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LA  DOCTRINE  DE  L'UNITÉ EN  JÉSUS-CHRIST

par Émile Catzeflis

      Sous le pseudonyme d'Esprit Sabbathier que l'on pourrait vraisemblablement traduire par « Esprit du septénaire », un moine capucin du XVIIe siècle a composé un écrit qui, dans sa brièveté, constitue une synthèse originale.   Nous avons pensé intéresser les chercheurs de bonne volonté en leur présentant un exposé de cette Ombre Idéale de la Sagesse Universelle, selon le titre donné par l'auteur .

 L'ouvrage semble un saisissant commentaire des premiers versets de l'évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe...  Toutes choses ont été faites par Lui et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans Lui. » Il ramène tout, dans le Monde, à la personne de Jésus-Christ qui constitue l'essence, l'origine, le principe d'unité et la fin de tous les êtres.

 C'est ainsi que l'Univers, qui semble d'abord « une nuit obscure dans sa confusion, par le mélange sans ordre de toutes choses qui y sont renfermées, comme dans un chaos » devient une « aurore naissante par le moyen de la Foi qui est la première étincelle de notre connaissance » et finit par paraître comme un jour éclatant à celui qui en aurait eu l'explication en Jésus-Christ.

 Le Verbe est l'Unité mystérieuse crucifiée par amour dans la multiplicité des choses. Elles ne sont pas Lui, mais elles existent par Lui, sortent de Lui comme de leur seule source et reviennent à Lui comme à leur unique fin.

 La croix, par ses branches dirigées vers les quatre points cardinaux, est le symbole de cette totalité.   La branche dirigée « vers le haut, comme vers le plein midi d'une Lumière inaccessible...  représente une seule Divinité. » Celle dirigée « vers la droite, comme dans un clair Orient, nous découvre une seule Vérité sous la figure d'un Soleil rayonnant. » Celle qui est à gauche « comme dans son Occident, sous le symbole d'un miroir bien poli qui représente le Soleil, révèle une seule Science. » Les trois premières directions, ou bras de la Croix, désignent la sainte Trinité chrétienne, consistant en une seule Divinité en la personne du Père, une seule Vérité en celle du Fils et une Science unique en la personne du Saint-Esprit.

 La Trinité se suffit à elle-même dans la plénitude de son Éternité, dans l'infini de ses perfections.   Elle correspond, dans la théologie mystique du judaïsme appelée « Kabbale », aux trois premières Sephiroths : la Couronne ou « Kether », la Sagesse ou « Hokhma » et l'intelligence ou « Binah ».  
Ces trois Personnes divines sont symbolisées par les trois premières lettres du nom divin : Iahvé (Iod Hé Vau).

 Mais, ô miracle d'amour ! voici que la deuxième lettre « Hé » de ce Nom ineffable, celle qui représente la Sagesse éternelle du Fils, se répète à la fin du tétragramme, comme pour figurer la seconde  nature de ce Fils, son incarnation dans les êtres qu'Il a créés, qu'Il veut sauver par charité et faire participer à sa propre vie et nous avons, ainsi, le nom hébreu complet de la Divinité :
 Iod Hé Vau Hé

qui, en français, se prononce Iahvé.

 Aussi le P.  Esprit Sabbathier nous dit-il que la quatrième branche de la Croix est dirigée « vers le bas, c'est-à-dire à l'opposé de la première, comme vers le Septentrion, et, sous le symbole d'une Dame Vénérable, nous représente une seule Église. » Cette Dame vénérable, n'est-elle pas la Vierge éternelle, l'Ombre de la Divinité, dans le sein de laquelle le Fils s'incarne pour le salut des créatures?

 L'Église qui est désignée ici comme l'oeuvre principale de la Divinité, ne peut évidemment pas signifier seulement une organisation ecclésiastique quelconque, forcément limitée, mais bien l'assemblée visible et invisible de tous les élus, de tous les êtres qui seront, à la fin, sauvés par Jésus-Christ et introduits par Lui dans le Royaume éternel.   C'est cette divine Épouse qui a reçu les promesses sacrées indiquées dans l'Évangile, « avec laquelle Jésus demeurera jusqu'à la fin et contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront jamais. »

 Comme c'est la constitution de cette Église spirituelle qui a légitimé l'Incarnation du Fils; comme elle est l'unique but de l'existence des êtres, en la désignant, la quatrième branche de la Croix désigne tout l'Univers créé, tandis que ses trois autres bras symbolisent, comme nous l'avons vu, la sainte Trinité créatrice.   Ainsi c'est à juste titre que Jésus crucifié représente et concentre en Lui la totalité des Choses divines, humaines et naturelles.

 Les savants de l'antique Kabbale juive ont compris ces mystères, car, en vérité, le mosaïsme n'était qu'une préparation de l'avènement du Messie.   Aussi l'auteur de l'ouvrage que nous analysons prend-il la précaution de déclarer au lecteur, dans son Avant-propos :
  « Peut-être que ce mélange des mystères chrétiens avec ceux des Juifs, sous une langue étrangère, vous surprend et vous y fait soupçonner quelque chose de fâcheux !   Tant s'en faut.   C'est ici que ces deux Religions cachent leur sainte Alliance pour nous faire voir que la secrète et sacrée tradition des Hébreux, qu'ils appellent Kabbale, convient parfaitement avec nos mystères dans la personne de Jésus-Christ. »

 Pour illustrer ce qui précède, voici, entre autres, une figure kabbalistique qui montre, d'une manière parfaitement conforme à l'orthodoxie chrétienne, la filiation des trois Personnes de la sainte Trinité, ainsi que la Création du Monde :
 

 
 Iod
         
 Iod Hé
              
 Iod  Hé  Vau
                  
 Iod  Hé  Vau  Hé
 

 En haut du triangle, vous voyez, toute seule, la première lettre « Iod » du nom hébreu de Dieu, laquelle est, en même temps, l'origine de toutes les autres lettres, comme pour signifier que le Père est la Source première et inconnaissable.   Au second rang, c'est « Iod Hé » ou l'engendrement éternel du Fils par le Père; au troisième, c'est « Iod Hé Vau » ou le Père et le Fils engendrant ensemble l'Esprit qui est leur amour réciproque.

 Enfin, au quatrième rang, comme nous l'avons expliqué plus haut, c'est Dieu ou la sainte Trinité créant l'Univers, par la répétition, à la fin du nom, de la lettre « Hé » qui désigne le Fils.   Autrement dit, c'est la préparation et la formation de cette Église spirituelle qui sera composée des élus à qui, par pur amour, le Fils communiquera Sa Vie et Sa Béatitude.

 Ainsi, le Verbe est l'Auteur et la Vie intime du Monde, mais il ne faut voir là aucun panthéisme ni un émanationisme quelconque.   Il nous suffira, pour en justifier, de citer quelque passage de l'ouvrage du P.  Sabbathier.

 Voici, par exemple, ce qu'il dit dans son adresse liminaire à Jésus-Christ crucifié : 
« Mais d'où vient, ô mon adorable Sauveur, que toutes les créatures ont ainsi leur être de Vous, par Vous et en Vous, sinon parce qu'il est très certain que Vous êtes infiniment au-dessus de toutes, étant très suffisant de Vous-même, par Vous-même et en Vous-même, c'est-à-dire l'Etre même par essence... ».

 Il s'agit donc bien, dans ce passage, comme dans beaucoup d'autres, de la transcendance divine : de ce que le Verbe est l'Auteur de toutes choses, et de ce qu'Il est présent en toutes choses, on ne peut nullement conclure qu'il y a identité entre elles et Lui ni qu'elles sont émanées directement de Sa substance, confusion condamnable et sur les dangers de laquelle nous avons suffisamment insisté dans nos études antérieures  pour nous croire dispensé d'y revenir ici.

 Nous verrons, d'ailleurs, dans la suite de la présente étude, qu'en ce qui concerne les moyens de salut ou l'ascension des créatures vers Dieu, le P.  Sabbathier montre l'importance de l'action de la grâce divine sur l'âme, ce qu'il n'aurait pas pu admettre s'il était panthéiste ou émanationiste.   La grâce efficiente pour la sanctification est, en effet, une conséquence directe et comme l'illustration de l'existence d'un Royaume surnaturel au-dessus du Monde créé; elle est comme un appel incessant et amoureux adressé aux créatures par le Créateur transcen-dant, pour les attirer et les élever à Lui par Jésus-Christ.
 

 La Lumière dans les Ténèbres 
 

 Nous poursuivons l'étude de l'ouvrage du P.  Sabbathier « L'Ombre idéale de la Sagesse Universelle » dont la thèse principale, avons-nous dit, est l'Unité en Jésus-Christ : la Croix, par ses branches dirigées vers les quatre points cardinaux de l'espace, représente et résume en elle l'Incréé et le Créé.

 L'auteur symbolise encore les attributs de l'Etre par un Soleil rayonnant : si le Père ineffable est l'essence de ce Soleil, ses rayons droits représentent Jésus-Christ avec son Église, c'est-à-dire avec l'ensemble des anges et des élus qui participent de Sa gloire.   Quant aux créatures encore imparfaites, elles sont figurées par des rayons « ondoyants » et indécis; elles sont ballottées entre le bien et le mal, entre la liberté et l'égoïsme; en elles réside cependant une étincelle de la Lumière qui doit les conduire finalement au salut.   En effet, Jésus-Christ ne Se trouve pas seulement dans la vertu, dans le bien, dans le beau, mais aussi dans ce que nous appelons le mal, l'imparfait, le laid, comme « la Lumière dans les ténèbres », afin de transmuer ces laideurs et de les amener à devenir, un jour, des joyaux de Son diadème royal.

 C'est peut-être la partie la plus originale et la plus remarquable de l'ouvrage : bien qu'écrit par un moine, en plein XVIIe, siècle, alors que la théologie était encore dominante, on n'y voit nulle part d'allusion à cette sombre et définitive damnation éternelle, si étrangère à l'esprit de l'Évangile d'amour et de pardon.   Il semble en ressortir, au contraire, que tous les êtres participent de la sollicitude et de la miséricorde sans bornes du Verbe, qui, voulant les régénérer tous, déploie, dans ce but, les ressources infinies de Sa patience et de Sa tendresse.   Est-il admissible qu'Il n'y réussisse pas ?   Méditons, là-dessus, les déclarations suivantes du P.  Sabbathier :
L'Archétype de l'Âme immortelle, que l'homme portait caché sous son front avant sa faute, était incorporé dans l'Unité divine.   « Mais il s'est rompu par sa chute et, ensuite, est demeuré ouvert, d'où vient que, depuis, flottant dans l'instabilité du binaire de la Matière, l'homme expérimente, tous les jours, la discorde et les contrariétés...  De là viennent les maladies, la corruption et la mort.   Mais l'Incarnation de Jésus-Christ a réparé cette perte par le Sacrement de la Régénération, de même que Sa Passion par la gloire de la Résurrection. »

 Aussi, Jésus est-Il présent partout, car Il veut tout sauver.   Par Son Humanité, Il communique avec toutes les créatures : la Lumière qu'il y a en elles, c'est Sa réalité à Lui, tandis que les ténèbres, le vide, le péché et le mal, c'est l'Opposition ou l'Antithèse de Lui-même, antithèse qui doit, un jour, s'évanouir, étant illusoire.

 « La matière nous représente Son humanité soumise à Sa divinité...  Toute union naturelle symbolise Son union hypostatique, tandis que toute division, c'est la séparation violente de Son âme d'avec Son corps par la mort. » Et l'on comprend ici que tout être qui meurt participe en quelque sorte de la Mort du Sauveur ou, en d'autres termes, que Jésus expire dans toute créature qui subit le trépas.

 De même, tandis que « les Cieux nous découvrent l'étendue de Sa charité qui ne « veut pas qu'aucun périsse », l'Espace imaginaire n'est que l'abîme impénétrable de Ses douleurs en Sa passion. » Ainsi, la Charité qui veut sauver tous les êtres, c'est le Ciel plein, réel, vivant tandis que les douleurs des créatures n'existent elles, que dans le relatif, dans le transitoire : c'est l'espace imaginaire auquel nous donnons une réalité factice, artificielle.

 « Dans la Nature, le monstre représente la figure horrible de pécheur dont Notre Seigneur s'est revêtu...  et la chimère, les blasphèmes des impies et les rêveries des mécréants sur Lui » qui ne sont, en effet, que chimères, car ils ne sauraient L'atteindre effectivement.

 Voilà pour le Monde naturel.   Dans le Monde moral, nous trouverons encore Jésus-Christ, dans le Bien comme dans le Mal : « Dans la Loi mosaïque, c'est Lui-même promis, figuré, attendu; tandis que dans le libertinage, c'est encore Lui, attendant les pécheurs à résipiscence.

 « Dans l'Évangile, c'est Jésus donné et manifesté, cependant que, dans l'antichristianisme, c'est toujours Lui-même éclairant tous les hommes à salut. »
 Il en est ainsi des divers états de la morale : « dans l'innocence, la grâce, les conseils, c'est l'impeccabilité, la plénitude, l'excellence de la vie parfaite du Christ, tandis que c'est encore Lui : dans le péché, miséricordieux à pardonner; dans la concupiscence, nous la laissant à combattre pour exercice; dans la tentation, nous éprouvant pour nous couron-ner. »

 Ces quelques citations suffisent pour nous dévoiler un coin du mystère relatif aux sanctions du bien et du mal, quoique l'auteur ne l'ait point - et à dessein - catégoriquement élucidé.   Le fond permanent de chaque être, l'ensemble des bonnes actions qu'il fait, « le grain que le Père amasse dans ses greniers », c'est l'oeuvre de Jésus-Christ présent en tous comme « la Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. » Aucun bien ne se fait ici-bas, en effet, qui ne soit dû au Ciel, à l'intervention de la grâce, et cela est tout à fait conforme à la théologie et aux Saintes Écritures.   Ce fond persistant de l'individualité, oeuvre du Verbe, ne saurait être l'objet d'une damnation éternelle : ce serait la damnation du Fils Lui-même.

 Quant à la paille qui est « jetée au feu pour être brûlée » là « où il y aura des pleurs et des grincements de dents », elle est constituée par les erreurs, les péchés, les iniquités des créatures, c'est-à-dire par les éléments contin-gents de la personnalité.   Celle-ci étant éphémère, comment pourrait-elle faire l'objet d'un châtiment éternel ?   Ses souffrances sont donc nécessairement transitoires comme elle-même.   C'est elle seule, et non l'âme éternelle, rayon du Verbe, qui subit le feu de l'enfer lequel n'est perpétuel qu'en ce sens qu'il dure tant que dure la Création, mais dans lequel la personnalité ne demeure pas perpétuellement.

 Il y a lieu, en effet, de distinguer deux parts dans la vie des créatures : l'une vient de la Nature, de l'inertie originelle et constitue l'inclination à l'égoïsme, au mal; elle fait partie du relatif et, comme telle, est soumise au destin qui, par ses lois de réaction, corrige les erreurs et les écarts par des souffrances proportionnées.   Ces dernières sont donc l'expression de la Justice et elles sont salutaires, puisqu'elles concourent à l'affranchissement des êtres qu'elles purifient.

 L'autre part de la vie des créatures, c'est l'intervention incessante du Verbe, en vue de les amener à la participation progressive de la vie divine, par le jeu du libre arbitre qui leur est imparti dès l'origine, et qui se développe ainsi jusqu'à ce qu'il atteigne la vraie liberté.   Cette action perpétuelle de la grâce, par ses triomphes successifs sur l'inertie naturelle, sur l'inclination mauvaise, avec le concours du libre arbitre, constitue peu à peu l'individualité immortelle, « l'homme nouveau » de l'Esprit qui doit succéder à l'homme ancien de la Matière, comme le papillon succède à la chrysalide.   Les souffrances de celle-ci, quand elle s'enferme dans son étroite prison, ne font que préparer et rendre possible l'essor de l'insecte ailé sous l'azur des cieux.   C'est ainsi que le moi divin, celui de la régénération, prend progressivement la place du moi naturel.

 La collaboration de la volonté avec la grâce d'en Haut est d'une grande importance, en ce sens qu'elle peut avancer ou, au contraire, retarder la naissance du nouvel homme.   Elle peut ainsi écourter ou prolonger beaucoup la période de ses propres épreuves, suivant sa docilité à l'appel de la Lumière ou ses révoltes contre elle.   La patience du Père étant infinie, dépassera néanmoins toujours le désir d'insubordination de Ses enfants et elle finira par en avoir raison.

 Tôt ou tard, l'ivraie sera donc séparée du bon grain par le céleste Vanneur; elle ira au feu purificateur, ce qui veut dire que l'homme devra réparer, dans les personnalités éphémères qu'il revêt au cours de ses existences successives, le tort fait aux autres créatures, en s'ac-quittant ainsi des dettes qu'il aura contractées envers elles.   Quant au bon grain, constitué par ces expiations mêmes et par l'ensemble des oeuvres pies faites sous l'inspiration et avec le concours de la grâce, il contribue, lui, à former, peu à peu, dans l'être invisible, l'image du Verbe incarné.   L'homme finit par devenir le temple  du Christ; il est recréé à la ressemblance de son Maître et il échappe, désormais, à toute possibilité de révolte et, par conséquent, de souffrance.
 
 

 Le Libre Arbitre et la Grâce
 
 

 La conclusion de l'ouvrage du P.  Sabbathier, que nous avons étudié sommairement dans nos précédents chapitres, est la suite logique de ses prémisses :

 Puisque Jésus-Christ est le Principe de toutes choses, que « rien n'a été fait sans Lui », puisqu'Il est présent en tout : dans le bien comme son unique Auteur et dans le mal comme son seul et tout-puissant Réformateur, Jésus-Christ sera également la fin et le couronnement de toutes choses.   Il n'est pas seulement la Vérité et la Vie, mais aussi la Voie pour y accéder.   Comme les créatures ont en Lui leur principe d'unité, c'est par Lui qu'elles pourront réaliser cette unité.

 Avec l'aide de Sa grâce, il faut qu'elles se dépouillent de toute attache naturelle, de tout ce qui n'est pas Lui, afin de s'élever vers Lui plus sûrement.   Comme l'essence de la grâce est liberté, elle ne saurait nous violenter : son action ne peut donc s'exercer qu'avec le concours de notre volonté.   Elle agit ainsi sur notre libre arbitre d'abord chaotique et trouble en vue d'y amener peu à peu l'ordre et la clarté, « de même que la Nature agit sur le chaos », dit le P.  Sabbathier.   « La grâce touche tous les coeurs et n'attire que ceux qui le veulent. »

 Ici, nous saisissons un des points qui marquent le caractère surnaturel et divin du christianisme et sa supériorité sur les systèmes philosophiques dits rationnels.

 En effet, les plus vastes synthèses élaborées par les hommes montrent dans l'Univers un mécanisme merveilleux; elles en dénombrent et en décrivent les multiples éléments et font voir, dans sa constitution, une harmonie qui fascine l'intelligence, en dépit d'une complication qui dérouterait les plus solides cerveaux.   Elles font apparaître l'homme comme un simple rouage dans cette immense machine et, quand elles ne lui refusent pas radicalement la liberté elles limitent celle-ci à l'accomplissement strict du devoir, à l'obéissance à un « impératif catégorique ».

 Le christianisme seul fait de la liberté le pivot réel du Monde qui le rattache au Royaume éternel, dont l'essence est spontanéité.   La terre, les étoiles, les mondes visibles ou invisibles ne sont que la manifestation de cette Liberté et le terrain où elle s'exerce.   Ils n'existent que pour la servir; ils sont l'humus où elle doit germer, un jour, par le consentement spontané et joyeux des créatures à faire la Volonté du Père.   Comme l'instrument de gymnastique n'est là que pour développer les muscles de l'athlète qui s'y exerce, les mondes n'existent qu'en vue du jeu du libre arbitre, d'abord veilleuse vacillante et qui doit, un jour, devenir une grande lumière; « petit grain de sénevé », germe rudimentaire jeté dans le Relatif par la bonté du Père « et qui doit se transformer en un grand arbre ».

 Lorsque la créature a suffisamment exercé son libre arbitre, quand elle lui a donné tout le développement dont il est susceptible et qu'elle en a épuisé toutes les possibilités compatibles avec sa puissance limitée, Dieu intervient alors et, par un don tout gratuit, Il recrée dans la spontanéité vraie, dans la liberté illimitée, dans la vie absolue, ce qui a été semé dans le relatif et le limité.   C'est la régénération, la raison d'être de la Création des mondes.

 Tout se ramène à ce problème de la liberté qui est, en même temps, celui de l'Unité, car la multiplicité n'existe que dans le relatif borné et asservi au destin.   Ne sentons-nous pas, en effet, que tout est limites autour de nous et en nous ?   Bornés dans nos connaissan-ces, dans nos pouvoirs, dans nos attributs, limités dans notre vie, dans notre personnalité dont nous ne savons même pas comment elle existe, ni d'où elle vient ni où elle va, seul, notre désir est infini, parce qu'il vient de Dieu et qu'il a pour objet l'Absolu.

 Ce désir doit avoir sa satisfaction un jour; autrement il n'existerait pas, car rien n'existe qui n'ait sa raison d'être.   Or il ne peut être assouvi que par la liberté totale : nos souf-frances viennent de nos limites et surtout de notre servitude à l'égard de nos propres convoitises qui nous maintiennent dans la dépendance de l'espace et du temps.   S'affranchir de ses propres cupidités, de tout égoïsme, de toute préoccupation de soi, est donc l'unique voie vers cette liberté divine.

 Le libre arbitre qui n'est pas la liberté, mais seulement son premier rudiment, son pâle reflet, nous est précisément donné afin que, par son exercice, le long des existences, nous accédions progressivement à la liberté.   Il est le chemin qui monte la pente de la montagne sainte, chemin bordé de profondes vallées et de vastes cavernes où l'on peut s'égarer pour longtemps, si l'on s'écarte de la route.   On est libre de s'en écarter d'ailleurs, mais nul ne peut refuser de s'y engager et de marcher; tous doivent, un jour, arriver au sommet, puisque c'est le but dernier de toute existence.

 Parce que la liberté est la Vie réelle, l'unique Béatitude, et parce que le Père, dans Sa magnificence insondable, veut donner cette Vie et cette Béatitude à Ses enfants, parce qu'Il veut faire d'eux des dieux semblables à Lui, Il respecte ce reflet de Lui-même qui est leur libre arbitre.

 « L'esprit premier créé de l'Univers, dit le P.  Sabbathier, est issu du centre (c'est-à-dire de la liberté) du Ternaire incréé, comme un Rayon de son Soleil, lequel, comme un Esprit né d'un autre Esprit, fait comprendre et pénétrer le sens de cette Parole : « Fiat, soit fait » en mettant le gage de l'Alliance de Dieu avec les Anges et les Hommes au pouvoir de la Langue et dans la science de la Voix, pour publier les merveilles de la Sagesse divine, afin que nous soyons tous véritablement des Dieux et les Enfants du Très Haut, engendrés de la Parole de Dieu par l'Intelligence de son Verbe.

 Voilà pourquoi le Père sauvegarde notre libre arbitre, malgré ses limites et en dépit de ses errements, parce que l'accession à la liberté totale qu'Il veut nous communiquer et qui constitue Sa vie propre, ne peut être que spontanée; si elle était forcée, il est évident qu'elle ne pourrait plus conduire à la Liberté mais à un esclavage quelconque.

 Aussi, le Ciel laisse-t-il toute latitude à l'homme de s'engager, s'il le désire, dans les sentiers de l'erreur et du vice, où cependant il rencontrera des épines et des souffrances dont le rôle sera de l'avertir, à tout moment, qu'il fait fausse route.   Un jour ou l'autre, comme l'Enfant prodigue de l'Évangile, les douleurs le feront réfléchir et reprendre le chemin de la maison du Père.

 Quoiqu'il ne dure pas même un instant au regard de l'Absolu, ce chemin paraît long pour nous : c'est que la conquête de la Vérité et de la Liberté ne peut être que progressive; notre libre arbitre hésite, louvoie et parfois recule.   La vérité totale éblouirait « par son trop grand éclat la faiblesse de notre vue et nos yeux ne peuvent pas, au sortir des ténèbres d'une nuit, supporter d'abord une si grande clarté, sans s'y être accoutumés peu à peu et s'être insensiblement fortifiés par une plus douce Lumière » (P.  Sabbathier).   Cette accession à la Lumière a lieu avec le concours de la grâce.

 « La grâce, dit le même auteur, n'est refusée à personne, quoiqu'elle ne soit due à pas un » parce qu'elle est un don gratuit.   C'est librement que le Père crée; c'est librement qu'Il se donne.   Il n'y est  pas forcé, comme le voudraient cer-taines théories dont l'orgueil est la base.   Rien n'est dû à la créature qui reçoit tout gratuite-ment de la bonté divine.

 La vie de l'Absolu est liberté; or s'Il était forcé de la communiquer aux créatures, elle ne serait plus la Liberté.   Et comment pour-rait-Il la leur octroyer, s'Il en était privé Lui-même.   Il est donc de l'essence même de la Liberté qu'elle ne peut être donnée que librement et avec le consentement de ceux qui la reçoivent.   Voilà pourquoi la collaboration des créatures à l'oeuvre de leur salut est indispensable, car ce salut est lui-même un affranchis-sement et qu'un pareil résultat ne peut être imposé du dehors, mais réalisé du dedans.
 
 

 L'Essor vers l'Unité
 
 

 Voici ce que dit, dans sa péroraison, le P.  Sabbathier : 
« Maintenant, après que vous aurez considéré toutes les choses de l'Univers....  sous la favorable conduite de Jésus-Christ crucifié, retournez sur vos pas et, remontant jusques aux plus hautes, remarquez-y partout Jésus-Christ que toutes ces choses nous font connaître en tant de manières.   Admirez de voir que Celui qui vous a découvert toutes choses Se rencontre partout Lui-même et soit réciproquement découvert par toutes choses.   D'où il faut conclure qu'autant il y a de choses dans l'Univers, ce sont autant d'Oratoires propres à la contemplation et autant de Laboratoires d'une très haute sagesse où l'on peut étudier en priant et prier en étudiant. »

 Pour percevoir cette Présence universelle du Verbe, pour arriver à sentir Son Unité mystérieuse, nous devons tendre sans cesse à nous unifier en Lui.

 Ce qui nous empêche de Le voir, de prendre conscience de Sa vie en nous, c'est le fait d'être tiraillés entre quantité de désirs contraires, de convoitises de toutes sortes, de volontés particulières de nos divers organes et enveloppes visibles ou invisibles.   Nous sommes « un royaume divisé contre lui-même » et dans lequel il s'agit de faire triompher et asseoir l'autorité légitime, pour qu'y puisse régner la Paix.   Par la lutte persévérante contre nos instincts inférieurs, par l'exercice des divers modes de la charité, par notre obéissance constante aux lois du Ciel, nos désirs opposés finissent par se fondre dans le désir unique de Dieu.   Notre volonté personnelle cède peu à peu la place à la Sienne, jusqu'à ce qu'elle s'anéantisse en Elle par la régénération définitive.

 De là l'importance de l'acte qui met en exercice le libre arbitre et le développe.   L'acte bon est ce qui réclame de nous la plus grande dépense d'énergie et qui contribue le plus à nous affranchir de notre égoïsme et à opérer cette métamorphose de la volonté en laquelle consistent la béatitude et le salut.   « Le Principe de la Béatitude, selon le P.  Sabbathier, est la faculté vitale; l'objet est Dieu et le moyen est l'Acte...  L'Essence de la Béatitude ne paraît pas complète dans la seule vision de Dieu.   L'entendement et la volonté sont capables de la béatitude essentielle. »

 C'est que l'Acte, l'effort secourable, le geste de bonté et de pitié nous greffe, pour ainsi dire, sur le Cep éternel, sur l'Amour qui est Jésus-Christ.   Il nous introduit par là dans la Vie et nous rapproche de l'Unité; l'Amour unifie les êtres et les objets les plus dissemblables; leurs divergences ne sont qu'à la surface, leur essence intime est une.

 Au point de vue physique, la science n'établit-elle pas aujourd'hui que les corps et les métaux dits simples et qui paraissent irréductibles, sont eux-mêmes formés d'ions électriques en vibration ?   Malgré leur diversité apparente, les choses physiques ne sont donc que les formes différentes de cette substance une, éther ou électricité, qui est le manteau dont l'Esprit revêt ses créations.

 Dans les plans psychique, intellectuel et spirituel, nous retrouvons la même Unité fondamentale.   La division n'existe que dans la forme.   C'est pourquoi l'homme qui arrive à se dépouiller du moi et à aimer véritablement son prochain, parvient à sentir cette Unité qui est au fond de tout.

 Dans les premières phases de son évolution, par suite de son attachement aveugle à lui-même, l'être se croit en concurrence et en inimitié avec les autres êtres de l'Univers; son premier geste est celui de la méfiance, comme son attitude sera celle de la lutte et de la guerre ou, tout au moins, de la défense, de la crainte et de la fuite.   Son bonheur lui semblera exclusif de celui de ses voisins dont il convoitera les biens, souffrant de leur félicité et se réjouissant de leurs maux, ce qui est le comble de la cécité morale.

 Dans l'espèce humaine il en sera longtemps ainsi, jusqu'à ce que, par l'action de la Lumière en nous et au contact des traverses et des souffrances, les premiers germes de la compassion naissent dans notre coeur auparavant insensible et en entreprennent la transformation.   Peu à peu, nous nous associons davantage aux épreuves des autres; le fossé factice qui semblait creusé entre eux et nous se comble progressivement et la solidarité profonde qui nous unit commence à nous apparaître.

 Bientôt nous sentirons le besoin de les aider : la joie que nous en éprouverons nous encouragera à en faire davantage et nous nous acheminerons ainsi vers l'amour vrai.

 Oh !   la première ivresse de cet amour, pour l'âme tenue jusque là dans la sécheresse de l'égoïsme !   Comme une brise venue du large dilate la poitrine qu'un air empesté avait trop longtemps minée, notre coeur se trouve exalté et joyeusement surpris au contact de cette atmosphère nouvelle pour lui.   Il mesure alors la profondeur de la nuit d'où il sort, la laideur de son isolement et de ses convoitises, l'injustice de son orgueil.   L'humilité qu'il en conçoit attire un nouvel influx de la grâce et, à mesure qu'il s'abaisse dans le sentiment de son néant, une plus grande lumière l'inonde.

 Loin de lui, comme un cauchemar, tous ces sentiments inavoués qui le faisaient souffrir, ces haines, ces antipathies, la basse envie, les mille cupidités humiliantes !   Maintenant, le bonheur de ses frères est le sien propre et son seul soin est de le leur procurer.   O joie dont tous les trésors de la science ne sauraient donner une idée !  

 Ainsi le coeur fidèle pénètre progressi-vement dans l'unité réelle du monde, celle qui par delà les divergences de forme, est constituée par l'Essence, par la présence de la Lumière au fond de toutes choses.   Il ne voit plus dans les créatures leurs laideurs apparentes et transitoires, mais leur beauté propre, celle qu'elles doivent revêtir, un jour, lorsque l'action du Rédempteur aura été achevée en elles.   Il n'a plus qu'une préoccupation : contribuer à cette action, collaborer à cette oeuvre de salut et plus il s'y adonne, plus il brûle de s'y consacrer et plus il participe de la Vie unitive du Verbe.

 A mesure que grandit en lui cet amour, le souci de sa propre personne diminue; ses souffrances, ses privations, ses humiliations ne lui importent plus guère.   Il se considère comme un rien.   C'est l'inverse de l'égoïste qui place son moi au-dessus de tout et, par là, se sépare du reste du monde et s'isole orgueilleusement.   L'homme humble, au contraire, en s'abaissant, en se vidant de soi, s'unit aux autres êtres et au Principe créateur et participe de la Vie surna-turelle en Jésus-Christ.

 Comme conséquence de ce qui précède, et c'est là, sans doute, la pensée maîtresse du P.  Sabbathier, on peut affirmer que tout acte qui creuse le fossé entre nos frères et nous, toute cupidité par laquelle nous cherchons à nous enrichir à leur détriment, tout geste enfin dont le mobile ne soit pas l'amour, tend à nous rejeter sur notre néant et à nous éloigner de l'Unité, cause et objet de la vraie béatitude.

 Par contre, toute oeuvre altruiste et charitable a pour effet de nous rapprocher de cette Unité et de nous acheminer vers la régénération.

 Voilà pourquoi Notre-Seigneur a fait de l'amour des uns pour les autres l'unique commandement, celui qui renferme tous les autres.

 Emile Catzeflis
 Alexandrie (Egypte)   -  Édité par : A.L. Legrand en 1925