne Paris lÕInstitut Catholique
le 9 fvrier 1986.
Je vous parlerai des relations entre Clemens Brentano et Anne-Catherine Emmerick. Je voudrais prsenter ces relations surtout dans la perspective de Brentano, cÕest dire l'exprience vcue ("Erlebnis") par l'crivain romantique, devenu le secrtaire, le chroniqueur et finalement l'interprte de la visionnaire stigmatise de Dlmen. Je terminerai en posant quelques questions critiques sur le rle de ce secrtaire se faisant de plus en plus l'interprte.
Le Journal
Je me baserai surtout sur ses propres tmoignages, et plus particulirement sur son extraordinaire Journal de Dlmen. Ce Journal nous fournit en effet une documentation d'une si crasante richesse qu'il ne pourra jamais tre explor fond.
Ce fameux Journal est devenu accessible depuis la fin des annes soixante, cÕest dire depuis qu'il est conserv dans les archives du Hochstift de Francfort; une partie seulement est en cours de publication dans l'dition critique des oeuvres compltes de Brentano qui finira par compter 47 volumes. Mais de notables parties de ce Journal ne seront jamais publies.
J'ai eu ce Journal entre les mains, dans sa totalit, il y a 32 ans, cÕest dire une poque ou il menait une existence secrte et mystrieuse dans les archives des Pres Rdemptoristes Rome. Par un concours de circonstances exceptionnellement favorables dont je ne veux pas m'attarder faire le dtail, ces manuscrits, une immense valise et un grand carton, finirent par trouver le chemin de ma petite chambre d'tudiant Fribourg en Brisgovie, o je prparais une thse sur l'oeuvre religieuse de Brentano. Pendant cinq mois ils appartenaient moi tout seul, et le travail acharn, presque fivreux de ces cinq mois, avec les dcouvertes que j'y fis jour par jour, me fit vivre de profondes motions et devint pour moi aussi une aventure spirituelle. Rapidement j'appris lire la petite criture trs soigne de Brentano, peu peu je gagnai une vue d'ensemble sur ces milliers de pages; je commenai copier ce qui me semblait important, puis combiner, construire. Je me rendis compte que j'avais devant moi une oeuvre d'une intensit d'expression de vie extraordinaire et d'une puissance bouleversante.
C'tait l l'engagement existentiel d'une personnalit hors pair qui cherchait dsesprment accomplir ce qu'elle croyait tre la tche et le fardeau de sa vie, qui jour par jour fit entendre sa voix insistante et incomparablement personnelle. Ne pas prendre cet homme au srieux, aller mme jusqu' le taxer de mystificateur et de faussaire, comme on l'avait fait vingt ans auparavant, cela je le ressentis comme une injustice inoue. Et ainsi mon travail aboutit finalement un livre trs personnel, un livre lui‑mme engag.
Le problme
Mais, il n'y avait pas que la voix de Brentano qui parlait dans ces feuilles jaunies par l'ge. I1 y avait l cette autre grande voix, au moins aussi fascinante, la voix de la voyante, la voix de la souffrante et de l'orante. Tout cela n'avait t crit qu' cause d'elle et en son nom. Lorsque Brentano parlait, il parlait parfois au sujet d'elle, mais le plus souvent il parlait avec sa voix elle. Dans les rcits des visions qui constituent la grande masse du Journal, il faisait parler la visionnaire elle‑mme. Seulement: tait‑ce vraiment sa voix elle? Ou tait‑ce en fin de compte toujours la voix de Brentano?
C'est l le grand problme qui se posait au lecteur du Journal. Et ce problme n'est toujours pas rsolu au niveau des visions prises isolment. Bien sr, on peut dfinir la mthode avec laquelle Brentano notait ces communications, les retouchait et finalement les rdigeait. Et on peut illustrer cette mthode par des exemples, j'en donnerai quelques dtails tout l'heure. Mais une analyse systmatique des visions reste toujours faire. ‑ Et puis, la figure, la personnalit de la voyante elle‑mme? On ne l'apercevait qu' travers les brouillards et les clairs de l'imagination de Brentano. Mon grand souci tait de ne pas fausser les traits de cette figure rayonnante. Je m'en approchais avec prcaution et discrtion, et plus d'une fois j'ai implor sa comprhension et son indulgence, parce que d'ordinaire je devais la voir avec les yeux de Brentano et que toujours j'tais oblig de la faire parler avec sa voix lui.
Qui tait Clemens Brentano?
Qui tait ce Clemens Brentano qui, le 24 septembre 1818 arriva Dlmen en Westphalie avec la diligence de 10 heures du matin? Ag de 40 ans, mari deux fois, ayant perdu par la mort ses trois enfants et aprs trois ans de mariage sa premire femme, divorc de la seconde. Il n'avait pas de profession rgulire. Les dix dernires annes, il avait men une existence mouvemente de pote, surtout Berlin. Dans les salons et les cercles littraires, il tait un hte trs remarqu par son originalit et son esprit. Baptis catholique, il avait perdu le contact avec son Eglise ds sa jeunesse. Mais vers 1814, fatigu de sa vie errante et plutt dissolue, il se tourna vers la religion, esprant y trouver enfin la terre ferme. Il fit la connaissance d'une jeune fille protestante, Louise Hensel, de 20 ans plus jeune que lui. Les consquences en furent d'une violence foudroyante, mais aussi d'une complexit extraordinaire. Aprs quelques semaines, il lui proposa le mariage. Louise refusa, prtendant qu'elle ne l'aimait que d'un amour de soeur, mais le poussant en mme temps, elle, la protestante, se rconcilier avec son Eglise. Brentano obit et se rsigna faire sa confession gnrale devant un prtre catholique.
Mais ce drame avait boulevers Brentano. Il en souffrait profondment et douloureusement pendant des annes encore. Louise, d'ailleurs, se fit catholique son tour, moins de deux annes plus tard, mais l'insu de Brentano, lorsque celui‑ci sjournait dj Dlmen auprs d'A. C. Emmerick. C'est une affaire extrmement embrouille et pnible. Mais on ne peut crire l'histoire des rapports entre Brentano et A. C. Emmerick pendant les premiers mois, sans parler aussi de ses rapports avec Louise. Retenons‑en surtout que Brentano avait retrouv le chemin de son Eglise par la mdiation d'une femme. Une autre dmarche lui tait, toute sa vie durant, impraticable. Comme toujours, il vcut cette exprience subjectivement; la ralit objective, en ce cas‑ci l'Eglise, ne lui tait que d'un faible secours.
Cl. Brentano et A. C. Emmerick
Mais revenons quelques annes en arrire, l'poque o Brentano cherchait dsesprment sortir du bourbier. Un converti clbre, le comte Frdric Lopold Stolberg, avait visit en 1813 Dlmen la religieuse augustine ex claustre A. C. Emmerick, stigmatise dont le renom commenait se faire. Il avait rendu compte de cette visite dans une lettre dont des copies circulaient dans ces runions caractre religieux que Brentano frquentait. Selon son affirmation, cette lettre attira, pour la premire fois, son attention sur A. C. Emmerick. Mais plus important devint le tmoignage oculaire de son frre Christian qui tudiait vaguement la mdecine et se passionnait pour les phnomnes d'hypnose et de magntisme. En 1817 il passa trois mois Dulmen, rentra Berlin plein d'enthousiasme et essaya de dcider son frre Clemens visiter son tour la prodigieuse visionnaire stigmatise. I1 est important de savoir que plus tard Christian passera deux annes Dlmen en compagnie de son frre. Clemens tait d'abord pouvant de devoir quitter Louise, et plus d'une anne aprs seulement il se laissa convaincre, entre autres par Louise elle‑mme, d'entreprendre le voyage de Dlmen, en ayant bien l'intention de n'y rester que quelques jours. I1 y demeura pendant prs de six ans, jusqu' la mort d'Anne‑Catherine.
Et voil que, dans cette petite chambre de malade, deux mondes bien opposs se rencontrent. Ici la stigmatise, cloue sur son lit depuis des annes, gravement infirme et souffrante, saignant de ses plaies, ne prenant presque pas de nourriture, adonne la prire et la contemplation, dans un entourage paysan et en partie grossier, au fond de la province. Elle avait 44 ans, quatre de plus que Brentano. Celui‑ci arrivait du grand monde et menait une vie errante et instable. Il appartenait une famille de riches marchands de Francfort, n'avait jamais connu dÕembarras d'argent, frquentait les salons la mode, causeur brillant et plein d'esprit, souvent redout pour ses saillies et ses pointes, extrieurement toujours captivant et bel homme. Vingt ans plus tard, le peintre Ludwig Grimm le dcrit: "Dans sa jeunesse il tait d'une beaut merveilleuse, mme maintenant encore c'est une belle tte intressante, aux belles formes, aux yeux brun fonc, au teint italien brun clair, de fort belle taille."
On se pose la question: tait‑il possible qu'entre deux tres si opposs se produisit un vrai contact en profondeur? Et surtout: tait‑il pensable que cette rencontre devint une relation durable?
Eh bien, l'improbable devint ralit, et cela avec une rapidit et une violence si surprenantes que le spectateur a l'impression: ici des mondes ont commenc s'branler.
Le visiteur de Berlin se prsenta comme frre de Christian, dont on gardait un bon souvenir, et n'eut aucune difficult tre admis auprs de la malade. L'annotation du docteur Wesener, mdecin d'Anne‑Catherine, portant sur ces premiers jours, est plutt sobre et laconique: "Le jeudi 24 septembre arriva chez moi le frre de monsieur Brentano, dont j'ai souvent parl l'an dernier; il avait le dsir de faire connaissance de la malade. Il s'appelle Clemens et a vcu jusqu'ici Berlin sans profession dtermine. Comme il me parait tre de bonne volont, je l'ai annonc la malade. Celle‑ci se montra aussitt dispose le recevoir, et ainsi je l'ai amen vers elle." "Vendredi 2 octobre: la malade a pris en affection monsieur Clemens Brentano, bien qu'elle semble prfrer quelque peu son frre. D'ailleurs, ce que j'ai pressenti est dj arriv: grce la prsence de Brentano, la malade est devenue plus recueillie et plus concentre; par ses frquentes visites il tient l'cart bien des drangements importuns. Par suite de ses entretiens sur Dieu et depuis qu'il lui fait la lecture de bons livres, ses tats extatiques sont redevenus plus frquents. Monsieur Clemens Brentano a pris domicile comme locataire dans 1a maison de la malade et l'observe assidment."
Les premiers tmoignages de Brentano font entendre un son quelque peu diffrent. Dans ses lettres Louise, on sent que les profondeurs de son tre ont t touches: "Aprs six minutes, elle tait aussi familire avec moi que si elle m'avait connu depuis ma jeunesse; elle m'a dit bien des choses aimables et naturelles, et moi, chre me, je sens avec un profond enchantement que j'ai ressenti ici exactement ce que j'ai ressenti les premiers jours o j'tais avec toi." En effet, pendant ces premiers mois, Louise est le centre, non seulement de ses penses, mais aussi de ses entretiens avec Anne‑Catherine et des visions de celle‑ci.
Ii faut s'interroger prsent: quels lments l'attiraient si fort vers Anne‑Catherine? Eh bien, c'tait d'abord son air naturel, innocent, ingnu, candide. La premire page de son Journal note: "son visage emprunt de puret et d'innocence suscita en moi une joie intrieure, de mme la vivacit et l'aimable enjouement de sa conversation... Tout ce qu'elle dit est prompt, bref, simple, naf, et pourtant plein de profondeur, plein de vie, et nanmoins tout fait rustique; on y reconnat une me dlicate, sense, frache, chaste, parfaitement saine." C'est ensuite le sentiment de trouver auprs d'elle cette comprhension et cette consolation qu'il avait cherches vainement durant de longues annes pour sa vie douloureuse et dracine: "Je sens que je trouve ici une demeure et quelque chose me dit que je ne puis quitter cette admirable crature jusqu' sa mort." Brentano s'tait toujours approch d'une femme en qute de gurison et d'apaisement.
Une question trs importante sera la suivante : comment A. C. Emmerick a‑t‑elle ragi cette nouvelle tentative? Eh bien, tous les tmoignages du Journal et des lettres nous forcent croire que, pendant ces premiers mois, elle a accueilli franchement et de tout coeur celui qui dornavant s'appellera le Plerin. Et Brentano semble effectivement avoir trouv un sentiment de protection et d'apaisement dans l'accueil par cet tre la fois innocent et maternel. "Je suis devenu son enfant", crit‑il Louise.
Une fois de plus, un tre fminin tait devenu sa mdiatrice religieuse. "Elle conduit mon me vers Dieu."
Une relle familiarit s'tablit ainsi entre ces deux tres exceptionnels; il faut mme aller plus loin et dire: une profonde "intimit spirituelle et sentimentale" (Erika Tunner, Clemens Brentano, p. 821) dont il est difficile, sinon impossible de faire l'analyse psychologique complte.
Mais l'euphorie de ces premires semaines ne dura pas. Le 12 janvier 1819, Brentano partit en voyage Berlin. Il voulait liquider une partie de sa riche bibliothque. Mais le motif principal de ce voyage tait certainement Louise qui avait pass l'Eglise catholique le 7 dcembre, sans prvenir Brentano. Il y vit un manque de confiance et en fit un drame, le Journal contient ce sujet des tmoignages dchirants. Mais pendant qu'il sjournait Berlin une intrigue se dveloppa contre lui Dulmen: il avait t tellement encombrant et envahissant qu'on s'opposa catgoriquement son retour. C'est un chapitre pittoresque, mais humiliant pour le Plerin. Nous ne pouvons que l'effleurer. Il russit finalement forcer sa rentre Dlmen, dbut mai 1819, et s'y fixer dfinitivement.
Ds qu'il y fut install il reprit sa place au chevet de la malade et s'adonna srieusement sa tche de secrtaire. Mais l'enchantement des dbuts tait rompu et ne devait plus jamais se rtablir. Au contraire, un froid de plus en plus prononc S'tablit entre le Plerin et la voyante. L'intrt du secrtaire se portait de plus en plus sur le contenu des visions, et en consquence la personne de la voyante perdait en importance. De plus en plus, il verra en elle l'instrument des visions, prcieux sans doute, mais indiffrent en soi, et dont l'importance rside en premier lieu dans sa "merveilleuse destination", comme il dit. Et il devenait svre et mme trs dur envers elle quand la suite et la communication des visions lui semblaient compromises.
D'autre part, on constate un changement progressif dans l'attitude de la voyante, et mon avis cette transformation mrite plus de considration que d'ordinaire on lui accorde. C'est que la religieuse, au fil des annes, devint de plus en plus rticente communiquer ses visions. Par contre, elle voyait de plus en plus le sens de sa vie dans la souffrance compatissante et expiatrice. Je suis convaincu que "pour mieux connatre la Servante de Dieu A. C. Emmerick", comme on dfinit le but de ces runions, c'est dans cette direction surtout qu'il faut avancer et chercher..
La tche de secrtaire, dont Brentano a fait la tche de sa vie, devient ainsi de plus en plus difficile et ingrate. I1 s'en plaint amrement, et il croit en connatre les causes. Deux de ces causes sont troitement lies entre elles: la manque d'intrt chez A. C., et l'attitude du confesseur.
Le confesseur
Ce confesseur et directeur de conscience, bien sr, on le connat mais on n'a pas suffisamment reconnu, me semble‑t‑il, qu'il est un personnage cl auprs de la voyante. Le Plerin, lui, il le sait, et il est intarissable dans ses reproches envers ce personnage.
Le dominicain Alois Joseph Limberg a 36 ans lorsque Brentano arrive Dulmen. Ex claustr lui aussi par suite de l'occupation franaise, il vit depuis 1812 auprs de l'un de ses frres. Depuis ce temps aussi, il vient d'atteindre la trentaine, il est le confesseur de la religieuse. Sa tante Franziska Neuhaus, qui a t la matresse des novices au couvent, lui a demand d'assumer cette charge.
Eh bien, ds sa premire visite auprs de la malade, Brentano doit constater que ce confesseur possde un pouvoir mystrieux sur elle. Il note avec une envie mal dissimule: "Quelles expriences prodigieusement mouvantes il fait tous les jours sur elle!
Qu'elle dorme ou qu'elle soit fige dans l'extase, j'ai vu les deux, quand par hasard il approche d'elle ses doigt consacrs, elle lve la tte et suit leur mouvement; elle fait de mme avec la tte consacre. Et ds qu'il s'loigne elle s'croule. Elle agit de la mme manire avec chaque prtre." Le mdecin, le docteur Wesener, d'ailleurs dcrit ce phnomne ds 1813.
Mais chez le Pre Limberg, Brentano croit avoir observ un pouvoir allant beaucoup plus loin. I1 parle d'un "rapport magique". I1 le dcrit maintes reprises, par exemple en novembre 1823: "Quand elle souffre douloureusement de la goutte, mais aussi en d'autres occasions, ds qu'il s'approche de 1a maison, elle tombe immdiatement dans un sommeil magntique, ou en revient; on pourrait parier que dans un instant on entendra sa cl dans la serrure." Il est important de noter que, dans la pense de Brentano, le confesseur ne favorise nullement ces rapports, qu'ils lui sont plutt indiffrents ou mme qu'il les ignore.
Mais cette indiffrence prcisment, cette insouciance devient pour le Plerin un terrible scandale. Pour explorer le monde mystrieux des visions et le consigner par crit, la collaboration active et rgulire du confesseur serait indispensable. Lui, et lui seul tient en main les cls de ce monde infiniment riche; de lui donc dpend finalement la russite ou la ruine de la grande oeuvre voulue par Dieu et laquelle le Plerin consacre toute sa vie. La voyante laisse elle‑mme, il le rpte souvent, est incapable d'exprimer clairement ses visions. Or, le confesseur ne s'y intresse pas et ne s'en occupe pas, et ainsi ces merveilleuses rvlations se gchent et se perdent. Dans de nombreuses lamentations le Plerin exprime son dsespoir. Voici celle du 23 dcembre 1823, deux jours avant Nol et six semaines avant la mort de la visionnaire: "Je me sens profondment attrist de l'tat misrable dans lequel nous vivons et o les suites et les effets de l'obscurcissement qui en rsulte m'empchent de considrer d'un oeil calme, pour les reproduire exactement, les secrets clestes rvls par une crature favorise de Dieu, pleine de simplicit et de navet. Je ne puis sauver que des ombres demi effaces de visions qui prouvent la ralit et la subsistance dans un prsent ternel de tous les mystres des relations de Dieu avec
l'homme perdu par le pch. Et ces ombres, il me faut les saisir la hte et les drober en quelque sorte. Je ne puis exprimer les sentiments que j'prouve alors. Ceux qui pendant des annes ont touff cette grce et s'en sont moqus, ceux qui maintenant sont forcs de la reconnatre et pourtant la troublent et ne savent ni la chercher ni l'apprcier, pleureront avec moi quand ce miroir qui la rflchit sera obscurci par la mort. ‑ Jsus enfant, mon
Sauveur, donnez‑moi la patience!"
Il y aurait bien une issue cette situation dsespre: se faire prtre lui‑mme. Seul un observateur qui, outre le talent ncessaire qu'il est convaincu d'avoir, possderait encore le pouvoir que confre l'ordination sacerdotale, aurait une influence suffisante sur la voyante et serait finalement en tat d'arracher l'oubli ce miraculeux torrent des rvlations. Brentano a pens effectivement cette solution, et cela ds les premires semaines de sa prsence Dulmen: tre son secrtaire, mais comme prtre consacr. Il en parle Anne‑Catherine. Mais ses plans taient videmment vous l'chec, ne ft‑ce que par son deuxime mariage qui subsistait toujours devant l'Eglise.
Le secrtaire
Brentano ne sera donc Dlmen "que" le secrtaire, mais, bien entendu, le secrtaire autoris et lgitim. I1 croit fermement que cette mission lui a t confre par injonction divine. Tout comme la voyante a reu par disposition divine ("Bestimmung") le don des visions et la vocation de les communiquer, lui, le secrtaire, a t charg de les consigner et de les annoncer au monde. Des visions dites anticipantes ("Vorgesichte") avaient eu lieu, Brentano leur attribua une grande importance. Anne‑Catherine l'avait vu auprs d'elle avant son arrive, et cela expressment dans son activit de secrtaire. I1 note le 26 octobre 1818: "Elle dit qu'elle m'a connu longtemps avant mon arrive ici; dans des visions o lui taient montrs des vnements futurs de sa vie, elle avait vu plusieurs fois un homme inconnu au teint fonc comme un juif, et cet homme crivait beaucoup auprs d'elle. Lorsque je suis entr pour 1a. premire fois dans sa chambre elle s'est dit? Ah, le voil!"
Brentano tait venu Dulmen avec l'intention arrte de retourner aussi vite que possible auprs de Louise. Et les annotations des premires semaines ont pour objet principal des proccupations personnelles des trois acteurs surtout concerns: lui‑mme, Louise, Anne‑Catherine. Mais il prend assez vite en considration un sjour un peu plus long, disons quelques semaines, et il entrevoit la possibilit de devenir son biographe. I1 n'est pus question encore de se faire le chroniqueur des visions. Lors de son sjour Berlin seulement, quand il luttait de toutes ses forces djouer la cabale de Dulmen pour retrouver sa place auprs de la visionnaire, naquit en lui, on ne sait trop comment, cette conviction que Dieu l'appelait la tche de consigner ses rvlations pour la postrit. Toute sa vie durant il avait t la recherche d'une occupation donnant un sens sa vie. I1 croyait enfin l'avoir trouve, et il lui demeura fidle jusqu' la fin de sa vie.
Jamais dans la suite il ne mettra en doute cette mission lui confre par Dieu lui‑mme.
Revenu pour de bon Dulmen, il passe le plus clair des deux premires annes noter les visions qui ont pour objet des vies de saints. Ces visions se rattachent aux nombreuses expriences pratiques sur la malade avec des reliques, expriences que nous trouvons aujourd'hui bien tranges.
Aprs juillet 1820 seulement, d'aprs ses dires, les visions sur la prdication de Jsus et la vie de la Vierge gagneront en importance. L'intrt prt aux reliques diminue. Il intercale des notes presque quotidiennes, dites personnelles, destines servir pour une biographie. Et Brentano s'accroche cette activit de secrtaire sans se laisser branler, pendant des annes encore, jusqu' la mort de la voyante. Les difficults grandissent. Il sombre dans le dcouragement, voire dans le dsespoir. Mais il n'abandonne pas. Cette endurance toute preuve chez un homme connu pour sa vie inconstante et vagabonde est tout fait tonnante. Elle ne s'explique que par cette conviction que Dieu l'a appel, lui personnellement, livrer ces visions au monde. Et Dieu lui a confr cette fin un charisme spcial. Plusieurs visions en tmoignent.
Il est intressant de voir des visiteurs amis impressionns surtout par son application cette tche. Arnim, son beau‑frre, crit sa femme Bettina: "Clemens ne quitte presque jamais la ville. Il visite A. C. Emmerick deux fois par jour, le reste du temps il crit. Cette faon de vivre ne semble pas nuire sa sant de fer. Il a toujours l'air inchang."
"Le reste du temps, il crit": nous comprenons sans difficult qu'au fil des annes se sont accumuls les milliers de pages grand format de ce Journal. J'ai acquis et gard la conviction, contre maintes objections, que la grande masse du Journal proprement dit a t rdige Dulmen, sans qu'il y ait une diffrence notable entre la date du jour et la date de la rdaction.
Les rcits des visions
Si nous y joignons le tmoignage de Louise Hensel, nous nous voyons confronts au problme sans doute le plus difficile rsoudre dans le contexte des crits relatant les visions: "Clemens Brentano venait la voir le matin vers 9 ou 10 heures; il notait au crayon sur un feuillet ce qu'elle avait raconter. Revenu chez lui, il rcrivait plus en dtail ce qu'elle avait dit, et vers le soir il revenait pour lui lire ce qu'il avait crit; elle proposait alors des corrections."
La question est donc celle‑ci: en quoi diffraient finalement les notes trs brves prises au chevet de la voyante, dont on a conserv des chantillons, et la rdaction dfinitive?
Autrement dit: quelles sont les parts respectives de la voyante et du secrtaire dans les rcits des visions tels que nous les lisons?
C'est donc la question de l'authenticit des visions d'A.C. Emmerick ; une question qui, videmment touche au vif les amis de la voyante. On y a rpondu de faon trs divergente jusqu' nos jours.
Les uns, Schmoger en tte, croient l'objectivit et la fidlit intgrales de Brentano. Les visions ne contiennent que des choses qu'A. C. a rellement vues. Dons cette voie on peut aller encore plus loin et dire: tout ce qu'elle a vu correspond la vrit historique.
A l'autre extrme, on prtend que l'imagination de Brentano a tout invent, ou au moins la plus grande part; qu'en outre il a enrichi les visions en se servant de sources littraires, ou avec sa propre rudition.
O est la vrit? La rponse est extrmement ardue et complexe. Elle sera surtout plus nuance que les positions extrmes. Il faut tenir compte de tant de donnes, il faut peser le pour et le contre avec tant de prcaution, qu'un bref expos comme celui‑ci ne saurait donner une rponse adquate. On pourra tout au plus poser quelques jalons et donner quelques exemples.
Voici une premire donne, et il faut commencer par elle: longtemps avant l'arrive de Brentano, A.C. a eu des visions, et dans les grandes lignes elles correspondent assez bien celles que Brentano a rdiges, comme de maigres esquisses annonant les riches tableaux de plus tard. Elles sont attestes par Overberg, Rensing et surtout par le docteur Wesener.
Un deuxime fait: A. C. n'est nullement la paysanne ignorante que Brentano semble voir en elle. Avec son mdecin, elle a de frquentes et longues discussions sur des questions thologiques, bibliques, politiques, et elle fait preuve d'ides personnelles et de jugements indpendants. A en croire Brentano, elle a une certaine connaissance de la littrature mystique: "Elle cite maintenant Thrse, Catherine de Sienne, Catherine de Montefalco, Brigitte, Hildegarde, Vronique Giuliana, Marie de Jsus, etc."
Troisimement, Brentano a observ que son activit visionnaire est stimule et enrichie par une lecture et une conversation appropries. I1 faut savoir que Brentano possdait une riche bibliothque de livres historiques, gographiques, exgtiques, hagiographiques; il chrissait et collectionnait les livres anciens, il connaissait Dom Calmet, la Lgende dore et les Evangiles apocryphes. Par 1 s'ouvrent des possibilits illimites et incontrlables d'influencer, de diriger, voire mme de provoquer des visions. Brentano se plaint par exemple de ce qu'elle transforme immdiatement en vision ce qu'on voque devant elle.
Devant cette riche activit visionnaire, Brentano a la ferme conviction qu'elle y entre dans un monde rel, cohrent, tout fait indpendant d'elle, et qu'elle y voit les vnements, les personnes et les localits d'une manire merveilleusement objective et dtaille. Mais il se plaint d'autre part qu'il ne recueille que de pauvres dbris, des bribes, des miettes de cette riche moisson.
Comment expliquer ce paradoxe?
Brentano, nous l'avons dit, pense connatre les causes qui sont l'origine de ces pertes: l'indiffrence de la voyante, ses multiples maladies, l'insouciance du confesseur, le dsordre dans son entourage. I1 en est une autre laquelle il attache une grande importance: son incapacit de raconter et de dcrire clairement ce qu'elle a vu. Dans ce contexte, Brentano parle du "dialecte trs indtermin de sa rgion". Et encore: "Elle a toujours frquent des gens qui n'exigent d'aucun objet une notion prcise. Personne ne lui a jamais dit que voir une chose et la dcrire pour un autre, c'est deux."
Eh bien, puisque la voyante, en revenant du monde de ses visions, ou tout est clair, dtaill, complet, ordonn, ne sait pas ou ne veut pas raconter et dcrire d'une manire satisfaisante, Brentano se croit en droit, se croit mme oblig de complter ce qui manque.
Dans les notes personnelles presque journalires, il nous dcrit lui‑mme sa mthode. Elle consiste en des interrogatoires systmatiques et rpts, pnibles et fatigants pour la malade, mais Brentano ne semble pas s'en proccuper. I1 procde avec une tnacit incroyable, et A. C. se plaint de ce qu'il la tourmente quand elle ne sait pas rpondre. Ces questions portent le plus souvent sur de menus dtails topographiques, architecturaux, vestimentaires, culinaires, sur les liens de parent. Ce sont ces dtails, dit‑il, qui tablissent la crdibilit historique et compltent ce qui est en grandes lignes dans les Evangiles.
I1 a not par exemple des questions non encore clarifies au sujet d'un repas et qu'il posera la prochaine visite: "Les femmes avaient‑elles des chaises diffrentes? Les uns s'y appuyaient‑ils sur le bras droit, les autres sur le bras gauche? Y avait‑il plusieurs personnes couches sur un sige? Trois? La table taitelle carre ou ronde, comme mentionn? Assiettes? Pain? Doigts? Cuillers, fourchettes? A‑t‑on lav les mains avant le repas? Madeleine a‑t‑elle retir les chaussures Jsus, a‑t‑elle oint les plantes des pieds? Jsus a‑t‑il bni les mets?" ‑ Il est trs important de constater que souvent ces questions contiennent dj la rponse attendue, la suggrent littralement.
Et ces interrogatoires inexorables, ces examens systmatiques, ne l'oublions pas, s'adressaient une malade affaiblie, angoisse par les instances du Plerin. Dans ses tats d'absence ou de demie conscience, il lui arrivait de confondre ce qu'elle avait vu et ce que Brentano lui suggrait, ou mme de transformer en vision
ce qu'elle entendait. Souvent aussi elle ne trouvait d'autre issue pour contenter le Plerin que de rpondre tout hasard. Il parle de son habitude de deviner, avant qu'il n'ait clairement pos la question. Le Journal contient des exemples concrets qui illustrent cette mthode.
Que conclure de tout cela? Qu'en dcoule‑t‑il finalement pour l'authenticit des visions et l'objectivit du secrtaire? Eh bien, tout cela nous amne dire que les rcits des visions tels que nous les lisons, ont t, c'est le moins qu'on puisse dire, fortement influencs par l'activit et la rdaction du secrtaire.
Un examen critique pourrait encore isoler des lments attribuables A. C. Emmerick. Mais l'ensemble des visions publies par Brentano et par Schmoger doit tre considr en substance comme l'oeuvre du secrtaire, devenu interprte et hermneute. C'est d'ailleurs la position qui a t adopte dans le procs de batification.
Joseph Adam