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VINGT-SEPTIÈME DEGRÉ
Du repos sacré du corps et de l'âme, ou de la vie érémitique et solitaire |
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1. Cest sans doute le honteux esclavage de mes passions tyranniques et les maux qu'elles m'ont fait souffrir, qui m'ont appris les ruses méchantes, la conduite malicieuse, la domination cruelle et les tromperies désolantes des démons. Mais heureusement tous les hommes n'éprouvent pas le même malheur; car il en est qui ont une connaissance pleine et entière des artifices de ces esprits de ténèbres, par la Présence intérieure du saint Esprit, qui les éclaire de ses divines lumières, après les avoir préservés de leurs pièges et de leurs embûches; et il y a une bien grande différence entre une personne qui juge de la joie et du contentement que procure la santé après une longue et douloureuse maladie, et une autre personne qui juge des douleurs qu'on doit souffrir dans une maladie, par la joie qu'elle éprouve dans la santé. Nous trouvant donc parmi les gens à qui la maladie a fait perdre les forces, nous craignons avec raison de vous parler du port tranquille et heureux de la solitude. Au reste nous savons très bien qu'il n'y a pas de communauté, quelque sainte et régulière qu'elle soit, où, semblable à un chien affamé auprès de la table de son maître, le démon ne se trouve et ne soit continuellement aux aguets pour surprendre une âme et l'emporter dans un lieu secret et caché, afin de la dévorer à son loisir. Ainsi, afin de ne pas favoriser le démon et de ne pas donner occasion à des téméraires d'être dévorés par ce chien enragé, je dois déclarer ici que je ne parlerai pas de la paix ni du repos de la solitude aux personnes qui, dans les combats qu'elles soutiennent sous les étendards de notre Roi, montrent tant de force, de courage et de constance; je me contenterai de leur dire que leurs couronnes et leurs récompenses ne seront pas inférieures à celles qui seront accordées à ceux qui, pour l'amour de Dieu, vivent dans la solitude des déserts. Néanmoins pour que personne n'ait à se plaindre et à murmurer de ce que nous n'aurions pas parlé de la vie érémitique et de ses avantages, nous en dirons quelque chose, mais avec réserve. 2. Le repos du corps, dont il s'agit ici, consiste dans la connaissance et l'arrangement de tous ses mouvements et de tous ses sens selon la raison éclairée et dirigée par la foi. Le repos de l'âme est la connaissance de ses opérations spirituelles et une application calme et inviolable au saint exercice de l'oraison. 3. Le véritable ami de la vie érémitique forme des résolutions fortes et inébranlables, veille sans cesse à la porte de son cur pour en interdire l'entrée à toutes les mauvaises pensées ou pour les y étouffer. Il doit sûrement me comprendre, celui qui est arrivé à ce précieux repos du cur; mais il est bien loin de savoir en quoi consistent la paix et la tranquillité de l'âme, celui qui ne fait que d'entrer dans les voies de la piété, et qui n'en a pu encore goûter ni savourer les merveilleuses douceurs. Le solitaire prudent et expérimenté na pas besoin qu'on lui adresse de longs discours est assez éclairé par les bonnes actions de sa vie. 4. Le premier degré de la vie érémitique consiste à éloigner tout ce qui est capable de causer des distractions à l'âme et de troubler la paix du cur; et la perfection de cette vie, à ne plus rien craindre et à demeurer immobile et insensible au milieu des plus grands sujets de trouble et de distraction. 5. Celui qui veut avancer dans les voies de cette bienheureuse vie, se plaît singulièrement à garder le silence, à pratiquer la douceur et à faire constamment se son cur le sanctuaire de la charité. 6. Quiconque n'aime pas à parler, se livre très difficilement à la colère, tandis qu'un grand parleur sera souvent et très facilement esclave de cette passion fougueuse. 7. Le vrai solitaire s'efforce de tenir renfermée et comme en prison dans son propre corps la substance incorporelle de son âme suprême paradoxe. 8. Le chat, afin de prendre quelques rats, use de mille ruses et d'une grande attention; le solitaire doit employer toutes les ressources de son esprit et la plus grande vigilance pour prendre le démon, qui est un bien mauvais rat. Que cette. comparaison, je vous prie, ne vous paraisse pas méprisable, ou bien, je suis obligé de vous dire que vous ignorez pleinement en quoi consiste la vie érémitique. 9. Le religieux qui vit dans la solitude, est bien différent du religieux qui vit dans une communauté. Le solitaire doit jeûner beaucoup, avoir beaucoup de force d'esprit et un grand courage pour persévérer; car il n'a que son ange gardien pour le secourir et le protéger; tandis que le cénobite peut encore recevoir des secours de ses frères. 10. Les esprits célestes prennent plaisir à rester et agir avec un bon anachorète; mais peut-on en dire autant d'un mauvais solitaire ? 11. Elle est immense la profondeur des mystères de la foi; c'est un abîme sans fond. Qui voudrait y pénétrer, ne saurait le faire sans s'exposer évidemment à se perdre. 12. La cellule d'un solitaire renferme son corps, et son corps renferme le principe de ses pensées. 13. Quiconque, se trouvant encore agité par des passions insolentes, ose embrasser la vie érémitique, je le compare à un insensé qui, voyageant sur mer, sauterait au milieu des flots dans l'espérance qu'une simple planche sera capable de le faire arriver heureusement au port. 14. Ceux donc qui ont à combattre une chair rebelle, ne peuvent pas encore se retirer dans la solitude. Il faut qu'ils attendent un temps plus favorable; et quand même ce temps arriverait, ils auraient besoin d'y trouver un conducteur prudent, sage et pieux. En effet pour embrasser une vie si parfaite, il faut avoir la vertu et les forces des anges, et l'on comprend bien qu'en parlant de la sorte, je n'ai en vue que la vie solitaire, qui consiste autant dans le corps que dans lesprit, et qui sépare absolument de toute société humaine. 15. Le solitaire relâché ne craindra pas d'employer le mensonge pour faire croire aux autres, par des paroles obscures et à double sens, qu'ils doivent l'engager à sortir de la solitude; mais à peine a-t-il abandonné sa cellule, qu'il s'en prend au démon. Le malheureux ! ne devrait-il pas savoir que lui-même a été, son propre démon ? 16. J'ai vu des anachorètes qui, dans le désert, contentaient admirablement bien le désir ardent qu'ils avaient de plaire à Dieu par des moyens extraordinaires, constants et mille fois répétés : aussi ajoutaient-ils sans cesse de nouvelles flammes à leur amour pour Dieu, de nouvelles ardeurs à leur piété et à leur ferveur, et une nouvelle vivacité de désir à la première. 17. Un vrai solitaire est un ange terrestre qui, par sa vigilance et sa ferveur, bannit de ses prières et de ses amoureuses communications avec Dieu toute espèce de négligence et de tiédeur. 18. Il peut heureusement dire toujours à Dieu : Mon cur est prêt, ô mon Dieu, mon cur est prêt. (Ps 56,8); ou bien encore : Je dors, mais mon cur veille. (Can 5,2) 19. Fermez exactement la porte de votre cellule à votre corps, la porte de votre langue aux paroles, et la porte de votre intérieur au démon. 20. La sérénité et les ardeurs du soleil à midi font connaître la patience du matelot; et la privation des choses nécessaires à la vie démontre la constance de l'anachorète à souffrir, car le matelot fatigué par les rayons brûlants du soleil, se jette au milieu de l'eau pour se rafraîchir; et le solitaire battu par l'ennui que lui cause la solitude, se précipite au milieu de la foules, afin d'y trouver la dissipation. 21. Ne crains pas, mais regardez comme des jeux ces orages que les démons suscitent autour de vous. La véritable pénitence ne sait ni craindre ni trembler. 22. Tous ceux qui ont coutume de faire leurs prières dans les dispositions requises, parlent à Dieu de la même manière qu'un favori parle à son souverain; mais les personnes qui ne prient que de bouche, sont semblables à des gens qui, tandis que leur roi tient son conseil, se jetteraient à ses pieds; et celles qui prient étant encore dans le siècle, ressemblent à des hommes qui présentent des requêtes à leur prince au milieu du tumulte de tout un peuple. Or vous comprendrez facilement la portée de ces comparaisons, si vous avez le bonheur de connaître la vraie manière de bien prier. 23. Ayez soin de vous tenir sur la partie la plus élevée de vous-même pour voir comment, quand, et d'où viennent les voleurs qui désirent ravager la vigne spirituelle de votre âme, et pour connaître combien ils sont nombreux. 24. Une âme fatiguée des exercices de piété saura bien se rétablir et vaquer à la prière, et puis après reprendre ses exercices spirituels avec une ardeur toute nouvelle. 25. Un homme qui avait lui-même éprouvé tout ce que je viens de dire, avait pris la résolution d'en parler avec soin et exactitude; mais il craignit qu'en le faisant, il ne diminuât l'ardeur des personnes qui se présentaient au combat remplies de zèle et de courage, et que par le bruit de ses paroles il n'effrayât celles qui marchaient généreusement dans le chemin de la perfection. 26. Quiconque parle de la vie solitaire avec exactitude et connaissance, sattire par là même la haine des démons; car il fait discerner les moyens artificieux dont ces misérables se servent pour perdre les âmes. 27. L'anachorète plein de ferveur pénètre dans les secrets jugements du Seigneur; mais il ne reçoit cette faveur éminente qu'après avoir combattu et vaincu mille tentations diverses, triomphé des démons dans un très grand nombre de combats, chassé loin de lui tout trouble et toute agitation, et nous pourrions ajouter après avoir été comme mondé et accablé sous le poids de ces terribles épreuves. C'est, si je ne me trompe, ce que le grand apôtre Paul nous montre lui-même par son exemple. En effet aurait-il jamais connu les secrets ineffables qui lui furent révélés, si auparavant il n'avait été transporté dans le ciel, comme dans un lieu d'un repos parfait ? (cf. 2 Cor 12,4). 28. Dieu fera donc entendre de grandes choses à celui qui mènera dans la solitude une vie angélique. C'est pourquoi nous voyons dans le livre de Job cet homme très sage, parlant au nom de ce repos sacré et sage de la solitude, prononce cette sentence : Est-ce que le Seigneur ne fera pas entendre à mes oreilles des choses extraordinaires ? (Job 4,12-18) 29. Il pratique réellement bien les devoirs de la vie érémitique, celui qui, sans haine, évite leur rencontre avec autant de soin que les autres en mettent pour la rechercher. Or il n'agit de la sorte, qu'afin de conserver les douceurs célestes qu'il a le bonheur de goûter. 30. Voulez-vous sortir du monde pour aller dans la solitude, défaites-vous promptement de tout ce qui peut encore vous attacher au siècle; distribuez vos biens aux pauvres, car, pour les vendre, il vous faudrait du temps; donnez-les surtout aux moines qui sont pauvres, afin qu'ils unissent leurs prières aux vôtres, et que vous puissiez obtenir la grâce d'embrasser dignement la vie solitaire. Prenez ensuite votre croix, et portez-la en accomplissant fidèlement tous les devoirs que vous impose la sainte obéissance. Soutenez courageusement le fardeau que vous vous serez vous-même imposé en renonçant d'une manière parfaite à votre propre volonté : Venez et suivez-moi, et je vous conduirai à ce bienheureux repos, à cette sainte familiarité et à cette ineffable union avec Dieu, et je vous enseignerai les exercices et la manière de vivre des puissances célestes. Or, comme les anges ne se lasseront jamais pendant les siècles éternels de chanter les louanges de Dieu; de même une personne qui est entrée dans le paradis de la solitude, ne cessera de célébrer la gloire de son créateur, de son bienfaiteur. Les pures intelligences ne se mettent pas en peine des besoins corporels, puisqu'elles n'ont point de corps; les hommes qui sont, pour ainsi dire, sans corps, quoique avec un corps, ne conservent aucune inquiétude sur leurs nécessités corporelles. Les anges n'ont que faire de prendre de la nourriture, et les religieux dans la solitude la prennent sans sentiment de plaisir. Les anges méprisent l'or et les richesses, et les solitaires à ce mépris ajoutent encore le mépris des persécutions que leur font les démons. Les esprits célestes ne sont point touchés ni émus par l'amour des choses visibles, et les anachorètes, dont le corps, est sur la terre, mais dont le cur est dans le ciel, sont également insensibles à toutes ces choses : toute leur estime et toute leur affection sont pour les biens célestes. Les anges feront toujours des progrès dans l'amour de Dieu, et les solitaires ne cesseront pas de marcher sur leurs traces. Les béatitudes célestes n'ignorent pas que leurs progrès dans l'amour de Dieu augmentent leurs richesses et leurs trésors, et les anachorètes savent fort bien qu'ils croissent dans la grâce de Dieu, à mesure qu'ils croissent en amour pour Lui et en ferveur. Enfin ces fervents religieux ne s'arrêteront jamais, mais feront tous leurs efforts pour parvenir le plus qu'ils pourront à la perfection des séraphins, et n'auront de repos que lorsqu'ils seront devenus eux-mêmes de nouveaux anges. Heureux celui qui espère de jouir d'un si grand bonheur ! Mais trois fois heureux celui qui, devenu ange dans le ciel, y possède le bonheur pour lequel il soupirait avec tant d'ardeur sur la terre ! |
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DES DIFFÉRENTES ASPECTS DE LA VIE ÉRÉMITIQUE.
31. Personne n'ignore que dans tous les arts et dans toutes les sciences, il y a des opinions diverses et des sentiments différents; car les hommes ne sont pas également parfaits dans toute chose, tantôt par défaut de travail et de diligence, tantôt par défaut d'intelligence et de lumières. Aussi voyons-nous des gens s'empresser de courir dans la solitude, dans l'espérance d'y trouver un port assuré de salut; et malheureusement ils n'y rencontrent qu'un abîme sans fond qui les engloutit : ils prétendaient y guérir leur langu e de l'intempérance des paroles et des honteuses habitudes de leurs corps, et ils y ont augmenté leur mal. Nous en voyons d'autres voler dans les déserts, parce que, n'ayant pu triompher de leur humeur irascible, en vivant au milieu de leurs frères, ils espèrent en triompher plus efficacement dans la solitude; mais ils sont dans une misérable erreur. Nous en voyons d'autres embrasser la vie érémitique, parce que, remplis d'orgueil, ils aiment mieux vivre selon leur propre volonté, que de se laisser conduire par un supérieur ou un directeur; d'autres vont dans la solitude, parce qu'en vivant au milieu des occasions dangereuses, ils n'ont pas la force d'y résister; d'autres désirent la vie solitaire, afin de se rendre plus exacts dans l'accomplissement de leurs devoirs; d'autres choisissent ce genre de vie, afin de pouvoir se punir plus sévèrement de leurs fautes; d'autres ne cherchent la solitude que pour se faire un nom devant les hommes, d'autres enfin, si toutefois le Fils de l'homme, en venant sur la terre pour juger le monde, en trouve de semblables, uniquement enflammer d'amour pour Dieu, et trouvant dans cet amour des délices ineffables, se donnent à la vie érémitique comme à une épouse uniquement aimée. Ne font-ils encore cette démarche que lorsqu'ils ont fait un divorce absolu avec la négligence et la tiédeur. En effet l'union de la vie érémitique avec un esprit de paresse forme une espèce de fornication spirituelle. 32. Telles sont les différentes dispositions qui portent les hommes à la vie érémitique: je n'ai pu en parler que d'après mon peu de lumières; c'est à chacun devoir quelles sont celles qui lui font désirer de vivre dans la solitude. Serait-ce pour y être plus à son aise, en ne suivant que sa propre volonté, ou pour se procurer l'estime des hommes ? serait-ce pour mortifier l'incontinence de la langue, ou pour triompher de la colère ? serait-ce pour fuir les occasions de pécher, ou pour expier plus efficacement les fautes qu'on a commises ? serait-ce pour devenir plus exact et plus fervent dans les exercices de la piété, ou pour augmenter en soi-même le feu sacré de l'amour de Dieu ? Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers. Or de ces huit sortes de vie solitaire il y en a sept qui représentent les sept jours de la semaine, et cette semaine est l'image de la vie présente; mais les unes sont agréables, les autres sont odieuses à Dieu, et la huitième, nous pouvons le dire hardiment : Elle est la figure du bonheur éternel. 33. Vous qui vivez dans la solitude, observez attentivement le temps où les bêtes féroces qui font la guerre à votre âme, ont coutume de venir vous attaquer : autrement il vous sera impossible de leur tendre à propos les pièges capables de les prendre et de les enchaîner. Si la paresse, à laquelle vous aurez entièrement renoncé, n'est plus votre partage, vous combattrez et vaincrez sans peine tous vos ennemis; mais si, au contraire, elle règne encore en vous, je ne vois pas pourquoi et comment je pourrai louer le genre de vie que vous avez embrassé. 34. D'où est-il arrivé qu'il n'y a pas eu autant d'hommes extraordinaires en lumières et en sainteté dans le monastère de Tabenne que dans celui de Scété. Comprenne qui pourra. Je ne peux en parler, ou plutôt, je ne désire pas le faire. 35. Parmi ceux qui passent leur vie dans ces profondes solitudes, les uns travaillent spécialement à mortifier leurs passions; les autres se livrent au chant des psaumes et emploient la plus grande partie de leur temps au saint exercice de la prière; les autres enfin, s'appliquent à la méditation et à la contemplation des choses du cie. Ceux qui voudront connaître quelles sont les personnes les plus avancées dans la vertu et dans la perfection de la vie érémitique, pourront le faire en se servant de la comparaison prise des échelons d'une échelle. Que l'homme qui désirera donner une solution à ce problème, ne s'y applique que selon les lumières qu'il aura reçues du Seigneur. 36. Il faut avouer ici qu'il y a dans les monastères cénobitiques des âmes lâches et paresseuses qui, trouvant le sujet et l'occasion de nourrir leur honteuse et criminelle indolence ne marchent pas, mais courent à leur perte éternelle comme aussi il y en a d'autres qui profitent de l'ardeur et du zèle des personnes avec lesquelles elles vivent, pour se corriger de leur tiédeur et de leur négligence. Mais, hélas ! ce ne sont pas seulement les moines travaillés et dominés par la paresse , qui se perdent dans les monastères, il arrive encore que les plus fervents se relâchent par le mauvais exemple des négligents et des paresseux. 37. Or ce que nous disons de la vie cénobitique, nous sommes obligé de le dire de la vie érémitique : car plusieurs personnes qui l'ont embrassée, avant de le faire paraissaient être ferventes et propres à la pratique des vertus les plus belles et les plus rares; mais cette vie les a gâtées et corrompues, parce qu'elles n'y sont entrées que pour y vivre et s'y conduire avec plus de liberté et selon leurs goûts. C'est pourquoi elles auraient dû s'apercevoir et se reprocher de n'être que des gens amis des plaisirs et des commodités de la vie. D'autres, au contraire, qui dès le principe n'avaient choisi la solitude que par un esprit de paresse et de lâcheté, frappées et épouvantées de la pensée qu'au tribunal de Dieu elles auront, elles seules , à répondre de toutes les actions de leur vie, se sont converties, ont fait des prodiges dans le chemin de la vertu, et ont acquis une grande ferveur dans les exercices de la piété. 38. Que celui qui est esclave de la colère, de l'orgueil, de la dissimulation, de l'hypocrisie et du souvenir des injures, se garde bien de faire un seul pas pour entrer dans la solitude; car il est grandement à craindre pour cet homme que le seul fruit qu'il retirerait de sa témérité, ne fût de tomber dans un funeste endurcissement. Quant à ceux qui se sont heureusement délivrés de ces vices, ils pourront peut-être comprendre le parti qu'ils ont à prendre; mais néanmoins je ne crois pas qu'ils le puissent tout seuls et par eux-mêmes. 39. Les qualités, les occupations et les raisonnements des personnes qui, pour des raisons suffisantes, ont embrassé la vie solitaire, consistent dans le calme parfait de l'âme qui s'est mise à l'abri de toutes les tempêtes excitées par les vents des passions, dans des pensées saintes et pures, dans une intime union avec Dieu, dans un souvenir constant des supplices éternels, dans la pensée de la mort qui menace de près, dans un amour insatiable de la prière, dans la vigilance constante sur les sens, dans la ruine entière des affections déshonnêtes, dans l'affranchissement des appétits charnels, dans la mort à l'esprit et aux maximes du monde, dans l'indifférence pour le manger, dans la méditation des vérités surnaturelles dans les lumières d'un discernement sage et prudent dans le don des larmes d'une pénitence sincère, dans le retranchement absolu des discours vains et inutiles, et dans tout ce qui n'est pas agréable aux personnes qui ont coutume de vivre sans ordre et sans règle. 40. Et voici, d'un autre côté, les marques auxquelles on peut reconnaître que l'on n'a pas embrassé la vie érémitique par de bons et de louables motifs : la privation des dons, des grâces et des richesses du ciel, l'augmentation de la mauvaise humeur, les accès de colère, le souvenir des injures, le refroidissement de la charité, un surcroît d'orgueil, et plusieurs autres défauts que je passe sous silence. 41. Mais, puisque nous en sommes venus là, il me semble qu'il convient de dire quelque chose des personnes qui vivent sous l'obéissance et la direction d'un supérieur, d'autant plus que c'est à elles que nous adressons ce petit ouvrage. Nous dirons donc quelles sont les marques qui distinguent ceux qui réellement, sincèrement et avec une grande pureté d'intention, ont embrassé cette sainte et honorée vertu d'obéissance. Or ce sont nos pères, ces hommes si vertueux et si remplis de l'esprit de Dieu, qui nous les ont enseignées; et quoique les qualités des heureux enfants de l'obéissance ne doivent recevoir leur perfection qu'au temps que le Seigneur a fixé, ils ne laisseront pas chaque jour de les augmenter et de les faire croître en eux. Elles consistent donc, ces marques et ces qualités de la véritable obéissance, dans une augmentation continuelle d'humilité, dans une diminution progressive de la colère, dans l'extinction du fiel et de la bile, dans la dissipation sensible des ténèbres de l'esprit, dans l'accroissement de la charité, dans l'affranchissement des passions et des penchants vicieux, dans un renoncement généreux à toute haine et à toute aversion, dans la mortification de la chair conformément aux avis que l'on reçoit, dans la fuite de toute paresse et de toute négligence, dans une exacte diligence à remplir ses devoirs, dans une tendre, et efficace compassion pour ses frères, et dans la destruction parfaite de l'orgueil. Mais cette dernière qualité de l'obéissance, nous devons tous chercher avec les plus grands soins à nous la procurer; et cependant bien peu la possèdent : à une fontaine sans eau peut-on donner le nom de fontaine ? Il me comprendra facilement celui, qui sera doux d'intelligence. 42. Une jeune épouse qui viole la foi jurée à son époux profane son corps et se déshonore; une âme qui viole la foi qu'elle avait donnée à Dieu, souille et flétrit sa conscience. La haine publique, la bonté, les châtiments, et par dessus tout, un déplorable divorce sont les maux que sattire une épouse infidèle. L'infidélité sacrilège d'une âme est suivie de mille souillures, de l'oubli de la mort, d'une insatiable intempérance, de linsolence et de l'impudeur des yeux, de l'amour de la vaine gloire, de l'envie continuelle de dormir, de l'endurcissement du cur, de l'aveuglement de l'esprit, d'une horrible confusion dans les pensées, d'une volonté de plus en plus portée au péché, de l'esclavage des passions les plus viles, d'un tumulte et d'un désordre effrayants, de l'esprit d'opiniâtreté et de contradiction, d'une abominable affection pour les créatures, de l'infidélité dans la foi, dune indigne défiance envers Dieu, d'une insupportable loquacité, d'une licence effroyable, d'une vaine confiance en soi-même, laquelle peut justement être regardée comme le plus grand de tous les maux, et, ce qui est le comble de la misère, de la sécheresse du cur, qui le rend incapable du moindre mouvement de pénitence et de componction, et qui, lorsqu'on la néglige, se change en une stupide insensibilité, laquelle ouvre la porte à tous les vices et à tous les crimes. 43. Nous pouvons affirmer ici que parmi les huit péchés capitaux, il y en a cinq qui font la guerre aux anachorètes, et trois aux cénobites. 44. Un solitaire qui s'amuse à combattre la paresse d'une manière directe, perd un temps qu'il emploierait bien mieux à la prière et à la méditation. 45. Or voici ce qui m'est arrivé à moi-même dans le temps que je vivais dans la solitude : un jour je fus assailli dans ma cellule d'un si grand découragement, que j'étais sur le point de l'abandonner; mais au même instant arrivèrent quelques étrangers qui me donnèrent tant de louanges sur la vie que je menais, que les pensées de vaine gloire eurent bientôt chassé mon ennui et mes pensées d'abattement. Sur cela je ne pouvais assez admirer la manière dont se sert le démon de la vaine gloire pour enferrer les autres démons; c'est pour eux une véritable chausse-trappe. 46. Ne manquez pas, à toute heure, d'observer les mouvements, les tours et les détours, ainsi que la force des inclinations que vous vous sentiriez pour la tiédeur qui s'unit si intimement à l'âme, et connaissez bien d'où viennent toutes ces choses funestes, et où elles peuvent vous conduire; mais n'oubliez pas qu'il ny a guère que les personnes qui, par le secours du saint Esprit, sont parvenues à la tranquillité du cur, qui soient capables de faire cet heureux discernement. 47. La première et, principale chose à laquelle un solitaire doit s'appliquer, c'est de chasser de son esprit tous les soins et toutes les inquiétudes que donnent les différentes affaires bonnes ou mauvaises. En effet, celui qui s'occupera avec passion des affaires qui sont bonnes, ne manquera pas peu à peu de s'occuper aussi de celles qui sont mauvaises. C'est ainsi qu'il fera une chute funeste. La seconde chose qui lui est nécessaire, c'est une prière continuelle et fervente; la troisième, c'est une vigilance exacte sur son cur, capable de le rendre invulnérable. Est-il possible pour une personne qui ne connaît même pas les lettres, de lire dans un livre ? Mais sera-t-il plus facile au solitaire qui n'aura pas la première des trois choses que, nous venons de nommer, de pouvoir acquérir les deux autres ? 48. Ayant eu le bonheur d'obtenir la seconde, je me trouvai parmi les êtres qui tiennent le milieu, et l'un d'eux m'apprit les choses que je désirais savoir. M'étant encore trouvé au milieu d'eux, je me permis de leur demander quel était l'état dans lequel ils contemplaient le Fils de Dieu avant son incarnation; et le même ange me répondit, et me dit qu'il ne pouvait pas satisfaire à ma question, parce que le Fils de Dieu, prince et roi des anges, ne le lui permettait pas. Dites-moi au moins, repartis-je, dans quel état il est à présent. Voici la réponse qu'il me fit : Il est dans l'état qui lui est propre, et non dans un autre. Mais, repris-je, quelle est donc la manière dont il est assis à la Droite de Dieu son Père ? C'est un mystère, me répondit-il encore, incompréhensible à l'esprit humain. Enfin je le priai de faire en sorte que j'obtinsse ce que je désirais avec tant d'ardeur. L'heure, me dit-il, n'en est pas encore venue; vous ne possédez pas la flamme du feu céleste. Or je ne sais pas et je ne dois pas dire si cette vision se passa hors de mon corps ou dans mon corps. 49. Il est rare qu'à midi, surtout pendant les chaleurs de l'été, on ne sente pas quelque envie de dormir. Alors, et peut-être seulement alors, il conviendrait de s'occuper d'un travail manuel. 50. Ma propre expérience m'a fait connaître que c'est le démon de lacédie qui se présente à nous le premier, afin de préparer les voies au démon de la luxure. C'est pour cela qu'il saisit fortement les muscles et les nerfs de nos corps pour les engourdir et nous plonger dans le sommeil, afin que dans cet état il puisse nous faire tomber dans quelques fautes. Si donc vous résistez fortement et avec courage à ces deux démons, ils vous feront une guerre à toute outrance, et, afin de vous décourager et de vous faire abandonner lâchement le champ de bataille, ils feront tous leurs efforts et useront de toute sorte de moyens pour vous faire croire que vous ne recevez aucun avantage spirituel de la vie solitaire que vous avez embrassée; mais rien ne nous démontre plus sûrement que nous les avons vaincus, que lorsqu'ils nous attaquent avec plus de fureur. 51. Êtes-vous obligé de sortir de votre cellule et de paraître en public ? prenez bien garde de perdre le peu de vertu que vous avez acquis. En effet, si vous laissez la porte d'une volière ouverte, les oiseaux ne tardent pas, den sortir. Disons-en autant des bonnes uvres d'un solitaire, s'il ouvre la porte de son cur à la dissipation. 52. Le plus petit objet dans les yeux fatigue et trouble la vue, et le moindre soin inquiétant trouble la paix et le repos de la solitude; car la vie érémitique consiste essentiellement à mettre de côté toutes les pensées et toutes les inquiétudes de la vie présente, même celles qui paraissent justes et permises, afin de ne s'occuper que de la grande affaire de l'éternité. 53. Les personnes qui ont embrassé cette vie de tout leur cur, ne se mettent même pas en peine des besoins et des nécessités de leur corps : elles ne peuvent ignorer qu'il est incapable de manquer à sa parole, Celui qui S'est engagé à prendre soin de ses enfants. 54. Celui qui prétend offrir à Dieu une âme pure et digne de lui être agréable et qui néanmoins ne laisse pas d'être agité de mille soins divers, ressemble parfaitement à un homme qui, pour courir plus vite et marcher plus facilement, se chargerait les pieds de chaînes pesantes. 55. Ils sont bien peu nombreux les hommes qui se sont fait un grand nom dans les sciences et dans la sagesse de la philosophie; mais ils sont encore plus rares ceux qui ont excellé dans la science et dans la philosophie essentielles à la vie érémitique. 56. Il est bien loin d'être propre à cette vie, l'homme qui ne connaît pas encore Dieu dans les communications d'une sainte familiarité, et, s'il l'embrasse, il s'expose à une infinité de dangers; car la solitude suffoque ceux qui n'ont aucune expérience dans les voies du Seigneur, et, n'ayant jamais goûté les douceurs de Dieu, ils passent leur temps dans le sein des ténèbres fatigantes, des distractions continuelles, des ennuis déchirants, d'une tiédeur délirante et des lassitudes insupportables. 57. Quiconque possède heureusement le don de la prière, évite avec soin la société bruyante des hommes : il la fuit avec autant d'horreur, que les onagres; car n'est-ce pas la prière qui le rend, en quelque sorte, sauvage lui-même, en le retirant absolument de la compagnie de ses semblables ? 58. Quiconque est encore en butte aux penchants déréglés de son cur, doit employer tout son temps dans la solitude, pour réprimer leurs mouvements, et leur résister. C'est ce que m'a fait connaître le saint vieillard George Arsilaïte, dont le nom et les vertus, mon révérend Père, ne vous sont pas inconnus. Or voici ce qu'il me disait, lorsque, sans succès, il cherchait et s'occupait à me former aux exercices de la vie érémitique : J'ai remarqué, me disait-il, que les démons de la vaine gloire et de la luxure nous attaquent surtout le matin, que c'est à midi que nous tentent les démons de la paresse, de la colère et de la tristesse, et que c'est le soir que le démon de l'intempérance nous fait la guerre. 59. Un cénobite pauvre vaut infiniment plus qu'un anachorète continuellement agité par des distractions. 60. Celui qui est entré dans la solitude par des motifs justes et raisonnables, et qui ne remarque pas chaque jour quelque progrès dans la vertu, ou quelque avantage spirituel, doit se dire à lui-même qu'il ne s'y conduit pas selon l'esprit de Dieu; ou bien, qu'il se laisse tromper par le démon de l'orgueil. 61. La vie solitaire est une union continuelle avec Dieu par un amour ardent et une adoration perpétuelle. 62. Que le souvenir de Jésus règne toujours dans votre esprit et dans votre cur ! et vous commencerez à connaître quel est le fruit de votre solitude. 63. Remarquez que, comme lattachement à sa propre volonté fait tomber le religieux qui vit sous la direction et l'autorité d'un supérieur; de même l'omission ou l'intermission de la prière occasionne des chutes au religieux solitaire. 64. Sachez que ce n'est pas plaire à Dieu, mais contenter votre paresse et votre lâcheté, que d'éprouver de la joie et du plaisir, lorsqu'un grand nombre de visiteurs viennent troubler le repos de votre cellule. 65. La prière de cette pauvre veuve qui était vexée par le créancier impitoyable, doit être le modèle de la vôtre. Le grand Arsène, ce digne émule des anges, est l'exemple que tous les cénobites doivent suivre; cherchez donc à imiter dans votre solitude le genre de vie qu'il menait dans la sienne, et ne perdez jamais de vue que cet ange de la terre, afin de ne pas manquer aux ordres de la Providence, et de ne pas se priver des saintes communications qu'il avait avec Dieu, ne craignait pas de congédier souvent les personnes qui venaient le visiter pour le consulter. 66. J'ai observé plus d'une fois que les démons ont coutume de porter les solitaires légers et inconstants, et qui ne sont entres dans la solitude que par un esprit de vertige, à visiter souvent les anachorètes pleins de ferveur et de recueillement; mais c'est afin que ces solitaires vagabonds empêchent les véritables serviteurs de Jésus Christ de s'appliquer à leurs exercices de piété. Faites attention, mon cher frère; je vous en supplie, faites attention à ces coureurs, et n'hésitez pas de leur faire avec charité des reproches et des réprimandes capables de les faire rougir de leur funeste dissipation peut-être que l'humiliation que vous leur ferez, les engagera à mettre un terme à leur vie errante et vagabonde et à se fixer dans leurs cellules. Néanmoins, si vous mettez en pratique cet avis, vous devez prendre garde d'attrister inconsidérément quelque âme qui, dévorée d'une soif ardente de la grâce, viendrait auprès de vous pour y puiser l'eau qu'elle désire et dont elle a besoin, et pour obtenir les secours pour lesquels elle soupire. Au reste dans ces circonstances diverses il faut être doué d'une grande sagesse el d'un discernement exquis. 67. La vie des anachorètes, ou pour mieux dire, des religieux, doit être dirigée par les lumières d'une conscience droite et pure, et par les sentiments et les affections d'un cur sincèrement et solidement pieux et dévot. Or celui qui marche ainsi dans cette illustre carrière, ne se propose que l'accomplissement de la Volonté du Seigneur dans tous ses exercices, dans toutes ses pensées, dans toutes ses démarches et dans tous ses mouvements. Il n'est rien dans lui qu'il ne fasse avec un grand sentiment de zèle et de ferveur pour la gloire de Dieu, dans le dessein de Lui plaire et en sa sainte Présence; et celui qui n'est pas dans ces heureuses dispositions, ou qui les abandonne, n'a pas encore acquis la vertu qui lui est nécessaire. 68. Quelquun disait autrefois : Je découvrirai, en jouant sur ma harpe, ce que j'ai à vous proposer (Ps 78,5), c'est-à-dire, je ferai connaître ainsi mon sentiment à cause de la faiblesse de mon jugement; et moi, j'offrirai à Dieu ma volonté tout entière dans une prière fervente et je suis assuré qu'Il m'exaucera et me fera comprendre quels sont ses desseins adorables sur moi. 69. La foi est une des ailes sur laquelle reposent nos prières pour monter jusqu'au trône de Dieu; mais si celles que je lui adresserai, ne sont pas dignes d'arriver jusqu'à lui, la tête courbée sur ma poitrine, je les répéterai avec une nouvelle foi et une nouvelle instance (cf. Ps 34,13). 70. La foi procure à l'âme une assurance si ferme, qu'elle est inébranlable au milieu des plus grandes adversités. 71. L'homme qui a la foi, n'est pas précisément celui qui croit que Dieu peut tout, mais celui qui est persuadé qu'il obtiendra du Seigneur toutes les demandes qu'il lui adressera. 72. La foi met à notre portée ce que nous n'aurions même pas osé espérer. Le bon larron lui-même donne la preuve 73. Ce qui ouvre la porte de notre âme à la foi ce sont l'adversité et la droiture du cur; l'adversité en nous rendant fermes et constants; et la droiture, en nous perfectionnant dans la constance et la fermeté. 74. La foi est mère de la vie érémitique; peut-on concevoir comment les solitaires pourraient aimer la solitude, s'ils ne croyaient pas ? 75. Un criminel en prison tremble sans cesse à la seule pensée des magistrats qui doivent le juger et le condamner; or un cénobite dans sa cellule, pourrait-il ne pas craindre le Seigneur ? Le criminel n'a pas autant de raisons de redouter le lieu où il doit être jugé, que le solitaire, le tribunal de Dieu où il faudra comparaître. Mon cher Frère, dans votre solitude cette crainte salutaire vous est absolument nécessaire, afin que vous puissiez chasser et rejeter loin, de vous la tiédeur et la négligence; et c'est le moyen le plus sûr et le plus efficace pour y réussir. 76. Quand un criminel a été condamné, il a sans cesse dans l'esprit qu'on vient le chercher pour le conduire au supplice, mais un véritable serviteur de Dieu ne perd pas de vue le moment où il plaira au Seigneur de le tirer de la prison de soit corps. Un criminel est en proie tous les jours à la douleur la plus poignante, et un solitaire pleure continuellement ses égarements et ses fautes. 77. Si tu prends le bâton de la patience, elle te servira pour éloigner loin de toi les chiens et pour les empêcher d'aboyer autour de toi. 78. La patience met une âme dans un heureux état, elle peut, sans se laisser abattre travailler à son salut et à sa perfection au milieu des rigueurs et des difficultés fatigantes et opiniâtres de ses travaux. 79. La patience est une limite posée à la tribulation, du fait quelle laccueille jour après jour. 80. Un homme patient est donc incapable de tomber, ou s'il lui arrive quelques chutes, ces chutes mêmes lui fournissent les moyens de se relever avec avantage et de terrasser l'ennemi qui l'a fait tomber. 81. Or la patience est une forte et généreuse détermination à souffrir tous les sujets d'affliction qui, chaque jour, peuvent arriver; elle est un retranchement sévère de toutes les occasions capables de nous détourner de l'accomplissement de nos devoirs; elle est une vigilance exacte surtout ce qui regarde le salut. 82. Le religieux a moins besoin de pain pour conserver la vie du corps, que de patience pour conserver la vie de l'âme : c'est, en effet, par la patience qu'il mérite la vie éternelle; et il n'arrive que trop que la nourriture du corps contribue à lui faire perdre cette vie éternelle. 83. Lhomme qui pratique la patience, est mort avant de mourir; sa, cellule est son tombeau. 84. L'espérance et la douleur des péchés produisent la patience dans les curs; car celui qui ne possède pas ces deux vertus, est ordinairement le vil esclave de la paresse. 85. Lathlète du Christ doit connaître quels sont ceux de ses ennemis qu'il ne doit combattre que de loin, et quels sont ceux quil lui est utile d'attaquer de près. Quelquefois le combat nous fait mériter des couronnes, et d'autres fois la fuite du combat fait de nous des gens mauvais et corrompus , mais ici nous ne pouvons pas entrer dans tous les détails pour bien faire comprendre ces choses. En effet, nous n'avons pas tous les mêmes inclinations, nous ne sommes pas tous affectés de la même manière, et nous n'avons pas les mêmes habitudes ni les mêmes dispositions. 86. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il est pour nous de la dernière importance d'observer et de connaître quel est le chef des ennemis qui nous font la guerre; car il ne nous laisse ni trêve ni repos : il nous poursuit sans cesse; nous le rencontrons partout, soit que nous nous arrêtions, soit que nous marchions, soit que nous nous reposions, soit que nous nous donnions du mouvement, soit que nous soyons à table, soit que nous n'y soyons pas, soit que nous prions, soit que nous dormions. 87. Quelques-uns de ceux qui ont embrassé la vie solitaire, ne cessent de méditer ces paroles du psalmiste : Je regardais continuellement le Seigneur, et je l'avais toujours devant les yeux (Ps 15,8). Mais, comme les pains faits avec le froment du ciel pour nourrir les âmes, ne sont pas tous faits de la même manière, d'autres trouvaient leur nourriture spirituelle dans la méditation de ce précepte de Jésus-Christ : Vous posséderez vos âmes dans la patience (Lc 21,19) d'autres, dans cet autre précepte : Veillez et priez sans cesse (Mt 26,41); d'autres : Disposez au dehors vos affaires, et préparez votre champ avec grand soin, afin que vous puissiez bâtir votre maison (Pro 24,27); d'autres avaient continuellement dans l'esprit ces paroles : Parce que j'ai été humble, le Seigneur a pris soin de moi et m'a délivré (Ps 114,6); quelques autres repassaient sans cesse dans leur mémoire cette belle sentence : Les souffrances de la vie présente n'ont aucune proportion avec la gloire future que nous en attendons (Rom 8,18); d'autres pensaient à cette sentence : Vous qui tombez dans l'oubli de Dieu, comprenez ces choses, et craignez qu'il ne vous enlève tout d'un coup, et que personne ne puisse vous délivrer de ses mains (Ps 49,22). Tous courent a dans la même carrière; mais il n'y en a qu'un seul qui remporte le prix. 88. Quiconque a fait des progrès dans les voies de la vie érémitique, pratique la vertu avec une grande facilité, non seulement pendant son réveil, mais encore pendant son sommeil. C'est ainsi qu'il arrive à certaines personnes de chasser ignominieusement, dans leurs songes, les démons qui cherchent à les porter au péché, et d'exhorter à la pratique de la chasteté des personnes qu'en rêvant elles se figurent porter à violer cette vertu céleste. 89. Cependant ne vous attendez pas à ces sortes de tentations, comme si elles devaient vous arriver, et ne vous préparez pas à faire des discours aux personnes que vous supposeriez devoir tendre des pièges à votre innocence; car la vie d'un solitaire doit être simple, libre et exempte de tout embarras. 90. Celui qui veut bâtir la tour céleste de cette vie, ne doit se mettre à l'uvre qu'après avoir longtemps examiné et pesé devant Dieu s'il a les matériaux nécessaires et les autres choses indispensables pour achever son ouvrage, et qu'après avoir recommandé au Seigneur, par des prières ferventes, le succès, de son entreprise, il doit craindre qu'ayant jeté les fondements de cet édifice spirituel, il ne soit pas capable de le terminer, et quainsi il ne devienne la risée et le triste jouet de ses ennemis, et une pierre d'achoppement et de scandale pour les personnes qui seraient dans le dessein d'entreprendre le même ouvrage. 91. Donnez une attention spéciale à la suavité et aux délices intérieures que vous éprouvez; car il est à craindre pour vous que ce ne soient des médecins cruels, ou plutôt, des ennemis dangereux qui fassent sentir ces douceurs à votre âme, et qu'ils ne vous trompent par cette suavité imaginaire. 92. Vous devez pendant la nuit consacrer à la prière et à la méditation tout le temps dont vous pourrez disposer. Quant à la psalmodie, vous n'y emploierez que quelques moments. Préparez-vous ensuite à bien remplir tous vos exercices de la journée. 93. Rien ne contribue plus à éclairer et à recueillir l'esprit que les saintes lectures : ce sont les paroles mêmes du saint Esprit; elles donnent l'intelligence et la sagesse aux personnes qui les lisent et les méditent. 94. Dans l'état que vous avez embrassé, il faut que vos lectures soient propres à vous encourager à en remplir exactement les obligations; car la résolution ferme et généreuse de les accomplir fait qu'on n'a plus besoin que des secours nécessaires pour être fidèle à cette résolution. 95. Vous trouverez plus sûrement le salut dans la pratique des bonnes uvres que dans la lecture des livres. 96. Vous devez éviter de lire les livres étrangers et surtout opposés au genre de vie que vous menez, mais ne perdez jamais de vue qu'avant toute chose vous avez besoin d'être instruit de la science et d'être fortifié par la vertu de l'Esprit saint. Les paroles toujours obscures des hommes ne sont propres qu'à obscurcir de plus en plus les faibles lumières de notre intelligence. 97. Pour connaître la qualité du vin, il suffit de goûter un peu; ainsi un seul entretien peut souvent faire comprendre à ceux qui ont du discernement, quel est l'état et quelles sont les dispositions d'un anachorète. 98. Gardez-vous bien de jamais cesser de vous défier du démon de lorgueil, et de vous précautionner contre ses ruses; car c'est le plus adroit et le plus subtil ennemi de votre vertu. 99. Sortez-vous de votre cellule, veillez attentivement sur votre langue; car elle est capable de vous faire perdre en un instant tout le fruit des bonnes uvres que vous avez pratiquées avec tant de peines et de travaux. 100. Abstenez-vous scrupuleusement de toute occupation qu'une vaine curiosité vous proposerait : elle vous serait au moins inutile; car la curiosité pour tant de choses est ce qu'il y a de plus capable de troubler et de souiller le saint repos d'un solitaire. 101. Soit pour l'âme, soit pour le corps, donnez aux personnes qui viennent vous visiter toutes les choses qui sont en votre pouvoir. Si c'étaient des religieux puissants en vertus et en sagesse, nous nous contenterions de leur faire connaître ce que nous sommes, et nous les écouterions en silence; si, au contraire, ce n'étaient que de simples religieux, nous nous entretiendrions avec eux dans un esprit de modestie et de modération, et nous n'oublierions pas qu'il nous est très utile de penser et de croire que les autres valent mieux que nous. 102. J'avais dessein de conseiller ici aux personnes nouvellement entrées dans un monastère, de s'appliquer à des travaux incapables de les détourner de la prière; mais l'exemple de ce religieux qui pendant la nuit portait du sable dans son manteau, m'en a empêché. 103. Comme ce que la foi nous enseigne de la très sainte, éternelle et adorable Trinité, est différent de ce qu'elle nous propose à croire sur l'Incarnation du Fils de Dieu, qui est une des trois personnes de la glorieuse Trinité, puisque ce qui est au nombre pluriel dans la sainte Trinité, est au nombre singulier dans le Fils de Dieu fait homme, et que ce qui est au nombre singulier dans la sainte Trinité, est au nombre pluriel dans le Christ; de même il y a des exercices qui conviennent à la vie érémitique, et il y en a d'autres qui conviennent à la vie cénobitique. 104. Le divin Apôtre a dit : Quel est l'homme qui connaît les pensées et les conseils du Seigneur ? (Rom 11,34) Pour moi, je dis : Quel est celui qui peut comprendre les pensées d'un homme qui, d'esprit et de corps, passe sa vie dans la solitude ? 105. La puissance d'un roi consiste dans l'abondance et la richesse de ses trésors et dans le nombre de ses sujets; mais la puissance d'un solitaire consiste dans l'abondance de ses prières. |
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