Jean-Pierre de Caussade, s.j.
LAbandon à la Providence divine
( Le texte présenté ici provient d'une ancienne version compilée, qui était adressé sous forme de lettres par le Père de Caussade à une religieuse.
Cette version contient parfois des non-sens pour des lecteurs qui voudraient pratiquer cet abandon dans la vie active !
La meilleure édition, et la plus complète de ce traité, reste celle de 600 pages de 1870 par le Père H. Ramière, en 2 volumes. ) R.S.
TABLE DES MATIERES
Chapitre I - De quelle façon Dieu nous parle et comment nous devons lécouter.
Chapitre II - Manière dopérer dans létat dabandon et de passivité et avant que dy être arrivé.
Chapitre III - Les dispositions que demande létat dabandon et ses divers effets.
Chapitre IV - Continuation du même sujet de létat dabandon. Sa nécessité et ses merveilles.
Chapitre V - De létat de pure foi.
Chapitre VI - (suite du même sujet) De létat de pure foi.
Chapitre VII - Que lordre de Dieu fait toute notre sainteté et de la petitesse apparente de cet ordre pour certaines âmes que Dieu sanctifie sans éclat et sans effort industrieux.
Chapitre VIII - Quil faut se sacrifier à Dieu pour lamour du devoir : de la fidélité à le remplir et de la part qui est confiée à lâme dans louvrage de sa sanctification. Dieu fait tout le restes lui seul.
Chapitre IX - De lexcellence de la volonté de Dieu et du moment présent.
Chapitre X Tout le secret de la spiritualité consiste à aimer Dieu et à le servir sunissant à sa volonté pour tout ce qui arrive à faire et à souffrir.
Chapitre XI Dans le pur abandon à Dieu tout ce qui nous paraît obscurité est action de foi.
AVANT-PROPOS
Ce petit ouvrage ne contient autre chose que des lettres écrites par un ecclésiastique à une supérieure de communauté religieuse. On voit assez que lauteur était une belle âme, très intérieur et grand ami de Dieu : il découvre dans ses lettres, dont on a cru devoir supprimer quelque chose pour abréger, la vraie méthode, la plus courte et réellement lunique pour arriver à Dieu. Heureuse lâme qui embrassera avec courage les leçons quil y donne. Les pécheurs y trouveront de quoi racheter leurs péchés en satisfaisant aux actions passées de leur volonté propre pour ne plus sattacher quà celle de Dieu, et les justes verront quà peu de frais et sans se mettre en peine, pour ainsi dire, de leurs propres affaires, ils peuvent arriver en peu de temps à haut degré de perfection et à une éminente sainteté. Cest tout le but que lon se propose ici à la plus grande gloire de Dieu et à la sanctification du lecteur.
DE QUELLE FAÇON DIEU NOUS PARLE
ET COMMENT NOUS DEVONS L'ÉCOUTER
Dieu parle encore aujourdhui comme il parlait autrefois à nos pères, lorsquil ny avait ni directeur ni méthode. Le moment de lordre de Dieu faisait toute la spiritualité ; elle nétait pas réduite en art qui lexpliquât dune manière si sublime et si détaillée et qui en renfermât tant de préceptes, dinstructions et de maximes : nos besoins présents lexigent sans doute ; il nen était pas ainsi des premiers âges où lon avait plus de droiture et de simplicité. On y savait seulement que chaque moment amène un devoir quil faut remplir avec fidélité ; cen était assez pour les spirituels dalors : toute leur attention sy concentrait successivement ; semblable à laiguille qui marque les heures et qui répond à chaque minute à lespace quelle doit parcourir, leur esprit, mû sans cesse par limpulsion divine, se trouvait insensiblement tourné vers le nouvel objet qui soffrait à eux, selon Dieu, à chaque heure du jour.
Tels étaient les ressorts cachés de toute la conduite de Marie, la plus simple et la plus abandonnée des créatures. La réponse quelle fit à lange, quand elle se contenta de lui dire : « Fiat mihi secundum verbum tuum » (Lc I,38), rendait toute la théologie mystique de ses ancêtres. Tout sy réduisait comme à présent au plus pur et au plus simple abandon de lâme à la volonté de Dieu sous quelque forme quelle se présentât. Cette haute et belle disposition qui faisait tout le fond de lâme de Marie éclate admirablement dans cette parole toute simple : Fiat mihi. Remarquez quelle saccorde parfaitement avec celle que notre Seigneur veut que nous ayons sans cesse à la bouche et au cur : Fiat voluntas tua (Mt 6,10). Il est vrai que ce quon exigeait de Marie dans ce moment célèbre était bien glorieux pour elle ; mais tout létat de cette gloire neût point fait dimpression sur elle si la volonté de Dieu, seule capable de la toucher, ny eût arrêté ses regards. Cétait cette divine volonté qui la réglait en tout : que ses occupations fussent communes ou relevées, ce nétait à ses yeux que des ombres plus ou moins brillantes dans lesquelles elle trouvait également de quoi et glorifier Dieu et reconnaître les opérations du Tout-Puissant. Son esprit ravi de joie regardait tout ce quelle avait à faire ou à souffrir à chaque moment comme un don de la main de celui qui remplit de biens un cur qui ne se nourrit que de lui, et non de lespèce ni de lapparence créée.
La vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre et cette ombre nétait que ce que chaque moment présentait de devoirs, dattraits et de croix. Ce ne sont, en effet, que des ombres comme celles auxquelles nous donnons ce nom dans lordre de la nature et qui se répandent sur des objets sensibles comme un voile qui nous les cache ; celles-ci dans lordre moral et surnaturel, sous leurs obscures apparences, recèlent la vérité du divin vouloir qui seule y mérite notre attention. Ainsi Marie se trouvait-elle toujours disposée. Aussi ces nombres, sécoulant sur ses facultés, bien loin de lui faire illusion, remplissaient sa foi de celui qui est toujours le même. Retirez-vous, archange, vous êtes une ombre. Votre moment vole et vous disparaissez. Maire vous passe et va toujours en avant, vous êtes désormais loin delle ; mais lEsprit Saint, qui vient de la pénétrer sous le sensible de cette mission, ne labandonnera jamais.
Il y a peu de cet extraordinaire apparent dans la sainte Vierge, au moins ce nest pas que lÉcriture y fait remarquer. Sa vie est représentée très simple et commune à lextérieur : elle fait et souffre ce que font et souffrent les personnes de son état : elle va visiter sa cousine Élisabeth, les autres parents y vont aussi comme elle ; Marie va se faire inscrire à Bethléem, les autres y vont aussi ; elle se retire dans une étable, cest une suite de sa pauvreté ; elle retourne à Nazareth, la persécution dHérode len avait éloignée ; Jésus et Joseph y vivaient de leur travail avec elle, voilà le pain quotidien de la sainte Famille. Mais de quel pain se nourrit la foi de Marie et de Joseph, quel est le sacrement de leurs sacrés moments ? Quy découvrent-ils sous lapparence commune des événements qui les remplissent ? Ce quil y a de visible est semblable à ce qui arrive au reste des hommes, mais linvisible que la foi y découvre et démêle, ce nest rien de moins que Dieu opérant de très grandes choses. O Pain des anges, manne céleste, perle évangélique, sacrement du moment présent ! Tu donnes Dieu sous des apparences aussi viles que létable, la crèche, le foin, la paille. Mais à qui te donnes-tu ? Esurientes reples bonis (Lc 1,53). Dieu se révèle aux petits dans les plus petites choses et les grands, ne sattachant quà lécorce, ne le découvrent pas même dans les grandes.
Mais quel est le secret de trouver ce trésor, ce grain de moutarde, cette drachme ? Il ny en a point ; ce trésor est partout, il soffre à nous en tout temps, en tout lieu. Comme Dieu, toutes les créatures amies et ennemies le versent à pleines mains et le font couler par toutes les facultés de nos corps et de nos âmes jusquau centre de nos curs : ouvrons notre bouche et elle sera remplie. Laction divine inonde lunivers, elle pénètre toutes les créatures, elle les surnage ; partout où elles sont, elle y est ; elle les devance, elle les accompagne, elle les suit. Il ny a quà se laisser emporter par ses ondes. Plût à Dieu que les rois et leurs ministres, les princes de lÉglise et du monde, les prêtres, les soldats, les bourgeois, etc., en un mot tous les hommes connussent combien il leur serait facile darriver à une éminente sainteté. Il ne sagit pour eux que de remplir fidèlement les simples devoirs du christianisme et de leur état, dembrasser avec soumission les croix qui sy trouvent attachées et de se soumettre à lordre de la Providence pour tout ce qui se présente à faire et à souffrir incessamment sans quils le cherchent. Cest là cette spiritualité qui a sanctifié les Patriarches et les Prophètes avant quon y eût tant de maîtres. Cest là la spiritualité de tous les âges et de tous les états qui ne peuvent être assurément sanctifiés dune manière plus haute, plus extraordinaire et, en même temps, plus aisée que par le simple usage de ce que Dieu, unique directeur des âmes, leur donne à chaque moment de faire ou de souffrir, pour obéir aux lois de lÉglise ou à celles du prince. Si cela était, les prêtres ne seraient guère nécessaires que pour les sacrements ; on se passerait deux pour tout le reste que lon trouverait dans sa main à tous moments ; les âmes simples, qui ne se donnent point de relâche pour consulter sur les moyens daller à Dieu, seraient délivrées des pesants et dangereux fardeaux que ceux dentre eux qui se plaisent à les maîtriser leur imposent sans nécessité.
MANIÈRE DOPÉRER DANS LÉTAT DABANDON ET DE PASSIVITÉ
ET AVANT QUE DY ÊTRE ARRIVÉ
Il y a temps auquel lâme vit en Dieu et il y en a un auquel Dieu vit en lâme. Ce qui est propre à lun de ces temps est contraire à lautre. Lorsque Dieu vit en lâme, elle doit sabandonner totalement à sa providence ; lorsque lâme vit en Dieu, elle se pourvoit avec soin et très régulièrement de tous les moyens dont elle peut saviser pour la conduire à cette union. Toutes ses routes sont marquées, ses lectures, ses comptes, ses revues ; son guide est à ses côtés et, jusquaux heures de parler, tout est réglé. Quand Dieu vit dans lâme, elle na plus rien comme delle-même ; elle na que ce que lui donne au moment le principe qui lanime : point de provisions, plus de chemins tracés, cest comme un enfant quon mène où lon veut et qui na que le seul sentiment pour distinguer les choses quon lui présente. Plus de livres marqués pour cette âme ; assez souvent elle est privée de directeur arrêté, Dieu laisse sans autre appui que lui seul ; sa demeure est dans les ténèbres, loubli, labandon, la mort et le néant. Elle sent ses besoins et ses misères sans savoir par où ni quand elle sera secourue. Elle attend en paix et sans inquiétude quon vienne lassister, ses yeux ne regardent que le ciel. Dieu qui ne trouve point dans son épouse de plus pures dispositions que cette totale démission de tout ce quelle est pour nêtre que par grâce et par opération divine, lui fournit à propos les livres, les pensées, les vues delle-même, les avis, les conseils, les exemples des sages. Tout ce que les autres trouvent par leurs soins, cette âme le reçoit dans son abandon, et ce que les autres gardent avec précaution pour le retrouver quand il leur plaira, celle-ci le reçoit au moment du besoin et le laisse, nen admettant précisément que ce que Dieu veut bien en donner pour ne vivre que par lui. Les autres entreprennent pour la gloire de coin de la terre comme un reste de pot cassé dont on ne savise pas de chercher aucun service. Là, cette âme délaissée des créatures, mais dans la jouissance de Dieu par un amour très réel, très véritable, très actif quoique infus dans le repos, ne se porte à aucune chose de son propre mouvement ; elle ne sait que se laisser porter et se remettre entre les mains de Dieu pour le servir en la manière quil connaît. Souvent elle ignore à quoi elle sert, mais Dieu le sait bien ; les hommes la croient inutile, les apparences favorisent ce jugement ; il nen est pas moins vrai que, par de secrètes ressources et par des canaux inconnus, elle répand une infinité de grâces sur des personnes qui souvent ny pensent point et auxquelles elle ne pense pas.
Tout est efficace, tout prêche, tout est apostolique dans ces âmes solitaires ; Dieu donne à leur silence, à leur repos, à leur oubli, à leur détachement, à leurs paroles, à leurs gestes, une certaine vertu qui opère à leur insu dans les âmes ; et comme elles sont dirigées par les actions occasionnelles de mille créatures dont la grâce se sert pour les instruire sans quelles y pensent, aussi servent-elles de soutien, de direction, à plusieurs âmes, sans quil y ait aucune liaison expresse ni engagement pour cela. Cest Dieu qui opère en elles, mais par mouvements imprévus et souvent inconnus, en sorte que ces âmes sont comme Jésus dont il sortait une vertu secrète qui guérissait les autres. Entre elles et lui il y a cette différence que souvent elles ne sentent point lécoulement de cette vertu et même quelle ny contribuent point par coopération ; cest comme un baume caché que lon sent sans le connaître et qui ne sait pas lui-même sa vertu.
Létat auquel celui de ces âmes me paraît ressembler davantage, cest létat de Jésus et de la Sainte Vierge et de saint Joseph. Cest donc une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passivité continuelle pour être et pour agir, mû par le bon plaisir de Dieu dont il est ici question. Ce quil faut bien remarquer est sa volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, daventure. Je tappellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence pour la distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne se doit dispenser. Laissant à part cette volonté spécifiée et déterminée, je dis que ces âmes dont je parle sont par état dans la dépendance de lautre que je nomme de pure providence. Il arrive de là que leur vie, quoique très extraordinaire, noffre cependant rien que commun et de fort ordinaire ; elles remplissent les devoirs de la religion et de leur état, les autres en font autant en apparence que celles-ci. Examinez-les pour le reste, rien de frappant ni de particulier ; elles sont toutes dans le cours des événements ordinaires, ce qui peut les faire distinguer ne tombe point sous les sens. Cest cette dépendance continuelle où elles sont de la volonté suprême qui semble tout ménager pour elles. Cette volonté les rend toujours maîtresses delles-mêmes par la soumission habituelle de leur cur. Cette volonté, dis-je, soit quelles y coopèrent expressément, soit quelles y obéissent sans le remarquer, les applique au service des âmes.
Il ny a ni honneurs ni revenus pour un emploi couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde ; ces âmes, par état dégagées de presque toutes les obligations extérieures, sont peut propres au commerce du monde, aux affaires, aux réflexions et conduites industrieuses ; aux affaires, aux réflexions, et conduites industrieuses ; on ne peut sen servir à rien, on ne voit en elles que faiblesse de corps et desprit, dimagination, de passions. Elles ne savisent de rien, elles ne pensent à rien, elles ne prévoient rien, ne prennent cur à rien. Elles sont pour ainsi dire toutes brutes ; on ne voit rien en elles de ce que la culture, létude, la réflexion donnent à lhomme. On y voit ce que la nature offre dans les enfants avant que davoir passé par les mains dees maîtres chargés de les former ; on remarque leurs petits défauts qui, sans les rendre plus coupables que ces enfants, choquent davantage dans elles que dans eux ; cest que Dieu ôte tout à ces âmes hors linnocence pour quelles naient que lui seul. Le monde qui ignore ce mystère nen juge que selon les apparences, aussi ny trouve-t-il rien de ce quil goûte et estime ; il les rebute et les méprise ; elles sont même comme en butte à tous ; plus on les voit de près, moins on sy fait, plus on se sent dopposition pour elles ; on ne sait quen dire et penser. Un je ne sais quoi parle cependant en leur faveur ; mais au lieu de suivre cet instinct, ou du moins de suspendre son jugement, on aime mieux suivre sa malignité ; on épie donc leurs actions pour en décider à sa manière, et comme les pharisiens ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si prévenus que tout ce quelles font paraît ou ridicule ou criminel.
Hélas ! ces pauvres âmes en pensent elles-mêmes autant à leur désavantage. Unies simplement à Dieu par la foi et lamour, elles voient tout le sensible chez elles comme dans le désordre. Ce qui les prévient encore plus contre elles-mêmes lorsquelles viennent à se comparer avec ceux qui passent pour des saints et qui, capables dailleurs de sassujettir aux règles et aux méthodes, noffrent rien que de réglé dans toute leur personne et dans la suite de leurs actions : alors la vue delles-mêmes les couvre de confusion et leur est insupportable.
Cest là ce qui tire fond de leur cur ces soupirs et ces gémissements amers qui marquent lexcès de la douleur et de laffliction dont elles sont remplies. Souvenons-nous que Jésus était Dieu et homme tout ensemble ; il était anéanti comme homme, et comme Dieu plein de gloire. Ces âmes, sans participer à sa gloire, ne sentent que ces morts et anéantissements qui opèrent dans elles leurs tristes et douloureuses apparences. Elles sont aux yeux du monde comme Jésus était aux yeux dHérode et de sa cour.
Il me semble quil est aisé de conclure de tout ceci que ces âmes dabandon ne peuvent pas, comme les autres, soccuper de désirs, de recherches, de soins, se lier à certaines personnes, entrer dans de certains desseins, se prescrire de certaines manières méthodiques ou plans concertés de parler, dagir, de lire ; cela supposerait quelles pourraient encore disposer delles-mêmes, cest ce quexclut par lui-même létat dabandon où elles se trouvent. Cet état est un état où lon se trouve être à Dieu par une cession pleine et entière de tous ses droits sur soi-même : sur ses paroles, actions, ses pensées, ses démarches, sur lemploi de ses moments et sur tous les rapports quil peut y avoir. Il ne reste quun seul devoir à remplir, cest davoir toujours les yeux arrêtés sur le Maître quon sest donné et dêtre sans cesse aux écoutes pour deviner et entendre sa volonté et lexécuter sur le champs. Nulle condition ne représente mieux cet état que celle du domestique qui nest auprès du maître que pour obéir à chaque instant aux ordres quil lui plaît de lui donner, et non point pour employer son temps à la conduite de ses propres affaires quil doit abandonner afin dêtre tout à son maître à tous les moments.
Ainsi les âmes dont nous parlons sont par état solitaires et libres, dégagées de tout pour se contenter daimer en paix le Dieu qui les possède, et de remplir fidèlement le devoir présent au gré de sa volonté signifiée, sans se permettre nulle réflexion, nul retour ni examen des suites, des causes, des raisons. Il doit leur suffire de marcher en simplicité dans le pur devoir, comme sil ny avait au monde que Dieu et cette pressante obligation. Le moment présent est donc comme un désert où lâme simple ne voit que Dieu seul, dont elle jouit, nétant occupée que de ce quil veut delle : tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la Providence. Cette âme, comme un instrument, ne reçoit et nopère quautant que lopération intime de Dieu loccupe passivement en elle-même ou lapplique à lextérieur. Cette application extérieure est accompagnée de sa part dune coopération libre et active ; mais infuse et mystique: cest-à-dire que Dieu, trouvant tout ce quil faut pour agir sil lordonnait, content de sa bonne disposition, lui en épargne la peine en y mettant ce qui serait autrement le fruit de ses efforts ou de sa bonne volonté effectuée. Comme si quelquun, voyant un ami disposé à faire une route, pour lui rendre service pénétrait aussitôt dans cet ami, et sous son apparence faisait le chemin par sa propre activité, en sorte quil ne reste à cet ami que la volonté de marcher tandis quil marcherait par cette vertu étrangère. Cette marche serait libre, puisquelle serait une suite de la détermination libre de lami pour qui lon en ferait les frais ; elle serait active, puisque ce serait une marche réelle ; elle serait infuse, puisquelle se ferait sans action propre ; elle serait enfin mystique, puisque le principe en serait caché.
Mais pour revenir à lespèce de coopération que nous expliquons par cette marche imaginaire quon a à ses obligations : laction par laquelle on les remplit nest ni mystique ni infuse, mais libre et active comme on lentend communément. Ainsi lobéissance au bon plaisir de Dieu tient tout à fait de labandon et de la passivité ; on ny met rien du sien, hors lhabitude dune bonne volonté générale qui veut tout et ne veut rien, étant comme un instrument sans action propre dès quil est entre les mains de louvrier. Il sert à tous les usages auxquels sétendent sa nature et sa qualité ; au contraire, lobéissance que lon rend à la volonté de Dieu signifiée et déterminée est dans létat commun de vigilance, de soins, dattention, de prudence, de discrétion, selon que la grâce aide sensiblement ou laisse aux efforts ordinaires. On laisse donc agir Dieu pour tout le reste, ne réservant pour soi que lamour et lobéissance qu devoir présent, car en ce point lâme, infus dans le silence, est une véritable action dont elle se fait une obligation perpétuelle : elle doit, en effet, le conserver sans cesse et se tenir continuellement dans ces dispositions où il la met, ce quelle ne peut faire évidemment sans agir. Cette obéissance au devoir présent est aussi une action par laquelle elle se consacre tout entière à la volonté extérieure de Dieu sans attendre rien dextraordinaire. Voilà la règle, la méthode, la loi, la voie pure, simple et certaine de cette âme : loi invariable, elle est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les états ; cest une ligne droite où elle marche avec courage et fidélité sans sécarter ni à droite ni à gauche, et sans soccuper de ce qui lexcède : tout ce qui est au-delà est reçu passivement et opéré en abandon ; en un mot, cette âme est active pour tout ce que prescrit le devoir présent, mais passive et abandonnée pour tout le reste où elle ne met rien du sien que dattendre en paix la motion divine. Rien nest plus assuré que cette voie simple comme il ny a rien de plus clair, de plus aisé, de plus doux ni de moins sujet à lerreur et à lillusion. On y aime Dieu, on y satisfait aux devoirs du christianisme ; on fréquente les sacrements ; on produit les actes extérieurs de la religion qui obligent tout le monde ; on obéit aux supérieurs ; les devoirs de létat sont remplis ; la résistance est continuelle aux mouvements de la chair et du sang et du démon ; car personne nest plus attentif et plus vigilant que les âmes de cette voie pour sacquitter de toutes leurs obligations. Sil en est de la sorte, comment se peut-il quelles sont si souvent en butte aux contradictions ? Une des plus ordinaires, cest quaprès sêtre acquittées comme les autres chrétiens de ce quexigent les docteurs les plus exacts, on prétend encore les astreindre aux pratiques gênantes dont lÉglise ne fait aucune obligation ; et si elles ne sy prêtent pas, elles sont taxées de donner dans lillusion.
Mais, répondez-moi, un chrétien qui se borne aux commandements de Dieu et de lÉglise et qui, du reste, sans méditations, sans contemplation, sans lectures, sans assujettissements particuliers à la direction, vaque au commerce du monde, aux autres affaires de la vie civile, est-il donc dans lerreur ? On ne savise pas de len accuser, ni même de len soupçonner. Que lon saccorde donc avec soi-même et, tandis quon laisse en repos le chrétien dont je viens de parler, il est de la justice de ne pas inquiéter une âme, qui non seulement remplit les préceptes aussi bien que lui pour le moins, mais qui ajoute de plus les pratiques intérieures et extérieures de piété que celui-ci ne connaît pas même ou, sil les connaît, il ne marque que de lindifférence.
La prévention va jusquà assurer, malgré tout, que cette âme sabuse, se trompe parce quaprès sêtre soumise à tout ce que lÉglise prescrit, elle se tient libre pour être en état de se livrer sans obstacles aux intimes opérations de Dieu et de suivre les impressions de sa grâce dans tous les moments où rien ne loblige expressément. On la condamne en un mot parce quelle emploie à aimer son Dieu le temps que les autres donnent au jeu, aux affaires temporelles, nest-ce pas là une injustice criante ? On ne peut trop insister sur ce point. Que quelquun se tienne dans le rang et dans le train communs, quil se confesse une fois lan, on nen parle point, on le laisse vivre en paix, se contentant de lexhorter dans loccasion à quelque chose de plus, sans néanmoins le presser trop vivement et sans lui en faire même une obligation. Vient-il à changer en sortant du train commun, voilà quon laccable de maximes, de conduites, de méthodes ; et sil ne se lie et ne sengage à ce que lart de la piété a établi, sil ne le suit constamment, voilà qui est fait : on appréhende tout pour lui et sa voie devient suspecte. Ignore-t-on que les pratiques, toutes bonnes et toutes saintes quon les suppose, ne sont après tout que la route qui conduit à lunion divine ? Veut-on donc que lon soit dans la route, tandis que lon est au terme ?
Voilà cependant ce que lon exige de lâme pour qui lon craint lillusion ; cette âme fit le chemin comme les autres au commencement, elle connut comme eux ces pratiques, elle les suivit fidèlement ; vainement aujourdhui sefforcerait-on à ly tenir assujettie. Depuis que Dieu, touché des efforts quelle fit pour savancer par ce secours, est venu comme au-devant d sefforcerait-on à ly tenir assujettie. Depuis que Dieu, touché des efforts quelle fit pour savancer par ce secours, est venu comme au-devant delle et a fait son affaire de la conduire à cette union fortunée ; depuis quelle est arrivée dans cette belle région où lon ne respire quabandon et où lon commence à posséder Dieu par amour ; depuis enfin que ce Dieu de bonté, se substituant à ses soins et à ses industries sest rendu le principe de ses opérations, ces méthodes ont perdu pour elle leur utilité, elles ne sont plus quune route quelle a parcourue et qui est restée derrière elle. Exiger donc quelle reprenne ces méthodes ou quelle continue à les suivre, cest vouloir lui faire abandonner de parvenir au terme où elle était pour rentrer dans la voie qui ly a conduite.
Mais on perdra son temps et sa peine : si cette âme a quelque expérience, elle aura beau entendre crier au-dedans, au-dehors, peu touchée de ce bruit, insensible à ces clameurs, elle restera sans trouble et sans sébranler aucunement dans cette paix intime où sexerce si avantageusement son amour. Cest là le centre où elle reposera, ou, si vous le voulez, la ligne droite tracée par Dieu même quelle suivra toujours. Elle y marchera constamment et au moment présent tous ses devoirs y sont marqués en suivant lordre de cette ligne ; à mesure quils se présenteront, elle les remplira sans confusion et sans empressement ; pour tout le reste elle se maintiendra dans une entière liberté, toujours prête à obéir aux mouvements de la grâce dès quils se feront sentir, et à sabandonner aux soins de la Providence.
Au reste ces âmes ont moins besoin de direction que les autres, car on narrive là que par le moyen de très grands et excellents directeurs, et ce nest guère que par providence, quand la mort enlève ou éloigne ceux que lon a, ce qui fait que lon vient à en manquer ; alors même on est toujours disposé à se laisser conduire, on attend seulement en paix le moment de la Providence, sans quon y pense ensuite. De temps à autre on rencontrera des personnes pour lesquelles sans les connaître et sans savoir doù elles viennent, on se sentira une secrète confiance que Dieu inspire dans le temps de la privation ; cest une marque quil veut sen servir pour leur communiquer quelques lumières, ne fût-ce que dune manière passagère. Elles consultent alors et suivent avec la dernière docilité les avis quon leur donne ; mais, au défaut de ce secours, elles sen tiennent aux maximes qui leur furent données par leur premier directeur ; ainsi elles sont toujours très réellement dirigées, ou par les anciens principes quelles reçurent autrefois, ou par ces avis de rencontre, et elles se servent de ceux-ci jusquà ce que Dieu leur donne des personnes à qui elles se confient pour tout, ou les enlève de ce monde après quelles ont marché dans labandon à sa conduite.
LES DISPOSITIONS QUE DEMANDE LÉTAT DABANDON
ET SE DIVERS EFFETS
Quil faut être dégagé de tout ce que lon sent et de ce que lon fait pour marcher dans cette voie où lon ne subsiste quen Dieu et dans le devoir présent ! Toutes les vues qui sont au-delà doivent être retranchées, il faut se borner au moment présent sans penser à celui qui la précédé ni à celui qui doit le suivre. Je suppose la loi de Dieu toujours à couvert, un je ne sais quoi vous fera dire : « Jai présentement affection à cette personne, à ce livre, à recevoir ou donner cet avis, former telle plainte, à mouvrir à cette âme ou à recevoir ou donner cet avis, former telle plainte, à mouvrir à cette âme ou à recevoir ses sentiments, à donner telle chose ou à la faire ». Il faut suivre ce qui se présente par impression de grâce, sans se soutenir un seul moment par ses réflexions, ses raisonnements, ses efforts ; il faut être aux choses pour le moment que Dieu y lie, sans sy engager par soi-même. La volonté de Dieu nous est appliquée puisque cest lui qui vit en nous dans létat dont il est ici question, elle doit nous tenir lieu absolument de tous nos soutiens ordinaires.
Chaque moment nous oblige à chaque vertu, lâme abandonnée y est fidèle de façon que ce quelle a lu ou entendu lui est si présent que le novice le plus mortifié nen remplit pas mieux les devoirs. Cest pour cela que ces âmes sont portées tantôt à une lecture et tantôt à une autre, ou bien à faire cette remarque, cette réflexion sur le plus petit événement. Dieu dans un moment leur donne lattrait de sinstruire de ce qui, dans un autre, les soutiendra dans la pratique des vertus.
Dans tout ce que font ces âmes, elles ne sentent que lattrait de le faire sans savoir pourquoi ; tout ce quelles peuvent dire se réduit à ceci : « Je me sens porté à écrire, à lire, à demander, à regarder cela ; je suis cet attrait et Dieu, qui me le donne, fait dans mes puissances un fonds et une réserve de ces choses particulières pour être dans la suite linstrument dautres attraits qui men donneront lusage pour mon intérêt et celui des autres ». Voilà ce qui oblige ces âmes dêtre simples, douces, souples et mobiles aux moindres zéphyrs de ces impulsions presque imperceptibles. Dieu qui les possède a droit de les appliquer à toutes choses pour sa gloire. Si elles voulaient, par les règles de létat des âmes qui vivent par effort et industries, résister à ces attraits, elles se priveraient de mille choses nécessaires pour remplir les devoirs des moments futurs. Mais comme on ignore cela, on les juge, on les blâme dans leur simplicité, et elles qui ne blâment personne, qui approuvent tous les états, qui savent si bien en marquer tous les degrés et les progrès, se voient méprisées par les faux sages qui ne peuvent goûter cette douce et cordiale soumission aux ordres de la Providence.
Les sages du monde pouvaient-ils approuver cette perpétuelle instabilité des Apôtres qui ne pouvaient se fixer nulle part ? Les spirituels du commun ne peuvent aussi souffrir les âmes qui dépendent ainsi de la Providence pour leurs moments ; il ny a que quelques âmes de leur état qui les approuvent, et Dieu qui instruit les hommes par les hommes ne manque jamais den faire rencontrer de cette nature à ceux qui sont simples et fidèles à leur abandon.
Il y a un temps où Dieu veut être à lâme sa vie et faire sa perfection par lui-même et dune manière secrète et inconnue ; alors toutes les idées propres, les lumières, les industries, les recherches, les raisonnements sont une source dillusions. Et quand lâme, après plusieurs expériences de folie où la conduit sa propriété, en reconnaît enfin linutilité, elle découvre que Dieu a caché et confondu tous les canaux pour lui faire trouver la vie en lui-même. Alors, convaincue de son néant, et que tout ce quelle peut tirer de son fonds lui est préjudiciable, elle sabandonne à Dieu pour navoir rien que lui, de lui et par lui. Dieu devient donc pour elle une source de vie, non par idées, par lumières ou réflexions, tout cela nest plus en elle quune source dillusions ; il lest par effet et par réalité de grâces cachées sous les apparences du déguisement. Lopération divine nétant pas connue de lâme, elle en reçoit la vertu, la substance, le réel par mille sortes de circonstances quelle croit être sa ruine. Il ny a point de remède à cette obscurité, il faut sy laisser enfoncer ; Dieu sy donne et toutes choses en foi ; lâme nest plus quun sujet aveugle ou, si lon veut, elle est semblable à un malade qui ignore la vertu des remèdes, il nen ressent que lamertume ; il simagine souvent quils vont lui donner la mort, les crises et faiblesses en étant des apparences qui semblent justifier ses craintes. Cependant cest sous cette apparence de mort quil reçoit la santé, et il les prend sur la parole du médecin qui les lui présente.
Autrefois lâme, par idées et par lumières, voyait ce qui faisait le plan de sa perfection ; ce nest plus cela dans son état présent, la perfection se donne à elle contre toute idée, toute lumière et tout sentiment ; elle se donne par toutes les croix de providence, par les actions du devoir présent, par de certains attraits qui nont rien de bon que de ne point porter au péché, mais qui semblent tout à fait éloignés du sublime éclatant et de lextraordinaire de la vertu. Dans ces croix qui se succèdent par moments, Dieu caché et voilé se donne avec sa grâce dune façon très inconnue, car lâme ne sent que faiblesse à porter ses croix, que dégoût de ses obligations, et ses attraits ne la portent quà des exercices très communs. Toute la sainteté idéale ne lui est que reproches intérieurs de ses dispositions basses et méprisables ; tous les livres de la vie des saints la condamnent, elle ne sent rien pour se défendre, elle voit une sainteté en lumière qui la désole, car elle na plus de force pour sy élever, et elle ne sent pas sa faiblesse comme ordre divin, mais comme lâcheté. Tout ce quelle a damis et de personnes distinguées par léclat de leurs vertus ou la sublimité de leurs spéculations ne la regardent quavec mépris. « Quelle sainte ! » dit-on, et lâme le croyant ainsi, confuse de tant defforts inutiles quelle a faits pour sélever de cette bassesse, est rassasiée dopprobres sans avoir rien à répondre ni à elle ni aux autres.
Elle sent cependant un poids foncier qui loccupe de Dieu, et lui dit insensiblement que tout ira bien pourvu quelle le laisse faire et ne vive que de la foi. « Vraiment, dit Jacob, Dieu est en ce lieu et je nen savais rien. » (Gn. 28,16)) ? Vous cherchez Dieu, chère âme, et il est partout, tout vous lannonce, tout vous le donne, il a passé à côté, autour, au-dedans, au travers de vous, il y demeure et vous le cherchez. Ah ! vous cherchez lidée de Dieu avec sa substance ; vous cherchez la perfection et elle est dans tout ce qui se présente à vous de soi-même. Vos souffrances, vos actions, vos attraits sont des énigmes sous lesquelles Dieu se donne à vous par soi-même, pendant que vous tendez vainement à des idées sublimes dont il ne veut point se revêtir pour loger chez vous.
Marthe cherche à contenter Jésus par de beaux apprêts (Lc. 10, 38-42) et Madeleine se contente de Jésus comme il lui plaît de se présenter à elle (Jn. 20, 14). Jésus trompe même Madeleine. Il se présente sous la figure dun jardinier, et Madeleine le cherche sous lapparence de lidée quelle sen formait. Les apôtres voient Jésus et ils le prennent pour un fantôme (Mt. 14, 26). Dieu se déguise donc à lâme pour lélever à la pure foi qui le trouve en lui-même sous toutes sortes dénigmes, car quand elle sait le secret de Dieu, il a beau se déguiser, elle dit : « Le voilà derrière la muraille, il regarde au travers des treillis et par les fenêtres » (Ct. 2,9). O divin amour, « cachez-vous, sautez, bondissez de souffrances » (Ct. 2, 20), appliquez par attrait dobligation, composez, mêlez, confondez, rompez comme des fils toutes les idées et toutes les mesures de lâme : quelle perde terre, quelle ne sente et naperçoive plus ni chemins ni voies ni sentiers ni lumières, quaprès vous avoir trouvé dans vos demeures et vos vêtements ordinaires, dans le repos de la solitude, dans loraison, dans lassujettissement à telles et telles pratiques, dans les souffrances, dans les soulagements donnés au prochain, dans la fuite des conversations, des affaires ; quaprès avoir tenté toutes les manières et tous les moyens connus de vous plaire, elle demeure court, ne vous voyant plus en rien de tout cela comme autrefois ! Mais que linutilité de tous ces efforts la conduise enfin à laisser tout désormais pour vous trouver en vous-même, et partout ensuite, en tout sans distinction ni réflexion. Car, ô divin amour, quelle erreur de ne pas vous voir dans tout ce qui est de bon et en toutes les créatures. Pourquoi donc vous chercher en dautres que dans celles dans lesquelles vous voulez vous donner ? Quoi, divin amour ! vous cherche-t-on sous dautres espèces que celles que vous avez choisies pour vos sacrements et leur peu dapparence de réalité ne sert-il pas au mérite de lobéissance et de la foi ?
CONTINUATION DU MÊME SUJET
DE LÉTAT DABANDON. SA NÉCESSITÉ ET SES MERVEILLES
Quil y a de grandes vérités dans cet état qui sont cachées ! Quil est vrai que toute croix, toute action, tout attrait de lordre de Dieu, donne Dieu dune façon qui ne peut mieux sexpliquer que par la comparaison avec le plus auguste mystère ! Quil est vrai, par conséquent, que la vie la plus sainte est mystérieuse dans sa simplicité et sa bassesse apparente ! O festin ! O fête perpétuelle ! Un Dieu toujours donné et toujours reçu, non dans léclat, le sublime, le lumineux, mais dans ce quil y a dinfirme, de folie, de néant ! Dieu choisit ce que lesprit naturel réprouve et tout ce que la prudence humaine délaisse ; Dieu en fait des mystères et se donne aux âmes autant quelles croient ly trouver.
Le large, le solide et la pierre ferme ne se trouvent donc que dans cette vaste étendue de la volonté divine qui se présente sans cesse sous le voile des croix et des actions les plus ordinaires. Et cest donc sous leurs ombres que Dieu cache sa main pour nous tenir et nous porter. Cette vue doit suffire à une âme pour la porter à ce sublime abandon, et la voilà dès lors à couvert de la contradiction des langues, car elle na plus rien à dire ni à faire pour sa défense ; puisque louvrage est de Dieu, il ne faut point en aller chercher ailleurs la justification. Ses effets et ses suites le justifieront assez, il ny a quà le laisser sy développer : « Dies diei eructat verbum » (« Le jour au jour en publie le récit » Ps. 18, 3). Quand on ne va plus par ses idées, il ne faut plus se défendre par des paroles ; nos paroles ne peuvent rendre que nos idées ; où lon ne suppose point didées, point de paroles, à quoi serviraient-elles ? À rendre raison de ce que lon a fait ? Mais on lignore, cette raison, puisquelle sest cachée dans le principe qui a fait agir et dont on na senti que limpression dune manière ineffable. Il faut donc laisser chaque moment soutenir la cause de lautre moment ; tout se soutient dans cet enchaînement divin, tout est ferme et solide, et la raison de ce qui précède se voit par effet dans ce qui suit. Ce nest plus une vie de pensées, une vie dimagination, une vie de paroles multipliée, ce nest plus tout cela qui occupe lâme, qui la nourrit, qui lentretient ; elle ne va plus, elle ne se soutient plus par tout cela. Elle ne voit plus, elle ne prévoit plus où elle marchera ; elle ne saide plus de réflexions pour sanimer à la fatigue et soutenir les incommodités du chemin ; tout se passe dans le sentiment le plus intime de sa faiblesse. La route souvre-t-elle sous ses pas, elle sy engage, elle y marche sans hésiter ; elle est pure, sainte, simple et vraie : elle marche dans la droite ligne des commandements de Dieu ; cest une pure adhérence à Dieu même quelle trouve sans cesse dans tous les points de cette ligne. On ne samuse plus à le chercher dans les livres, dans les questions infinies et dans les sollicitudes intérieures ; on laisse le papier et les disputes, et Dieu se donne à lâme et vient la trouver. Elle ne cherche plus de chemin et la voie qui y conduit, Dieu lui-même lui fraie le chemin ; à mesure quelle avance, elle le trouve tracé et tout battu. Tout ce qui lui reste à faire, cest de se tenir ferme pour saisir Dieu qui soffre directement à elle à chaque pas et à chaque moment, dans les divers objets quelle trouve sur son passage, et qui ne cessent de se présenter successivement.
Lâme na donc plus quà recevoir léternité divine dans lécoulement des ombres du temps. Ces ombres varient, mais lÉternel quelles cachent est toujours le même. Elle ne doit plus sattacher à rien, mais se jetant à corps perdu dans le sein de la Providence, suivre constamment lamour par la voie des croix, des devoirs signifiés et des attraits non suspects.
Que cette voie est claire et lumineuse ! Je ne crains pas de la défendre et de lenseigner nettement. Je vois que tout le monde me comprend quand je dis que tout louvrage de notre sanctification consiste à recevoir de moment en moment toutes les peines et devoirs de létat comme des voiles qui cachent et donnent Dieu.
Dans labandon, lunique règle est le moment présent ; lâme y est légère comme une plume, fluide comme leau, simple comme lenfant ; elle y est mobile comme une boule pour recevoir et suivre toutes les impressions de la grâce. Ces âmes nont pas plus de consistance et de raideur quun métal fondu ; comme celui-ci prend tous les traits du moule où on le fait couler, ces âmes se plient et sajustent aussi facilement à toutes les formes que Dieu veut leur donner ; en un mot, leur disposition ressemble à celle de lair qui se prête à tout souffle et qui se configure à tout.
Une remarque importante quil y a ici à faire, cest que dans cet état dabandon, dans cette voie de foi, tout ce qui se passe dans lâme, dans le corps, dans les affaires et divers événements, offre une apparence de mort qui ne doit pas étonner. Que voulez-vous ? Cest le caractère de cet état. Dieu a ses desseins sur les âmes et, sous ces voiles obscurs, il les exécute très heureusement. Sous ce nom de voiles jentends les mauvais succès, les infirmités corporelles, les faiblesses spirituelles. Entre les mains de Dieu tout réussit, tout se tourne à bien ; cest par ces choses qui désolent la nature quil ménage et quil prépare laccomplissement de ses plus hauts Omnia cooperantur in bonum iis qui secundum propositum vocati sunt sancti » (« En toutes choses Dieu collabore au bien de ceux qui sont ses élus de par son libre dessein » Rm 8, 28)
Il opère la vie sous les ombres ainsi, quand les sens sont effrayés, la foi qui prend tout en bonne part et tout pour le meilleur, est pleine de courage et dassurance.
Comme on sait que laction divine comprend tout, conduit tout, fait tout hors le péché, il est du devoir de la foi de ladorer en tout, de laimer et la recevoir à bras ouverts ; il faut sy porter avec un air plein de joie, de confiance, délevant en toutes choses au-dessus des apparences qui ne sont de nature quà faire triompher la foi ; ce moyen, je vous le donne, dhonorer Dieu et de le traiter en Dieu.
Vivre de la foi, cest donc vivre de joie, dassurance, de certitude, de confiance en tout ce quil faut faire et souffrir en chaque moment par lordre de Dieu. Quelque secret quil paraisse dans cette conduite, cest pour lanimer et entretenir cette vie de foi que Dieu fait rouler lâme et lentraîne dans les flots tumultueux de tant de peines, de troubles, dembarras, de langueurs, de renversements ; car il faut de la foi pour trouver Dieu en tout cela et cette vie divine qui ne sy voit et ne sy sent pas, mais sy donne à tout moment dune manière inconnue, mais très certaine. Lapparence de la mort dans le corps, de la damnation dans lâme, du bouleversement dans les affaires sont laliment et le soutien de la foi ; elle perce à travers tout cela et vient sappuyer sur la main de Dieu qui lui donne la vie partout où ne soffre point la vue du péché évident ; il faut quune âme de foi marche toujours en assurance, prenant tout pour voile et déguisement de Dieu dont la présence plus intime ébranle, effraie les facultés.
Il ny a rien de plus généreux quun cur qui a la foi, qui ne voit que vie divine dans les travaux et les périls les plus mortels. Quand il faudrait avaler le poison, marcher à une brèche, servir desclave à des pestiférés, on trouve en tout cela une plénitude de vie divine qui ne se donne pas seulement goutte à goutte, mais qui, dans un instant, inonde lâme et lengloutit. Une armée de semblables soldats serait invincible. Cest que linstinct de la foi est une élévation de cur et une étendue au-delà et au-dessus de tout ce qui se présente.
La vie de la foi ou linstinct de la foi est une même chose. Cet instinct est une joie du bien de Dieu et une confiance fondée sur lattente de sa protection qui rend tout agréable et qui fait tout recevoir de bonne grâce ; cest une indifférence et une préparation pour tous les lieux, tous les états et toutes les personnes. La foi nest jamais malheureuse, jamais malade, jamais dans un état de péché mortel ; cette foi vive est toujours en Dieu, toujours dans son action au-delà des apparences contraires qui obscurcissent les sens ; les sens effarouchés crient tout à coup à lâme : « Malheureuse, te voilà perdue, plus de ressources ! » Et la foi dune voix plus forte lui dit à linstant : « Tiens ferme, marche, et ne crains rien ».
Excepté les maladies évidentes qui, par leur nature, obligent à demeurer alité et à prendre les médicaments convenables, les langueurs, impuissances des âmes dabandon ne sont quillusions et des apparences quelles doivent braver avec confiance. Dieu les permet ou les envoie afin de donner de lexercice à leur foi et à leur abandon qui en est le véritable remède ; sans y faire seulement attention, elles doivent poursuivre généreusement leur chemin dans les actions et les souffrances de lordre de Dieu, se servant sans hésiter de leur corps comme on fait des chevaux de louage qui ne sont que pour périr en servant à tort et à travers : cela vaut mieux que toutes les délicatesses qui nuisent à la vigueur de lesprit. Cette force de lesprit a je ne sais quelle vertu pour maintenir un corps faible, et une année dune vie noble et généreuse vaut mieux quun siècle de soins et de craintes. Il faut tâcher davoir habituellement un air et un maintien denfant de grâce et de bonne volonté. Eh ! que peut-on craindre à la suite de la fortune divine ? Conduits, soutenus, protégés par elle, ses enfants ne doivent rien offrir que dhéroïque dans tout leur extérieur. Les objets effrayants quelle oppose à leur passage ne sont rien ; elle ne les appelle par là que pour embellir leur vie par des aventures plus glorieuses ; elle les engage dans des embarras de toute espèce où la prudence humaine, qui ne voit et nimagine aucune ressource pour sortir, sent toute sa faiblesse et se trouve courte et confondue. Cest là que la fortune divine paraît dans tout son éclat ce quelle est à ceux qui sont tout à elle, et les dégage plus merveilleusement que les historiens fabuleux, livrés à tous les efforts de leur imagination dans le loisir et le secret du cabinet, ne démêlent les intrigues et les périls de leurs héros imaginaires qui arrivent toujours heureusement à la fin de leurs histoires. Elle les conduit avec une industrie bien plus admirable et plus heureusement au travers des morts, des périls et des monstres, des enfers, des démons et de leurs pièges ; elle élève ces âmes jusquau ciel, et toutes ces âmes sont la matière de ces histoires mystiques plus belles et plus curieuses que toutes celles que les imaginations creuses des hommes ont inventées.
Allons donc, mon âme, au travers des périls, des monstres, conduits et dirigés, soutenus par cette main sûre et invisible qui est la main invincible, infaillible de la divine Providence. Allons sans crainte à notre terme, en paix et en joie, faisons-nous de tout ce qui se présente la matière de nos victoires. Cest pour combattre et pour vaincre que nous marchons sous ses étendards : « Exivit vincens ut vinceret » (« Il sen alla vainqueur, et pour vaincre encore » Ap. 6,2). Autant de pas que nous ferons sous ses auspices, autant de triomphes, mon âme ! Lesprit de Dieu a la plume à la main, et voilà le livre ouvert pour y continuer lhistoire sacrée qui nest point encore achevée et dont la matière ne sépuisera quà la fin du monde. Cette histoire nest que le récit des conduites et des desseins de Dieu sur les hommes ; il ne tient quà nous de figurer dans cette histoire et den fournir la suite par lunion de nos souffrances et de nos actions à ses conduites. Non, non, tout ce qui se présente à nous, soit pour agir, soit pour souffrir, nest pas pour nous perdre ; on ne nous le ménage que pour fournir la matière de cette Écriture Sainte qui grossit tous les jours. Lamour de Dieu, la soumission à son action divine, voilà lessentiel qui sanctifie lâme, cest tout ce qui dépend delle, cest ce qui fait la grâce en elle par sa fidélité à y répondre.
Une âme sainte nest quune âme librement soumise à la volonté divine avec laide de la grâce. Tout ce qui précède le pur acquiescement est louvrage de Dieu et non point louvrage de lhomme qui le reçoit à laveugle dans un abandon et une indifférence universelle. Dieu ne lui demande que cette seule disposition ; le reste, il le détermine et le choisit selon ses desseins comme un architecte marque et désigne les pierres.
Il faut donc en tout aimer Dieu et son ordre ; il faut laimer tel quil se présente, sans rien désirer de plus. Que tels et tels objets soient offerts, ce nest point laffaire de lâme, mais de Dieu, et ce quil donne est le meilleur à lâme. Le grand abrégé de spiritualité que cette maxime, que cet abandon pur et entier à lordre de Dieu ! Et là, dans le continuel oubli de soi-même, soccuper éternellement à laimer et lui obéir sans toutes ces craintes, ces réflexions, ces retours, ces inquiétudes que donne le soin de son salut faire nos affaires, laissons-les donc une fois pour nêtre plus occupés que de lui-même et de ce qui le touche. Allons, mon âme, allons tête levée au-dessus de tout ce qui se passe au-dehors et au-dedans de nous, toujours contents de Dieu, contents de ce quil fait en nous et nous fait faire. Gardons-nous bien de nous engager imprudemment dans cette multitude de réflexions inquiètes qui, comme autant de sentiers perdus, soffrent à notre esprit pour le surprendre et lui faire faire à pure perte des pas sans fin. Passons ce labyrinthe de nous-mêmes en sautant pardessus, et non pas en le parcourant par des détours interminables.
Allons, mon âme, au travers des langueurs, des maladies, des sécheresses, des duretés dhumeur, des faiblesses desprit, des pièges du diable et de hommes, de leurs méfiances, jalousies, idées sinistres et préventions. Volons comme un aigle au-dessus de tous ces nuages, la vue toujours fixée sur le soleil et sur nos obligations qui sont ses rayons. Sentons tout cela, il ne dépend pas de nous dy être insensibles, mais souvenons-nous que notre vie nest pas une vie de sentiment. Vivons dans cette région supérieure de lâme où Dieu et sa volonté opèrent une éternité toujours égale, toujours uniforme et immuable. Cest dans cette demeure toute spirituelle que lincréé, lindistinct, linsensible, lineffable, tient lâme infiniment éloignée de tout le spécifique des ombres et des atomes créés. Les sens éprouvent dans leurs facultés leurs agitations, leurs inquiétudes
et cent métamorphoses. Tout sy passe comme dans lair, où tout est comme sans suite et sans ordre dans une perpétuelle vicissitude. Mais Dieu et sa volonté est lobjet éternel qui charme le cur dans létat glorieux du cur influera sur tout le composé matériel qui nest à présent que la proie des monstres et des hiboux et des bêtes farouches. Sous ces espèces, toutes terribles quelles sont, laction divine, lui donnant une aisance toute céleste, le fera briller comme le soleil, car les facultés de lâme sensitive et celles du corps sont préparées ici-bas comme lor, le fer, le lin et les pierres. Comme la matière de ces diverses choses, elles ne jouiront de léclat et de la pureté de leur être quaprès avoir reçu bien des façons, souffert bien des destructions ou des retranchements. Tout ce quelles endurent ici-bas sous la main de Dieu qui est cet amour, divin ouvrier, ne sert quà les y disposer. Lâme de foi qui sait le secret de Dieu demeure tout à fait en paix, et tout ce qui se passe en elle, au lieu de leffrayer, la rassure, intimement persuadée que cest Dieu qui la conduit. Elle prend tout pour grâce et vit dans loubli dun sujet sur lequel Dieu travaille, pour ne penser quà louvrage commis à ses soins, cest-à-dire à lamour qui lanime sans cesse à remplir fidèlement et avec exactitude ses obligations. Tout le distinct en lâme abandonnée est laction de la grâce, excepté les péchés qui y sont légers et que cette action même tourne à bien. Jappelle le distinct tout ce que lâme sensible reçoit dimpressions affligeantes ou consolantes par les objets auxquels la volonté divine lapplique sans cesse et ne le fait que pour son bien ; je lappelle distinct, parce que cest ce que lâme distingue le mieux de tout ce qui se passe en elle. Dy trouver Dieu, cest lobjet de la foi ; de lui adhérer et de sy soumettre en est lexercice.
DE LÉTAT DE PURE FOI
Létat de pure foi est un certain mélange de foi, despérance et de charité dans un seul acte qui unit le cur à Dieu et à son action. Ces trois vertus réunies ne sont plus quune seule vertu, ce nest quun seul acte, quune seule élévation du cur à Dieu et un simple abandon à son action. Or, comment exprimer ce divin mélange, cette essence spirituelle ? Comment lui trouver un nom qui rende bien sa trinité ? Ce nest plus, ces trois vertus, quune seule fruition et jouissance de Dieu et de sa volonté. On voit cet objet adorable, on laime et on espère de lui toutes choses ; cela se peut appeler un pur amour, une pure espérance, une pure foi, et le nom de pure foi est demeuré à cette unité mystique, quoique sous ce nom il faille entendre la trinité des vertus théologales. Il ny a rien de plus certain que cet état en ce qui est de Dieu, rien de plus désintéressé en ce qui est du cur. Pour ce qui est de lunion de Dieu et du cur, elle a, du côté de Dieu, la certitude de la foi, et, du côté de la liberté du cur, la certitude assaisonnée de crainte et despérance.
O unité désirable de la trinité de ces excellentes vertus ! Croyez donc, âmes saintes, espérez, aimez, mais par une simple touche que lEsprit divin, dont Dieu vous fait présent, produit dans votre cur ; cest là lonction de ce Nom de Dieu que cet Esprit répand dans le centre du cur. Voilà cette parole et cette révélation mystique, ce gage de la prédestination et de toutes ses heureuses suites : « Quam bonus Israël Deus his qui recto sunt corde » (« Mais enfin Dieu est bon pour Israël, le Seigneur pour les hommes au cur pur » Ps. 72, 1)
Cette touche dans les âmes embrasées sappelle pur amour à cause du torrent de volupté qui déborde sur toutes les facultés avec une plénitude de confiance et de lumière ; mais dans les âmes enivrées dabsinthe cette touche sappelle pure foi, parce que lobscurité, les ombres de la nuit, sont toutes pures. Le pur amour voit, sent et croit ; la pure foi croit sans voir ni sentir ; voilà doù vient la différence que lon met entre lune et lautre ; elle nest fondée que sur des apparences qui ne sont pas les mêmes, car, dans la réalité, comme létat de pure foi ne manque pas damour, de même létat de pur amour ne manque ni de foi ni dabandon ; mais ces termes sy approprient à cause de ce qui domine le plus dans cet état. Le mélange différent de ces vertus sous cette touche fait la variété infinie, il ny a point dâmes qui ne reçoivent cette précieuse touche avec quelques caractères particuliers ; mais quimporte ? Cest toujours foi, espérance et charité. Labandon est un moyen général pour recevoir les vertus générales dans une espèce de ces touches. Toutes les âmes ne peuvent prétendre à la même espèce et au même état sous les divines impressions, mais elles peuvent toutes sunir à Dieu, toutes sabandonner à son action, toutes être des épouses abandonnées, toutes recevoir la touche de létat qui leur est propre, toutes enfin trouver le royaume de Dieu et avoir part à sa grandeur et à lexcellence de ses avantages. Cest un empire où toute âme peut aspirer à une couronne damour ou couronne de foi, cest toujours une couronne, cest toujours le royaume de Dieu. Il y a cette différence, il est vrai, que les unes sont dans les ténèbres les autres dans la lumière. Mais quimporte encore une fois, pourvu que lon soit uni à Dieu et à son action ? Est-ce le nom de létat que lon cherche ? Est-ce sa distinction et son excellence ? Point du tout, cest Dieu même et son action ; la manière doit être indifférente à lâme.
Évangélisons donc non plus létat de pure foi ou de pur amour, de croix ou de caresses à toutes les âmes ; cela ne peut se donner à toutes de même et de la même manière. Mais évangélisons à tous les curs simples et craignant Dieu labandon à laction divine en général et faisons entendre à toutes quelles recevront par ces moyens létat singulier que cette action leur a choisi et destiné de toute éternité. Ne désolons, ne rebutons, néloignons personne de léminente perfection. Jésus y appelle tout le monde, puisquil exige de tous quils soient soumis à la volonté de son Père et quils servent à former son Corps mystique dont les membres ne peuvent lappeler leur chef avec vérité quautant que leur volonté se trouve parfaitement daccord avec la sienne. Répétons sans cesse à toutes les âmes que linvitation de ce doux et aimable Sauveur nexige rien delles ni de difficile, ni de si extraordinaire. Ce nest point leur industrie quil demande ; il ne souhaite que leur bonne volonté unie à lui pour les conduire, diriger et favoriser à proportion de cette union.
Oui, chères âmes, Dieu ne demande que votre cur ; si vous cherchez ce trésor, ce royaume où règne Dieu seul, vous le trouverez. Votre cur, sil est dévoué totalement à désirez et que vous cherchez. Dès que lon veut Dieu et sa volonté, on jouit de Dieu et de sa volonté, et cette jouissance répond au désir quon en a. Aimer Dieu, cest désirer sincèrement laimer. Parce quon aime, on veut être instrument de son action pour que son amour ait dans nous et par nous de lexercice. Ce nest pas à ladresse de lâme simple et sainte, mais à son vouloir que correspond laction divine. Elle correspond à la pureté de lintention et non point aux mesures que lon prend, aux projets que lon forme, à la manière dont on savise, ni aux moyens que lon choisit ; lâme peut sabuser en tout cela. Il nest pas rare que cela lui arrive ; mais sa droiture et sa bonne intention ne la trompent jamais. Pourvu que Dieu y voie cette bonne disposition, il lui passe tout le reste, et tient pour fait ce quelle ferait infailliblement si des vues plus sûres secondaient sa bonne volonté.
La bonne volonté na donc rien à craindre ; si elle tombe, elle ne peut tomber que sous cette main toute-puissante qui la guide et la soutient dans tous ses égarements. Cest elle qui lapproche du terme lorsquelle sen éloigne ; qui la remet dans son chemin, lorsquelle en sort ; cest elle enfin qui trouve toujours sa ressource dans les écarts où la jettent leffort et lindustrie des aveugles facultés qui légarent, lui fait sentir combien elle doit les mépriser pour ne compter que sur elle et sabandonner totalement à sa conduire infaillible. Les erreurs où tombent ces bonnes âmes se terminent donc à labandon et jamais un bon cur ne peut se trouver au dépourvu, car cest un oracle que « tout lui coopère en bien » (Rm. 8, 28).
Cest donc labandon que je prêche, cher amour, et non un état particulier. Jaime tous les états où votre grâce met les âmes et, sans en affectionner un préférablement à lautre, jenseigne à toutes un moyen général à toutes que la volonté de sabandonner entièrement votre conduite ; vous les ferez arriver infailliblement à ce quil y a de plus excellent pour elles. Cest la foi que je leur prêche, abandon, confiance et foi. Vouloir être sujet, instrument de laction divine, et croire quà tous moments et en toutes choses cette action sapplique en même temps à tout selon quelle trouve plus ou moins de bonne volonté. Voilà la foi que je prêche : ce nest plus un état spécial de foi et de pur amour, mais un état général par lequel toutes sortes dâmes peuvent descendre dans les espèces qui doivent faire la différence de la forme divine que la grâce leur prépare. Jai parlé aux âmes peinées, je parle ici à toutes sortes dâmes, cest le véritable instinct de mon cur dêtre à tous, de parler à tous, dannoncer à tous le secret évangélique et de me faire tout à tous ( I Cor. 9, 22). Dans cette heureuse disposition je me fais un devoir, que je remplis sans peine, de pleurer avec ceux qui pleurent, de me réjouir avec ceux qui sont dans la joie (Rm. 12, 15), de parler avec les idiots leur langage et duser avec les savants de termes plus doctes et plus élevés. Je veux faire voir à tous que tous peuvent prétendre non pas aux mêmes choses distinctes, mais au même amour, au même abandon, au même Dieu, à son même ouvrage, et par là tous indifféremment à léminente sainteté. Ce quon appelle faveurs extraordinaires et privilégiées nest appelé ainsi que parce quil y a peu dâmes assez fidèles pour se rendre dignes de les recevoir. Cest ce que lon verra bien au jour du jugement. Hélas ! on y verra que ce ne fut point une réserve de Dieu pour nous les refuser, mais que ce fut par la pure faute des âmes quelles auront été privées de ces divines largesses. Quelle abondance de biens eût fait couler dans leur sein la soumission totale dune bonne volonté toujours constance !
Il en est de laction divine comme de Jésus : ceux qui navaient ni confiance en lui, ni respect pour lui, nen recevaient point les faveurs quil offrait à tout le monde ; ils ne pouvaient sen prendre quà leurs mauvaises dispositions. Tous, il est vrai, ne peuvent point aspirer aux mêmes états sublimes, aux mêmes dons et aux mêmes degrés dexcellence ; mais si tous, fidèles à la grâce, y répondaient chacun selon sa mesure, tous seraient contents, parce quils arriveraient tous au point dexcellence et de faveur qui satisferait pleinement leurs désirs ; ils seraient contents selon la nature et selon la grâce, car la nature et la grâce se confondent dans les soupirs que le désir de ce précieux avantage fait sortir du fond du cur.
Si lon ne reçoit pas linstinct propre de tel éclat, on recevra linstinct propre de tel autre. La pure foi a les siens, les autres états ont les leurs qui les distinguent. Chaque chose dans la nature a ce qui convient à son espèce ; chaque fleur a son agrément, chaque animal, son instinct, et chaque créature, sa perfection. Ainsi dans les divers états de la grâce chacun a sa grâce spécifique, et il est une récompense pour chacun de ceux dont la bonne volonté sassortit à létat où la mis la Providence.
Une âme tombe dans laction divine dès que la bonne volonté se trouve formée dans son cur, et cette action a plus ou moins dactivité sur elle selon quelle est plus ou moins abandonnée. Lart de sabandonner nest que celui daimer ; lamour trouve tout, on ne lui refuse rien. Comment serait-il refusé ? Lamour ne peut demander que ce que veut lamour. Lamour ne peut-il pas vouloir ce quil veut ? Laction divine na égard quà la bonne volonté, ce nest point la capacité des autres facultés qui lattire ni leur incapacité qui léloigne. Trouve-t-elle un cur bon, pur, droit, simple, soumis, filial et respectueux, cest tout ce quil lui faut ; elle sempare de ce cur, elle possède toutes ses facultés, et tout se trouve enfin si bien concerté pour le bien de lâme quelle trouve en toutes choses de quoi se sanctifier. Ce qui donne la mort aux autres âmes entre-t-il sanctifier. Ce qui donne la mort aux autres âmes entre-t-il dans celle-ci, le contrepoison de la bonne volonté ne manque pas den arrêter les effets. Vient-elle jusquau bord du précipice, laction divine len éloignerait, ou, quand elle ly laisserait, elle suspendrait sa chute. Y tombât-elle, elle len retirerait. Après tout, les fautes de ces âmes ne sont que des fautes de fragilité et fort peu aperçues : lamour sait toujours les tourner à leur avantage. Par des insinuations secrètes, il leur fait entendre ce quelles ont à dire ou à faire selon les circonstances : « Intellectus bonus omnibus facientibus eum » (« À tous ceux qui craignent Dieu, lintelligence est droite » Ps. 110, 10). Ce sont comme des lueurs de lintelligence divine, car cette divine intelligence les accompagne dans toutes leurs démarches et les tire de tous les mauvais pas où leur simplicité les engage. Font-elles des avances qui les jetteraient dans quelque engagement préjudiciable, la Providence leur ménage dheureuses rencontres qui réparent tout. On a beau former contre elles des intrigues et les multiplier, cette Providence en rompt tous les nuds, elle en confond les auteurs et répand sur eux un esprit de vertige qui les fait tomber dans leurs propres pièges ; sous sa conduite les âmes quon y voulait surprendre font, sans quelles y pensent, certaines choses inutiles en apparence, mais qui servent ensuite à les délivrer de tous les embarras où leur droiture et la malice de leurs ennemis les avaient jetées.
Oh la fine politique que cette bonne volonté ! Quil y a de prudence dans sa simplicité, dindustrie dans son innocence et sa franchise, de mystère et de secret dans sa droiture ! Voyez le jeune Tobie (Tobie 6, 2-6), ce nest quun enfant, mais Raphaël est à ses côtés ; avec un tel guide il marche en assurance, rien ne leffraie, rien ne lui manque. Ce sont les monstres mêmes quil rencontre qui lui fournissent des vivres et des remèdes ; celui qui sélance pour le dévorer devient lui-même sa nourriture. Il nest occupé que de noces et de festins, car cest là dans lordre de la Providence son objet présent (Tob 6, 10-18). Ce nest pas quil nait dautres affaires, mais elles sont abandonnées à cette intelligence chargée de lassister en tout. Elles se trouvent si bien faites quil neût jamais si bien réussi, car ce ne sont que bénédiction et prospérité. Cependant la mère pleure et elle est dans la plus vive amertume, mais le père est plein de foi, lenfant, de joie et de consolation avec toute sa famille ; il entre ensuite dans le ravissement (Tob 7, 14-16).
Que les autres, Seigneur, vous demandent toutes sortes de dons, quils multiplient leurs paroles et leurs prières, pour moi, mon Dieu, je ne vous demande quun seul don et je nai que cette prière à vous faire : « Donnez-moi un cur pur ! » O cur pur, que vous êtes heureux ! Cest dans lui-même que vous soyez Dieu par la vivacité de votre foi. Vous le voyez en toutes choses et vous le voyez à tous moments, opérant au-dedans de vous et au dehors ; vous êtes en tout son sujet et son instrument, il vous mène en tout et amène à tout : le plus souvent vous ny pensez pas, mais il y pense pour vous. Ce qui vous arrive et doit arriver par son ordre, il lui suffit que vous le désiriez : il entend votre préparation. Dans létonnement, vous cherchez à démêler en vous-même ce désir, vous ne ly voyez pas. Oh ! pour lui, il le voit bien ! Mais que vous êtes simple ! Ignorez-vous donc ce que cest quun cur bien disposé ? Ce nest autre chose quun cur où Dieu se trouve : y voyant toutes ses inclinations, il sait dès lors que ce cur sera toujours soumis à ses ordres. Il sait en même temps que vous ne savez guère ce qui vous est propre, aussi fait-il son affaire de vous le donner. Peu lui importe quil vous contrarie : vous allez à lorient, il vous conduit à loccident ; vous allez donner bonnement dans un écueil, il retourne le gouvernail et vous conduit au port. Sans savoir ni carte ni route, ni vent ni marée, vous ne faites jamais que des voyages heureux. Si les pirates croisent contre vous, un coup de vent inopiné vous met à linstant hors de leur portée.
Ô bonne volonté ! o cur pur ! que Jésus a bien su vous mettre à votre place quand il vous rangé parmi les béatitudes (Mt. 5, 8) ! Quel bonheur plus grand que de posséder Dieu tandis quil nous possède réciproquement ! État délicieux et plein de charme, on y dort paisiblement sur le sein de la Providence, on y joue innocemment avec la divine Sagesse (Prov 8, 30), sans inquiétude sur le succès de sa course qui nen souffre aucune interruption et qui se fait toujours, à travers les écueils et les pirates et parmi les orages continuels, le plus heureusement !
Ô cur pur, o bonne volonté, vous êtes lunique fondement de tous les états spirituels. Cest à vous que sont donnés et cest par vous que profitent les dons de pure foi, despérance, de pure confiance et de pur amour. Cest sur votre tronc que sont entées les fleurs du désert, je veux dire les grâces précieuses quon ne voit guère éclater que dans ces âmes parfaitement détachées où Dieu, comme dans un séjour inhabité, fait sa demeure à lexclusion de tout autre objet. Vous êtes cette source féconde doù partent tous les ruisseaux qui viennent arroser et le parterre de lÉpoux et le jardin de lépouse : eh ! que vous pouvez bien dire à toutes les âmes : Considérez-moi bien, cest moi qui produit le bel amour, cet amour qui démêle toujours ce quil y a de meilleur pour sy fixer ; moi qui fais naître cette crainte douce et efficace qui donne de lhorreur du mal et le fait éviter sans trouble, moi qui fais éclore les belles connaissances qui nous découvrent les grandeurs de Dieu et le prix de la vertu qui lhonore, moi enfin doù sélèvent ces ardents désirs animés sans cesse par une espérance toute sainte qui fait objet dont la jouissance doit faire un jour, comme à présent mais plus délicieusement, la félicité des âmes fidèles (Eccl.24, 24). Vous pouvez toutes les inviter à se rendre toutes autour de vous pour senrichir de vos inépuisables trésors. Cest à vous que remontent tous les états et toutes les voies spirituelles ; cest dans vous quelles offrent ce quelles ont de beau, dattrayant, de charmant ; cest de votre fonds quelles le tirent. Ces fruits merveilleux de grâce et de vertu de toutes espèces, quon y voit éclater de toutes parts et dont on sy nourrit, ne sont que des productions de vos plants dont on les transplante comme dun jardin de délices. Cest sur vos terres que coulent le lait et le miel (Eccl. 46, 8) ; ce sont vos mamelles qui distillent le lait ; cest sur votre sein que se cueille le bouquet de myrrhe (Cant. 1, 13) et cest sur vos doigts quon voit couler avec abondance et en toute sa pureté la liqueur quon a coutume den extraire en ne faisant que le presser (Cant. 5, 5).
Allons donc, chères âmes, courons, volons à cette mère damour qui nous appelle (Eccl. 24, 24) ; quattendons-nous ? Marchons à linstant, allons nous perdre en Dieu, en son cur même, pour nous y enivrer de cette bonne volonté ; prenons dans le cur la clé des trésors célestes, prenons ensuite notre route vers le ciel sans crainte de le trouver fermé ; elle nous en ouvrira toutes les portes. Point dendroit si secret où nous ne puissions pénétrer ensuite ; rien ne sera clos pour nous, ni le jardin, ni le cellier, ni la vigne (Cant. 4, 12 ; 2, 4 ; 2, 15) ; si nous voulons respirer lair de la campagne (Cant. 7, 11), il ne tiendra quà nous dy faire un tour ; enfin nous irons et nous viendrons, nous entrerons et nous sortirons à notre gré avec cette clé de David (Ap. 3, 7), cette clé de la science (Lc. 11, 52), cette clé de labîme (Ap. 9, 1) où sont renfermés les trésors profonds et cachés de la Sagesse divine (Sag. 7, 14). Cest encore avec cette divine clé que lon ouvre les portes de la mort mystique et de ses ténèbres sacrées ; cest par elle que lon descend dans les lacs profonds (Is.14, 15) et dans la fosse aux lions (Dn. 6, 7). Cest elle qui pousse encore ces âmes dans ces cachots obscurs pour les en retirer saines et sauves ; cest elle qui nous introduit dans cet heureux séjour où lintelligence et la lumière font leur demeure, où lÉpoux prend au frais le repos de midi (Cant. 1, 6), où lon sait bientôt, dès quon le voit, par quelle adresse on obtient un baiser de sa bouche (Cant. 1, 1), comment on monte avec confiance les degrés de la couche nuptiale et que cest là que sapprennent les secrets de lamour (Cant. 1, 4). O divins secrets quil nest pas permis de révéler et que nulle mortelle bouche ne peut exprimer (Tb. 12, 7) !
Aimons donc, chères âmes. Tous les biens, pour nous enrichir, nattendent que lamour. Il donne la sainteté, il donne tout ce qui laccompagne. Elle est dans sa droite, elle est dans sa gauche pour la faire couler de toutes parts dans tous les curs ouverts à toutes ses divines effusions. O divine semence de léternité ! On ne peut jamais faire assez votre éloge, mais pourquoi tant parler de vous ? Il vaut mieux vous posséder dans le silence que de vous louer par de faibles paroles. Que dis-je ? Il faut vous louer, mais il ne faut vous louer que parce quon est possédé de vous ; car, du moment que vous possédez un cur, lire, écrire, parler, agir ou faire le contraire, cest une même chose pour le cur. On naffecte rien, on névite rien, on est solitaire, on est apôtre, on est sain, on est malade, on est simple ou éloquent, on est enfin tout comme vous le dictez au cur. Et le cur, votre fidèle écho, le répète aux autres facultés. Dans ce composé matériel et spirituel que vous voulez bien regarder comme votre royaume, cest le cur qui règne en maître sous vos auspices ; comme il na point dautres instincts que ceux que vous lui inspirez, tout objet lui plaît sous les rapports que vous lui offrez. Ceux que la nature ou le démon voudrait lui substituer ne font que le dégoûter et lui causer de lhorreur. Si vous permettez quil sy laisse surprendre quelquefois, ce nest que pour le rendre plus sage et plus humble.
SUITE DE LA MÊME MATIÈRE
DE LÉTAT DE PURE FOI OU DE LABANDON À LACTION DIVINE
Mais avançons toujours dans la connaissance de laction divine. Ce quelle ôte à la bonne volonté selon laperçu, elle le lui donne pour ainsi dire incognito. Elle ne la laisse jamais manquer. Cest comme quelquun qui soutiendrait un ami par des largesses dont il laisserait connaître quil est lauteur ; mais, ensuite, pour lintérêt de ce même ami, faisant semblant de ne plus vouloir lobliger, ne laisserait pas toujours de lassister également sans se faire connaître. Lami qui ne soupçonnerait pas cette ruse et ce mystère damour se sentirait piqué. Que de réflexions ! Que de raisonnements sur la conduite de son bienfaiteur ! Mais que le mystère commence ensuite à se dévoiler : Dieu sait les divers sentiments qui sélèveraient en même temps dans son âme, de joie, dattendrissement, de reconnaissance, damour, de confusion, dadmiration ! Nen aurait-il pas plus de zèle et dardeur pour son ami ? Et cette épreuve ne laffermirait-elle pas dans son attachement pour lui en le rendant plus aguerri par la suite contre de semblables surprises ? Lapplication est aisée : plus on semble perdre avec Dieu, plus on gagne ; plus il retranche du naturel, plus il donne du surnaturel. On laimait un peu pour ses dons ; ses dons nétant plus aperçus, on en vient enfin à ne laimer que pour lui-même. Cest par lapparente soustraction de ses dons mêmes quil prépare à ce grand don le plus précieux et le plus étendu de ses dons puisquil les renferme tous. Les âmes qui se sont une fois soumises totalement à son action doivent donc toujours interpréter favorablement, fût-ce la perte des plus excellents directeurs, fût-ce la méfiance générale quelles se sentiraient pour tous ceux qui soffrent plus quon ne désire : car, en général, ces sortes de guides qui courent deux-mêmes après les âmes méritent un peu quon se défie deux. Ceux qui sont vraiment animés de lesprit de Dieu ne marquent pas pour lordinaire tant dempressement et de suffisance ; ils sappellent moins eux-mêmes quon ne les appelle ; encore même marchent-ils toujours avec une certaine méfiance.
Mais pour revenir à ces âmes, on peut dire que leur cur est linterprète de lordre de Dieu ; il faut sonder ce que dit le cur, il est linterprète de la volonté de Dieu selon les occurrences. Car laction divine déguisée lui révèle ses desseins non par idées, mais par instincts. Elle les lui découvre ou par rencontres, le faisant agir à laventure, ou par nécessité, ne lui permettant pas de prendre dautres partis que celui qui se présente, ou par lapplication possible des moyens nécessaires, comme par exemple quand il faut dire ou faire certaines choses par un premier mouvement, ou dans un transport surnaturel ou extraordinaire ; ou bien enfin par une application active dinclination ou déloignement ; doù, selon quon se trouve affecté, on sapproche ou on séloigne des objets. Si lon sen tient aux apparences cest là sans doute un grand vide de vertu de se laisser ainsi aller à lincertain ; si lon juge selon les règles ordinaires, rien de réglé, duniforme et de concerté dans la conduite. Cest néanmoins dans le fond le plus haut point de la vertu den être là ; et ce nest quaprès sêtre longtemps exercé quon y parvient ordinairement. La vertu de cet état, cest la vertu toute pure, cest la perfection même.
On est comme un musicien qui joindrait à un long exercice une parfaite connaissance de la musique ; il serait si plein de son art que, sans y penser, tout ce quil ferait dans létendue de son art en aurait la perfection ; et si on examinait ensuite ses compositions on y trouverait une conformité parfaite avec ce que prescrivent les règles et quil nauraient jamais mieux réussi que quand, libre des règles qui captivent le génie lorsquon les suit trop scrupuleusement, il aurait agi sans contrainte et ses impromptus, comme autant de chefs-duvre, feraient ladministration des connaisseurs.
Ainsi lâme longtemps exercée dans la science et la pratique du salut, sous lempire du raisonnement et de méthodes dont elle saidait pour seconder la grâce, se forme insensiblement une habitude qui passe comme en nature dagir en tout par la foi et la raison. Il semble alors quelle na rien de mieux à faire que ce qui se présente dabord, sans cette suite de réflexions dont elle avait besoin autrefois ; il ne lui reste plus que dagir comme à laventure, ne pouvant que se livrer au génie de la grâce qui ne peut égarer. Ce quelle opère dans cet état de simplicité noffre rien que de merveilleux pour les yeux éclairés et les esprits intelligents. Sans règles, rien de mieux réglé ; sans mesure, rien de mieux concerté ; sans réflexion, rien de plus approfondi ; sans industrie, rien de mieux ménagé ; sans efforts, rien de plus efficace ; et sans prévoyance, rien qui sajuste mieux aux événements qui surviennent.
Néanmoins lâme se trouve comme perdue dans cet état, elle na plus dappui et daperçu, ni celui des réflexions qui guidaient et amenaient ses opérations, ni celui de la grâce qui ne se fait plus sentir ; mais cest dans cette perte quelle retrouve tout, car cette même grâce, substituée pour ainsi dire à elle-même sous une nouvelle forme et au propre esprit, rend à lâme le centuple de ce quelle lui ôte par la pureté des impressions cachées.
Cest là sans doute un grand coup de mort à lâme de perdre ainsi de vue la volonté divine qui se retire de devant ses yeux pour se tenir, pour ainsi dire, derrière elle et la pousser devant soi, nétant plus son objet, mais son principe. On sait par expérience que rien nembrase les désirs de cette volonté comme cette perte que le cur en fait. Quels profonds gémissements ne pousse-t-il pas ! Il ny a là aucune consolation sensible.
Ravir Dieu à un cur qui ne veut que Dieu, quel secret damour ! Cen est un grand, car cest par cette voie, et ce nest que par elle, que la pure foi et la pure espérance sétablissent dans une âme. On croit alors ce quon ne voit pas, et on attend ce quon ne possède pas sensiblement. Oh ! combien nous perfectionne cette conduite inconnue dune action dont on est sujet et instrument, sans quil y en ait aucune apparence, tant il ne paraît en tout ce que lon fait que pur hasard et inclination naturelle ! Tout ici humilie lâme ; quand on parlerait par inspiration, on ne penserait ne parler que par nature. On ne voit jamais par quel esprit on est poussé ; le souffle le plus divin effraie, et tout ce que lon fait ou lon sent, on le méprise incessamment, comme si tout ce qui se passe était défaut et imperfection. On admire toujours les autres et on se sent de cent pieds au-dessous ; il ny a rien dans leurs procédés qui ne confonde. On se défie de toutes ses lumières, on ne peut sassurer sur aucune de ses pensées, on a une soumission excessive pour les moindres que lon croit véritables, et laction divine ne semble éloigner du vertueux que pour enfoncer lâme dans une profonde humilité, et cette humilité ne paraît pas vertu à lâme ; cest pure justice, à ce quelle pense.
Ce quil y a en cela dadmirable, cest que lâme paraît à ceux de qui Dieu la sépare intérieurement dans des sentiments tout contraires et cest ce qui lui paraît aussi à elle-même, car de ce côté ce nest que pure apparence dopiniâtreté, de désobéissance, de trouble, de mépris, dindignation sans remède ; et plus lâme veut réformer ses désordres, plus ils croissent, parce que ce sont de véritables instincts de grâce qui détournent lâme des écueils où elle ferait naufrage et que lamour qui parle à son cur len éloigne pratiquement malgré tous les états de son esprit qui, par une vertu de pure étude, se croit obligé de sen approcher.
Quel procédé de laction divine : sanctifier réellement lâme et sous des apparences telles quil ny ait rien qui ne lhumilie ; cela est vraiment admirable et divin, cest là une sainteté toute extraordinaire qui ne peut quaccroître lhumilité. Voilà des faveurs, des caresses, des dons de grâce bien sûrs ; aussi les fruits de la pure foi ne se corrompent point, lécorce est trop aride et trop dure.
Vivez donc, petite racine de mon cur, dans linconnu et le caché de Dieu ; poussez par sa vertu secrète des branches, des feuilles, des fleurs, des fruits au-dehors, que vous ne pouvez voir et dont les autres seront nourris et réjouis. Donnez à toutes les âmes qui viennent se reposer sous votre ombre et y chercher des rafraîchissements, des fruits selon leur goût, sans consulter le vôtre. Que toutes les greffes que la grâce entera sur vous reçoivent un sceau indéterminé qui ne se spécifie que par la configuration de ces mêmes greffes. Devenez toute en toutes et ne soyez vous-même quabandon et indifférence. Demeurez, petit ver (Sainte Thérèse, Château de lâme, Cinquième Demeure, ch. 2), dans létroit et obscur cachot de votre misérable coque, jusquà ce que la chaleur de la grâce vous forme et vous fasse éclore ; mangez ensuite toutes les feuilles quelle vous présente, et ne regardez pas dans cette activité dabandon la quiétude que vous avez perdue. Arrêtez-vous ensuite quand cette divine nature vous arrête ; perdez, à plusieurs reprises de cessation et dactivité, par des métamorphoses incompréhensibles, toutes vos anciennes formes, méthodes et manières, pour vous revêtir, en mourant et en ressuscitant de celles que cette divine nature vous désignera elle-même. Faites ensuite votre soie en cachette, faites ce que vous ne pouvez voir ni sentir. Sentez-vous une secrète agitation dans toute votre capacité, vous la condamnerez vous-même, toute votre capacité, vous la condamnerez vous-même, tandis que, portant une secrète envie à vos compagnons qui sont morts et fixés mais qui ne sont pas au terme où vous êtes, vous les admirez encore, quoique vous les ayez passés. Soyez agité par abandon pour filer une soie dont les princes de lÉglise et de la terre et toutes sortes de dames se feront gloire de porter. Après cela que deviendrez-vous, petit ver, par où sortirez-vous ? O merveille de la grâce ! Le moyen quune âme trouve tant de formes ! Autrement qui sait où la grâce veut lamener ? Qui pourrait deviner ce que la nature fait dun ver à soie sil ne lavait vu ? Il faut lui présenter des feuilles, et cest tout : la nature fait le reste.
Ainsi, chères âmes, vous ne pouvez connaître ni doù vous venez, ni où vous allez, de quelle idée de Dieu la divine Sagesse vous tire et à quel terme elle vous conduit ; il ne vous reste quun abandon passif pour se laisser faire sans réflexion, sans modèle, sans exemple, sans méthode, agissant quand cest le moment dagir, cessant quand cest le moment de cesser, perdant quand cest le moment de perdre, et de cette sorte insensiblement, agissant et cessant par attraits et par abandon, on lit, on laisse les livres, on parle aux personnes et on se tait. On écrit et on sarrête sans savoir jamais ce qui suivra. Et après plusieurs transformations, lâme consommée reçoit des ailes pour senvoler dans les cieux, après avoir laissé sur la terre une semence féconde pour perpétuer son état dans les âmes.
QUE LORDRE DE DIEU FAIT TOUTE NOTRE SAINTETÉ ET DE PETITESSE APPARENTE DE CET ORDRE
POUR CERTAINES ÂMES QUE DIEU SANCTIFIE SANS ÉCLAT ET SANS EFFORT INDUSTRIEUX
Lordre de Dieu, le bon plaisir de Dieu, la volonté de Dieu, laction de Dieu, la grâce, tout cela est une même chose. Le terme de cette divine chose en cette vie est la perfection. Ce terme se produit en nos âmes, sy accroît sy augmente et se consomme à leur insu et en secret. La théologie est pleine de conceptions et dexpressions qui expliquent les merveilles de ce terme en chaque âme selon toute son étendue. On peut savoir toute cette spéculation, en parler admirablement, écrire, instruire, diriger les âmes, mais si lon na que cette spéculation dans lesprit, on est, à légard des âmes qui reçoivent le terme de lordre de Dieu et de sa divine volonté, sans en savoir toute la théorie, sans en connaître toutes les parties et en pouvoir parler, on est, dis-je, comme un médecin malade à légard des personnes simples qui sont en parfaite santé. Lordre de Dieu, sa divine volonté reçue avec simplicité par une âme fidèle, opère en elle ce terme divin sans quelle le connaisse, comme une médecine prise avec soumission opère la santé dans un malade qui ne sait et na que faire de savoir la médecine. Comme cest le feu qui échauffe et non la philosophie et la connaissance de cet élément et de ses effets, cest aussi lordre de Dieu, cest sa volonté qui opère la sainteté dans nos âmes et non la curieuse spéculation de ce principe et de ce terme.
Lorsquon a soif, pour se désaltérer il faut laisser les livres qui expliquent les choses, et boire. La curiosité de savoir nest capable que daltérer davantage. Ainsi, lorsquon est altéré de la sainteté, la curiosité de savoir nest capable que de léloigner ; il faut laisser la spéculation et boire en simplicité tout ce que lordre de Dieu présente daction et de souffrance. Ce qui nous arrive à chaque moment par lordre de Dieu est ce quil y a de plus saint, de meilleur, et de plus divin pour nous.
Toute notre science consiste à connaître cet ordre au moment présent. Toute lecture qui se fait autrement que par lordre de Dieu est nuisible ; cest la volonté de Dieu et son ordre qui est grâce et opère au fond de nos curs lorsquon lit, aussi bien que pendant toutes les autres choses que lon fait, et non pas les idées, espèces ou lectures qui, destituées à notre égard de la vertu vivifiante de lordre de Dieu, ne sont quune lettre morte qui vide le cur par la plénitude quelle cause à lesprit. Cette divine volonté moyen de quelques souffrances ou de quelques actions très distinguées par ses attraits au milieu de ce quil y a de plus distrayant, opère au fond de son cur ce terme mystérieux de lêtre surnaturel sans remplir son esprit daucune idée naturelle. Au lieu que lhomme superbe qui nétudie les livres spirituels que par curiosité, la volonté de Dieu nétant pas unie à sa lecture, ne reçoit que la lettre morte dans son esprit et se dessèche et sendurcit toujours davantage.
Lordre de Dieu ou sa divine volonté est la vie de lâme sous quelque apparence que lâme se lapplique ou la reçoive.
Quelque rapport que cette divine volonté ait à lesprit, elle nourrit lâme et la fait croître toujours par ce quil y a de meilleur. Ce nest ni ceci ni cela qui produit ces heureux effets, cest ce qui est de lordre de Dieu au moment présent. Ce qui était le meilleur au moment passé ne lest plus, parce quil est destitué de la volonté divine qui sécoule sous dautres apparences pour faire le devoir du moment présent ; et cest ce devoir, quelque apparence quil ait, qui est présentement ce quil y a de plus sanctifiant pour lâme.
Si la divine volonté fait un devoir présent de lire, la lecture opère au fond du cur le terme mystérieux ; si la divine volonté fait quitter la lecture pour un devoir de contemplation actuelle, ce devoir opère au fond du cur le nouvel homme et la lecture alors serait préjudiciable et inutile. Si la divine volonté retire de la contemplation actuelle pour entendre les confessions etc. et cela pendant des temps considérables, le devoir forme Jésus Christ au fond du cur et toute la douceur de la contemplation ne servirait quà la détruire.
Cest lordre de Dieu qui est la plénitude de tous nos moments ; il sécoule sous mille apparences différentes qui deviennent successivement notre devoir présent, forment, font croître et consomment en nous lhomme nouveau jusquà la plénitude que la divine Sagesse a ordonné qui serait en nous.
Ce mystérieux accroissement de lâge de Jésus Christ en nos curs est le terme produit par lordre de Dieu, cest le fruit de sa grâce et de sa volonté divine. Ce fruit, comme nous lavons dit, se produit, saccroît et se nourrit par la succession de nos devoirs présents que la même volonté de Dieu remplit, de sorte quen les suivant cest toujours le meilleur dans cette volonté sainte. Il ny a quà la laisser faire et sabandonner à laveugle avec une confiance elle est infiniment sage, infiniment puissante, infiniment bienfaisante pour les âmes qui espèrent totalement en elle et sans réserve, qui naiment et ne cherchent quelle seule et qui croient avec une foi et une confiance inébranlable que ce quelle fait à chaque moment est le mieux sans chercher ailleurs le plus et le moins et à comparer les rapports de tout le matériel de lordre de Dieu, ce qui nest quune pure recherche de lamour-propre.
La volonté de Dieu est lessentiel, le réel et la vertu de toutes choses ; cest elle qui les ajuste et les rend propres à lâme ; sans elle tout est vide, néant et mensonge vanité, lettre, écorce, mort. La volonté de Dieu est le salut, la santé, la vie du corps et de lâme, quelque expérience que porte à lun et à lautre lobjet sur lequel elle sapplique. Que lesprit en ait les idées quil lui plaira, que le corps y sente ce quil pourra, ne fût-ce pour lesprit que distractions et troubles, ne fût-ce pour le corps que la maladie à mort, cette divine volonté est cependant toujours, pour le moment présent, la vie du corps et de lâme, car enfin lun et lautre, dans quelque état quils soient, ne sont jamais soutenus que par elle. Le pain sans elle est un poison, par elle, un remède salutaire ; les livres sans elle ne font quaveugler et lembarras par elle est une lumière. Elle est le tout, le bon, le véritable en toutes choses. En tout elle se donne comme Dieu, et Dieu est lêtre universel. Il ne faut pas regarder les rapports que les choses ont à lesprit et au corps pour juger de leur vertu ; car en ce point tout est indifférent. Cest la volonté de Dieu qui donne aux choses, quelles quelles soient, lefficacité pour former Jésus Christ dans le fond de nos curs : il ne faut point donner de bornes à cette volonté.
Laction divine ne veut trouver dans la créature aucun obstacle ; tout lui est également propre ou inutile. Tout est rien sans elle, avec elle le rien est tout. Que la contemplation, la méditation, les prières vocales, le silence intérieur, les actes des puissances sensibles, ou distincts, ou moins aperçus, la retraite ou laction soient ce que lon voudra en eux-mêmes, le meilleur de tout cela pour lâme est tout ce que Dieu veut au moment présent : et lâme doit regarder tout cela avec une parfaite indifférence comme nétant rien du tout. Aussi ne les voyant quen lui, doit-elle prendre et laisser toutes choses à son gré pour ne vivre et ne se nourrir et nespérer quen cet ordre et non dans les choses qui nont de force et de vertu que par lui. Elle doit dire à chaque moment et à légard de tout, comme saint Paul : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » (Act. 9,6) et non ceci et cela, mais tout ce que vous voudrez. Lesprit aime cela, le corps ceci, mais Seigneur, je ne veux que votre sainte volonté. Loraison, laction, la prière vocale ou mentale, en acte ou en silence, en foi ou en lumière, en distinction despèces ou en grâce générale, tout, Seigneur, nest rien, car votre volonté est le réel et lunique vertu de tout cela. Cest elle seule qui est le point de ma dévotion et non les choses, quelques sublimes ou élevées quelles soient, car cest la perfection du cur et non de lesprit qui est le terme de la grâce.
La présence de Dieu qui sanctifie nos âmes est cette habitation de la sainte Trinité qui sécoule au fond de nos curs, lorsquils se soumettent à la divine volonté ; car la présence de Dieu qui se fait par lacte de la contemplation nopère en nous cette union intime que comme les autres choses qui sont de lordre de Dieu. Elle tient toujours le premier rang entre elles parce quelle est le moyen excellent de sunir à Dieu, lorsque la divine volonté ordonne quon en fasse usage.
Cest par lunion à la volonté de Dieu quon jouit de lui, quon le possède, et cest une illusion de chercher cette divine jouissance par un autre moyen. La volonté de Dieu est le moyen universel ; le moyen nest ni de cette manière ni de cette autre, mais il a la vertu de sanctifier toutes les manières et toutes les façons particulières. Cette divine volonté sunir à nos âmes en mille façons différentes et celle quelle nous approprie est toujours le meilleur pour nous. Toutes doivent être estimées et aimées, car toutes dans ce qui les accompagne sont lordre de Dieu qui saccommode à chaque âme pour opérer lunion divine, choisissant pour cela la matière de cet ordre. Et les âmes doivent sen tenir à ce choix sans en faire un elles-mêmes, préférant cette pratique de cette volonté adorable jusquà laimer et lestimer de même dans ce quelle marque aux autres. Par exemple, si ce même ordre me prescrit des prières vocales, des sentiments affectifs, des lumières sur les mystères, jaimerai et estimerai le silence et la nudité que la vie de la foi opère dans les autres ; mais pour moi je ferai usage de ce devoir présent, et par lui je munirai à Dieu. Je ne réduirai point comme les quiétistes toute la religion au néant daction et dactes distincts, méprisant tout autre moyen, car ce qui fait la perfection est lordre de Dieu qui rend bon à lâme tout moyen auquel il lapplique. Non, je ne donnerai ni bornes, ni figures, ni limites à la volonté de Dieu ; mais je la recevrai sous toutes les formes par lesquelles elle voudra se communiquer, et estimerai toutes celles où il lui plaira de sunir aux autres. Ainsi toutes les âmes simples nont quune seule voie générale qui se différencie et se particularise en tout pour faire la variété de la robe mystique. Toutes les âmes simples sapprouvent et sestiment réciproquement les unes les autres. Elles se disent toutes : « Allons, chacune par notre sentier, au même terme, unies dans le même point et par le même moyen de lordre de Dieu qui est en nous toutes si varié ». Cest dans ce sens quil faut lire la vie des saints et les livres spirituels, sans jamais prendre le change et quitter sa voie ; cest pour cela quil est tout à fait nécessaire de ne lire et navoir dentretiens spirituels que par lordre de Dieu ; car si cet ordre en fait un devoir présent, lâme bien loin de prendre le change, sera affermie dans sa voie par cela même qui en est différent dans sa lecture. Mais si lordre de Dieu ne fait pas un devoir présent de cette lecture et de ce commerce spirituel, on en sortira toujours avec trouble, et on se trouvera dans une confusion didées et une variation continuelle parce que, sans lordre de Dieu, il ne peut y avoir de lordre nulle part. Jusquà quand occuperons-nous donc le libre, la capacité de notre âme des peines et inquiétudes particulières de nos moments présents ? Quand est-ce que Dieu nous sera tout en toutes choses ? Laissons le ceci, le cela se faire sentir selon quil est, et vivons au-delà très purement de Dieu même.
Cest pour cela que Dieu répand tant de destructions, de néants, de morts, dobscurités, de confusions, de bassesse dans tout ce qui arrive à certaines âmes. Il ny a rien en ce quelles souffrent, ni en ce quelles font qui ne soit très petit et très méprisable à leurs yeux et à ceux des autres. Il ny a rien déclatant dans tous leurs moments, tout y est commun. Ce nest au-dedans que trouble, au-dehors que contradiction et desseins renversés ; un corps infirme et sujet à mille besoins qui ne sent rien que le contre-pied de tant de pauvreté et daustérité qui ont fait admirer les saints. On ne voit ni aumônes excessives, ni zèle ardent et étendu, et lâme est ainsi nourrie, quant aux sens et à lesprit, dune nourriture tout à fait dégoûtante, car rien de cela ne lui plaît, elle aspire à tout autre chose, mais toutes les avenues de cette sainteté si désirée sont fermées. Il faut vivre de ce pain dangoisse, de ce pain de cendre avec une contrainte intérieure et extérieure continuelle, il faut sentir une idée de sainteté qui sans cesse fait la guerre dune façon impitoyable et irrémédiable. La volonté en est affamée, mais il ny a pas moyen den venir à leffet. Pourquoi tout cela, sinon afin que lâme soit mortifiée dans ce quil y a de plus spirituel et de plus intime, et que, ne trouvant ni goût ni satisfaction en rien de ce quil lui arrive, elle mette tout son goût en Dieu qui la mène exprès par cette voie, afin quil ny ait que lui seul qui puisse lui plaire. Laissons donc lécorce de notre vie pénible, puisquelle ne sert quà nous humilier à nos yeux et aux yeux des autres ; ou plutôt cachons-nous sous cette écorce et jouissons de Dieu qui seul est tout notre bien. Servons-nous de cette infirmité, de ces besoins de ces soins de ces nécessités de nourriture dhabits, de meubles, de mauvais succès, de ce mépris des autres, de ces craintes, incertitudes, de ces troubles pour trouver tout notre bien en la jouissance de Dieu qui, par ces choses, se donne à nous entièrement comme notre unique bien.
Dieu veut être en nous pauvrement, sans les accompagnements de sainteté qui rendent les âmes admirables. Cest que Dieu seul veut être seul lobjet de notre cur et désire que lui seul nous plaise ; et nous sommes si faibles que si léclat de laustérité, du zèle, de laumône, de la pauvreté y était, nous ferions de cela une partie de notre joie. Mais dans notre voie il ny a rien qui ne nous soit désagréable et par ce moyen Dieu est toute notre sanctification et notre appui ; et le monde ne peut que nous mépriser et nous laisser en paix jouir de notre trésor.
Dieu veut être le principe de tout ce quil y a en nous de saint, et pour cela tout ce qui dépend de nous et de notre fidélité active est très petit et tout lopposé, ce semble, de la sainteté. Il ne peut y avoir en nous rien de grand que par voie passive ; ainsi ny pensons plus. Laissons à Dieu le soin de notre sainteté, il en sait les moyens : ils dépendent tous dune protection et dune opération singulière de sa Providence ; ils sexécutent ordinairement à notre insu et par cela que nous redoutons le plus et à quoi nous nous attendons le moins. Marchons en paix dans les petits devoirs de notre fidélité active, sans aspirer aux grands ; car Dieu ne veut pas se donner par nos soins. Nous serons les saints de Dieu, de sa grâce et de sa providence spéciale ; il sait le rang quil veut nous donner, laissons-le faire ; et sans nous former désormais de fausses idées et de vains systèmes de sainteté, contentons-nous de laimer sans cesse en marchant avec simplicité dans la route quil nous a tracée et où tout est si petit à nos yeux et aux yeux du monde.
QUIL FAUT SE SACRIFIER À DIEU POUR LAMOUR DU DEVOIR :
DE LA FIDÉLITÉ À LE REMPLIR ET DE LA PART QUI EST CONFIÉ À LÂME
DANS LOUVRAGE DE SA SANCTIFICATION. DIEU FAIT TOUT LE RESTE LUI SEUL
« Sacrificate sacrificium justitiae et sperate in Domino ». Sacrifiez, disait le Prophète, un sacrifice de justice et espérez au Seigneur.
Cest-à-dire que le grand et solide fondement de la vie spirituelle est de se donner à Dieu pour être le sujet de son bon plaisir pour tout, à lintérieur et à lextérieur, et de soublier si bien ensuite quon se regarde comme une chose vendue et livrée, à laquelle on na plus aucun droit, de sorte que tout est pour le bon plaisir de Dieu, de façon quil fasse toute notre joie et que son bonheur et sa gloire, son être fassent notre unique bien.
Ce fondement posé, lâme na quà passer toute sa vie à se réjouir de ce que Dieu est Dieu, laissant son propre être tellement à son bon plaisir que le contentement soit égal de faire ceci ou cela ou le contraire, selon que ce bon plaisir en disposera, ne faisant aucune réflexion sur lusage que ce bon plaisir en fait.
Le bon plaisir de Dieu use de notre être en deux manières : ou il loblige à faire de certaines choses, ou il opère simplement au bon plaisir manifesté ou inspiré ; la seconde, une simple et passive soumission aux impressions du bon plaisir de Dieu ; labandon renferme tout cela, nétant autre quune parfaite soumission à lordre de Dieu selon la nature du moment présent. Il importe peu à lâme de savoir en quelle manière elle est obligée de sabandonner et quelles sont les qualités du moment présent, mais il lui importe absolument dêtre abandonnée sans réserve.
Labandon dans le cur renferme toutes les manières possibles, car lêtre propre étant livré au bon plaisir de Dieu, ce transport fait par le pur amour est pour toute létendue des opérations de ce bon plaisir. Ainsi lâme à chaque moment exerce un abandon à linfini ; toutes les qualités possibles et les manières sont renfermées dans sa vertu. Ce nest donc point du tout laffaire de lâme de déterminer lobjet de la soumission quelle doit à Dieu, mais sa seule occupation est simplement dêtre soumise pour toutes et prête à tout. Cest là lessentiel de labandon, cest ce que Dieu exige de lâme et le don libre du cur quil demande, cest labnégation, lobéissance, cest lamour : le reste est laffaire de Dieu. Et soit que lâme agisse avec soin pour remplir le devoir auquel son état et le devoir lobligent, soit quelle suive avec douceur un attrait inspiré, ou quelle se soumette en paix aux impressions de la grâce pour le corps et pour lâme, en tout cela elle exerce au fond du cur un même acte universel, général, dabandon qui nest point du tout limité par le terme et leffet spécial qui en paraît au moment, mais qui, au fond, a tout le mérite et lefficacité que la bonne volonté sincère a toujours quand leffet ne dépend point delle ; ce quelle a voulu faire est réputé pour fait devant Dieu. Si le bon plaisir de Dieu donne des bornes à lexercice des facultés particulières, il nen donne point à celui de la volonté. Le bon plaisir de Dieu, lêtre et lessence de Dieu font lobjet de la volonté et, par lexercice de lamour, Dieu sunit à elle sans bornes, sans manière, sans mesure. Si cet amour ne se termine dans les facultés quà ceci ou cela, cest que la volonté de Dieu sy termine elle-même, cest quelle se raccourcit pour ainsi dire et sabrège dans la qualité du moment présent, et passe ainsi dans les facultés et, de là, dans le cur parce quil est pur, sans limites et sans réserve, et se communique à lui à cause de sa capacité infinie opérée par la pureté de lamour qui, layant vidé de toutes choses, la rendu capable de Dieu.
Ô saint dégagement ! cest toi qui fais la place de Dieu ! O pureté ! Ô préparation à tout ! ô soumission sans réserve ! cest toi qui attires Dieu dans le fond des curs ! Que les facultés soient après tout ce quil leur plaira, vous êtes, Seigneur, tout mon bien ; faites tout ce que vous voudrez de ce petit être, quil agisse, quil soit inspiré, quil soit le sujet de vos impressions, tout est un en tout, et votre tout est à vous, de vous et pour vous. Je nai plus rien à y voir ni à y faire, pas un seul moment de ma vie nest de mon ordonnance, tout est à vous, je ne dois rien ajouter ni diminuer, ni chercher, ni réfléchir. Cest à vous à tout régler : la sainteté, la perfection, le salut, la direction, la mortification, cest votre affaire ; la mienne est dêtre content de vous et de ne mapproprier aucune action ni passion, mais laisser tout à votre bon plaisir.
La doctrine du pur amour ne se donne que par laction de Dieu et non par leffort de lesprit. Dieu instruit le cur non par des idées, mais par les peines et les traverses. Cette science est une connaissance pratique par laquelle on goûte Dieu comme lunique bien. Pour avoir cette science il faut être dégagé de tous les biens particuliers ; et pour arriver à ce but, il faut en être privé. Ainsi ce nest que par une traverse continuelle et une longue suite de mortifications de toutes sortes, dinclinations et affections particulières que lon est établi dans le pur amour. Il en faut venir au point que tout le créé ne soit plus rien et que Dieu soit tout ; et pour cela il faut que Dieu soppose à toutes les affections particulières de lâme, de sorte que, dès quelle se porte à quelque forme spéciale, à quelque idée de piété, à quelque moyen de perfection ou de dévotion, par tels desseins, telles voies ou chemins pour y arriver, soit encore à des attaches de personnes pour nous y introduire, ou enfin à quoi que ce soit, Dieu déconcerte nos vues et permet quau lieu de ces projets, nous ne trouvions en tout que confusion, troubles, que vide, que folie. À peine lâme a-t-elle dit : « Cest par là quil faut aller, cest à cette personne quil faut parler, cest de telle manière quil faut agir » ; aussitôt Dieu dit tout le contraire et retire sa vertu des moyens déterminés par lâme. Ainsi ne trouvant en tout que pure créature et conséquemment que vrai néant, lâme est contrainte de recourir à Dieu même et de se contenter de lui.
Lâme pour qui le bien et le bonheur de Dieu devient le sien ne se répand plus par amour, mais par confiance dans les choses créées, ne les admet que par devoir, par ordre de Dieu, et par application spéciale de sa volonté. Elle vit au-dessus de cette abondance et de cette disette dans la plénitude de Dieu qui est son bien permanent. Dieu trouve cette âme toute vide de propres inclinations, de propres mouvements, de propre choix ; cest un sujet mort et exposé dans une indifférence universelle. Le tout de lêtre divin venant ainsi à paraître au fond du cur, répand sur la surface des êtres créés une surface de néant qui absorbe toutes leurs distinctions et toutes leurs variétés. Ainsi le créé au fond du cur est sans vertu et sans efficace, et le cur sans tendances et inclinations vers le créé parce que la majesté de Dieu en remplit toute la capacité. Le cur vivant ainsi de Dieu est mort à tout le reste et tout est mort pour lui. Cest à Dieu, qui donne la vie à toutes choses, à vivifier lâme à légard du créé et le créé à légard de lâme. Cest lordre de Dieu qui est cette vie ; le cur, par cet ordre, est porté vers la créature et, par cet ordre, la créature est portée vers lâme et y est admise. Sans cette vertu divine du bon plaisir de Dieu, le créé nest point admis par lâme et lâme ne sy porte point. Cette réduction de tout le créé premièrement dans le néant, et ensuite dans le point de lordre de Dieu, fait quà chaque moment Dieu est à lâme Dieu même et toutes choses. Car chaque moment est un contentement de Dieu seul au fond du cur et un abandon sans réserve à tout le créé possible, ou plutôt au créé et au créable dans lordre de Dieu ; chaque moment renferme donc tout.
La pratique dune théologie si admirable consiste dans une chose si simple, si aisée, si présente, quil ny a quà le vouloir pour lavoir. Ce dégagement, cet amour si pur, si universel, consiste en activité, en passivité, en ce que lâme doit faire avec la grâce et ce que la grâce doit opérer en elle sans exiger autre chose quabandon et consentement passif, cest-à-dire tout ce que Dieu veut faire lui-même et tout ce que la théologies mystique explique par une infinité de subtiles conceptions quil est souvent meilleur à lâme de ne point savoir, puisque la pratique nexige que pur oubli et abandon.
Il suffit donc à lâme de savoir ce quelle doit faire ; cela est la chose du monde la plus aisée : cest daimer Dieu comme le grand et lunique tout, être content de ce quil est et sacquitter de son devoir dobligation avec soin et prudence. Une âme simple, par ce seul exercice, par ce chemin si droit, si éclairé et si gardé, marche à pas couverts et en assurance et tout ladmirable expliqué par la théologie mystique, qui consiste en croix et faveurs intérieures, est opéré à linsu de lâme par la volonté de Dieu qui, pendant quelle ne pense quà aimer et à obéir : « facit mirabilia magna solus » (Ps. 135, 4 ; 71, 18 ; 76, 15 ; 85, 10 ; 138, 14 : Lui seul a fait des merveilles.), fait tout cela et le fait par des moyens qui sont tels que plus lâme sabandonne, sabstrait et se répare de tout ce qui se passe en elle, plus cet ouvrage se perfectionne. Tandis que ses réflexions, ses recherches, ses industries ne pourraient que sopposer à la manière dagir de Dieu dans laquelle est tout son bien, car il la sanctifie, la purifie, la dirige, léclaire, lélève, létend, la rend utile aux autres, la rend apostolique par des façons et des moyens où la réflexion ne fait voir sensiblement que le contraire.
Dans le moment présent tout est de nature à tirer lâme de son sentier damour et dobéissance simple. Il faut un abandon et un courage héroïque pour se tenir stable dans la simple fidélité active et chanter sa partie avec assurance, tandis que la grâce chante la sienne sur des airs et des tons qui ne font rien moins que de donner à entendre à lâme quelle est trompée et perdue. Elle nentend à ses oreilles que cela, et si elle a le courage de laisser gronder le tonnerre avec ses éclairs, les tempêtes et foudres, et de marcher de pied ferme dans le sentier de lamour et de lobéissance au devoir et à lattrait présent, on peut dire quelle est semblable à lâme de Jésus et quelle porte létat de sa Passion pendant laquelle ce divin Sauveur marchait dun pas égal dans lamour de son Père et la soumission à sa volonté, en lui laissant faire les choses en apparence les plus contraires à la dignité dune âme aussi sainte que la sienne.
Les Curs de Jésus et de Marie, bravant le bruit de cette nuit si obscure, laissent lorage se fondre ; un déluge de choses, selon leur apparence toutes opposées aux desseins de Dieu et à ses ordres, abîment les facultés de Jésus et de Marie, et, par la pointe du cur, ils marchent sans sébranler dans le sentier de lamour et de lobéissance ; ils fixent uniquement les yeux sur ce quils ont à faire et, laissant faire à Dieu ce qui les regarde, ils sentent toute la pesanteur de cette action divine ; ils gémissent sous le poids, mais ils ne chancellent et ne sarrêtent pas un seul instant. Ils croient que tout ira bien pourvu que le cur laisse faire Dieu et se tienne dans sa voie.
Quand lâme va bien, tout va bien, car ce qui est de Dieu, cest-à-dire sa partie et son action, est pour ainsi dire le centre et le contrecoup de la fidélité de lâme ; elle pousse lâme et lâme se repousse vers elle. Cest le beau côté de louvrage qui se fait à peu près comme les superbes tapisseries qui se travaillent point par point et à lenvers. Louvrier qui sy emploie ne voit que son point et son aiguille, et tous ces points remplis successivement font des figures magnifiques qui ne paraissent que lorsque, toutes les parties étant achevées, on expose le beau côté au jour. Mais pendant le temps du travail tout ce beau et merveilleux est dans lobscurité.
Il en est de même de lâme abandonnée, elle ne voit que Dieu et son devoir ; laccomplissement de ce devoir nest à chaque moment que comme un point imperceptible ajouté à louvrage ; et cependant cest avec ces points que Dieu opère ces merveilles dont on a quelquefois des pressentiments dans le temps, mais qui ne seront bien connues que dans le grand jour de léternité. Que la conduite de Dieu est pleine de bonté et de sagesse ! Il a tellement réservé à sa seule grâce et à sa seule action tout ce quil y a sublime et relevé, de grand, dadmirable dans la perfection et la sainteté ; il a tellement laissé à nos âmes aidées du secours de la grâce ce qui est petit, clair, facile, quil ny a personne au monde à qui il ne soit aisé darriver à la perfection la plus éminente. Tout ce qui est de létat, du devoir, des qualités du corps, est à la portée du chrétien. Excepté le péché, voilà tout ce que Dieu lui demande pour occuper sa fidélité active. Il nattend de nous que de nous voir accomplir sa volonté signifiée par le devoir selon nos forces corporelles et spirituelles, et demeurer exacts à nos autres obligations, selon notre pouvoir. Y a-t-il donc rien de plus facile et de plus raisonnable ! Quelle excuse à alléguer ! Cest là cependant tout louvrage que Dieu exige de lâme dans louvrage de sa sanctification. Il lexige des grands et des petits, des forts et des infirmes, en un mot de tous, en tout temps et en tout lieu. Il est donc vrai quil ne demande de notre part que laisé et le facile, puisquil suffit de posséder ce fonds si simple pour arriver à une éminente sainteté.
Mais quest-ce donc que ce devoir qui, de notre part, fait toute lessence de notre perfection ? Il y en a de deux sortes : un devoir général que Dieu impose à tous les hommes et des devoirs particuliers quil prescrit à chacun par lesquels il engage chaque homme dans les différentes conditions, et par conséquent lengage à y remplir les devoirs prescrits par les commandements dun Dieu qui nous oblige à son amour, qui nous porte aux conseils en tant quils peuvent devenir lobjet des attraits de sa grâce ; ce quil demande de chacun, ce nest que suivant la capacité reçue, ce qui prouve son équité.
O vous tous qui tendez à la perfection et qui êtes tentés de vous décourager à la vue de ce que vous lisez dans la vie des saints, et de ce que les livres de piété prescrivent ; ô vous qui vous accablez vous-mêmes par les idées terribles que vous vous formez de la perfection, cest pour votre consolation que Dieu veut que jécrive ceci : apprenez ce que vous paraissez ignorer ; ce Dieu de bonté a rendu aisées toutes les choses nécessaires et communes dans lordre naturel comme lair, leau et la terre. Rien de plus nécessaire que la respiration, le sommeil, la nourriture, mais aussi rien de plus facile. En vertu du commandement que Dieu en a fait, lamour et la fidélité ne sont pas moins nécessaires dans lordre surnaturel ; il faut donc que les difficultés ne soient pas si grandes quon se les représente ; or ces choses, même de si peu de conséquence, Dieu veut bien sen contenter dans la part que lâme doit avoir dans louvrage de sa perfection ; il sen explique lui-même trop clairement pour en douter : « Deum time et mandata ejus observa : hoc est enim omnis homo » Eccl. 12, 13. (« Crains Dieu et observe ses commandements, car cest le devoir de tout homme »), cest-à-dire, voilà tout ce que lhomme doit faire de son côté, voilà en quoi consiste sa fidélité active : quil remplisse sa partie, Dieu fera le reste ; la grâce se la réservant à elle seule, les merveilles quelle opérera passent toute lintelligence de lhomme ; car ni loreille na entendu, ni lil na point vu, ni le cur na senti ce que Dieu conçoit dans son idée, résout dans sa volonté et exécute par sa puissance dans les âmes (1 Cor. 2, 9) qui portent ce simple fond, cette toile si unie, cette couche si aisée à appliquer, ces traits si beaux et si achevés et finis ces figures si admirables que les mains de la divine Sagesse savent seules faire en travaillant sur le fond de cette simple toile damour et dobéissance que lâme tient tendue sans penser, sans chercher, sans réfléchir pour connaître ce que Dieu ajoute, car elle se fie à lui, elle sabandonne, et tout occupée à son devoir, elle ne pense ni à elle, ni à ce qui lui est nécessaire, ni aux moyens de se le procurer.
Plus elle sapplique à son petit ouvrage tout simple et tout caché, tout secret et tout méprisable quil est à lextérieur, plus Dieu le diversifie, lembellit, lenrichit par la broderie et les couleurs quil y mêle : « Mirificavit Dominus sanctum suum » (Ps. 4, 4) (Le Seigneur a rendu admirable celui qui lui est fidèle).
Il est vrai quune toile simplement abandonnée à laveugle au pinceau ne sent à chaque moment que la simple application du pinceau. Chaque coup de ciseau ne peut faire sentir à une pierre aveugle quune pointe cruelle qui la détruit ; car la pierre, par ces coups réitérés, ne sent rien moins que la figure que louvrier opère en elle. Elle ne sent quun ciseau qui la diminue, qui la râcle, qui la coupe, qui la défigure ; et une pauvre pierre, par exemple, que lon veut faire devenir un crucifix, une statue, et qui ne le sait pas, si on lui demande : « Quest-ce donc qui se passe en toi ? », elle pourrait répondre : « Ne me le demandez pas, car quant à moi je nai autre chose à savoir et à faire quà me tenir ferme sous la main de mon maître, et à aimer ce maître, et à souffrir son action pour louvrage auquel je suis destinée ; cest à lui à connaître le moyen de lexécuter ; jignore ce quil fait et ce que je deviens par son opération, je sais seulement que ce quil fait est le meilleur et le plus parfait, et je reçois chaque coup de ciseau comme ce quil y a de plus excellent pour moi, quoiquà dire le vrai, chaque coup ne porte dans mon sentiment que lidée dune ruine, dune destruction, dun défigurement, mais je laisse tout cela et, contente du moment présent, je ne pense quà ce qui est du devoir, et je reçois lopération de ce maître habile sans la connaître et sans men occuper. »
Oui, chères âmes, âmes simples, laissez à Dieu ce qui lui appartient et filez en paix et doucement votre quenouille. Tenez pour vous que ce qui se passe intérieurement est le meilleur ainsi quextérieurement. Laissez faire Dieu et soyez lui abandonnées. Laissez la pointe du ciseau et de laiguille agir. Ne sentez en toutes ces variétés si grandes quune simple apposition de couleurs qui paraît propre à barbouiller votre toile ; ne correspondez à toutes ces opérations divines que par la manière si uniforme et si simple dune entière remise, de loubli et de lapplication à votre devoir. Marchez dans votre ligne et sans savoir la carte du pays, les tenants et aboutissants, les noms, les qualités, les lieux, marchez à laveugle sur cette ligne et tout cela vous sera appliqué passivement. Cherchez le seul règne de Dieu et sa justice par lamour et par lobéissance, et tout vous sera donné. On voit un grand nombre dâmes qui sinquiètent et qui demandent : « Qui nous donnera la sainteté et la perfection, la mortification, la direction ? » Laissez-les dire, laissez-les chercher dans les livres les termes, les qualités de ce merveilleux ouvrage, sa nature et ses parties. Quant à vous, demeurez en paix dans lunité de Dieu par votre amour et marchez à laveugle dans le sentier ferme et droit de vos obligations.
Les anges sont à côté de cette nuit et leurs mains servent de barrière. Si Dieu veut de vous davantage, son inspiration vous le fera connaître. Lordre de Dieu donne à toutes choses un ordre surnaturel et divin ; tout ce quil touche, tout ce quil renferme et tous les objets sur lesquels il se répand, deviennent sainteté et perfection, car sa vertu na point de bornes. Pour diviniser ainsi toues choses et ne point sécarter à gauche, il faut considérer si linspiration reçue de Dieu, telle que lâme se le persuade, ne léloigne point des devoirs de son état ; en ce cas lordre de Dieu doit être préféré ; il ny a rien à craindre, à exclure, à distinguer. Cest pour lâme le moment précieux et le plus salutaire pour elle, pouvant sassurer quelle accomplit le bon plaisir de son Dieu.
Chaque saint est saint par laccomplissement de ces mêmes devoirs auquel cet ordre lapplique ; ce nest point par les choses en elles-mêmes, leur nature, qualités propres, quil faut mesurer la sainteté de lâme et lopère en elle, léclairant, la purifiant et mortifiant. Toute la vertu de ce qui sappelle saint est donc dans cet ordre de Dieu ; ainsi il ne faut rien rechercher, rien rejeter, mais prendre tout de sa part et rien sans lui. Les livres, les avis des sages, les prières vocales, les affections intérieures, si lordre de Dieu les ordonne, tout cela instruit, dirige, unir. En vain le quiétisme ne veut point adopter tous ces moyens et tout le sensible, car il y a des âmes que Dieu veut faire aller par cette voie et leur état et leurs attraits le marquent assez sensiblement. En vain lon se figure des façons dabandon où toute la propre activité est rejetée et une entière quiétude recherchée, car si lordre de Dieu est quon se procure certaines choses par soi-même, labandon consiste à le faire ; en vain on détermine : le plus parfait est la soumission à lordre de Dieu. Cet ordre pour les uns se borne aux devoirs de leur état et à ce qui vient de providence sans aucune activité, voilà le plus parfait de ceux-là ; pour les autres, outre ce qui vient de providence sans activité, cet ordre marque encore plusieurs autres devoirs singuliers, plusieurs actions qui sétendent au-delà de létat. Lattrait et linspiration sont alors la marque de lordre de la volonté de Dieu et le plus parfait de ces âmes est dajouter toutes ces choses inspirées, mais avec les précautions que linspiration exige pour ne point manquer aux devoirs de létat et aux choses de pure providence. Et daller se figurer que ces âmes sont plus ou moins parfaites, précisément à cause des différentes choses où elles sont appliquées, cest placer la perfection, non dans la soumission à lordre de Dieu, mais dans les choses. Dieu se forme les saints comme il lui plaît ; cest son ordre qui les fait tous, et tous sont soumis à cet ordre ; cette soumission est le véritable abandon, cest le plus parfait.
Les devoirs de létat et ce qui vient de providence est commun à tous les saints ; cest ce que Dieu marque à tous généralement. Ils vivent cachés dans lobscurité, car le monde est si malheureux quils évitent les écueils, mais ils ne comptent pas pour cela être des saints ; plus ils sont soumis à cet ordre de Dieu, plus aussi ils se sanctifient. Mais il ne faut pas croire que ceux en qui Dieu fait éclater les vertus par des actions singulières et extraordinaires, par des attraits et inspirations non suspects dans lordre de Dieu qui devient un devoir, en aillent pour cela moins par la voie dabandon. Ils ne seraient pas abandonnés à Dieu et à sa volonté, et elle ne serait pas maîtresse de touts leurs moments, et tous leurs moments ne seraient pas la volonté de Dieu, sils se contentaient des devoirs de leur état et des choses de pure providence ; il faut quils sétendent et se mesurent selon létendue des desseins de Dieu dans cette voie qui leur est intimée par lattrait, et que linspiration leur soit un devoir et quils y soient fidèles. Et comme il y a des âmes dont tout le devoir est marqué par une loi extérieure et qui sy doivent tenir renfermées parce que lordre de Dieu les y resserre, il faut que les autres, outre le devoir extérieur, soient encore fidèles à cette loi intérieure que le Saint Esprit leur grave dans le cur.
Mais qui sont les plus Saints ? Cest pure et vaine curiosité de le chercher. Chacun doit suivre la route qui lui est tracée. La sainteté consiste à se soumettre à lordre de Dieu et à ce qui sy trouve de plus parfait ; le reste de ces connaissances ne nous avance en rien, puisque ce nest point dans la quantité ou qualité des choses ordonnées quil faut rechercher la sainteté. Si lamour propre est le principe qui les fait agir, ou sil nest pas rectifié lorsque lon saperçoit de ses recherches, on sera toujours pauvre dans labondance que lordre de Dieu ne remplit pas. Cependant pour décider en quelque chose la question, je pense que la sainteté répond à lamour quon a pour le bon plaisir de Dieu, et que plus cet ordre et volonté sont aimés, de quelque nature que soit le matériel quils ordonnent, plus aussi il y a de sainteté. Et cela se voit en Jésus, Marie, Joseph, car dans leur vie particulière il y a eu plus de grandeur et de forme que de matière, et on nécrit pas que ces personnes si saintes aient cherché la sainteté des choses, mais seulement la sainteté dans les choses. Il faut donc conclure quil ny a point de voies particulières et singulières qui soient les plus parfaites, mais que le plus parfait en général est la soumission à lordre de Dieu, chacun selon son état et sa condition.
Le premier devoir est dans le nécessaire auquel il faut même se contraindre ; le second est le devoir de labandon et pure passivité ; le troisième demande beaucoup de simplicité, de douce et suave cordialité, mobilité dâme au souffle de la grâce qui fait tout faire, car on ne fait que se laisser aller et obéir simplement, librement à ses impressions ; et pour ny être point trompé, Dieu ne manque jamais de donner aux âmes de sages conducteurs qui marquent la liberté ou la réserve que lon doit avoir pour faire usage de ces inspirations. Et cest le troisième devoir qui proprement excède toute loi, toute forme et toute manières déterminée ; cest ce qui fait le singulier et lextraordinaire dessein, cest ce qui règle leurs prières vocales, leurs paroles intérieures, le sentiment de leurs facultés et léclatant de leur vie : ces austérités, ce zèle, cette prodigalité de tout eux-mêmes pour le prochain, ce zèle, cette prodigalité de tout eux-mêmes pour le prochain. Et comme cela appartient à la loi intérieure du Saint Esprit, personne ne doit sy porter et se le prescrire, ni le désirer, ni gémir de ne pas avoir ces grâces qui nous font entreprendre ces sortes de vertus non communes, car elles ne doivent avoir lieu dans les circonstances que par lordre de Dieu ; sans cela, comme nous lavons dit, il y aurait à craindre lillusion où notre esprit aurait part. Il faut remarquer quil y a des âmes que Dieu veut tenir cachées, obscures et petites à leurs yeux et à ceux des autres, que bien loin de leur ordonner de telles choses apparentes, son ordre ne porte pour elles que le contraire. Et si elles sont bien instruites, elles seraient trompées daller par cette voie : la leur est la fidélité dans leur marche, et elles trouvent la paix dans leur bassesse. Il ny a donc de différence dans leurs voies que ce quelles en mettraient dans lamour et soumission à la volonté de Dieu ; car si elles surpassaient les âmes qui semblent travailler plus quelles par les travaux extérieurs, qui ne doute que leur sainteté ne fût plus éminente ? Cela montre que chaque âme doit se contenter des devoirs de son état et des ordres de pure providence ; il est clair que Dieu lexige de toutes les âmes. Pour ce qui est de lattrait et de limpression vive reçue dans lâme, il ne faut pas sy déterminer de soi-même, ni en augmenter le sentiment intérieur. Leffort naturel est directement opposé et contraire à linfusion ; cela doit venir dans la paix. La voix de lÉpoux doit réveiller lépouse qui ne doit aller quautant que le souffle de lEsprit Saint lanime. Si elle sort par elle-même, elle ne fera rien du tout. Quand donc elle ne sent point dattrait et de grâce pour tant de merveilles qui rendent les saints admirables, il faut quelle se fasse justice à elle-même et quelle dise : « Dieu a voulu cela des saints et ne le veut pas de moi ».
Je crois que si les bonnes âmes étaient instruites de cette conduite quelles doivent tenir, elles sépargneraient bien de la peine. Jen dis de même des personnes du monde et des âmes de providence. Si les premières savaient ce quelles ont dans les mains à chaque instant à pratiquer, je veux dire leurs devoirs journaliers et les actions de leur état ; si les secondes connaissaient que les choses dont elles ne font point de cas et quelles regardent même comme inutiles et étrangères à la sainteté dont elles se forment des idées qui les étonnent et qui, toutes bonnes quelles sont, ne laissent pas de leur nuire parce quelles les bornent à ce quelles sen figurent déclatant et de merveilleux ; si toutes savaient que la sainteté consiste dans toutes les croix de providence de chaque moment que leur état leur fournit, et que ce nest pas cet état extraordinaire qui est ce qui conduit au plus élevé de la perfection, que la pierre philosophale est la soumission à lordre de Dieu qui change en or divin toutes leurs occupations etc. quelles seraient heureuses ! Quelles verraient que pour être saint il ny aurait pas plus à faire quelles ne font et à souffrir quelles ne souffrent ; que ce quelles laissent perdre et ne comptent pour rien suffirait pour acheter une sainteté éminente.
Que je désirerais être missionnaire de votre sainte volonté et apprendre à tout le monde quil ny a rien de si aisé, de si commun, ni de si présent dans les mains de tout le monde que la sainteté ! Que de même que le bon larron et le mauvais navaient pas des choses différentes à faire et à souffrir navaient pas des choses différentes à faire et à souffrir pour être saints, ainsi deux âmes, dont lune est mondaine et lautre tout intérieure et spirituelle nont rien de plus à faire et à souffrir lune que lautre ; et que celle qui se damne se damne en faisant par fantaisie ce que lautre qui se sauve fait par soumission à votre volonté ; et que celle qui se damne, se damne en souffrant avec regret et avec murmure ce que lautre souffre avec résignation ; ce nest donc que le cur qui est différent.
O chères âmes qui lisez ceci, il ne vous en coûtera pas davantage ; faites ce que vous faites, souffrez ce que vous souffrez, il ny a que votre cur seul à changer. Ce quon entend par le cur cest la volonté ; ce changement consiste donc à vouloir tout ce qui vous arrive par lordre de Dieu. Oui, la sainteté du cur est un simple (fiat), une simple disposition de volonté conforme à celle de Dieu. Quy a-t-il de plus aisé ? car qui ne peut aimer une volonté si aimable et si bonne ? Et par ce seul amour tout devient divin.
DE LEXCELLENCE DE LA VOLONTÉ DE DIEU ET DU MOMENT PRÉSENT
Il ny a rien de plus raisonnable, de plus parfait, de plus divin que la volonté de Dieu. Sa valeur infinie peut-elle croître par quelques différences des temps, des lieux, des choses ? Si on vous donne le secret de la trouver à tous moments, vous avez donc ce quil y a de plus précieux et de plus digne de nos désirs. Que souhaitez-vous, âmes saintes ? Donnez-vous une libre carrière, portez vos vux au-delà de toutes mesures et de toutes bornes ; étendez, dilatez votre cur à linfini ; jai de quoi le remplir, il nest point de moment où je ne vous fasse trouver tout ce que vous pouvez désirer.
Le moment présent est toujours plein de trésors infinis, il contient plus que vous navez de capacité. La foi est la mesure, vous y trouverez autant que vous croyez ; lamour est aussi la mesure, plus votre cur aime, plus il désire, et plus il croit trouver, plus il trouve. La volonté de Dieu se présente à chaque instant comme une mer immense, que votre cur ne peut épuiser : il nen reçoit quautant quil sétend par la foi, par la confiance et par lamour ; tout le reste du créé ne peut remplir votre cur qui a plus de capacité que ce qui nest pas Dieu. Les montagnes qui effraient les yeux ne sont que des atomes dans le cur. Cest dans cette volonté cachée et voilée dans tout ce qui vous arrive au moment présent quil faut puiser, et vous la trouverez toujours infiniment plus étendue que vos désirs. Ne faites la cour à personne, nadorez point lombre et le fantôme, ils ne peuvent ni vous donner ni vous ôter. La seule volonté de Dieu fera votre plénitude qui ne vous laissera aucun vide ; adorez-la, allez droit à elle, pénétrant et abandonnant toutes les apparences. La mort des sens, leur nudité, leurs soustractions ou destructions sont le règne de la foi ; les sens adorent les créatures, la foi adore la volonté divine. Ôtez les idoles aux sens, ils pleurent comme des enfants désespérés, mais la foi triomphe, car on ne peut lui enlever la volonté de Dieu. Quand le moment effraie, affame, dépouille, accable tous les sens, alors il nourrit, il enrichit, il vivifie la foi qui se rit des pertes comme un gouverneur dans une place imprenable se rit de remparts inutiles.
Quand la volonté de Dieu sest révélée à une âme et lui a fait sentir quelle se donne à elle aussi de son côté, elle éprouve en toutes rencontres un secours puissant ; pour lors elle goûte par expérience le bonheur de cette venue de Dieu dont elle ne jouit que parce quelle a compris dans la pratique labandon où elle doit être à tous les moments de cette volonté tout adorable.
Pensez-vous quelle juge des choses comme ceux qui les mesurent par les sens et qui ignorent le trésor inestimable quelles renferment ? Celui qui sait que cette personne déguisée est le roi en use bien autrement à son arrivée que celui qui voyant une figure dun homme du commun, traite cette personne selon lapparence. De même lâme qui voit la volonté de Dieu dans les plus petites choses, dans les plus désolantes et les plus mortelles, et qui en vit, reçoit tout avec une joie, une jubilation, un respect égal ; et, ce que les autres craignent et fuient, elle ouvre toutes ses portes pour le recevoir avec honneur. Léquipage est petit, les sens le méprisent, mais le cur sous cette apparence vile respecte également la majesté royale et plus elle sabaisse pour venir en ce petit train et en secret, plus le cur est pénétré damour. Je ne puis rendre ce que le cur sent quand il reçoit la divine volonté si rapetissée, si pauvre, si anéantie. Ah ! que cette pauvreté dun Dieu, cet anéantissement jusquà loger dans une crèche, reposer sur un peu de paille, pleurant, tremblant, pénètre le beau cur de Marie. Interrogez les habitants de Bethléem, voyez ce quils pensent. Si cet enfant était dans un palais avec lappareil des princes, ils lui feraient la cour ; mais demandez à Marie, à Joseph, aux Mages, aux pasteurs : ils vous diront quils trouvent dans cette pauvreté extrême un je ne sais quoi qui leur rend Dieu plus grand plus aimable. Ce qui manque aux sens rehausse, accroît et enrichit la foi ; moins il y a pour ceux-là, plus il y a pour lâme.
Adorer Jésus sur le Thabor, aimer la volonté de Dieu dans les choses extraordinaires, cela nest pas si fort une vie excellente de foi que daimer la volonté de Dieu dans les choses communes et dadorer Jésus sur la croix, car la foi nest excellemment vivante que lorsque lapparent et le sensible la contredisent et font effort pour la détruire. Cette guerre des sens rend la foi plus glorieusement victorieuse.
Trouver également Dieu dans les plus petites choses et les plus communes comme dans les grandes, cest avoir une foi non commune, mais grande et extraordinaire. Se contenter du moment présent ; cest goûter et adorer la volonté divine dans tout ce qui se rencontre à souffrir et à faire dans les choses qui composent par leur succession le moment présent. Ces âmes simples par la vivacité de leur foi adorent Dieu également dans tous les états les plus humiliants, rien ne se dérobe au perçant de leur foi. Plus les sens disent : « Ce nest point là un Dieu », plus ces âmes embrassent et serrent le bouquet de myrrhe ; rien ne les étonne, ne les dégoûte. Marie verra fuir les apôtres, elle demeurera constamment au pied de la croix, et reconnaître son Fils quelque défiguré quil soit par les crachats et les plaies. Au contraire elles le rendent plus adorable, plus aimable aux yeux de cette tendre mère, et plus on vomira contre lui de blasphèmes, plus sa vénération sera grande. La vie de la foi nest quune poursuite continuelle de Dieu au travers de ce qui le déguise, le défigure, le détruit pour ainsi dire et lanéantit.
Voici encore Marie : depuis létable jusquau Calvaire, elle trouve toujours un Dieu que tout le monde méconnaît, abandonne et persécute. De même les âmes de foi outrepassent une suite continuelle de morts, de voiles, dombres et dapparences qui font effort pour rendre la volonté de Dieu méconnaissable, la poursuivent et laiment jusquà la mort de la croix. Elles savent quil faut toujours laisser les ombres pour courir après ce divin soleil qui, depuis son lever jusquà son coucher, quelles que soient les nuées sombres et épaisses qui le cachent, éclaire, réchauffe, embrase les curs fidèles qui le bénissent, le louent, le contemplent dans tous les points de ce cercle mystérieux. Courez donc, âmes fidèles, contentes et infatigables, après ce cher Époux qui marche à pas de géant et va dun bout du ciel à lautre (Ps. 18, 6). Rien ne peut se dérober à ses yeux, il marche au-dessus des plus petits brins dherbe comme au-dessus des cèdres. Les grains de sable se trouvent sous ses pieds comme les montagnes. Partout où vous pouvez mettre le pied, il y a passé et il ny a quà le poursuivre incessamment pour le trouver partout où vous serez.
La parole de Dieu écrite est pleine de mystères, sa parole exécutée dans les événements du monde ne lest pas moins. Ces deux livres sont vraiment scellés. La lettre de tous les deux tue. Dieu est le centre de la foi, cest un abîme de ténèbres qui de ce fond se répandent sur toutes les productions qui en sortent. Toutes ses paroles, toutes ses uvres ne sont pour ainsi dire que des rayons obscurs de ce soleil encore plus obscur. Nous ouvrons les yeux du corps pour voir le soleil et ses rayons, mais les yeux de notre âme, par lesquels nous voyons Dieu et ses ouvrages, sont yeux fermés. Les ténèbres tiennent ici la place de la lumière ; la connaissance est une ignorance et on voit en ne voyant pas. LÉcriture Sainte est une parole obscure dun Dieu encore plus obscur ; les événements du siècle sont des paroles obscures de ce même Dieu si caché et si inconnu. Ce sont des gouttes de la nuit, mais dune mer de nuit et de ténèbres. Toutes les gouttes, tous les ruisseaux tiennent de leur origine ; la chute des anges, celle dAdam, limpiété et lidolâtrie des hommes, avant et après le déluge, du vivant des Patriarches qui savaient et racontaient à leurs enfants lhistoire de la création et de la conservation encore toute récente, voilà des paroles bien obscures de lÉcriture Sainte ! Une poignée dhommes préservés de lidolâtrie dans la perte générale de tout le monde jusquà la venue du Messie, limpiété toujours régnante, toujours puissante, ce petit nombre de défenseurs de la vérité toujours persécutés et maltraités, les traitements faits à Jésus Christ, les plaies de lApocalypse ! Quoi donc ! ce sont là des paroles de Dieu, cest ce quil a révélé, ce quil a dictée ? Et les effets de ces terribles mystères qui continuent jusquà la fin des siècles, sont encore la parole vivante que nous enseignent la Sagesse, la Puissance, la Bonté ; tous les attributs divins lexpriment par tout ce qui arrive au monde. Tout cela prêche. Hélas ! il faut le croire, cela ne se voit point.
Que veut dire Dieu par les Turc, les Hollandais, les Protestants ? Tout cela prêche avec éclat, tout cela signifie les perfections infinies. Pharaon et tous les impies qui lont suivi et le suivent ne sont que pour cela ; mais assurément, si lon ouvre les yeux, la lettre dit le contraire : il faut saveugler et cesser de raisonner pour y voir des mystères divins.
Vous parlez, Seigneur, à tous les hommes en général, par les événements généraux. Toutes les révolutions ne sont que des flots de votre Providence qui excitent des orages et des tempêtes dans le raisonnement des gens curieux. Vous parlez en particulier à tous les hommes par ce qui leur arrive de moment en moment, mais au lieu dentendre en tout cela la voix de Dieu, de respecter lobscurité et le mystère cela la voix de Dieu, de respecter lobscurité et le mystère de sa parole, on ny regarde que la matière, le hasard, lhumeur des hommes ; on trouve à redire à tout, on veut ajouter, diminuer, réformer, et on se donne une liberté entière de commettre des excès dont le moindre serait un attentat sil sagissait dune seule virgule des Sainte Écritures. « Cest la Parole de Dieu, dit-on, tout y est saint, véritable ». Si on ny comprend rien, on nen a que plus de vénération, on rend gloire et justice aux profondeurs de la sagesse de Dieu, cela est bien juste. Mais ce que Dieu vous dit, chères âmes, les paroles quil prononce de moment en moment, qui ont pour corps non de lencre et du papier (1 Cor. 3, 3), mais ce que vous souffrez, ce que vous avez à faire dun moment à lautre, ne méritent-elles rien de votre part ? Pourquoi ne respectez-vous pas dans tout cela la vérité et la bonté de Dieu ? Il ny a rien qui ne vous déplaise, vous censurez tout. Ne voyez-vous pas que vous mesurez par les sens et la raison ce qui ne peut se mesurer que par la foi ? Et que, lisant avec les yeux de la foi la Parole de Dieu dans les Écritures, vous avez grand tort de lire avec dautres yeux dans ses opérations.
Il faut de la foi pour tout ce qui est divin ; si nous vivions sans interruption de la vie de la foi, nous serions dans un commerce continuel avec Dieu, nous lui parlerions bouche à bouche. Ce que lair est à nos pensées et à nos paroles pour les transmettre, tout ce qui nous arrive à faire et à souffrir le serait à celles de Dieu ; ce ne serait que le corps de sa Parole, en tout elle se produirait au-dehors ; tout nous serait saint, tout nous serait excellent. La gloire établit cet état dans le ciel, la foi létablirait sur la terre, il ny aurait de différence que dans la manière.
Nous ne sommes proprement bien instruits que par les paroles que Dieu prononce exprès pour nous ; ce nest pas par les livres, ni par la curieuse recherche des histoires que lon devient savant dans la science de Dieu ; cela nest quune science vaine et confuse qui enfle beaucoup. Ce qui nous instruit, cest ce qui nous arrive dun moment à lautre, cest ce qui forme en nous cette science expérimentale que Jésus Christ a voulu avoir avant que denseigner quant à lextérieur, puisquétant Dieu, par la prescience il connaît tout. Mais pour nous elle nous est absolument nécessaire si nous voulons parler au cur des personnes que Dieu nous adresse.
On ne sait parfaitement que ce que lexpérience nous a appris par la souffrance et par laction. Cest là lonction du Saint Esprit qui parle au cur des paroles de vie, et tout ce quon dit à dautres doit sortir de cette source. Ce quon lit, ce que lon voit ne devient science divine que par cette fécondité, cette vertu et cette lumière que lui donne lacquis. Tout cela nest quune pâte, le levain y est nécessaire, le sel doit lassaisonner et lorsquil ny a que des idées vagues sans ce sel, lon est comme des visionnaires qui savent les chemins de toutes les villes et ségarent en allant à leur maison. Il faut donc écouter Dieu de moment en moment pour être docte dans la théologie vertueuse qui est toute pratique et expérimentale. Laissez-là ce qui est dit aux autres, nécoutez que ce qui vous est dit pour vous et à vous, il y en a assez pour exercer votre foi, car tout lexerce, la purifie, laccroît par son obscurité.
La foi est linterprète de Dieu dans les éclaircissements quelle donne ; on ne pense pas même que Dieu parle, on nentend que le langage confus des créatures qui ne signifie que misère et que mort ; mais la foi enseigne premièrement que cest le suc de la sagesse qui pénètre les épines (« buisson » de lHoreb (Ex. 3, 2), elle développe ensuite ses chiffres, et on ne voit que grâces et perfections divines dans le galimatias et le jargon des créatures. La foi donne une face céleste à toute la terre ; cest par elle que le cur est transporté, ravi pour converser dans le ciel. Tous les moments sont des révélations que Dieu lui fait.
Tout ce que nous voyons dextraordinaire dans les saints, visions, paroles intérieures, ce nest quun crayon de lexcellence de leur état continuel et caché dans lexercice de la foi ; car cette foi ressent ces transports, puisque la vie, cest de posséder tout cela dans tout ce qui arrive de moment en moment. Lorsque cela éclate visiblement, ce nest pas que la foi ne leût déjà, mais cest pour en faire voir lexcellence et attirer les âmes à la pratique, comme la gloire du Thabor et les miracles de Jésus Christ nétaient pas des surcroîts de son excellence : cétaient des éclairs qui sortaient de temps en temps de cette nuée obscure de lHumanité pour la rendre aimable aux autres.
Le merveilleux des saints, cest leur vie de foi continuelle en toutes choses ; tout le reste sans elle ne serait que diminutions de sainteté ; leur sainteté dans la foi amoureuse qui les fait jouir de Dieu en toutes choses na pas besoin de cet extraordinaire ; sil devient utile, cest pour les autres qui peuvent avoir besoin de ce témoignage et de ces signes. Pour lâme de foi, contente de son obscurité, elle ne sy appuie point, elle les laisse saillir pour que le prochain en profite et ne prend pour elle que ce quelle trouve de plus commun : ordre de Dieu, bon plaisir de Dieu qui exerce sa foi en se cachant et non en se manifestant. La foi ne veut point de preuves et ceux qui ont besoin de preuves ont moins de foi ; ceux qui vivent de foi reçoivent les preuves non comme preuves, mais comme ordre de Dieu et en ce sens les choses extraordinaires ne contredisent point létat de pure foi ; mais il se trouve en beaucoup de saints, que Dieu élève pour le salut des âmes, des raisons qui éclairent les plus faibles. Cest ainsi quétaient les prophètes et les apôtres et que tous les saints ont été et seront quand Dieu les choisit pour les mettre sur le chandelier ; or il y en aura toujours, comme il y en a toujours eu. Il y en a une infinité dans lÉglise qui sont cachés et qui, nétant que pour briller dans le ciel, ne répandent dans cette vie aucune lumière, mais vivent et meurent dans une profonde obscurité.
Il ny a que la source qui puisse désaltérer, les ruisseaux irritent la soif ; si vous voulez penser, écrire et vivre comme les prophètes, les apôtres, les saints, abandonnez-vous comme eux à lopération devine.
O amour inconnu ! Il semblerait que vos merveilles soient finies et quil ny ait plus quà copier vos anciens ouvrages, à citer vos discours passés ! Et lon ne voit pas que votre action inépuisable est une source infinie de nouvelles pensées, de nouvelles souffrances, de nouvelles actions, de nouveaux patriarches, de nouveaux prophètes, de nouveaux apôtres, de nouveaux saints qui nont pas besoin de copier la vie ni les écrits les uns des autres, mais de vivre dans un perpétuel abandon à vos secrètes opérations. Sans cesse nous entendons dire : « Les premiers siècles, le temps des saints ! » quelle façon de parler ! Tous les temps ne sont-ils pas la succession des effets de lopération divine qui sécoule sur tous les instants, les remplit, les sanctifie, les surnaturalise tous ? Y a-t-il jamais eu une ancienne manière de sabandonner à cette opération qui ne soit pas de saison ? Les saints des premiers temps ont-ils eu dautres secrets que celui de devenir de moment en moment ce que cette action divine en voulait faire et cette action cessera-t-elle de répandre jusquà la fin du monde sa grâce sur les âmes qui sabandonneront à elle sans réserve ?
Oui, cher amour ! adorable, éternel et éternellement fécond et toujours merveilleux ! action de mon Dieu, vous êtes mon livre, ma doctrine, ma science ; en vous sont mes pensées, mes paroles, mes actions, mes croix. Ce nest pas en consultant vos autres ouvrages que je deviendrai ce que vous voudrez faire de moi, cest en vous recevant en toutes choses par cette unique voie royale, voie ancienne, voie de mes pères. Je penserai, je serai éclairé, je parlerai comme eux ; cest en cela que je veux tous les imiter, tous les citer, tous les copier.
Ce nest que faute de savoir faire tout lusage que lon peut de laction divine quon a recours à tant de moyens. Cette multiplicité ne peut donner ce quon trouve dans lunité dorigine, dans laquelle chaque instrument trouve un mouvement original qui le fait agir incomparablement. Jésus nous a envoyé un maître que nous nécoutons pas assez ; il parle à tous les curs et il dit à chacun la parole de vie, la parole unique, mais on ne lentend pas. On voudrait savoir ce quil a dit aux autres, et on nécoute pas ce quil dit à nous-mêmes. Nous ne regardons pas assez les choses dans lêtre surnaturel que laction divine leur donne ; il faut toujours le recevoir et agir selon son mérite, à cur ouvert, dun air plein de confiance et de générosité, car il ne peut faire de mal à ceux qui le reçoivent ainsi.
Limmense action, qui dès le commencement des siècles jusquà la fin est toujours la même en soi, sécoule sur tous les moments, et elle se donne dans son immensité et identité à lâme simple qui ladore, laime, et en jouit uniquement.
Vous seriez ravi, dites-vous, de trouver une occasion de mourir pour Dieu ; une action de cette force, une vie de cette manière vous seraient agréables. Tout perdre, mourir délaissé, se sacrifier pour les autres, ces idées vous charment. Et moi, Seigneur, je rends gloire et toute gloire à votre action ; je trouve en elle tout le bonheur du martyre, des austérités, des services rendus au prochain. Cette action me suffit et de quelque manière quelle me fasse vivre et mourir, je suis content ; elle me plaît par elle-même au-delà de toutes les qualités de ses instruments, de ses effets, puisquelle sétend sur tout, qu puisquelle sétend sur tout, quelle divinise tout, quelle change tout en soi. Tout mest ciel, tous mes moments me sont laction divine toute pure ; et en vivant et en mourant, je veux être content delle.
Oui, chères âmes, je ne vous marquerai plus les heures et les manières ; vous serez toujours les bienvenues. Il me semble, action divine, que vous mavez dévoilé votre immensité, je ne fais plus de démarche que dans votre sein infini. Tout ce qui coule aujourdhui de vous coula hier. Votre fond est le lit du torrent de grâces qui se répand incessamment ; vous les soutenez, vous les agitez ; ce nest donc plus dans les bornes étroites dun livre, dune vie de saint, ou dune idée sublime que je dois vous chercher. Ce ne sont là que des gouttes de cette mer que je vois répandue sur toutes les créatures. Laction divine les inonde toutes. Ce sont des atomes qui disparaissent dans cet abîme. Je ne chercherai plus cette action divine dans les pensées des personnes spirituelles, je nirai plus demander mon pain de porte en porte, je ne leur ferai plus la cour.
Oui, Seigneur, je veux vivre dun air à vous faire honneur, en enfant dun vrai père infiniment sage, bon et puissant. Je veux vivre comme je crois, et puisque cette action divine sapplique par toutes choses, à tous moments, à ma perfection, je veux vivre de ce grand et immense revenu, revenu immanquable, toujours présent et de la façon la plus propre. Y a-t-il créature dont laction puisse égaler celle de Dieu ? Et puisque cette main incréée manie elle-même tout ce qui marrive, irais-je chercher des secours dans les créatures qui sont impuissantes, ignorantes et sans affection ? Je mourais de soif, je courais de fontaine en fontaine, de ruisseau en ruisseau, et voilà une main qui a fait un déluge ; leau menvironne de toutes parts. Tout devient pain pour me nourrir, savon pour me blanchir, feu pour me purifier, ciseau pour me donner des figures célestes. Tout est instrument de grâce pour toutes mes nécessités ; ce que je chercherais dans tout autre chose, cela me cherche incessamment et se donne à moi par toutes les créatures.
O amour, faut-il que cela soit ignoré et que vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout le monde avec toutes vos faveurs, et quon vous cherche dans les coins et recoins où lon ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne pas respirer dans lair, de chercher où mettre ses pieds en pleine compagne, de ne pas trouver deau dans le Déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas recevoir son onction en toutes choses !
Vous cherchez des secrets dêtre à Dieu, chères âmes ? Il ny en a point, sinon de se servir de tout ce qui se présente. Tout mène à cette union, tout perfectionne, excepté ce qui est péché et hors du devoir ; il ny a quà recevoir tout et laisser faire. Tout vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est plus étendue, plus présente que les éléments ; il entre en vous par tous vos sens, supposé que lon sen use que par lordre de Dieu, car il faut les fermer et résister à ce qui nest pas de sa volonté. Il ny a point datome qui pénètre en vous et ne fasses pénétrer cette action divine jusquà la moelle de vos os ; tant est que ces liqueurs subtiles qui coulent dans vos veines ne coulent que par le mouvement quelle leur donne. Toute la différence que cela fait dans vos mouvements, la force ou la faiblesse, la langueur ou la vivacité, la vie ou la mort, ce sont les instruments divins qui opèrent. Tous les états corporels sont des opérations de grâce ; tous vos sentiments, vos pensées, de quelque parts que cela vienne, tout cela part de cette main invisible. Il ny a ni cur, ni esprit créé qui puisse vous apprendre ce que cette action fera en vous ; vous lapprendrez par lexpérience successive. Votre vie coule sans cesse dans cet abîme inconnu où il ny a quà toujours aimer et estimer pour le meilleur ce qui est présent par une parfaite confiance en cette action qui ne peut faire par soi-même que du bien.
Oui, cher amour ! toutes les âmes porteraient des états surnaturels, sublimes, admirables, inconcevables, si toutes se contentaient de vos actions ! Oui, si lon savait laisser faire cette divine main, on arriverait à la perfection la plus éminente ; toutes y arriveraient car elle est offerte à tous. Il ny a quà ouvrir la bouche et elle entrera comme delle-même, puisquil ny a point dâme qui nait un caractère singulier dune sainteté merveilleuse ; de façon que toutes vivraient, agiraient, parleraient miraculeusement ; elles nauraient que faire de se copier les unes les autres, laction divine les singulariserait toutes par les choses les plus communes.
Par quels moyens, ô mon Dieu, pourrais-je faire goûter ce que javance à vos créatures ? Faut-il que jaie un si grand trésor et que, pouvant enrichir tout le monde, je voie les âmes sécher comme les plantes des déserts ! Venez, âmes simples, qui navez aucune teinture de dévotion, qui navez aucun talent, pas même les premiers éléments dinstruction, ni méthode, et nentendez rien aux termes spirituels, qui êtes étonnées et qui admirez léloquence des savants, venez, je vous apprendrai un secret pour surpasser tous ces habiles esprits, et je vous mettrai si au large pour la perfection que vous la trouverez toujours sous vos pieds, sur votre tête, et autour de vous ; je vous unirai à Dieu et je vous ferai tenir par la main dès le premier moment que vous pratiquerez ce que je vous dirai. Venez, non pour savoir la carte du pays de la spiritualité, mais pour la posséder et vous y promener à laise sans crainte de vous égarer. Venez à nous, non pour savoir lhistoire de laction divine, mais pour en être les objets, non pour apprendre ce quelle a fait dans tous les siècles et ce quelle fait encore, mais pour être les simples sujets de son opération. Vous navez pas besoin de savoir les paroles quelle a fait entendre aux autres pour les réciter ingénieusement, elle vous en donnera qui vous seront propres.
Cest là lesprit universel qui sécoule dans tous les curs pour leur donner une vie toute particulière. Il parle dans Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, dans les apôtres, et tous sans étudier les écrits les uns des autres servent dorganes à cet Esprit pour donner au monde des ouvrages toujours nouveaux. Et si les âmes savaient sunir à cette action, leur vie ne serait quune suite de divines écritures qui, jusquà la fin du monde, se continue, non avec lencre et le papier, mais sur les curs22 (2 Cor. 3, 3) (« Vous êtes une lettre du Christ rédigée par nos soins, écrite non avec de lencre, mais avec lEsprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur vos curs »). Cest de tout cela quest rempli le livre de vie qui ne sera pas, comme lÉcriture Sainte, lhistoire de laction divine durant quelques siècles depuis la création divine durant quelques siècles depuis la création du monde jusquau jugement : toutes les actions, pensées, paroles, souffrances des âmes saintes seront écrites et lÉcriture sera alors une histoire complète de laction divine.
La suite du Nouveau Testament sécrit donc présentement par des actions et des souffrances. Les âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux apôtres, non pour écrire des livres canoniques, mais pour continuer lhistoire de laction divine par leur vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette action sexprime dune manière vivante. Les livres que le Saint Esprit dicte présentement sont des livres vivants ; chaque âme sainte est un volume, et cet écrivain céleste fait une véritable révélation de lopération intérieure, sexpliquant dans tous les curs et se développant dans tous les moments.
Laction divine exécute dans la suite des temps les idées que la Sagesse a formées de toutes choses. Tout a en Dieu ses propres idées, cette seule Sagesse les connaît ; quand vous connaîtriez toutes celles qui ne sont pas pour vous, cette connaissance ne pourrait vous diriger en rien. Laction divine voit dans le Verbe lidée sur laquelle vous devez être formé, cest lexemplaire qui lui est proposé. Elle voit dans le Verbe tout ce qui est convenable pour toues les âmes saintes. LÉcriture Sainte en comprend une partie, et les ouvrages que lEsprit Saint forme dans lintérieur achève le reste sur les exemplaires que le Verbe lui propose. Ne voit-on pas que lunique secret de recevoir le caractère de cette idée éternelle, est dêtre un sujet souple en ses mains ; que les efforts, les spéculations de lesprit ne peuvent rien faire à cela ? que cet ouvrage ne se fait point par voie dadresse, dintelligence, de subtilité desprit, mais par voie passive dabandon à recevoir, à se prêter, comme le métal dans un moule, comme un toile sous le pinceau ou une pierre sous la main du sculpteur ; ne voit-on pas que la connaissance de tous ces mystères divins que la volonté de Dieu opère et opérera dans tous les siècles, nest point ce qui fait que cette volonté nous rend conforme à limage que le Verbe a conçue de nous ? que cest ce cachet ou limpression de ce cachet mystérieux ; et que cette impression ne se fait pas dans lesprit par des idées, mais dans la volonté par abandon.
La sagesse de lâme simple consiste à se contenter de ce qui lui est propre, à se renfermer dans le terme de son sentier, à ne point outrepasser sa ligne. Elle nest point curieuse de savoir les façons dagir de Dieu. Elle se contente de lordre de sa volonté sur elle, ne faisant point defforts pour la deviner par comparaison, par conjectures, nen voulant savoir que ce que chaque moment lui révèle, lorsque la Parole du Verbe se fait entendre au fond de son cur ; ne sinformant point à lÉpoux de ce quil a dit quaux autres, se contentant de ce quelle reçoit au fond de son âme, de façon que dun moment à lautre, quelque peu et de quelque nature que ce soit, tout la divinise à son insu. Voilà de quelle manière lÉpoux parle à son épouse par les effets très réels de son action que lépouse naperçoit point, ne voyant que le naturel de ce quelle souffre, de ce quelle fait. Ainsi la spiritualité de lâme est sainte, toue substantielle et intimement répandue dans tout son être. Ce nest point ce qui la détermine que ces idées et paroles tumultueuses qui, étant seules, ne servent quà enfler. On fait un grand usage de lesprit pour la piété, cependant il est peu nécessaire, il est même contraire, il ne faut faire usage que de ce que Dieu donne à souffrir et à faire, et on laisse cette substance divine pour occuper lesprit des merveilles historiques de louvrage divin au lieu de les accroître par sa fidélité.
Les merveilles de cet ouvrage qui satisfont la curiosité dans nos lectures ne servent quà nous dégoûter de ces petites choses en apparence par lesquelles elles en feraient en nous de grandes, si nous ne les méprisions pas. Insensés que nous sommes, nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui vantent son histoire, et lors même quelle veut la continuer en écrivant sur nos curs non avec lencre, nous tenons le papier dans une inquiétude continuelle et nous lempêchons dagir par la curiosité de voir ce quil fait en nous et ce quil fait ailleurs.
Pardon, divin amour, car je nécris ici que mes défauts et je nai pas encore conçu ce que cest que de vous laisser faire. Je ne me suis point encore laissé jeter en moule ; jai parcouru tous vous ateliers, jai admiré toutes vos figures, mais je nai point encore eu labandon nécessaire pour recevoir les traits de votre pinceau. Enfin je vous ai trouvé, mon cher Maître, mon Docteur, mon Père, mon cher Amour ! Je serai votre disciple, je ne veux plus aller quà votre école ; je reviens comme lenfant prodigue affamé de votre pain, je laisse les idées et les livres spirituels, jabandonne tout commerce, nusant plus de tout cela que par action divine, non pour me satisfaire, mais pour vous obéir, comme en toutes choses qui se présenteront. Je veux me renfermer dans lunique affaire du moment présent pour vous aimer, pour macquitter de mes obligations et vous laisser faire.
Quand une âme a trouvé la motion divine, elle quitte toutes les uvres, les pratiques, les méthodes, les moyens, les livres, les idées, les personnes spirituelles afin dêtre solitaire sous la seule conduite de Dieu et de cette motion qui devient lunique principe de sa perfection. Elle est en sa main comme tous les saints y ont toujours été, elle sait que cette action divine connaît seule la voie qui y est propre, et que si lâme cherchait des moyens créés, elle ne pourrait que ségarer sur ce terrain de linconnu que Dieu opère dans elle. Cest donc laction inconnue qui dirige et conduit les âmes par des routes quelle seule connaît. Il en est de ces âmes comme des dispositions de lair : on ne les connaît que par le moment présent, ce qui doit suivre a ses causes dans la volonté de Dieu et cette volonté ne lexplique que par les effets. Ce quelle fait en ces âmes et leur fait faire, soit par instincts secrets non suspects, soit par le devoir de létat où elles sont, est tout ce quelles connaissent de spiritualité, ce sont là leurs visions et révélations, cest toute leur sagesse, leur conseil, et cela est tel que jamais rien ne leur manque. La foi les assure de la bonté de ce quelles font ; si elles lisent, si elles parlent, si elles écrivent, si elles consultent, ce nest que pour chercher des moyens distingués de laction divine ; tout cela est de son ordre et elles le reçoivent comme tout le reste, prenant toute cette motion divine, et ne prenant pas les choses, usant de lêtre et du non-être. Toujours appuyées par la foi sur cette infaillible, immuable et toujours efficace action en chaque moment, elles la voient, elles en jouissent en tout sous les plus petits objets comme sous les plus grands. Chaque moment la leur donne tout entière ; ainsi elles usent des choses, non par confiance en elles, mais par soumission aux choses divines et à cette opération intérieure quelles croient trouver aussi parfaitement sous les apparences contraires. Leur vie se passe donc, non en recherches, en désirs, en dégoûts, en soupirs, mais dans une continuelle assurance davoir toujours le plus parfait.
Tous les états que le corps et lâme portent, ce qui leur arrive au-dehors et au-dedans, ce que chaque moment leur révèle, cest pour elles la plénitude de cette action, cest leur félicité. Le plus ou le moins nest que misère et disette, car ce que cette action fait est la vraie et la juste mesure. Ainsi, si elle ôte les pensées, les paroles, les livres, la nourriture, les personnes, la santé, la vie même, cest la même chose que si elle donnait le contraire. Lâme laime et la croit aussi sanctifiante ; elle ne raisonne point sur sa conduite ; il suffit que les choses soient pour être approuvées par elles, il suffit quelles ne soient pas pour être crues inutiles.
Le moment présent est toujours comme un ambassadeur qui déclare lordre de Dieu, le cur prononce toujours le fiat. Lâme sécoule ainsi par toutes ces choses dans son centre et son terme ; elle ne sarrête jamais, elle va à tous vents, toutes les routes et les manières lavancent également vers le large et linfini ; tout lui est moyen, tout est instrument de sainteté sans aucune différence que de tenir toujours ce qui est présent pour lunique nécessaire. Ce nest plus oraison ou silence, retraite ou conversation, lire ou écrire, réflexions ou cessation de pensées, fuite ou recherche des livres spirituels, abondance ou disette, langueurs ou santé, vie ou mort, cest tout ce que chaque moment produit de lordre de Dieu. Cest là le dépouillement, le renoncement, la renonciation du créé, non réel mais affectif, pour nêtre rien par soi et pour soi, pour être en tout dans lordre de Dieu et pour lui plaire, faisant son unique contentement de porter le moment présent comme sil ny avait au monde autre chose à attendre.
Si tout ce qui arrive à lâme abandonnée est lunique nécessaire, on voit bien que rien ne lui manque et quelle ne doit jamais se plaindre, que, si elle le fait, elle manque de foi et vit par la raison et les sens qui ne voient jamais cette suffisance de la grâce, et ne sont pas contents. Sanctifier le nom de Dieu, cest, selon lexpression de lÉcriture, reconnaître sa sainteté, ladorer, laimer en toutes choses qui procèdent de la bouche de Dieu comme des paroles. Ce que Dieu fait à chaque moment est une parole qui signifie une chose ; ainsi toutes celles où il intime sa volonté sont autant de noms et autant de paroles où il nous montre son désir. Cette volonté nest quune en elle-même ; elle na quun nom inconnu et ineffable, mais elle est multipliée à linfini dans ses effets qui sont tous autant de noms quelle prend. Sanctifier le nom de Dieu, cest connaître, cest aimer, cest adorer ce nom ineffable qui est son essence ; cest aussi connaître, adorer et aimer son adorable volonté à tous les moments, dans tous ses effets, regardant tout cela comme autant de voiles, dombres, de noms de cette volonté éternellement sainte. Elle est sainte dans toutes ses uvres, sainte dans toutes ses paroles, sainte dans toutes les façons de paraître, sainte dans tous les noms quelle porte. Cest ainsi que Job bénissait le nom de Dieu. Cette désolation universelle qui lui signifiait sa volonté fut bénie par ce saint homme ; il la nommait non une ruine, mais un nom de Dieu, et en le bénissant il protestait que cette divine volonté, signifiée par les apparences les plus terribles, était sainte, quelques formes, quelques noms quelle prît (Jb. 1, 21). Aussi bien que David le bénissait en tous temps et à chaque moment (Ps. 71, 17-19). Cest donc par cette continuelle découverte, par cette manifestation, cette révélation de la divine volonté de Dieu en toutes choses, que son règne est en nous, quil fait en terre ce quil fait au ciel, quil nous nourrit incessamment (Mt. 6, 9-11). Elle comprend et contient toute la substance de cette incomparable oraison dictée par Jésus Christ ; on la récite plusieurs fois le jour vocalement, selon lordre de Dieu et de la sainte Église, mais on la prononce à tous moments dans le fond du cur, lorsquon aime à souffrir et à faire ce qui est ordonné par cette adorable volonté. Ce que la bouche ne peut prononcer que par plusieurs syllabes, paroles, et avec eu temps, le cur le prononce réellement à chaque instant, et les âmes simples sont ainsi appliquées à bénir Dieu dans le fond de leur intérieur. Elles gémissent de leur impuissance de ne le pouvoir faire autrement, tant il est vrai que Dieu donne à ces âmes de foi des grâces et des faveurs par cela même qui en paraît la privation. Cest là le secret de la sagesse divine, dappauvrir les sens en enrichissant le cur ; le vide de lun fait la plénitude de lautre et cela si universellement que plus il y a de sainteté dans le fond, moins il en paraît au dehors.
Ce qui arrive à chaque moment porte lempreinte de la volonté de Dieu. Que ce nom est saint ! quil est donc juste de le bénir, de le traiter comme une chose qui sanctifie ce quelle désigne ! Peut-on donc voir ce qui porte ce nom sans lestimer infiniment ? Cest une manne divine qui coule du ciel pour donner un accroissement continuel dans la grâce ; cest un royaume de sainteté qui vient en lâme ; cest le Pain des anges qui se mange sur la terre comme au ciel ; il ny a rien de petit dans nos moments, puisque tous renferment un royaume de sainteté, une nourriture angélique.
Oui, Seigneur, que le royaume vienne dans mon cur pour le sanctifier, le nourrir, le purifier, le rendre victorieux de mes ennemis. Précieux moments, que tu es petit à mes yeux, que tu es grand aux yeux de mon cur ! Mais le moyen de recevoir de petites choses de la main dun Père qui règne dans les cieux ! Tout ce qui vient de là est très excellent, tout ce qui en descend porte le caractère de son origine.
Il est juste, Seigneur, que lâme qui nest pas satisfaite par la plénitude divine du moment présent qui descend du Père des lumières, soit punie par limpuissance de se trouver contente dans aucune chose. Si les livres, les exemples des saints, les discours spirituels ôtent la paix, cette réplétion de rassasiement du moment présent est une marque que ce nest point pur abandon du moment présent à laction divine et quon se remplit de ces choses par propriété. Leur plénitude alors ferme lentrée à celle de Dieu ; il faut sen vider comme dun empêchement, mais quand laction divine ordonne ces choses, lâme les reçoit comme le reste, cest-à-dire comme ordre de Dieu. Elle les laisse telles quelles sont et nen prend rien que le simple usage pour être fidèle et dès que le moment des pensées est passé, elle les abandonne pour se contenter du moment présent.
La lecture spirituelle par action divine donne souvent lintelligence de sens que les auteurs nont jamais eue. Dieu se sert des paroles et des actions des autres pour inspirer des vérités qui nont point été exprimées, il veut éclairer par ces moyens, il est de labandon de sen servir ; et tout moyen appliqué par laction divine a une efficacité qui surpasse toujours la vertu naturelle et apparente.
Cest le caractère de labandon de mener toujours une vie mystérieuse et de recevoir de Dieu les dons extraordinaires et miraculeux par lusage des choses communes, naturelles, fortuites, de hasard, et où il ne paraît rien que le cours ordinaire des humeurs du monde et des éléments. Ainsi les sermons les plus simples et les conversations les plus communes et les livres les moins relevés deviennent à ces âmes, par la vertu de lordre de Dieu, des sources dintelligence et de sagesse. Cest pourquoi elles ramassent avec soin les miettes que les esprits forts foulent aux pieds ; tout leur est précieux, tout les enrichit, elles sont dans une indifférence inexprimable pour toutes choses et nen négligent aucune, respectant tout et en retirant leur utilité.
Quand Dieu est en toutes choses, lusage que lon en fait par son ordre nest point usage des créatures, mais cest jouissance de laction divine qui transmet ses dons par ces différents canaux. Ils ne sanctifient point par eux-mêmes, mais seulement comme instruments de laction divine qui peut communiquer et communique très souvent ses grâces aux âmes simples par des choses qui paraîtraient opposées à la fin quelle se propose. Elle éclaire avec de la boue comme avec la plus subtile matière et linstrument dont elle veut se servir est toujours lunique, tout lui est égal. La foi croit toujours que rien ne lui manque ; elle ne se plaint point de la privation des moyens quelle croit être utiles pour son avancement, parce que louvrier qui les met en uvre y supplée efficacement par sa volonté. Cette volonté sainte est toute la vertu des créatures.
Lesprit avec tout ce qui en dépend veut tenir le premier rang entre les moyens divins, il faut le réduire au dernier rang entre les moyens divins, il faut le réduire au dernier rang, comme un esclave dangereux dont le cur simple, sil sait sen servir, peut tirer de grands avantages, mais qui peut aussi nuire beaucoup, sil nest pas assujetti. Quand lâme soupire après les moyens créés, laction divine lui dit au cur quelle lui suffit ; quand elle veut y renoncer réellement laction divine lui dit que ce sont des instruments quil ne faut prendre ni laisser, mais quil faut sajuster avec simplicité à lordre de Dieu, usant de tout comme nen usant pas, étant privé de tout comme ne manquant de rien. Laction étant une plénitude in déficiente, le vide que cause laction propre est une plénitude déguisée qui exclut laction divine. La plénitude de laction divine faite par un moyen créé quelle applique, est un véritable accroissement de sainteté et simplicité, de pureté, de détachement. On reçoit un prince lui-même (2 Cor. 6, 10) en recevant sa suite ; ce serait lui faire injure que de ne témoigner aucune affection à ses officiers sous prétexte de vouloir le posséder seul. Faisons lapplication : tout cela est de son ordre. Dieu était saint dans les siècles passés, il lest de même dans le présent, il le sera dans tous les siècles à venir : il ny a point de moments quil ne remplisse de son infinie sainteté.
Si ce que Dieu choisit lui-même exprès pour vous ne vous suffit pas, quelle autre main que la sienne pourrait vous suffire ? Si vous êtes dégoûté dune viande que la divine volonté a elle-même préparée, quelle nourriture ne sera pas insipide à un goût si dépravé ? Une âme ne peut être véritablement nourrie, fortifiée, purifiée, enrichie, sanctifiée, que par cette plénitude du moment présent. Que voulez-vous donc davantage ? Puisque vous y trouvez tous les biens, pourquoi les chercher ailleurs ? Lentendez-vous mieux que Dieu ? Puisquil ordonne que ce soit ainsi, comment pourriez-vous désirer que ce ne fût pas ? Sa sagesse et sa bonté peuvent-elles se tromper ? Dès quelles font une chose, ne devez-vous pas être pleinement convaincu quelle est excellente ? La conclusion qui doit se présenter à lesprit, cest que laction émanée par lordre de Dieu doit être excellente puisquelle est sa volonté, et je ne puis trouver ailleurs une sainteté, quelque bonne quelle soit en elle-même, qui soit plus appropriée pour ma sanctification.
Quil se trouve dinfidélité au monde ! que lon pense indignement de Dieu, puisque sans cesse lon trouve à redire à laction divine, ce que lon noserait faire du moindre artisan dans son art ! Et lâme veut se réduire à nagir que dans les bornes et selon les règles quimagine notre faible raison ; on prétend la réformer ; ce ne sont que plaintes, que murmures ; on est surpris du traitement que les Juifs ont fait à Jésus Christ. Ah ! divin amour ! adorable volonté ? La volonté divine peut-elle venir mal à propos, peut-elle avoir tort ?
- Mais jai telle affaire, une telle chose me manque, on menlève les moyens nécessaires ; cet homme me traverse dans de si saintes uvres, cela nest-il pas tout à fait déraisonnable ? Cette maladie me prend lorsque je ne puis me passer absolument de la santé ? Et moi je dis que la volonté de Dieu est la seule chose nécessaire. Ainsi tout ce quelle ne donne point est inutile. Non, chères âmes, rien ne vous manque, tout ce que vous appelez revers, contretemps, mal-à-propos et sans raison, contrariétés, si vous saviez ce que cest, vous seriez dans une extrême confusion. Ce sont des blasphèmes, mais vous ny pensez pas. Tout cela nest autre chose que la volonté de Dieu ; elle est blasphémée par ses chers enfants qui la méconnaissent.
Lorsque vous étiez sur la terre, ô mon Jésus, les Juifs vous traitaient de magicien, vous nommaient Samaritain (Jn. 8, 48) ; et aujourdhui de quel il regarde-t-on votre adorable volonté, ô vous qui vivez dans les siècles des siècles, toujours digne de bénédiction et de louange ! Sest-il écoulé un moment depuis la création jusquà celui où nous vivons et sen écoulera-t-il jusquau jugement dans lequel le saint Nom de Dieu ne soit digne de louange ! Ce Nom qui remplit tous les temps et ce qui se passe dans tous les temps ! Ce Nom qui rend toutes choses salutaires ! Quoi ! ce qui sappelle volonté de Dieu me pourrait faire du mal ? Je craindrais, je fuirais le Nom de Dieu ? Et où irais-je donc pour trouver quelque chose de meilleur si jappréhende laction divine sur moi, puisque cest leffet de sa divine volonté.
Comment devons-nous écouter la parole qui nous est dite au fond du cur à chaque moment ? Si nos sens, si notre raison nentendent pas, ne pénètrent pas la vérité et la bonté de ces paroles, nest-ce pas à cause de leur incapacité pour les vérités divines ? Dois-je être étonné de ce quun mystère déconcerte la raison ? Dieu parle, cest un mystère, cest donc une mort pour mes sens et la raison, car les mystères sont de nature à les immoler. Le mystère nest que vie au cur par la foi, il ny a que contradiction pour le reste. Laction divine mortifie, vivifie par le même coup ; et plus on sent de mort, et plus on croit quil donne la vie ; plus le mystère est obscur, plus il contient de lumière. Cest ce qui fait que lâme simple ne trouve rien de plus divin que ce qui lest moins en apparence ; cest ce qui fait la vie de la foi.
TOUT LE SECRET DE LA SPIRITUALITÉ CONSISTE À AIMER DIEU ET LE SERVIR
SUNISSANT À SA SAINTE VOLONTÉ POUR TOUT CE QUI ARRIVE À FAIRE ET À SOUFFRIR
Toutes les créatures sont vivantes dans la main de Dieu ; les sens naperçoivent que laction de la créature, mais la foi croit à laction divine en tout. Elle voit que Jésus Christ vit en tout et opère dans toute létendue des siècles, que le moindre moment et le plus petit atome renferment une portion de cette vie cachée et de cette action mystérieuse. Laction des créatures est un voile qui couvre les profonds mystères de laction divine. Jésus Christ après sa résurrection surprenait ses disciples dans ses apparitions, il se présentait à eux sous des figures qui le déguisaient, et aussitôt quil se découvrait, il disparaissait. Ce même Jésus qui est toujours vivant, toujours opérant, surprend encore les âmes qui nont pas la foi assez pure et assez perçante. Il ny a aucun moment où Dieu ne se présente sous lapparence de quelque peine, de quelque obligation ou de quelque devoir. Tout ce qui se fait en nous, autour de nous et par nous, renferme et couvre son action divine, quoiquinvisible, ce qui fait que nous sommes toujours surpris et que nous ne connaissons son opération que lorsquelle ne subsiste plus. Si nous percions le voile et si nous étions vigilants et attentifs, Dieu se révélerait sans cesse à nous et nous jouirions de son action en tout ce qui nous arrive ; à chaque chose nous dirions : « Dominus est » (Jn. 21, 7), cest le Seigneur ! Et nous trouverions dans toutes les circonstances que nous recevons un don de Dieu, que les créatures sont de très faibles instruments, que rien ne nous manquerait, et que le soin continuel de Dieu le porte à nous départir ce qui nous convient. Si nous avions de la foi, nous saurions bon gré à toutes les créatures, nous les caressions, nous les remercierions intérieurement de ce quelles servent et se rendent si favorables à notre perfection, appliquées par la main de Dieu.
La foi est la mère de la douceur, de la confiance, de la joie ; elle ne peut avoir que de la tendresse et de la compassion pour ses ennemis qui senrichissent si fort à ses dépens. Plus action de la créature est dure, plus celle de Dieu la rend avantageuse à lâme ; il ny a que linstrument qui la gâte et les mains de ce tourneur surnaturel ne sont impitoyables que pour ôter à lâme ce qui lui est préjudiciable. La volonté de Dieu na que des douceurs, des faveurs, des trésors pour les âmes soumises ; on ne peut avoir trop de confiance en elle ni sy abandonner. Elle peut et veut toujours ce qui contribuera le plus à notre perfection, pourvu toutefois que nous laissions faire Dieu ; la foi nen doute pas. Plus les sens sont infidèles, révoltés, désespérés, incertains, plus la foi dit : « Cela est Dieu ! tout va bien ! » Il ny a rien que la foi ne digère et ne surmonte ; elle passe au-delà de toutes les ténèbres et quelque effort que les ombres fassent, elle les perce pour aller jusquà la vérité ; elle lembrasse toujours avec fermeté et ne sen sépare jamais.
Je crains plus ma propre action et celle de mes amis que celle de mes ennemis ; il ny a point de prudence égale à celle de ne point résister à ses ennemis et de ne leur opposer quun simple abandon ; cest avoir le vent en poupe, il ny a quà se tenir en paix. Ce sont des galériens qui mènent au port à toutes rames ; il ny a rien de plus sûr à opposer à la prudence de la chair que la simplicité ; elle élude admirablement toutes les ruses sans les connaître, sans y penser même. Laction divine lui fait prendre des mesures si justes quelle surprend ceux qui la veulent surprendre ; elle profite de tous leurs efforts, elle sélève par où on labaisse, toutes les contrariétés lui tournent en bien et, en laissant faire ses ennemis, elle en tire un service si continuel et si suffisant que tout ce quelle doit craindre est de se mettre de la partie et de travailler à un ouvrage dont Dieu veut être le principe ; ses ennemis en sont les instruments ; elle na rien à faire quà voir en paix ce que Dieu fait et à suivre avec simplicité les attraits qui sont toujours heureusement conduits par la prudence surnaturelle de lEsprit divin qui atteint très infailliblement le point et les circonstances intimes de chaque chose, et applique lâme, sans quelle le sache, si à propos que tout ce qui soppose à elle ne manque jamais dêtre détruit.
Lunique et linfaillible mouvement de laction divine applique toujours lâme simple à propos, elle correspond à tout très sagement par son intime direction. Elle veut tout ce qui arrive, tout ce qui se passe, tout cde quelle sent hors le péché. Quelquefois cela se fait avec connaissance et quelquefois sans connaissance, étant mû par des instincts obscurs à dire, à faire, à laisser les choses sans avoir dautres raisons. Souvent loccasion et la raison qui la déterminent ne sont que dun ordre naturel ; lâme simple ny entend aucun mystère, cest un pur hasard, une nécessité, une convenance, ce nest même rien à ses yeux ni à ceux des autres. Et cependant la divine action qui est lintelligence, la sagesse et le conseil de ses amis, se sert en sa faveur de toutes ces choses si simples ; elle se les approprie, elle les ajuste si industrieusement à touts ceux qui font des projets pour lui nuire quil est impossible quils en viennent à leur fin. Avoir affaire à une âme simple, cest avoir affaire à Dieu. Quelle mesure prendre contre le Tout-Puissant dont les voies sont inscrutables ? Dieu prend en main la cause de lâme simple : il nest pas nécessaire quon étudie vos intrigues, quelle oppose inquiétude à inquiétude en épiant soigneusement toutes vos démarches ; son Époux la décharge de tous ces soins, elle vous le met en tête et se repose sur lui, pleine de paix et de sécurité. Laction divine délivre lâme et lexempte de tous ces moyens bas et inquiets si nécessaires à la prudence humaine. Cela est bon pour Hérode et les pharisiens, mais les mages nont quà suivre en paix leur étoile, lenfant na quà se laisser porter entre les bras de sa mère, ses ennemis avancent ses affaires plus quils ny nuisent (Mt. 1, 7-8) ; plus ils tâcheront de les traverser et de les surprendre, plus il agira tranquillement et librement, il ne les ménagera point, il ne leur fera point bassement la cour pour détourner leurs coups, leur jalousie, leur méfiance ; leurs persécutions lui sont nécessaires. Jésus Christ vivait ainsi dans la Judée, il vit encore dans les âmes simples de la même manière, il y est généreux, doux, libre, paisible, sans crainte, sans besoin de personne, voyant toutes les créatures dans les mains de son Père empressées à le servir, les unes par leurs passions criminelles, les autres par leurs saintes actions, celles-ci par leurs contradictions, celles-là par leur obéissance et leur soumission. Laction divine ajuste merveilleusement tout cela ; rien ne manque, rien nest de trop, il ny a de mal et de bien que ce quil faut. Lordre de Dieu applique à chaque moment linstrument qui lui est propre, et lâme simple élevée par la foi trouve tout bien et ne veut ni plus ni moins que ce quelle a. Elle bénit en tous temps cette main divine qui fait couler si suavement ses eaux si salutaires le long de son fond ; elle reçoit ses amis et ennemis avec la même douceur, car cest la façon de Jésus de traiter tout le monde comme instrument divin. On na besoin de personne, et cependant on a besoin de tous ; laction divine rend tout nécessaire et il faut le recevoir de sa part prenant tout selon sa qualité et sa nature, y correspondant avec douceur et humilité selon ce quil est, ainsi que dit saint Paul et que Jésus Christ pratiquait encore mieux, traitant les simples simplement et les grossiers avec bonté (1 Cor. 9, 22). Il nappartient quà sa grâce dimprimer cet air surnaturel qui les particularise et sapproprie si merveilleusement à la nature de chaque personne. Cela ne sapprend point dans les livres, cest un vrai esprit prophétique et leffet dune révélation intime, cest une doctrine du Saint Esprit ; pour la concevoir il faut être dans le dernier abandon, le dégagement le plus parfait de tout dessein, de tout intérêt, quelque saint quil soit. Il faut navoir que lunique affaire au monde de se laisser passivement à laction divine pour sadonner à ce qui regarde les obligations de son état, laissant agir lEsprit Saint dans lintérieur sans regard sur ce quil opère, étant bien aise même de ne pas le connaître. Tout ce qui arrive dans le monde nest souvent que pour le bien des âmes soumises à la volonté de Dieu.
La figure du monde se montre dor, dairain, de fer, de terre. Ce mystère diniquité qui nest que lassemblage confus de toutes les actions intérieures et extérieures des enfants de ténèbres, cette bête sortie de labîme pour faire la guerre à lhomme intérieur et spirituel, dès le commencement des siècles, et tout ce qui sest passé jusquà présent, nest quune suite de cette guerre (Ap. 13, 1 sv). Les monstres se succèdent les uns aux autres, labîme les dévore et les revomit ; il envoie incessamment de nouvelles vapeurs. Le combat commencé au ciel entre Lucifer et saint Michel dure encore. Le cur de cet ange superbe et envieux est devenu un abîme inépuisable de toutes sortes de maux ; il a révolté les anges contre les anges dans le ciel et tout son soin depuis la création du monde est de susciter toujours (Ap. 12, 7-8) de nouveaux scélérats parmi les hommes qui prennent la place de ceux quil engloutit. Lucifer est le chef de ceux qui sy soumettent avec joie. Ce mystère diniquité nest que laversion de lordre de Dieu, cest lordre ou plutôt le désordre du diable ; ce désordre est un mystère, car il cache sous de belles apparences des maux irrémédiables et infinis. Tous ces impies qui, depuis Caïn jusquà ceux qui désolent présentement lunivers, ont été en apparence de grands, de puissants princes qui ont fait grand bruit dans le monde et que les hommes ont adorés. Mais cette apparence trompeuse est un mystère : ce ne sont que des bêtes qui sont montées de labîme les unes après les autres pour renverser lordre de Dieu ; mais cet ordre qui est un autre mystère a toujours opposé des hommes véritablement grands et puissants qui ont porté le coup mortel à ces monstres, et, à mesure que lenfer en a vomi de nouveaux, le ciel aussi fait naître des héros qui les ont combattus. Lhistoire ancienne, sainte et profane, nest que lhistoire de cette guerre, lordre de Dieu est toujours demeuré victorieux, ceux qui sont rangés de son côté, de même, et sont heureux pour une éternité ; et linjustice na jamais pu protéger les déserteurs, elle ne les a payés que de mort et de mort éternelle.
On croit toujours être invincible quand on a limpiété en tête. Ô Dieu ! le moyen de vous résister ! Quand une seule âme aurait lenfer, le monde contre elle, elle ne pourrait craindre dans le parti de labandon à lordre de Dieu. Cette apparence monstrueuse armée de limpiété, de tant de puissance, cette tête dor, ce corps dargent, dairain, de fer, tout cela nest quun fantôme de poussière éclatante, une petite pierre la rend le jouet des vents (Dn. 2, 34).
Que le Saint Esprit est admirable pour représenter tous les siècles ! Tant de révolutions qui surprennent si fort les hommes qui viennent avec tant déclat et sont comme autant dastres qui roulent sur la tête des autres, tant dévénements extraordinaires, tout cela nest quun songe qui échappe à la mémoire de Nabuchodonosor à son réveil, quelque terrible que soient les impressions qui se font sur son esprit.
Tous ces monstres ne viennent au monde que pour exercer le courage des enfants de Dieu ; et lorsquils sont assez instruits, Dieu leur donne le plaisir de tuer leur monstre ; le ciel ensuite enlève les victorieux et lenfer engloutit les vaincus ; il reproduit un autre monstre et Dieu appelle de nouveaux athlètes dans le champ de bataille. Et cette vie nest quun spectacle continuel qui fait la joie du ciel, lexercice des saints de la terre et la confusion de lenfer ; ainsi tout ce qui soppose à lordre de Dieu ne sert quà le rendre plus adorable. Tous les ennemis de léquité sont les esclaves de la justice et laction divine bâtit la céleste Jérusalem avec les instruments de la Babylone qui nest composée que de leurs pièces usées et brisées.
À quoi servent les plus sublimes lumières, les divines révélations quand on naime pas la volonté de Dieu ? Lucifer na pu approuver son ordre ; la conduite de laction divine que Dieu lui révélait en lui découvrant le mystère de lIncarnation, ne lui causa que de lenvie ; et une âme simple et éclairée des seules lumières de la foi ne peut se lasser dadmirer, de louer, aimer lordre de Dieu, de le trouver non seulement dans les créatures saintes, mais même dans le désordre et la confusion des plus déréglées. Un grain de pure foi éclaire plus lâme simple que Lucifer ne la été par ses lumières si élevées.
La science de lâme fidèle à ses obligations, tranquillement soumise aux ordres intimes de la grâce, douce et humble envers tous, vaut mieux que la plus profonde pénétration du mystère. Si on ne voyait que laction divine dans tout cet orgueil et cette dureté de laction des créatures, on ne les recevrait jamais quavec douceur et avec respect. Leurs désordre ne ferait point quitter lordre, quelque train quelles aillent ; il ne faut jamais quitter cette union à laction divine quelles portent et quelles portent et quelles donnent par la douceur et lhumilité ; il ne faut pas regarder la voie quelles tiennent, mais marcher toujours avec fermeté dans la sienne, et cest ainsi quen pliant doucement, on brise les cèdres et on renverse les rochers ; car quy a-t-il dans les créatures qui puisse résister à la force dune âme fidèle douce et humble ? Si nous voulons vaincre infailliblement tous nos adversaires, il ne leur faut opposer que ces armes. Jésus Christ nous les a mises entre les mains pour notre défense, il ny a rien à craindre quand on sait sen servir ; il ne faut pas être lâche, mais généreux, car laction des instruments divins ne consiste quen cela. Dieu fait le sublime et le merveilleux, et jamais laction propre qui fait la guerre à Dieu ne peut résister à celui qui est uni à laction divine par la douceur et lhumilité.
Quest-ce que Lucifer ? Cest un bel esprit, le plus éclairé de tous les esprits, mais un esprit mécontent de Dieu et de son ordre. Le mystère de liniquité nest que létendue de ce mécontentement qui se manifeste de toutes les manières possibles. Lucifer, autant quil est en lui, ne voudrait rien laisser tel que Dieu la fait et ordonné ; partout où il pénètre, vous y voyez toujours louvrage de Dieu défiguré.
Plus une personne a de lumière et de science, de capacité, plus elle est à craindre, si elle na pas le fondement de la piété qui consiste à être contente de Dieu et de sa volonté. Cest par le cur réglé quon est uni à laction divine, sans lui tout nest que pure nature et pour lordinaire pure opposition à lordre de Dieu qui na point, à proprement parler, dautres instruments que les humbles. Il est toujours contredit par les superbes qui ne laissent pas cependant de lui servir comme des esclaves pour laccomplissement de ses desseins. Quand je vois une âme qui fait son tout de Dieu et de la soumission à ses ordres, quelque dénuée quelle soit de toute autre chose, je dis : « Voilà une âme qui a de grands talents pour servir Dieu ». La sainte Vierge et saint Joseph ne portaient point une autre apparence. Le reste sans cela me fait peur et je crains dy voir laction de Lucifer, je me tiens sur mes gardes et maffermis dans mon fond pour lopposer uniquement à tout cet éclat sensible qui alors ne me paraît quun verre fragile.
Lordre de Dieu est toute la politique de lâme simple ; elle le respecte dans ces actions irrégulières que le superbe fait pour lavilir. Ce superbe méprise une âme devant les yeux de laquelle il nest rien, car elle ne voit que Dieu en lui et en toutes ses actions. Souvent il pense que sa modestie est une marque quelle lappréhende, quoique ce ne soit que le signe de cette crainte amoureuse quelle a de Dieu et de sa volonté qui lui est présente dans le superbe. Non, pauvre insensé, lâme simple ne te craint pas, tu lui fais compassion ; cest à Dieu quelle répond, lorsque tu penses quelle te parle, cest à lui quelle croit avoir affaire, elle ne te regarde que comme un de ses esclaves, ou plutôt comme une ombre sous laquelle il se déguise. Ainsi plus tu prends le ton haut, plus de son côté elle le prend bas ; et lorsque tu crois la surprendre elle te surprend toi-même. Tes finesses, tes violences, ne sont pour elle que des faveurs de la Providence. Le superbe est encore une énigme que lâme simple et éclairée par la foi explique très intelligiblement. Cette découverte de laction divine dans tout ce qui se passe à chaque moment est lintelligence la plus subtile que lon puisse avoir en cette vie des choses de Dieu. Cest une révélation continuelle, cest un commerce avec Dieu qui se renouvelle sans cesse, cest la jouissance de lÉpoux non en cachette, à la dérobée, dans le cellier, dans la vigne, mais à découvert et en public, sans crainte daucune créature (Cantique des Cantiques). Cest un fond de paix, de joie et damour, de contentement de Dieu vu, su, plutôt cru vivant et opérant toujours le plus parfait en tout ce qui se présente à tous les instants. Cest le paradis éternel qui nest, à la vérité, présentement quen choses informes, couvertes de ténèbres ; mais lEsprit de Dieu qui en arrange en cette vie secrètement toutes les pièces par cette continuelle et féconde présence de son action, dira au jour de la mort : « Fiat lux » (Gen. 1, 3), et alors on verra les trésors que renferme la foi dans cet abîme de paix et de contentement de Dieu qui se trouve à chaque moment et en tout ce qui est à souffrir et à faire.
Quand Dieu se donne ainsi, tout le commun devient extraordinaire et cest pour cela que rien ne le paraît ; cest que cette voie est par elle-même une voie extraordinaire, par conséquent il nest pas nécessaire de lorner de merveilles qui ne lui sont pas propres. Cest un miracle, une révélation, une jouissance continuelle, à de petites fautes près ; mais en soi son caractère est de navoir rien de sensible et de merveilleux, mais de rendre merveilleuses toutes les choses communes et sensibles ; cest ce que la sainte Vierge pratiquait.
DANS LE PUR ABANDON À DIEU
TOUT CE QUI NOUS PARAÎT OBSCURITÉ EST ACTION DE FOI
Il y a genre de sainteté où toutes les communications divines sont lumineuses et distinctes. Dans la voie passive de foi, tout ce que Dieu communique tient de sa nature et de ces ténèbres inaccessibles qui environnent son trône ; ce ne sont que sentiments confus et ténébreux. Lâme qui sy trouve, appréhende souvent somme le prophète daller donner et se briser contre quelque écueil en marchant au travers de cette obscurité. Non, âme fidèle, ne craignez point, cest là votre voie et la conduite de Dieu sur vous, il ny a rien de plus sûr et de plus infaillible que les ténèbres de la foi. Mais de quel côté aller quand la foi est si obscure ? Allez partout où vous voudrez ; on ne peut plus ségarer quand on na plus de chemin à chercher et que lobscurité rend tout égal ; on ne peut plus tendre à aucune terme et on na aucun objet devant les yeux.
- Mais il me semble à chaque moment tomber dans un précipice ; tout me peine ; je sens bien que jagis par abandon, mais il me semble que je ne puis faire quelque chose quen cessant dagir par vertu ; jentends toutes les vertus qui se plaignent que je méloigne delle ; plus ces plaintes me paraissent aimables et my attachent, plus limpression obscure qui me pousse paraît men éloigner. Jaime la vertu, mais je cède à lattrait ; je ne vois pas quil me mène bien, mais je ne puis mempêcher de le croire.
Lesprit court à la lumière, mais le cur ne veut que les ténèbres. Toutes les personnes, tous les esprits lumineux plaisent à mon esprit, mais mon cur ne goûte que les entretiens et les discours où il nentend rien ; et tout son état et sa voie sont une impression du don de la foi qui fait aimer, goûter des principes, des vérités, des chemins où lesprit na ni objet, ni idée, où il tremble et frémit et chancelle. Lassurance est je ne sais comment au fond de mon cur, et celui-ci va comme il est poussé, convaincu de la bonté de limpression, non par évidence, mais par sentiment de foi. Cest quil est impossible que Dieu mène une âme sans lui imprimer une certitude de la bonté de sa voie qui est dautant plus grande quelle est moins aperçue. Et cette certitude est victorieuse de toutes les créatures, de toutes les peurs, de tous les efforts, de toutes les idées de lesprit ; il a beau crier, lutter, chercher mieux. Lépouse sent lÉpoux sans sentir, car lorsquelle le veut toucher, il disparaît ; elle sent la droite de lÉpoux qui lenvironne (Cant. 3, 1) et elle aime mieux ségarer en sabandonnant à sa conduite qui la mène sans raison et sans ordre, que de sassurer en prenant avec effort les routes marquées de la vertu.
Allons donc, mon âme, allons à Dieu par labandon et puisque la vertu vient de lindustrie et des efforts, avouons-lui notre impuissance et notre confiance en Dieu qui ne nous réduirait pas à ne pouvoir marcher à pied, sil navait la bonté de nous porter sur ses bras. Quavons-nous besoin de lumière, Seigneur, de voir, de sentir, dassurance, didée, de réflexions, puisque nous ne marchons pas, mais nous sommes portés sur le sein de la Providence ? Plus il y aura de ténèbres, dabîmes, décueils, de morts, de déserts, de craintes, de persécutions, de sécheresses, de disettes, dennuis, dangoisses, de désespoirs, de purgatoires, denfer en notre route, plus notre foi et notre confiance seront grandes. Il suffira de jeter les yeux sur vous pour être assuré dans les plus grands périls. Nous oublierons les chemins et leurs qualités, nous nous oublierons nous-mêmes, et tout à fait abandonnés à la sagesse, à la bonté, à la puissance de notre guide, nous ne nous souviendrons plus que de vous aimer, de fuir tout péché, non seulement évident, mais les plus léger, de remplir les obligations du devoir. Voilà le seul soin, cher amour, que vous laissez à vos chers petits enfants, vous vous chargez de tout le reste. Plus tout le reste est terrible, plus ils attendent et ils voient votre présence ; ils nont soin que daimer comme sils nétaient plus et ils remplissent leurs petits devoirs comme un enfant sur le sein de sa mère soccupe à ses seuls amusements, comme sil navait au monde que sa mère et ses jeux. Lâme doit outrepasser tout ce qui lui fait ombre ; la nuit nest pas le temps dagir, mais de se reposer ; la lumière de la raison ne peut quaccroître les ténèbres de la foi, le rayon qui les perce doit venir daussi haut quelles.
Quand Dieu se communique à lâme comme vie, il nest plus devant ses yeux comme voie et comme vérité. Lépouse cherche lÉpoux la nuit, il est derrière elle, il la tient entre ses mains, il la pousse. Elle le cherche devant, il la fuit. Il nest plus objet didées ; il est principe et source. Il y a dans laction divine des ressources secrètes et inopinées, merveilleuses et inconnues pour tous les besoins, embarras et troubles, les chutes, les renversements, les incertitudes, les inquiétudes, les doutes des âmes qui nont plus de confiance dans leur action propre. Plus la scène est mêlée, plus on espère de charme dans le dénouement. Le cur dit : « Tout ira bien », cest Dieu qui conduit louvrage ; rien ne fait peur. La peur même, la suspension, la désolation sont des versets de cantiques ténébreux. On est ravi de nen pas omettre une syllabe, on sait que tout se termine au Gloria Patri ; ainsi on fait sa voie de son égarement. Les ténèbres même servent de conduite, les doutes, dassurance ; et plus Isaac est en peine de trouver de quoi faire le sacrifice, plus Abraham attend tout de la Providence (Gen. 22, 7-8).
Les âmes qui marchent dans la lumière chantent des cantiques de lumière ; celles qui marchent dans les ténèbres chantent le cantique des ténèbres ; il faut laisser chanter à lune la partie et le motet que Dieu lui donne jusquau bout. Il ne faut rien mettre dans ce quil remplit, il faut laisser couler toutes les gouttes de ce fiel de ces divines amertumes, quand il enivrerait. Jérémie, Ézéchiel étant de même, toutes leurs paroles nétaient que des soupirs et des sanglots, et la consolation ne se trouvait jamais que dans la continuation de leurs lamentations. Qui aurait arrêté le cours de leurs larmes nous aurait dérobé les plus beaux endroits de lÉcriture. Lesprit qui désole est le seul qui puisse consoler ; ses différentes eaux coulent de même source.
Quand Dieu étonne une âme, il faut quelle tremble ; quand il la menace, elle est effrayée ; il ny a quà laisser se développer lopération divine, elle porte dans toute son étendue le mal et le remède.
Pleurez, chères âmes, tremblez, soyez dans linquiétude et à lagonie ; ne faites point deffort pour changer cette divine frayeur, ces célestes gémissements ; recevez dans le fond de votre être les ruisseaux dont Jésus a porté la mer dans sa sainte âme. Allez toujours, semant des larmes tant que le souffle de la grâce les fera couler et insensiblement ce souffle les fera sécher ; les nuées se dissiperont, le soleil répandra sa lumière, le printemps vous couvrira de fleurs (Cant. 2, 11-12) et la suite de votre abandon vous fera trouver ladmirable variété que porte dans toute son étendue laction divine. En vérité cest bien en vain que lhomme se trouble ; tout ce qui se passe en lui est semblable à un songe, une ombre suit et détruit lautre, les imaginations se succèdent dans ceux qui dorment, les unes affligent, les autres consolent ; lâme est le jouet de ces apparences qui se dévorent les unes les autres et le réveil fait voir que toutes navaient rien qui dût arrêter lâme. Il dissipe toutes les impressions et on ne tient compte ni de ces périls ni de ces bonheurs du sommeil.
Dans quel sens, Seigneur, pourrais-je dire que vous tenez endormis tous vos enfants sur votre sein pendant toute la nuit de la foi ? que vous vous divertissez à faire passer dans leurs âmes une infinité et une infinie variété de sentiments qui ne sont au fond que de saintes et mystérieuses rêveries ? Par létat où la nuit et le sommeil les mettent, elles causent en eux de véritables et douloureuses craintes, des angoisses et des ennuis que vous dissiperez et convertirez au jour de la gloire en de véritables et solides joies.
Cest au point et à la suite de ce réveil que les âmes saintes rendues entièrement à elles-mêmes et dans une pleine liberté de juger, ne pourront se lasser dadmirer les adresses, les inventions, les finesses et les tromperies amoureuses de lÉpoux, combien ses voies sont impénétrables, quil était impossible de développer ses énigmes, de le surprendre dans ses déguisements, ni dadmettre aucune consolation quand il voulait répandre la frayeur et lalarme. À ce réveil les Jérémie, les David voyaient que ce qui était en Dieu et dans les anges des sujets de joie, les désolait inconsolablement.
Ne réveillez point lépouse, ô esprits forts, industries, actions humaines ; laissez-la gémir, trembler, courir, chercher ; il est vrai, lÉpoux la trompe, il se déguise ; elle rêve et ses peines ne sont que des peines de nuit et de sommeil (Cant. 3, 5). Mais laissez-la dormir, laissez lÉpoux travailler sur cette âme chérie et représenter en elle ce que Lui seul sait peindre et exprimer ; laissez-lui développer la suite de cette apparence, il la réveillera quand il sera temps. Joseph fait pleurer Benjamin (Gen. 44, 4-17 ; 45, 1-6) : serviteurs de Joseph, ne découvrez pas son secret à ce cadet ! Joseph le trompe, la tromperie est à lépreuve de toute sa pénétration et de toute son industrie ; Benjamin et ses frères sont plongés dans une douleur irrémédiable, ce nest quun jeu de Joseph ; les pauvres frères ny voient rien sinon un mal sans ressources ; ne leur dites rien, il remédiera à tout, il les réveillera lui-même et ils admireront sa sagesse à faire voir tant de maux, de désespoir dans le plus réel sujet de joie quil y ait jamais eu pour eux au monde.
Quiétistes ignorants et sans expérience qui voulez une paix et une insensibilité dans lépouse qui na pas été en Jésus et Marie, ni dans les David, les prophètes et les apôtres, que vous connaissez peu le pouvoir de laction divine, létendue et la force, la variété et lefficace des ombres de la pure foi ! Que le sommeil de lépouse dans cette nuit profonde vous est peu connu ; que votre doctrine est convaincue de fausseté dans les admirables opérations et dans les jeux que lEsprit Saint nous décrit dans le Cantique des Cantiques ! Toutes ses paroles démentent vos maximes. Létat de pure foi est un état de pure croix ! Tout est sombre, tout est pénible, cest une nuit qui noircit tout ce qui se présente ; il est vrai que lâme est résignée, quelle est contente du bonheur de Dieu, mais elle ne sent rien moins que cela. Cest un purgatoire où tout le senti et laperçu nest que souffrance et la plus grande de toutes est de ne trouver en soi que la résignation et delle est contente du bonheur de Dieu, mais elle ne sent rien moins que cela. Cest un purgatoire où tout le senti et laperçu nest que souffrance et la plus grande de toutes est de ne trouver en soi que la résignation et davoir une si forte tendance à son bien-être que celui de Dieu soit comme indifférent et ne touche point. Quil y a de différence entre agir par principes objectifs, principe idéal, principe dimitation ou de maxime et agir par principe de motion di vine !
Lâme est poussée sans voir le chemin frayé devant ses yeux ; ce nest ni par où elle a vu, ni daprès ce quelle a lu quelle va ; laction propre va de la sorte et elle ne peut aller autrement, elle ne peut rien risquer. Mais laction divine est toujours nouvelle, elle ne marche pas sur ses anciens pas, elle trace toujours de nouvelles routes ; les âmes quelle conduit ne savent où elles vont, leurs sentiers ne sont ni dans les livres ni dans leurs réflexions. Laction divine leur en fait continuellement louverture, elles ny entrent que par son impulsion.
Quand on est conduit par un guide qui mène dans un pays inconnu, de nuit, à travers les champs, sans route frayée, selon son génie, sans prendre avis de personne et sans vouloir découvrir ses desseins, peut-on prendre un autre parti que celui de labandon ? À quoi sert de regarder où lon est, dinterroger les passants, de consulter la carte et les voyageurs ? Le dessein et le caprice, pour ainsi dire, dun guide qui veut que lon se confie en lui, sera contraire à tout cela ; il prendra plaisir à confondre linquiétude et la méfiance dune âme ; il veut une entière remise en lui ; si lon saperçoit quil mène bien, ce ne sera plus ni foi ni abandon. Laction divine est essentiellement bonne, elle ne veut point être réformée ni contrôlée ; elle a commencé dès la création du monde et, dès cet instant, elle développe de nouvelles preuves ; elle ne limite point ses opérations, sa fécondité ne sépuise point ; elle faisait cela hier, elle fait ceci aujourdhui ; cest la même action qui sapplique à tous les moments par des effets toujours nouveaux et elle se déploiera ainsi éternellement. Elle a fait des Abel, des Noé, des Abraham sur différentes idées. Isaac sera un original, Jacob ne sera pas sa copie ni Joseph la sienne ; Moïse na pas eu son semblable parmi ses pères ; David, les prophètes sont tous dune autre figure que les patriarches ; saint Jean les passe tous. Jésus-Christ est le premier-né : les apôtres agissent plus par limpression de son esprit que par limitation de ses uvres. Jésus Christ ne sest point imité lui-même, il na point suivi à la lettre toutes ses maximes. LEsprit divin a toujours inspiré sa sainte âme, ayant toujours été abandonné à son souffle ! Elle navait pas besoin de consulter le moment précédent pour donner la forme au suivant, le souffle de la grâce formait tous ses moments sur le modèle des vérités éternelles que la Sainte Trinité en conservait dans son invincible et impénétrable sagesse. Lâme de Jésus Christ reçoit les ordres à chaque moment et elle les produit au-dehors ; lÉvangile fait voir la suite de ces vérités dans la vie de Jésus Christ et le même Jésus qui est toujours vivant et toujours opérant, vit et opère encore de nouvelles choses dans les âmes saintes.
Voulez-vous vivre évangéliquement, vivez en plein et pur abandon à laction de Dieu. Jésus Christ en est la source ; il était hier, il est encore aujourdhui pour continuer encore sa vie et non pour la recommencer ; ce quil a fait est fait, ce qui reste à faire se fait à tout moments. Chaque saint reçoit une partie de cette vie divine, Jésus Christ est différent en tous, quoiquil soit le même ; la vie de chaque saint est la vie de Jésus Christ, cest un évangile nouveau. Les joues de lÉpoux sont comparées à des plates-bandes et des parterres couverts de fleurs odoriférantes (Cant. 5, 13) ; laction divine est le jardinier qui varie admirablement le parterre. Ce parterre nest semblable à aucune autre ; parmi toutes les fleurs il nen est pas deux qui se ressemblent et que lon puisse dire être de même, sinon par labandon quelles font delles-mêmes à louvrage du jardinier, le laissant maître de faire ce quil lui plaît, se contentant de faire de leur côté ce qui est de leur nature et de leur état. Laisser faire Dieu et faire ce quil exige de nous, voilà lÉvangile, voilà lécriture générale et la loi commune.
Voilà donc le facile, le clair, la propre action de tous les instruments divins ; cest lunique secret de labandon ; mais secret sans secret, art sans art ; cest la voie droite, Dieu qui exige cela de tous la expliqué clairement et le rend très intelligible et très simple. Ce que la voie de pure foi a dobscur nest pas dans ce que lâme doit pratiquer, mais dans ce que Dieu sest réservé. Rien de plus facile à comprendre que la première chose et rien de plus lumineux. Le mystérieux nest que dans ce que Dieu fait lui-même. Voyez ce qui se passe dans lEucharistie : ce qui est nécessaire pour changer le corps de Jésus Christ est si clair et si aisé que tout le monde, quelque grossier quil soit, en est capable, sil en a le caractère. Et cependant cest le mystère des mystères où tout est si caché et si obscur, si incompréhensible que plus on est éclairé et spirituel, plus il faut de foi pour le croire. La voie de pure foi présente quelque chose de semblable ; son effet est de faire trouver Dieu à chaque moments, voilà la chose la plus relevée, la plus mystique, la plus béatifiante. Cest un fonds inépuisable de pensées, de discours, décritures, cest un assemblage et une source de merveilles. Cependant, pour produire cet effet si prodigieux, que faut-il ? Une chose : laisser faire Dieu et faire tout ce quil veut selon son état. Rien de plus aisé dans la vie spirituelle et qui ne soit à la portée de tous. Voilà donc ce merveilleux, ce chemin obscur ; pour y marcher lâme a besoin dune grande foin, tout est dautant plus suspect que la raison a toujours à redire ; être obligé de croire ce quon ne voit pas ; tout ce quon a lu nest point cela, cest chose nouvelle. Les prophètes étaient des saints, ce Jésus est un enchanteur (Mt. 27, 63) ; ainsi parlaient les Juifs. Ah ! que lâme qui, à leur exemple, est scandalisée, a peu de foi !
Dès lorigine du monde Jésus Christ vit en nous, il opère en nous tout le temps de notre vie. Celui qui sécoulera jusquà la fin du monde est un jour. Jésus a vécu et il vit encore, il a commencé en soi-même et il continue dans ses saints une vie qui ne finira jamais. O vie de Jésus qui comprend et excède tous les siècles ! Vie qui fait à tout moment de nouvelles opérations ! Si tout le monde nest pas capable de contenir tout ce que lon pourrait écrire de Jésus, de ce quil a fait ou dit, et de sa vie en lui-même, si lÉvangile ne nous en rayonne que quelques petits traits, si la première heure est si inconnue et si féconde, combien faudrait-il écrire dévangiles pour faire lhistoire de tous les moments de cette vie mystique de Jésus Christ qui multiplie les merveilles à linfini et les multipliera éternellement, puisque tous les temps, à proprement parler, ne sont que lhistoire de laction divine ! Le Saint Esprit a fait marquer en caractère infaillibles et incontestables quelques moments de cette vaste durée, il a ramassé dans les Écritures quelques gouttes de cette mer, il a fait voir par quelles secrètes et inconnues manières il a fait paraître Jésus Christ au monde. On voit les canaux et les veines qui, dans la confusion des enfants des hommes, distinguent lorigine, la race, la généalogie de ce premier-né. Tout lAncien Testament nest quune petite route des innombrables et inscrutables voies de ce divin ouvrage ; il ny a que ce qui est nécessaire pour arriver à Jésus. LEsprit divin a tenu tout le reste caché dans les trésors de sa sagesse. Et de toute cette mer de laction divine il ne fait paraître quun filet deau qui, étant parvenu à Jésus, sest perdu dans les apôtres et a été abîmé dans lApocalypse ; de sorte que le reste de lhistoire de cette divine action qui consiste dans toute la vie mystique que Jésus mène dans les âmes saintes jusquà la fin des siècles, nest que lobjet de notre foi. Tout ce qui en est écrit nen est que plus évident. Nous sommes dans les siècles de la foi, le Saint Esprit nécrit plus dévangiles que dans les curs ; toutes les actions, tous les moments des saints, sont lévangile du Saint Esprit ; les âmes saintes sont le papier, leurs souffrances et leurs actions sont lencre. Le Saint Esprit, par la plume de son action, écrit un évangile vivant ; et on ne pourra le lire quau jour de la gloire où, après être sorti de la presse de cette vie, on le publiera.
Ô la belle histoire ! le beau livre que lEsprit Saint écrit présentement ! Il est sous la presse, âmes saintes, il ny a point de jour quon nen arrange les lettres, que lon ny applique lencre, que lon nen imprime les feuilles. Mais nous sommes dans la nuit de la foi, le papier est plus noir que lencre ; il ny a que confusion dans les caractères, cest une langue de lautre monde, on ny entend rien ; vous ne pourrez lire cet évangile que dans le ciel. Si nous pouvions voir la vie et regarder toutes les créatures non en elles-mêmes, mais dans leur principe, si nous pouvions, encore un coup, voir la vie de Dieu dans tous les objets, comme laction divine les meut, les mêle, les assemble, les oppose, les pousse avec des termes contraires, nous reconnaîtrions que tout a ses raisons, ses mesures, ses proportions, ses rapports dans ce divin ouvrage. Mais comment lire ce livre dont les caractères sont inconnus, innombrables, renversés et couverts dencre ! Si le mélange de vingt-quatre lettres est incompréhensible de sorte quelles suffisent à composer à linfini des volumes différents et tous admirables dans leur genre, qui pourra exprimer ce quun Dieu fait dans lunivers ! Qui pourra lire et comprendre le sens dun si vaste livre dans lequel il ny a pas une lettre qui nai sa figure particulière et qui ne renferme, dans sa petitesse, de profonds mystères ? Les mystères ne se voient ni se sentent, ils sont objets de foi. La foi ne juge de leur vérité et bonté que par leur principe, car en eux-mêmes ils sont si obscurs que toutes leurs apparences ne servent quà les sceller, les cacheter, et aveugler ceux qui jugent par la raison seule.
Apprenez-moi, divin Esprit, à lire dans ce livre de vie ! Je veux devenir votre disciple et, comme un simple enfant, croire à ce que je ne puis voir. Il me suffit que mon maître parle ; il dit cela, il prononce, il assemble des lettres de cette façon, il se fait entendre ainsi : cela suffit. Je juge que cest tout comme il la dit, je nen vois point de raison, mais il est la vérité infaillible. Tout ce quil dit, tout ce quil voit, est véritable. Il veut que les lettres soient ensemble pour faire un mot, quun tel nombre en fasse un autre. Il ny en a que trois, que six, il ne faut que cela, et moins ferait un faux sens ; lui seul qui sait les pensées, peut assembler les lettres pour les écrire. Tout signifie, tout a un sens parfait ; cette ligne finit ici parce quil le faut, il ny a pas une virgule qui manque, un point inutile. Je le crois présentement et, lorsque le jour de la gloire me révélera tant de mystères, je verrai ce que je ne comprends que confusément et qui me paraît si embrouillé, si embarrassé, si peu sensé et suivi, si imaginaire ; tout cela me ravira, me charmera éternellement par les beautés, lordre, les raisons, la sagesse et les incompréhensibles merveilles que je découvrirai.
Tout ce que nous voyons nest que vanité et mensonge. La vérité des choses est en Dieu. Quil y a de différence entre les idées de Dieu et nos illusions ! Comment se peut-il quétant continuellement avertis que tout ce qui se passe dans le monde nest quune ombre, quune figure, que mystère de foi, nous nous conduisions toujours humainement et par le sens naturel des choses qui nest quénigme ? Nous donnons toujours dans le piège, comme des insensés, au lieu de lever les yeux et de remonter au principe, à la source, à lorigine des choses où tout a un autre nom et dautres qualités, où tout est surnaturel, divin, sanctifiant, où tout est partie de la plénitude de Jésus Christ, où tout est pierre de la Jérusalem céleste (Ap. 3, 12), où tout entre et fait entrer dans cet édifice merveilleux. Nous vivons comme nous voyons et comme nous sentons et nous rendons inutiles cette lumière de la foi qui nous conduirait si sûrement dans le labyrinthe de tant de ténèbres et dimages parmi lesquelles nous nous égarons comme des insensés, faute de marcher à la faveur de la foi, qui ne voit rien que Dieu et de Dieu et qui vit toujours de lui, laissant et outrepassant la figure.
La foi est la lumière du temps, elle seule attire la vérité sans la voir, elle touche ce quelle ne sent point, elle voit tout ce monde comme sil nétait point, voyant tout autre chose que ce qui est apparent. Cest la clé des trésors, la clé de labîme (Ap. 9, 1) et de la science de Dieu (Lc. 11, 52), cest la foi qui convainc toutes les créatures de mensonge, cest par elle que Dieu se révèle et se manifeste en toutes choses, quil les divinise : elle ôte le voile et découvre la vérité éternelle. Quand une âme a reçu cette intelligence de la foi, Dieu lui parle par toutes les créatures ; lunivers est pour elle une écriture vivante que le doigt de Dieu trace incessamment devant ses yeux. Lhistoire de tous les moments qui coulent est une histoire sainte ; les Livres saints que lEsprit de Dieu a dictés ne sont pour elle que le commencement des divines instructions. Tout ce qui arrive et qui nest point écrit pour elle, est pour elle la suite de lÉcriture. Ce qui est écrit est le commentaire de ce qui ne lest pas. La foi juge de lun par lautre ; labrégé écrit est lintroduction à lhistoire de la plénitude de laction divine raccourcie dans les Écritures ; lâme y découvre des secrets pour pénétrer les mystères quil renferme dans toute son étendue.