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Clemens Brentano, secrŽtaire d'Anne‑Catherine Emmerick

 

ConfŽrence du Pre Adam,

donnŽe ˆ Paris ˆ lÕInstitut Catholique

le 9 fŽvrier 1986.

 

 

Je vous parlerai des relations entre Clemens Brentano et Anne-Catherine Emmerick. Je voudrais prŽsenter ces relations surtout dans la perspective de Brentano, cÕest ˆ dire l'expŽrience vŽcue ("Erlebnis") par l'Žcrivain romantique, devenu le secrŽtaire, le chroniqueur et finalement l'interprte de la visionnaire stigmatisŽe de DŸlmen. Je terminerai en posant quelques questions criti­ques sur le r™le de ce secrŽtaire se faisant de plus en plus l'interprte.

 

 

Le Journal

 

Je me baserai surtout sur ses propres tŽmoignages, et plus particulirement sur son extraordinaire Journal de DŸlmen. Ce Journal nous fournit en effet une documentation d'une si Žcrasante richesse qu'il ne pourra jamais tre explorŽ ˆ fond.

Ce fameux Journal est devenu accessible depuis la fin des annŽes soixante, cÕest ˆ dire depuis qu'il est conservŽ dans les archives du Hochstift de Francfort; une partie seulement est en cours de publication dans l'Ždition critique des oeuvres compltes de Bren­tano qui finira par compter 47 volumes. Mais de notables parties de ce Journal ne seront jamais publiŽes.

J'ai eu ce Journal entre les mains, dans sa totalitŽ, il y a 32 ans, cÕest ˆ dire ˆ une Žpoque ou il menait une existence secrte et mystŽrieuse dans les archives des Pres RŽdemptoristes ˆ Rome. Par un concours de circonstances exceptionnellement favorables dont je ne veux pas m'attarder ˆ faire le dŽtail, ces manuscrits, une immense valise et un grand carton, finirent par trouver le chemin de ma petite chambre d'Žtudiant ˆ Fribourg en Brisgovie, o je prŽparais une thse sur l'oeuvre religieuse de Brentano. Pendant cinq mois ils appartenaient ˆ moi tout seul, et le travail acharnŽ, presque fiŽvreux de ces cinq mois, avec les dŽcouvertes que j'y fis jour par jour, me fit vivre de profondes Žmotions et devint pour moi aussi une aventure spirituelle. Rapidement j'appris ˆ lire la petite Žcriture trs soignŽe de Brentano, peu ˆ peu je gagnai une vue d'ensemble sur ces milliers de pages; je commenai ˆ copier ce qui me semblait important, puis ˆ combiner, ˆ construire. Je me rendis compte que j'avais devant moi une oeuvre d'une intensitŽ d'expression de vie extraordinaire et d'une puissance bouleversante.

C'Žtait lˆ l'engagement existentiel d'une personnalitŽ hors pair qui cherchait dŽsespŽrŽment ˆ accomplir ce qu'elle croyait tre la t‰che et le fardeau de sa vie, qui jour par jour fit entendre sa voix insistante et incomparablement personnelle. Ne pas prendre cet homme au sŽrieux, aller mme jusqu'ˆ le taxer de mystificateur et de faussaire, comme on l'avait fait vingt ans auparavant, cela je le ressentis comme une injustice inou•e. Et ainsi mon travail aboutit finalement ˆ un livre trs personnel, un livre lui‑mme engagŽ.

 

 

Le problme

 

Mais, il n'y avait pas que la voix de Brentano qui parlait dans ces feuilles jaunies par l'‰ge. I1 y avait lˆ cette autre grande voix, au moins aussi fascinante, la voix de la voyante, la voix de la souffrante et de l'orante. Tout cela n'avait ŽtŽ Žcrit qu'ˆ cause d'elle et en son nom. Lorsque Brentano parlait, il parlait parfois au sujet d'elle, mais le plus souvent il parlait avec sa voix ˆ elle. Dans les rŽcits des visions qui constituent la grande masse du Journal, il faisait parler la visionnaire elle‑mme. Seulement: Žtait‑ce vraiment sa voix ˆ elle? Ou Žtait‑ce en fin de compte toujours la voix de Brentano?

C'est lˆ le grand problme qui se posait au lecteur du Journal. Et ce problme n'est toujours pas rŽsolu au niveau des visions prises isolŽment. Bien sžr, on peut dŽfinir la mŽthode avec laquelle Brentano notait ces communications, les retouchait et finalement les rŽdigeait. Et on peut illustrer cette mŽthode par des exemples, j'en donnerai quelques dŽtails tout ˆ l'heure. Mais une analyse systŽmatique des visions reste toujours ˆ faire. ‑ Et puis, la figure, la personnalitŽ de la voyante elle‑mme? On ne l'apercevait qu'ˆ travers les brouillards et les Žclairs de l'imagination de Brentano. Mon grand souci Žtait de ne pas fausser les traits de cette figure rayonnante. Je m'en approchais avec prŽcaution et discrŽtion, et plus d'une fois j'ai implorŽ sa comprŽhension et son indulgence, parce que d'ordinaire je devais la voir avec les yeux de Brentano et que toujours j'Žtais obligŽ de la faire parler avec sa voix ˆ lui.

 

 

Qui Žtait Clemens Brentano?

 

Qui Žtait ce Clemens Brentano qui, le 24 septembre 1818 arriva ˆ DŸlmen en Westphalie avec la diligence de 10 heures du matin? AgŽ de 40 ans, mariŽ deux fois, ayant perdu par la mort ses trois enfants et aprs trois ans de mariage sa premire femme, divorcŽ de la seconde. Il n'avait pas de profession rŽgulire. Les dix dernires annŽes, il avait menŽ une existence mouvementŽe de pote, surtout ˆ Berlin. Dans les salons et les cercles littŽraires, il Žtait un h™te trs remarquŽ par son originalitŽ et son esprit. BaptisŽ catholique, il avait perdu le contact avec son Eglise ds sa jeunesse. Mais vers 1814, fatiguŽ de sa vie errante et plut™t dissolue, il se tourna vers la religion, espŽrant y trouver enfin la terre ferme. Il fit la connaissance d'une jeune fille protestante, Louise Hensel, de 20 ans plus jeune que lui. Les consŽquences en furent d'une violence foudroyante, mais aussi d'une complexitŽ extraordinaire. Aprs quelques semaines, il lui proposa le mariage. Louise refusa, prŽtendant qu'elle ne l'aimait que d'un amour de soeur, mais le poussant en mme temps, elle, la protestante, ˆ se rŽconcilier avec son Eglise. Brentano obŽit et se rŽsigna ˆ faire sa confession gŽnŽrale devant un prtre catholique.

Mais ce drame avait bouleversŽ Brentano. Il en souffrait profondŽment et douloureusement pendant des annŽes encore. Louise, d'ailleurs, se fit catholique ˆ son tour, moins de deux annŽes plus tard, mais ˆ l'insu de Brentano, lorsque celui‑ci sŽjournait dŽjˆ ˆ DŸlmen auprs d'A. C. Emmerick. C'est une affaire extr­mement embrouillŽe et pŽnible. Mais on ne peut Žcrire l'histoire des rapports entre Brentano et A. C. Emmerick pendant les premiers mois, sans parler aussi de ses rapports avec Louise. Retenons‑en surtout que Brentano avait retrouvŽ le chemin de son Eglise par la mŽdiation d'une femme. Une autre dŽmarche lui Žtait, toute sa vie durant, impraticable. Comme toujours, il vŽcut cette expŽrien­ce subjectivement; la rŽalitŽ objective, en ce cas‑ci l'Eglise, ne lui Žtait que d'un faible secours.

 

 

Cl. Brentano et A. C. Emmerick

 

 

Mais revenons quelques annŽes en arrire, ˆ l'Žpoque o Brentano cherchait dŽsespŽrŽment ˆ sortir du bourbier. Un converti cŽlbre, le comte FrŽdŽric LŽopold Stolberg, avait visitŽ en 1813 ˆ DŸlmen la religieuse augustine ex claustrŽe A. C. Emmerick, stigmatisŽe dont le renom commenait ˆ se faire. Il avait rendu compte de cette visite dans une lettre dont des copies circulaient dans ces rŽunions ˆ caractre religieux que Brentano frŽquentait. Selon son affirmation, cette lettre attira, pour la premire fois, son attention sur A. C. Emmerick. Mais plus important devint le tŽmoignage oculaire de son frre Christian qui Žtudiait vaguement la mŽdecine et se passionnait pour les phŽnomnes d'hypnose et de magnŽtisme. En 1817 il passa trois mois ˆ Dulmen, rentra ˆ Berlin plein d'enthousiasme et essaya de dŽcider son frre Clemens ˆ visiter ˆ son tour la prodigieuse   visionnaire stigmatisŽe. I1 est important de savoir que plus tard Christian passera deux annŽes DŸlmen en compagnie de son frre. Clemens Žtait d'abord ŽpouvantŽ de devoir quitter Louise, et plus d'une annŽe aprs seulement il se laissa convaincre, entre autres par Louise elle‑mme, d'entre­prendre le voyage de DŸlmen, en ayant bien l'intention de n'y rester que quelques jours. I1 y demeura pendant prs de six ans, jusqu'ˆ la mort d'Anne‑Catherine.

Et voilˆ que, dans cette petite chambre de malade, deux mondes bien opposŽs se rencontrent. Ici la stigmatisŽe, clouŽe sur son lit depuis des annŽes, gravement infirme et souffrante, saignant de ses plaies, ne prenant presque pas de nourriture, adonnŽe ˆ la prire et ˆ la contemplation, dans un entourage paysan et en partie grossier, au fond de la province. Elle avait 44 ans, quatre de plus que Brentano. Celui‑ci arrivait du grand monde et menait une vie errante et instable. Il appartenait ˆ une famille de riches marchands de Francfort, n'avait jamais connu dÕembarras d'argent, frŽquentait les salons ˆ la mode, causeur brillant et plein d'esprit, souvent redoutŽ pour ses saillies et ses pointes, extŽrieurement toujours captivant et bel homme. Vingt ans plus tard, le peintre Ludwig Grimm le dŽcrit: "Dans sa jeunesse il Žtait d'une beautŽ merveilleuse, mme maintenant encore c'est une belle tte intŽressante, aux belles formes, aux yeux brun foncŽ, au teint italien brun clair, de fort belle taille."

On se pose la question: Žtait‑il possible qu'entre deux tres si opposŽs se produisit un vrai contact en profondeur? Et surtout: Žtait‑il pensable que cette rencontre devint une relation durable?

Eh bien, l'improbable devint rŽalitŽ, et cela avec une rapiditŽ et une violence si surprenantes que le spectateur a l'impression: ici des mondes ont commencŽ ˆ s'Žbranler.

Le visiteur de Berlin se prŽsenta comme frre de Christian, dont on gardait un bon souvenir, et n'eut aucune difficultŽ ˆ tre admis auprs de la malade. L'annotation du docteur Wesener, mŽdecin d'Anne‑Catherine, portant sur ces premiers jours, est plut™t sobre et laconique: "Le jeudi 24 septembre arriva chez moi le frre de monsieur Brentano, dont j'ai souvent parlŽ l'an der­nier; il avait le dŽsir de faire connaissance de la malade. Il s'appelle Clemens et a vŽcu jusqu'ici ˆ Berlin sans profession dŽterminŽe. Comme il me parait tre de bonne volontŽ, je l'ai annoncŽ ˆ la malade. Celle‑ci se montra aussit™t disposŽe ˆ le recevoir, et ainsi je l'ai amenŽ vers elle." "Vendredi 2 octobre: la malade a pris en affection monsieur Clemens Brentano, bien qu'elle semble prŽfŽrer quelque peu son frre. D'ailleurs, ce que j'ai pressenti est dŽjˆ arrivŽ: gr‰ce ˆ la prŽsence de Brentano, la malade est devenue plus recueillie et plus concentrŽe; par ses frŽquentes visites il tient ˆ l'Žcart bien des dŽrangements importuns. Par suite de ses entretiens sur Dieu et depuis qu'il lui fait la lecture de bons livres, ses Žtats extatiques sont redevenus plus frŽquents. Monsieur Clemens Brentano a pris domicile comme locataire dans 1a maison de la malade et l'observe assidžment."

Les premiers tŽmoignages de Brentano font entendre un son quelque peu diffŽrent. Dans ses lettres ˆ Louise, on sent que les profondeurs de son tre ont ŽtŽ touchŽes: "Aprs six minutes, elle Žtait aussi familire avec moi que si elle m'avait connu depuis ma jeunesse; elle m'a dit bien des choses aimables et naturelles, et moi, chre ‰me, je sens avec un profond enchantement que j'ai ressenti ici exactement ce que j'ai ressenti les premiers jours o j'Žtais avec toi." En effet, pendant ces premiers mois, Louise est le centre, non seulement de ses pensŽes, mais aussi de ses entretiens avec Anne‑Catherine et des visions de celle‑ci.

Ii faut s'interroger ˆ prŽsent: quels ŽlŽments l'attiraient si fort vers Anne‑Catherine? Eh bien, c'Žtait d'abord son air naturel, innocent, ingŽnu, candide. La premire page de son Journal note: "son visage emprunt de puretŽ et d'innocence suscita en moi une joie intŽrieure, de mme la vivacitŽ et l'aimable enjouement de sa conversation... Tout ce qu'elle dit est prompt, bref, simple, na•f, et pourtant plein de profondeur, plein de vie, et nŽanmoins tout ˆ fait rustique; on y reconna”t une ‰me dŽlicate, sensŽe, fra”che, chaste, parfaitement saine." C'est ensuite le sentiment de trouver auprs d'elle cette comprŽhension et cette consolation qu'il avait cherchŽes vainement durant de longues annŽes pour sa vie douloureuse et dŽracinŽe: "Je sens que je trouve ici une demeure et quelque chose me dit que je ne puis quitter cette admirable crŽature jusqu'ˆ sa mort." Brentano s'Žtait toujours approchŽ d'une femme en qute de guŽrison et d'apaisement.

Une question trs importante sera la suivante : comment A. C. Emmerick a‑t‑elle rŽagi ˆ cette nouvelle tentative? Eh bien, tous les tŽmoignages du Journal et des lettres nous forcent ˆ croire que, pendant ces premiers mois, elle a accueilli franchement et de tout coeur celui qui dorŽnavant s'appellera le Plerin. Et Brentano semble effectivement avoir trouvŽ un sentiment de protection et d'apaisement dans l'accueil par cet tre ˆ la fois innocent et maternel. "Je suis devenu son enfant", Žcrit‑il ˆ Louise.

Une fois de plus, un tre fŽminin Žtait devenu sa mŽdiatrice religieuse. "Elle conduit mon ‰me vers Dieu."

Une rŽelle familiaritŽ s'Žtablit ainsi entre ces deux tres exceptionnels; il faut mme aller plus loin et dire: une profonde "intimitŽ spirituelle et sentimentale" (Erika Tunner, Clemens Brentano, p. 821) dont il est difficile, sinon impossible de faire l'analyse psychologique complte.

Mais l'euphorie de ces premires semaines ne dura pas. Le 12 janvier 1819, Brentano partit en voyage ˆ Berlin. Il voulait liquider une partie de sa riche bibliothque. Mais le motif principal de ce voyage Žtait certainement Louise qui avait passŽ ˆ l'Eglise catholique le 7 dŽcembre, sans prŽvenir Brentano. Il y vit un manque de confiance et en fit un drame, le Journal contient ˆ ce sujet des tŽmoignages dŽchirants. Mais pendant qu'il sŽjournait ˆ Berlin une intrigue se dŽveloppa contre lui ˆ Dulmen: il avait ŽtŽ telle­ment encombrant et envahissant qu'on s'opposa catŽgoriquement ˆ son retour. C'est un chapitre pittoresque, mais humiliant pour le Plerin. Nous ne pouvons que l'effleurer. Il rŽussit finalement ˆ forcer sa rentrŽe ˆ DŸlmen, dŽbut mai 1819, et ˆ s'y fixer dŽfinitivement.

Ds qu'il y fut installŽ il reprit sa place au chevet de la malade et s'adonna sŽrieusement ˆ sa t‰che de secrŽtaire. Mais l'enchantement des dŽbuts Žtait rompu et ne devait plus jamais se rŽtablir. Au contraire, un froid de plus en plus prononcŽ S'Žtablit entre le Plerin et la voyante. L'intŽrt du secrŽtaire se portait de plus en plus sur le contenu des visions, et en consŽquence la personne de la voyante perdait en importance. De plus en plus, il verra en elle l'instrument des visions, prŽcieux sans doute, mais indiffŽrent en soi, et dont l'importance rŽside en premier lieu dans sa "merveilleuse destination", comme il dit. Et il devenait sŽvre et mme trs dur envers elle quand la suite et la communication des visions lui semblaient compromises.

D'autre part, on constate un changement progressif dans l'attitude de la voyante, et ˆ mon avis cette transformation mŽrite plus de considŽration que d'ordinaire on lui accorde. C'est que la religieuse, au fil des annŽes, devint de plus en plus rŽticente ˆ communiquer ses visions. Par contre, elle voyait de plus en plus le sens de sa vie dans la souffrance compatissante et expiatrice. Je suis convaincu que "pour mieux conna”tre la Servante de Dieu A. C. Emmerick", comme on dŽfinit le but de ces rŽunions, c'est dans cette direction surtout qu'il faut avancer et chercher..

La t‰che de secrŽtaire, dont Brentano a fait la t‰che de sa vie, devient ainsi de plus en plus difficile et ingrate. I1 s'en plaint amrement, et il croit en conna”tre les causes. Deux de ces causes sont Žtroitement liŽes entre elles: la manque d'intŽrt chez A. C., et l'attitude du confesseur.

 

 

Le confesseur

 

Ce confesseur et directeur de conscience, bien sžr, on le conna”t mais on n'a pas suffisamment reconnu, me semble‑t‑il, qu'il est un personnage clŽ auprs de la voyante. Le Plerin, lui, il le sait, et il est intarissable dans ses reproches envers ce personnage.

Le dominicain Alois Joseph Limberg a 36 ans lorsque Brentano arrive ˆ Dulmen. Ex claustrŽ lui aussi par suite de l'occupation franaise, il vit depuis 1812 auprs de l'un de ses frres. Depuis ce temps aussi, il vient d'atteindre la trentaine, il est le con­fesseur de la religieuse. Sa tante Franziska Neuhaus, qui a ŽtŽ la ma”tresse des novices au couvent, lui a demandŽ d'assumer cette charge.

Eh bien, ds sa premire visite auprs de la malade, Brentano doit constater que ce confesseur possde un pouvoir mystŽrieux sur elle. Il note avec une envie mal dissimulŽe: "Quelles expŽriences prodigieusement Žmouvantes il fait tous les jours sur elle!

Qu'elle dorme ou qu'elle soit figŽe dans l'extase, j'ai vu les deux, quand par hasard il approche d'elle ses doigt consacrŽs, elle lve la tte et suit leur mouvement; elle fait de mme avec la tte consacrŽe. Et ds qu'il s'Žloigne elle s'Žcroule. Elle agit de la mme manire avec chaque prtre." Le mŽdecin, le docteur Wesener, ˆ d'ailleurs dŽcrit ce phŽnomne ds 1813.

Mais chez le Pre Limberg, Brentano croit avoir observŽ un pouvoir allant beaucoup plus loin. I1 parle d'un "rapport magique". I1 le dŽcrit ˆ maintes reprises, par exemple en novembre 1823: "Quand elle souffre douloureusement de la goutte, mais aussi en d'autres occa­sions, ds qu'il s'approche de 1a maison, elle tombe immŽdiatement dans un sommeil magnŽtique, ou en revient; on pourrait parier que dans un instant on entendra sa clŽ dans la serrure." Il est impor­tant de noter que, dans la pensŽe de Brentano, le confesseur ne favorise nullement ces rapports, qu'ils lui sont plut™t indiffŽrents ou mme qu'il les ignore.

Mais cette indiffŽrence prŽcisŽment, cette insouciance devient pour le Plerin un terrible scandale. Pour explorer le monde mystŽrieux des visions et le consigner par Žcrit, la collaboration active et rŽgulire du confesseur serait indispensable. Lui, et lui seul tient en main les clŽs de ce monde infiniment riche; de lui donc dŽpend finalement la rŽussite ou la ruine de la grande oeuvre voulue par Dieu et ˆ laquelle le Plerin consacre toute sa vie. La voyante laissŽe ˆ elle‑mme, il le rŽpte souvent, est incapable d'exprimer clairement ses visions. Or, le confesseur ne s'y intŽresse pas et ne s'en occupe pas, et ainsi ces merveilleuses rŽvŽlations se g‰chent et se perdent. Dans de nombreuses lamenta­tions le Plerin exprime son dŽsespoir. Voici celle du 23 dŽcembre 1823, deux jours avant No‘l et six semaines avant la mort de la visionnaire: "Je me sens profondŽment attristŽ de l'Žtat misŽrable dans lequel nous vivons et o les suites et les effets de l'obscurcissement qui en rŽsulte m'empchent de considŽrer d'un oeil calme, pour les reproduire exactement, les secrets cŽlestes rŽvŽlŽs par une crŽature favorisŽe de Dieu, pleine de simplicitŽ et de na•vetŽ. Je ne puis sauver que des ombres ˆ demi effacŽes de visions qui prouvent la rŽalitŽ et la subsistance dans un prŽsent Žternel de tous les mystres des relations de Dieu avec

l'homme perdu par le pŽchŽ. Et ces ombres, il me faut les saisir ˆ la h‰te et les dŽrober en quelque sorte. Je ne puis exprimer les sentiments que j'Žprouve alors. Ceux qui pendant des annŽes ont ŽtouffŽ cette gr‰ce et s'en sont moquŽs, ceux qui maintenant sont forcŽs de la reconna”tre et pourtant la troublent et ne savent ni la chercher ni l'apprŽcier, pleureront avec moi quand ce miroir qui la rŽflŽchit sera obscurci par la mort. ‑ JŽsus enfant, mon

Sauveur, donnez‑moi la patience!"

Il y aurait bien une issue ˆ cette situation dŽsespŽrŽe: se faire prtre lui‑mme. Seul un observateur qui, outre le talent nŽcessaire qu'il est convaincu d'avoir, possŽderait encore le pouvoir que confre l'ordination sacerdotale, aurait une influence suffisante sur la voyante et serait finalement en Žtat d'arracher ˆ l'oubli ce miraculeux torrent des rŽvŽlations. Brentano a pensŽ effecti­vement ˆ cette solution, et cela ds les premires semaines de sa prŽsence ˆ Dulmen: tre son secrŽtaire, mais comme prtre consacrŽ. Il en parle ˆ Anne‑Catherine. Mais ses plans Žtaient Žvidemment vouŽs ˆ l'Žchec, ne fžt‑ce que par son deuxime mariage qui subsistait toujours devant l'Eglise.

 

 

Le secrŽtaire

 

Brentano ne sera donc ˆ DŸlmen "que" le secrŽtaire, mais, bien entendu, le secrŽtaire autorisŽ et lŽgitimŽ. I1 croit fermement que cette mission lui a ŽtŽ confŽrŽe par injonction divine. Tout comme la voyante a reu par disposition divine ("Bestimmung") le don des visions et la vocation de les communiquer, lui, le secrŽtai­re, a ŽtŽ chargŽ de les consigner et de les annoncer au monde. Des visions dites anticipantes ("Vorgesichte") avaient eu lieu, Brentano leur attribua une grande importance. Anne‑Catherine l'avait vu auprs d'elle avant son arrivŽe, et cela expressŽment dans son activitŽ de secrŽtaire. I1 note le 26 octobre 1818: "Elle dit qu'elle m'a connu longtemps avant mon arrivŽe ici; dans des visions o lui Žtaient montrŽs des ŽvŽnements futurs de sa vie, elle avait vu plusieurs fois un homme inconnu au teint foncŽ comme un juif, et cet homme Žcrivait beaucoup auprs d'elle. Lorsque je suis entrŽ pour 1a. premire fois dans sa chambre elle s'est dit? Ah, le voilˆ!"

Brentano Žtait venu ˆ Dulmen avec l'intention arrtŽe de retour­ner aussi vite que possible auprs de Louise. Et les annotations des premires semaines ont pour objet principal des prŽoccupations personnelles des trois acteurs surtout concernŽs: lui‑mme, Louise, Anne‑Catherine. Mais il prend assez vite en considŽration un sŽjour un peu plus long, disons quelques semaines, et il entrevoit la possibilitŽ de devenir son biographe. I1 n'est pus question encore de se faire le chroniqueur des visions. Lors de son sŽjour ˆ Berlin seulement, quand il luttait de toutes ses forces ˆ dŽjouer la cabale de Dulmen pour retrouver sa place auprs de la visionnaire, naquit en lui, on ne sait trop comment, cette conviction que Dieu l'appelait ˆ la t‰che de consigner ses rŽvŽlations pour la postŽritŽ. Toute sa vie durant il avait ŽtŽ ˆ la recherche d'une occupation donnant un sens ˆ sa vie. I1 croyait enfin l'avoir trouvŽe, et il lui demeura fidle jusqu'ˆ la fin de sa vie.

 

Jamais dans la suite il ne mettra en doute cette mission ˆ lui confŽrŽe par Dieu lui‑mme.

Revenu pour de bon ˆ Dulmen, il passe le plus clair des deux premires annŽes ˆ noter les visions qui ont pour objet des vies de saints. Ces visions se rattachent aux nombreuses expŽriences pratiquŽes sur la malade avec des reliques, expŽriences que nous trouvons aujourd'hui bien Žtranges.

Aprs juillet 1820 seulement, d'aprs ses dires, les visions sur la prŽdication de JŽsus et la vie de la Vierge gagneront en impor­tance. L'intŽrt prtŽ aux reliques diminue. Il intercale des notes presque quotidiennes, dites personnelles, destinŽes ˆ servir pour une biographie. Et Brentano s'accroche ˆ cette activitŽ de secrŽtaire sans se laisser Žbranler, pendant des annŽes encore, jusqu'ˆ la mort de la voyante. Les difficultŽs grandissent. Il sombre dans le dŽcouragement, voire dans le dŽsespoir. Mais il n'abandonne pas. Cette endurance ˆ toute Žpreuve chez un homme connu pour sa vie inconstante et vagabonde est tout ˆ fait Žtonnan­te. Elle ne s'explique que par cette conviction que Dieu l'a appelŽ, lui personnellement, ˆ livrer ces visions au monde. Et Dieu lui a confŽrŽ ˆ cette fin un charisme spŽcial. Plusieurs visions en tŽmoignent.

Il est intŽressant de voir des visiteurs amis impressionnŽs surtout par son application ˆ cette t‰che. Arnim, son beau‑frre, Žcrit ˆ sa femme Bettina: "Clemens ne quitte presque jamais la ville. Il visite A. C. Emmerick deux fois par jour, le reste du temps il Žcrit. Cette faon de vivre ne semble pas nuire ˆ sa santŽ de fer. Il a toujours l'air inchangŽ."

"Le reste du temps, il Žcrit": nous comprenons sans difficultŽ qu'au fil des annŽes se sont accumulŽs les milliers de pages grand format de ce Journal. J'ai acquis et gardŽ la conviction, contre maintes objections, que la grande masse du Journal proprement dit a ŽtŽ rŽdigŽe ˆ Dulmen, sans qu'il y ait une diffŽrence notable entre la date du jour et la date de la rŽdaction.

 

 

Les rŽcits des visions

 

Si nous y joignons le tŽmoignage de Louise Hensel, nous nous voyons confrontŽs au problme sans doute le plus difficile ˆ rŽsou­dre dans le contexte des Žcrits relatant les visions: "Clemens Brentano venait la voir le matin vers 9 ou 10 heures; il notait au crayon sur un feuillet ce qu'elle avait ˆ raconter. Revenu chez lui, il rŽcrivait plus en dŽtail ce qu'elle avait dit, et vers le soir il revenait pour lui lire ce qu'il avait Žcrit; elle proposait alors des corrections."

La question est donc celle‑ci: en quoi diffŽraient finalement les notes trs brves prises au chevet de la voyante, dont on a conservŽ des Žchantillons, et la rŽdaction dŽfinitive?

Autrement dit: quelles sont les parts respectives de la voyante et du secrŽtaire dans les rŽcits des visions tels que nous les lisons?

C'est donc la question de l'authenticitŽ des visions d'A.C. Emmerick ; une question qui, Žvidemment touche au vif les amis de la voyante. On y a rŽpondu de faon trs divergente jusqu'ˆ nos jours.

     Les uns, Schmoger en tte, croient ˆ l'objectivitŽ et ˆ la fidŽlitŽ intŽgrales de Brentano. Les visions ne contiennent que des choses qu'A. C. a rŽellement vues. Dons cette voie on peut aller encore plus loin et dire: tout ce qu'elle a vu correspond ˆ la vŽritŽ historique.

     A l'autre extrme, on prŽtend que l'imagination de Brentano a tout inventŽ, ou au moins la plus grande part; qu'en outre il a enrichi les visions en se servant de sources littŽraires, ou avec sa propre Žrudition.

O est la vŽritŽ? La rŽponse est extrmement ardue et complexe. Elle sera surtout plus nuancŽe que les positions extrmes. Il faut tenir compte de tant de donnŽes, il faut peser le pour et le contre avec tant de prŽcaution, qu'un bref exposŽ comme celui‑ci ne saurait donner une rŽponse adŽquate. On pourra tout au plus poser quelques jalons et donner quelques exemples.

Voici une premire donnŽe, et il faut commencer par elle: longtemps avant l'arrivŽe de Brentano, A.C. a eu des visions, et dans les grandes lignes elles correspondent assez bien ˆ celles que Brentano a rŽdigŽes, comme de maigres esquisses annonant les riches tableaux de plus tard. Elles sont attestŽes par Overberg, Rensing et surtout par le docteur Wesener.

Un deuxime fait: A. C. n'est nullement la paysanne ignorante que Brentano semble voir en elle. Avec son mŽdecin, elle a de frŽquentes et longues discussions sur des questions thŽologiques, bibliques, politiques, et elle fait preuve d'idŽes personnelles et de jugements indŽpendants. A en croire Brentano, elle a une certaine connaissance de la littŽrature mystique: "Elle cite main­tenant ThŽrse, Catherine de Sienne, Catherine de Montefalco, Brigitte, Hildegarde, VŽronique Giuliana, Marie de JŽsus, etc."

Troisimement, Brentano a observŽ que son activitŽ visionnaire est stimulŽe et enrichie par une lecture et une conversation appropriŽes. I1 faut savoir que Brentano possŽdait une riche bibliothque de livres historiques, gŽographiques, exŽgŽtiques, hagiographiques; il chŽrissait et collectionnait les livres anciens, il connaissait Dom Calmet, la LŽgende dorŽe et les Evangiles apocryphes. Par 1ˆ s'ouvrent des possibilitŽs illimitŽes et incontr™lables d'influencer, de diriger, voire mme de provoquer des visions. Brentano se plaint par exemple de ce qu'elle transforme immŽdiatement en vision ce qu'on Žvoque devant elle.

Devant cette riche activitŽ visionnaire, Brentano a la ferme conviction qu'elle y entre dans un monde rŽel, cohŽrent, tout fait indŽpendant d'elle, et qu'elle y voit les ŽvŽnements, les personnes et les localitŽs d'une manire merveilleusement objective et dŽtaillŽe. Mais il se plaint d'autre part qu'il ne recueille que de pauvres dŽbris, des bribes, des miettes de cette riche moisson.

Comment expliquer ce paradoxe?

Brentano, nous l'avons dit, pense conna”tre les causes qui sont l'origine de ces pertes: l'indiffŽrence de la voyante, ses multiples maladies, l'insouciance du confesseur, le dŽsordre dans son entourage. I1 en est une autre ˆ laquelle il attache une grande importance: son incapacitŽ de raconter et de dŽcrire clairement ce qu'elle a vu. Dans ce contexte, Brentano parle du "dialecte trs indŽterminŽ de sa rŽgion". Et encore: "Elle a toujours frŽquentŽ des gens qui n'exigent d'aucun objet une notion prŽcise. Personne ne lui a jamais dit que voir une chose et la dŽcrire pour un autre, c'est deux."

Eh bien, puisque la voyante, en revenant du monde de ses visions, ou tout est clair, dŽtaillŽ, complet, ordonnŽ, ne sait pas ou ne veut pas raconter et dŽcrire d'une manire satisfaisante, Brentano se croit en droit, se croit mme obligŽ de complŽter ce qui manque.

Dans les notes personnelles presque journalires, il nous dŽcrit lui‑mme sa mŽthode. Elle consiste en des interrogatoires systŽmatiques et rŽpŽtŽs, pŽnibles et fatigants pour la malade, mais Brentano ne semble pas s'en prŽoccuper. I1 procde avec une tŽnacitŽ incroyable, et A. C. se plaint de ce qu'il la tourmente quand elle ne sait pas rŽpondre. Ces questions portent le plus souvent sur de menus dŽtails topographiques, architecturaux, vestimentaires, culinaires, sur les liens de parentŽ. Ce sont ces dŽtails, dit‑il, qui Žtablissent la crŽdibilitŽ historique et compltent ce qui est en grandes lignes dans les Evangiles.

I1 a notŽ par exemple des questions non encore clarifiŽes au sujet d'un repas et qu'il posera ˆ la prochaine visite: "Les femmes avaient‑elles des chaises diffŽrentes? Les uns s'y appuyaient‑ils sur le bras droit, les autres sur le bras gauche? Y avait‑il plusieurs personnes couchŽes sur un sige? Trois? La table Žtait­elle carrŽe ou ronde, comme mentionnŽ? Assiettes? Pain? Doigts? Cuillers, fourchettes? A‑t‑on lavŽ les mains avant le repas? Madeleine a‑t‑elle retirŽ les chaussures ˆ JŽsus, a‑t‑elle oint les plantes des pieds? JŽsus a‑t‑il bŽni les mets?" ‑ Il est trs important de constater que souvent ces questions contiennent dŽjˆ la rŽponse attendue, la suggrent littŽralement.

Et ces interrogatoires inexorables, ces examens systŽmatiques, ne l'oublions pas, s'adressaient ˆ une malade affaiblie, angoissŽe par les instances du Plerin. Dans ses Žtats d'absence ou de demie conscience, il lui arrivait de confondre ce qu'elle avait vu et ce que Brentano lui suggŽrait, ou mme de transformer en vision

ce qu'elle entendait. Souvent aussi elle ne trouvait d'autre issue pour contenter le Plerin que de rŽpondre ˆ tout hasard. Il parle de son habitude de deviner, avant qu'il n'ait clairement posŽ la question. Le Journal contient des exemples concrets qui illustrent cette mŽthode.

Que conclure de tout cela? Qu'en dŽcoule‑t‑il finalement pour l'authenticitŽ des visions et l'objectivitŽ du secrŽtaire? Eh bien, tout cela nous amne ˆ dire que les rŽcits des visions tels que nous les lisons, ont ŽtŽ, c'est le moins qu'on puisse dire, fortement influencŽs par l'activitŽ et la rŽdaction du secrŽtaire.

Un examen critique pourrait encore isoler des ŽlŽments attribuables ˆ A. C. Emmerick. Mais l'ensemble des visions publiŽes par Brentano et par Schmoger doit tre considŽrŽ en substance comme l'oeuvre du secrŽtaire, devenu interprte et hermŽneute. C'est d'ailleurs la position qui a ŽtŽ adoptŽe dans le procs de bŽatification.

Joseph Adam

 

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