3ème partie

 Si l'humilité est la racine de l'arbre mystique qui, le fixant dans la terre spirituelle, empêche tout le système végétatif de céder aux aquilons de l'orgueil, si la charité est le tronc de cet arbre et sa frondaison magnifique sous laquelle s'abriteront les voyageurs épuisés, les blessés et les découragés de  la vie, par contre, la prière est le fruit délicieux qui contient, dans sa pulpe succulente, les essences précieuses du Royaume éternel et les distribue en une nourriture régénératrice.

 Le rôle principal de l'homme d'oraison est, en effet, d'être l'intermédiaire entre le Ciel et la terre, le canal qui reçoit les grâces d'En Haut et les passe au reste du monde.

 L'apôtre éprouve plus que quiconque le besoin de prier; il constate à tout instant sa faiblesse et la nécessité du secours providentiel pour toucher les âmes.   C'est qu'il est beaucoup plus difficile de transformer un coeur embourbé dans l'illusion matérielle que de guérir un malade.   Celui qui prend pour tâche de montrer aux hommes le chemin du Ciel doit constamment demander la lumière pour eux.   Sans se lasser, il doit tendre ses mains en haut et ouvrir son coeur, pour que la paix et la clarté descendent sur ses frères.   Ceux-ci le suivent en esprit et s'attendent à recevoir de l'aide et du réconfort par lui; il est donc dans l'impérieuse obligation de répondre à leur appel tacite, de ne pas les décevoir.

 Et la prière qu'il fera, sans le leur dire, en faveur de ceux qu'il veut amener à la Lumière sera plus efficace pour les disposer à La recevoir que s'il cherchait à les convaincre par des raisonnements.   En discutant avec eux, la plupart du temps, il se heurte-rait à l'orgueil et aux préjugés qui les empêcheraient de l'écouter, tandis que, par l'oraison, il atteindra directement leurs esprits, en les faisant comparaître devant l'Esprit du Christ omniprésent.

 Tout est vivant en effet, car « rien de ce qui a été fait n'a été fait sans le Verbe », nous dit le Disciple bien-aimé; tout, dans l'invisible, est donc constitué d'organes capables d'entendre et de comprendre; la maladie.   Les choses soi-disant inanimées, une altercation, une vieille haine, des préjugés enra-cinés, des états d'âme, ce sont tous des êtres vivants et qui peuvent être objet de demande.   En priant pour tel patient, on peut améliorer l'esprit collectif de sa maladie : elle pourra s'adoucir et, désormais, faire moins souffrir ses victimes.

 Dès l'instant que nous abandonnons l'idée, au fond matérialiste quoique extérieurement habillée d'idéalisme, d'un univers constitué de plans s'étageant les uns au-dessus des autres et dans lequel Dieu ne serait pas un être vivant, mais serait seulement le plus élevé de ces plans, le plan nirvanique, si vous voulez l'appeler ainsi; dès que, humiliant notre raison orgueilleuse et à courte vue, nous croyons, au contraire, en un Père présent et agissant partout, éter-nel et parfait, libre d'une liberté que rien n'arrête; dès cet instant, dis-je, la prière s'impose à nos consciences.

 Aussi tous les peuples de l'univers prient et même toutes les choses de la Nature, parce que toutes désirent et que le désir est une demande et parce que toutes ont, au moins, l'intuition de la divine Présence.   Le Père connaît certes tous nos besoins et nous n'aurions pas à les Lui exprimer, si la prière n'était la manifestation de notre faim et de notre soif mystique, manifestation indispensable pour rece-voir le pain spirituel et l'eau de la Fontaine de vie, car les dons de Dieu ne doivent pas nous être imposés, mais être reçus librement par nous, à la suite de notre appel, en réponse à notre désir.

 Ainsi la prière est indispensable à tous.   Celui qui se consacre à l'apostolat, notamment, doit demander beaucoup, car il a beaucoup à donner.

 En vérité, l'apôtre se nourrit de la prière qui le met en contact avec le Royaume d'où descend tout don excellent, comme nous avons vu, aussi, qu'il fonde son ministère sur l'humilité, sans quoi il risque de devenir, à tout instant, usurpateur de forces et de grâces qui n'appartiennent qu'à Dieu seul; enfin, il exerce une inlassable charité; seule, elle peut donner à sa parole cette force vivifiante qui entraîne les âmes et arrache à leur sommeil les volontés assoupies.

 Si nous voulons vivre de la vie réelle, les trois pratiques susnommées nous seront, aussi, indispensables à nous-mêmes, bien que nous ne soyons pas des apôtres.   Et, d'ailleurs, nul ne peut s'empêcher d'être un peu apôtre, car on exerce toujours, qu'on le veuille ou non, une certaine influence en bien ou en mal dans le milieu où l'on vit.   Bien des créatures, visibles et invisibles, nous voient agir et essaient de nous imiter.   Nous sommes donc responsables de l'exemple que nous leur donnons.

 Croyez-vous que le vrai missionnaire soit seulement celui qui va, au loin, évangéliser les nations ayant une foi différente de la sienne ?   Nous ne le pensons pas.   Très peu de bon travail, au point de vue proprement apostolique, peut être fait de cette manière, car les peuples en question doivent conserver leur credo pour longtemps encore; ils ne sont pas mûrs pour le sacrifice chrétien.

 Un vieil ami, ancien capitaine de frégate, maintenant parti pour l'Au delà et qui avait beaucoup voyagé en pays lointains, nous contait toujours les maigres résultats réels obtenus par les missions de Chine et d'ailleurs, et cela en dépit des chiffres appa-rents des conversions qu'on peut lire dans certaines statistiques.   Nous avons nous-même, d'autre part, longtemps habité dans des contrées musulmanes où il y a également des missions et nous savons qu'il en est ainsi.

 Nous le répétons toutefois, nous nous pla-çons ici, uniquement, au point de vue apostolique de la christianisation des peuples, ce qui ne nous em-pêche pas de rendre hommage à l'esprit d'abnégation des missionnaires eux-mêmes et de reconnaître leur action bienfaisante pour introduire la civilisation et la science de l'Occident dans les pays qui les ignorent.

 Pour ce qui concerne l'apostolat proprement dit, nous croyons néanmoins, malgré les apparences, que c'est en Europe et dans les pays chrétiens qu'il faut d'abord l'exercer.   Avant de songer à mettre de l'ordre chez les voisins, il faut, n'est-ce pas, commen-cer par l'établir chez soi.   Quand nous serons des chrétiens véritables et non pas seulement d'étiquette, nous rayonnerons sur le reste du monde.   Or, y en a-t-il beaucoup parmi nous qui observent réellement les préceptes du Christ ?   C'est qu'il ne s'agit pas de se dire Son disciple et d'employer ensuite, à l'égard des autres, toutes les formes de la violence.

 Un Chinois de marque disait au vieil ami dont je parlais tout à l'heure : « Comment voulez-vous que nous vous aimions, vous autres Européens ?   Nous ne voyons de vous, par ici, que trois espèces d'hommes : le soldat armé qui vient pour nous tirer dessus; le commerçant ou le colon qui veulent nous enlever notre argent ou nos terres, et, enfin, le savant ou le dandy qui condamnent nos moeurs et veulent nous faire changer nos us et coutumes. »

 Il faut avouer que ce n'est pas là la bonne manière d'acheminer les peuples qui L'ignorent, vers le Christ qui a dit, au contraire : « Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tourne-lui encore l'autre »; « Ne vous amassez pas sur la terre des trésors que les vers rongent et que les voleurs dérobent », et, enfin : « Ne jugez pas, vous ne serez pas jugés. »

 C'est plutôt une franche application de ces divines maximes qu'il faudrait, dénuée de toute hypocrisie, exempte du moindre compromis.

 Il y a deux mille ans, le monde soi-disant civilisé était à peu près semblable à ce que nous en voyons, de nos jours : les puissants et les riches oppri-maient et exploitaient les faibles et les pauvres, et l'emploi de la ruse et des armes réglait les rapports des nations voisines.   Et la terre roulait ainsi vers l'esclavage de plus en plus profond des sens et de la force bru-tale, lorsqu'une Voix auguste se fit entendre, du fond de la Palestine : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés.   Bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et vous calom-nient et priez pour ceux qui vous persécutent.   Il n y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. » Douze modestes pêcheurs et gens de pauvre condition, qui eussent semblé des fantômes auprès de la  pompe et de la grandeur des Césars, ont pris à tâche de faire triompher cette Voix divine dans l'univers et, moins de trois siècles après, l'orgueilleuse Rome capitulait devant Sa toute puissante douceur.

 Ces premiers apôtres ont eu des successeurs, les uns patents et officiels, les autres secrets et effacés aux yeux du monde.   Il en était ainsi dès le temps du Christ.   Je n'en veux donner d'autre preuve que le récit évangélique lui-même, car saint Marc et saint Luc relatent l'histoire d'un homme qui chassait les démons au nom du Christ mais qui ne suivait pas le reste des apôtres et dont, malgré cela, le Maître a approuvé le travail, confirmant ainsi l'authenticité et le caractère spécial de sa mission.

 Dieu est tout-puissant et libre; Il peut donc mener les hommes par les sentiers qu'il Lui plaît.   Comme Sa bonté est sans mesure, Il offre à chaque catégorie d'êtres la route qui leur convient.   Or, il y a des chercheurs qui ne veulent pas appartenir aux églises officielles et qui désirent rester indépendants.   Le Ciel les conduit par d'autres chemins.

 Et puisque c'est sous les auspices des Amitiés Spirituelles que nous publions le présent écrit, nous croyons que le groupement en question est un de ces chemins offert à ceux qui ne veulent dépendre que du Christ seul et qui sont convaincus, selon Sa parole, que l'homme peut s'unir à Dieu directement : il lui suffit pour cela d'aimer le prochain comme soi-même et de prier le Père dans le secret et le Père « qui entend dans le secret » l'écoutera.

 Nous en avons pour garantie les paroles mêmes du Sauveur : « Celui qui a mes commandements et qui les garde, dit-Il, c'est celui qui m'aime et celui qui m'aime sera aimé de mon Père, je l'aime-rai aussi et  je me ferai connaître à lui. » (Jean, XIV 21.) Et ailleurs : « Le royaume de Dieu ne viendra pas avec un éclat qui le fasse remarquer; et, on ne dira point : il est ici, ou il est là, car, dès à présent, le royaume de Dieu est au dedans de vous. » (Luc, XVII,20, 21)

 Oui, ce Royaume est intérieur et, comme Son essence est Amour, il suffit d'aimer de tout son coeur pour le trouver; Il est partout présent et la vraie distance qui nous sépare de Lui n'est guère une dis-tance physique ou fluidique ou même mentale.   Toutes ces distances, le Seigneur pourrait les franchir et nous rejoindre en un instant.   Notre réel éloignement de Lui est d'ordre moral et spirituel et cette distance-là Il ne peut la franchir, sans détruire notre liberté qu'Il veut, au contraire, sauvegarder, étant la condition de notre béatitude.   L'accession à cette liberté intérieure dépend de nos efforts et, par là même, ne peut être que progressive.   Nous avons cependant le moyen d'en hâter l'avènement par notre bon vouloir et notre ferveur.

 Autrement dit, pour voir Dieu, pour entrer, dès ici-bas, dans le Ciel, il faut devenir des saints.   La plénitude des pouvoirs et le summum de la connais-sance et de la joie sont assurés à celui gui arrive à aimer Dieu de tout son coeur et à aimer le prochain comme soi-même.   Il réalise alors cette vérité, pourtant si simple et que renferme le catéchisme des petits enfants, savoir que Dieu est présent partout.   Il est donc là, dans notre coeur; rendons seulement ce coeur transparent et pénétrable aux rayons de Sa grande Lumière.

 Je dirai, pour qu'il n'y ait aucun malentendu : Il ne faut pas croire que les membres des Amitiés Spirituelles s'imaginent réaliser l'idéal décrit dans cette étude ou le représenter dans le monde.   Nous avons dit que ce groupement est seulement un sentier pour y conduire, entre plusieurs autres, l'essentiel est donc de suivre un de ces sentiers et jusqu'au bout.

 Pour procéder à la construction d'un édifice, on établit un échafaudage provisoire qui aide à élever les murs et qu'on retire ensuite, une fois la bâtisse achevée.   De même, dans l'édification de la Cité mystique de nos âmes, que le Christ opère, les diverses religions formalistes, les rites et les initiations humaines par lesquelles nous passons d'abord, sont l'échafaudage pour construire le vrai temple  qui est celui de l'adoration en esprit et en vérité.   Une fois ce dernier construit, l'échafaudage n'est plus nécessaire.

 Le Christ est la clef de voûte et la pierre de l'angle de ce temple magnifique; Il en est même la substance, le principe et le but, car, en vérité, Il est le sacrificateur et le Dieu auquel le sacrifice est offert.   Il est le Prêtre, la Victime et l'Autel.

 Tournons donc nos regards vers Lui, don-nons-Lui tout l'élan de nos coeurs.   Il est là, au fond de nos âmes et Il attend.   Dès que nous nous seront donnés à Lui, un soleil se lèvera en nous : nos doutes seront évanouis, nos angoisses dissipées et nos inquié-tudes transformées en « une paix qui dépasse tout sentiment » !