II

 La formation des saints est le but de la Création

 Dans la première partie de notre étude, nous avons constaté les faits. Nous avons vu, au cours de l'histoire et même, dans la société de nos contemporains, des hommes et des femmes se détacher des sentiers battus, se déprendre des illusions de la richesse, de la science, de la gloire personnelle et tourner leurs regards vers un idéal d'amour, de dévouement, de dépouillement de soi encore inacces-
sible à la foule. Ce sont les saints ou les aspirants à la sainteté, ceux pour qui toutes les splendeurs naturelles sont devenues vaines, qui ont soif de l'Absolu et qui n'ont plus de cesse désormais qu'ils ne L'aient rejoint. 

 Ces êtres sont-ils des exceptions, des cas isolés dont il n'y a pas lieu de tenir grand compte; ou bien sont-ils des héros d'avant-garde qui frayent la route aux autres, des bergers qui inspectent les chemins par lesquels le gros du troupeau devra passer un jour ? Quelle conscience sincère n'opterait pas pour le second terme de l'alternative ? 

 Cette intuition se confirme si l'on réfléchit que la sainteté, l'union avec Dieu est le seul but digne du Créateur, le seul qu'Il ait pu Se proposer en nous donnant l'existence, ainsi que nous l'avons dit plus haut. 

 A moins de prétendre, en effet, que Dieu ne S'est proposé aucune fin en créant le Monde, ce qui reviendrait à Lui refuser toute intelligence, donc à nier Son existence même, il faut bien admettre que toute destination transitoire que l'on assignerait à l'Univers serait indigne du Créateur. Il ne peut Se proposer qu'une fin absolue. 

 Or, le Monde tel qu'il nous apparaît, muable et imparfait, ne peut pas contenir en lui même sa propre destination. 

 On est ainsi conduit devant une énigme indéchiffrable, à moins d'admettre, avec la thèse chrétienne, que la Nature, qui ne peut avoir sa fin en elle-même, puisqu'elle est relative et imparfaite, a toutefois une destination éternelle et digne du Créateur, en tant qu'école où les créatures réalisent une pareille destination. 

 Cette conclusion projette une telle lumière sur le Mystère, que l'on chercherait en vain une autre explication cohérente. Quoique le vrai secret de la Création nous demeure à jamais inconnu, nous pouvons donc dire, ne serait-ce qu'à titre provisoire, que le but de l'existence du Monde, c'est de former des saints, des êtres tout d'amour, participant, par là, de la vie même de Dieu qui est liberté, béatitude incommensurable. A leur tour, ces êtres ainsi régénérés entraînent dans leur orbite les autres créatures inférieures à l'homme, en leur procurant la plénitude de vie compatible avec leur état subalterne et en les incorporant dans les corps de gloire des hommes réintégrés.  C'est ainsi que s'accomplit la rédemp-tion de la Nature entière, selon l'affirmation si nette de saint Paul, lorsqu'il dit, dans sa lettre aux Romains (chap.  VIII, versets 19 à 22) : 

 « Les créatures attendent avec grand désir la manifestation des enfants de Dieu; parce qu'elles sont assujetties à la vanité et elles ne le sont pas volontairement, mais à cause de celui qui les y a assujetties; avec espérance d'être délivrées aussi elles-mêmes de cet asservissement à la corruption, pour participer à la glorieuse liberté des enfants de Dieu. Car nous savons que jusqu'à maintenant, toutes les créatures soupirent et sont comme dans le travail de l'enfantement. » 

 En effet, mettons de côté les théories matérialistes; le présent écrit ne s'adresse pas à leurs partisans, bien que nous ne condamnions pas ces derniers : nous respectons toutes les convictions sincères.   Il nous semble que les systèmes spiritualistes, ou qui se prétendent tels, peuvent tous se ramener à deux conceptions fondamen-tales. 

 Selon la première, qui comprend divers systèmes philosophiques, les théories boud-dhiques, pseudo-théosophiques, etc.  , le Monde serait une unité qui a deux faces : la face matière que nous voyons et percevons et la face Esprit inaccessible à la conscience ordinaire de veille.   Le Tout serait dominé par une Loi unique qui ne comporte pas d'exception.   L'Absolu est trop impersonnel et trop grand, affirment les partisans de ces systèmes, pour qu'on puisse Lui attribuer les facultés et les sentiments humains tels que la volonté, l'amour, la conception et la poursuite d'un plan déterminé.   etc.  Ce serait, disent-ils, tomber dans l'erreur de l'anthropomorphisme.   D'où il suit que l'Absolu, un principe abstrait et non un être vivant, ne S'occupe pas de l'homme ni d'aucune créature : ces êtres sont régis, comme tout ce qui existe, par le Destin, une loi de justice invariable, inexorable __ la loi kar-mique éternelle __ qui gouverne Dieu lui-même. 

 On voit que ces théories se ramènent à un déterminisme idéaliste où la Liberté n'a pas de place, du moins la liberté absolue. Par crainte de verser dans l'anthropomorphisme, elles enlèvent à Dieu les plus belles qualités morales : la personnalité, la liberté, la vie et l'amour et font de Lui un corps sans tête ni coeur. 

 Il nous semble, au contraire, que l'anthropomorphisme n'est une erreur que lorsque l'on prête à l'Etre suprême les vices et les défauts humains, c'est-à-dire des attributs négatifs : la haine, la jalousie, la partialité, la colère, etc.... Quant aux qualités positives, l'homme ne les possède que comme de faibles reflets de celles de Dieu, car il est créé à Son image et à Sa ressemblance.

 Si dans le monde, l'on rencontre de la bonté, de l'intelligence, de la générosité, c'est que ces vertus existent, à un degré suprême, dans l'Etre des êtres. Autrement, où le monde les aurait-il puisées ? 

 L'homme est un microcosme; il est par-tie d'un Tout; il ne peut donc posséder ce dont le Tout serait dépourvu. 

 Il en est de même de la personnalité : celle-ci s'affirme plus nette à mesure que l'on remonte l'échelle des êtres : la plante a une pe-sonnalité plus accusée que le minéral qui peut, lui, presque sans dommage, être sectionné, en plusieurs fractions, tandis que la plante mourrait d'une telle division. Par contre, elle est moins personnelle que l'animal, et ce dernier l'est moins que l'homme.  
La personnalité est donc un signe de supériorité; pourquoi disparaîtrait-elle en Dieu, l'être suprême ?  Si, en l'homme, elle entraîne l'idée de limitation, c'est parce qu'il est, lui-même, limité; il n'est qu'un reflet de la personnalité divine infinie qui est la Personnalité par excellence, le Moi unique et supérieur. 

 Cette seconde conception de l'Univers est celle du christianisme et des autres grandes religions révélées qui enseignent que Dieu est vivant : Il est l'être des êtres, éternel, absolu-ment libre et tout-puissant. C'est de Son propre gré, par pur amour et pour une fin digne de Lui, qu'Il a créé le Monde. 

 Ce dernier est donc bien l'oeuvre de mains et doit être adapté au but pour lequel reçu l'existence.   Que nous voilà loin de l'idée d'une Nature coéternelle avec Dieu, parfois rebelle à Son action et comme ennemie de Son Esprit ! Non, elle réalise, au contraire, parfaitement, le dessein que le Seigneur a eu en la créant. 

 Ce dessein, nous l'avons dit, est de for-mer des êtres qui participent immédiatement ou médiatement à la vie divine. La Nature est faite pour le perfectionnement des âmes; elle est constituée, elle-même, d'êtres vivants qui évoluent et progressent, à leur tour, et les uns par les autres, selon le texte de saint Paul que nous avons cité plus haut. 

 Une fois cela admis, tout s'explique lumineusement. Avec sa construction si com-plexe, les situations infiniment variées dans les-quelles il place les êtres qui vivent dans son sein, avec l'imprévu de ses mille combinaisons, le Monde est l'école la plus admirable, la plus complète, la plus adaptée au but qui se puisse concevoir, dès qu'on convient que ce but est que les êtres apprennent la bonté les uns à l'égard des autres, et se dépouillent de l'illusion du moi. 

 Ceux qui trouvent que l'Univers est mal fait, parce qu'il ne correspond pas à leur propre conception, se placent au point de vue de l'égoïsme humain, qui n'est qu'une courte vue. Pour eux, l'idéal serait peut-être que, sans tra-vailler, chacun eût à satisfaire ses désirs et même ses passions, qu'on ne fût pas astreint à la lutte pour la vie, à la maladie, à la guerre, à la mort, etc....  Imaginez un pareil ordre de choses, et vous vous apercevrez bientôt qu'il correspon-drait à l'existence la plus monotone et la plus plate, si plate qu'on devrait se donner la mort pour y échapper. 

 Supposez une carrière prolongée seule-ment de deux ou trois cents ans, dans le même milieu, avec les mêmes habitudes, les mêmes personnages, et vous verrez comme ce serait à ne pas souhaiter. 

 Non, la mort qui arrive à son heure est une bénédiction: une fois le travail fait dans un certain sens, il est bon de changer d'atmosphère, d'occupation, de plan de vie, de même qu'il est bon que le sommeil de la nuit interrompe la besogne du jour. 

 L'ordre des choses existant est bien le meilleur pour tous : la nécessité de gagner son pain libère l'être de sa paresse native; les épreuves, les humiliations l'affranchissent de l'orgueil; les heurts, les difficultés aiguisent son intelligence et trempent son caractère. Ce sont des pas vers la liberté. 

 D'autre part, le mélange de pauvres et de riches, de malades et de bien portants, de forts et de faibles offre les meilleures opportuni-tés pour que chaque catégorie exerce les vertus qui lui correspondent.   S'il n'y avait pas d'occasions de souffrir, de compatir, d'aider, de se dévouer, comment acquerrait-on la patience, la pitié, la générosité, et le zèle ?  Comment avancerait-on vers le but ? 

 Pourquoi s'isoler dans une tour d'ivoire et, là, à force d'imagination, essayer de se forger son propre système du monde ?  Ces constructions artificielles, si savantes et vastes qu'elles soient, ne satisfont jamais pleinement l'intelligence et le coeur; elles pèchent toujours par quelque côté et laissent dans l'ombre, sans réponse, tant de points d'interrogation douloureux. 

 Si l'on a soif de connaître, et cette soif est légitime et noble, n'est-ce pas plus simple et plus logique de suivre la route des devanciers, de ceux qui ont déclaré être parvenus à la posses-sion de la vérité et l'ont prouvé par leur vie, tout en montrant la route pour y conduire, je veux dire les saints ? 

 Tandis qu'aucun philosophe n'a osé soutenir avoir vu la Réalité vivante de ses constructions ou de ses concepts, les vrais mystiques, eux, ont vu la Réalité qui les a nourris, fortifiés, transfigurés, et qui les a remplis d'une béatitude et d'une joie que ne connaîtront jamais les amants de la spéculation métaphy-
sique. 

 Ils ont vu, et ils nous l'ont dit. Pourquoi suspecter leur bonne foi, puisque, pour la prou-ver, ils ont sacrifié leurs goûts, leurs plaisirs, leur amour propre et jusqu'à leur propre vie ? Comment douter de la réalité de leur vision, puisque, par ailleurs, ils sont pleins de pondération, de bon sens, enrichis des qualités les plus solides de l'intelligence, du caractère et du coeur ? 

 Ils ont donc indéniablement touché le but; ils ont appréhendé le divin, et le Mystère s'est dévoilé à leurs yeux béatifiés. Comme, d'autre part, ce sont des êtres comme nous, sortis de tous les milieux sociaux, appliqués aux mêmes travaux et vivant de la même vie que nous, on peut en inférer que nous devrons tous, quelque jour, avec le concours de notre bonne volonté, atteindre le résultat où ils sont parvenus. 

 Ce résultat, le plus sublime que l'on puisse rêver, qui dépasse même, en sa sublimité, tout ce que l'imagination la plus audacieuse ose-rait convoiter, puisqu'il s'agit de l'entrée de la créature dans l'Infini, de sa participation à l'Omniscience et à l'Omnipotence divines, ce résultat, disons-nous, est donc bien la destinée ultime des êtres. Il est le seul qui soit digne d'être entré dans le plan que S'est proposé le Créateur, car, en agissant, Il ne pouvait, Lui, agent éternel et absolu, avoir en vue un but provisoire et relatif. 

 Et voyez comme l'existence des Saints éclaire toutes les avenues de la philosophie et résout, pour l'homme de bonne volonté, les problèmes épineux que des centaines de gros in-folios ont laissés en suspens : l'existence de Dieu, le libre arbitre, etc. ! 

 S'il n'y avait, dans le monde, que des animaux se dévorant les uns les autres, et des hommes qui les imitent presque en s'entredéchirant à force de guerres, de ruses et de violences, je comprendrais que l'on fût porté au pessi-misme, à la négation de la liberté ou de quoi que ce soit qui dépasse la matière aveugle. 

 Mais, heureusement, il y a les saints. Il y a des êtres qui, à force d'énergie, ont triomphé des instincts les plus profonds, les plus tenaces de la nature; quelle preuve plus grande du libre arbitre ?   En marchant ne prouve-t-on pas la possibilité du mouvement musculaire, beaucoup mieux que par les gros traités ? 

 Il y a des hommes qui, par leur vie, par leur dévouement aux pauvres, aux malades, aux déshérités, nonobstant tous les obstacles, et au prix de tous les sacrifices, des veilles et des privations effroyables, ont fait descendre sur cette terre d'égoïsme, « au milieu des cupidités en bataille », des rayons de la vraie Bonté, de la générosité désintéressée. Ne sont-ils pas la preuve vivante que cette Bonté existe, qu'Elle est la source éternelle à laquelle ces hommes ont puisé ? 

 Au milieu des plus grandes souffrances physiques, des fatigues surhumaines et des contrariétés, ils se montraient souriants et calmes et manifestaient les signes de la joie la plus profonde.  
Ils communiquaient donc évidemment avec un Soleil de béatitude qui dépasse la Matière. 

 Ainsi, par sa vie, le vrai mystique, le grand saint résout, pour lui-même et pour les autres, les plus grands problèmes de la philosophie, que toute une existence de méditation spéculative n'arriverait pas à trancher. Sa personnalité est cette solution même, parce qu'elle manifeste la destinée ultime des autres hommes et de tout l'Univers, c'est-à-dire l'Union avec Dieu. 

 Cette destinée sublime des êtres, l'Incarnation du Verbe l'a confirmée d'une manière éclatante. La Perfection infinie a pris un corps et « s'est faite chair », afin de rendre possible aux créatures l'accès de cet Infini, afin d'ouvrir la voie qui y conduit. 

 Je n'entreprendrai pas de vous prouver ce mystère par de pauvres raisonnements humains; si les opérations de Dieu pouvaient être saisies par notre raison, elles ne seraient plus divines. Le caractère spécial du Surnaturel, c'est qu'il dépasse les cadres du relatif, du rationnel; son action bouleverse nos idées préconçues, quoiqu'elle s'impose à notre sens intime : le coeur la saisit et y adhère par ce mode d'activité qui lui est propre et qu'on appelle l'intuition. 

 Jésus est donc venu fonder l'Église intérieure, en appelant tous les hommes à la sainteté par l'accomplissement de la Volonté du Père, et c'est ce que nous allons examiner dans la troisième partie de cette étude.