Le Hangar du Valdocco

 

 

Le jour était arrivé où les enfants se réunissaient pour la dernière fois dans le pré. Le lendemain même, il devait être rendu à son propriétaire, et Don Bosco ne savait où il pourrait, le dimanche suivant, donner rendez-vous à ses chers petits.

Ce fut comme la station au jardin des oliviers.

Ses traits exprimaient l'abattement, et ses joues conservaient la trace de larmes amères.

Les enfants le virent se prosterner à terre. Ils l'entendirent s'écrier : « Mon Dieu ! Que votre sainte volonté soit faite ! Abandonnerez-vous ces orphelins ? Inspirez-moi ce que je dois faire pour leur trouver un asile ! » À peine avait-il achevé cette prière que survint un nommé Pancrazio Soave :

— Monsieur l'abbé, ne cherchez-vous pas un laboratoire ?

— Pas laboratoire, mais Oratoire.

— Cela ne fait rien ; j'ai votre affaire. Mon compère Pinardi, qui est brave homme, a un superbe hangar à louer ; c'est absolument ce qu'il vous faut.

Quelle ouverture de la divine Providence ! Don Bosco s'empressa de se rendre, avec Pancrazio, au lieu indiqué.

Ce hangar était une construction d'une simplicité rare, et tel missionnaire qui prêchait les sauvages pouvait bien avoir quelque chose d'approchant. Le toit était si peu élevé qu'en certains endroits on ne pouvait se tenir debout sans baisser la tête. Quelque bâtiments attenants ne valaient guère mieux.

— C'est vraiment trop bas, fit observer Don Bosco. Mes enfants ne sont pas bien grands, mais ils auraient de la peine à se loger ici.

— N'est-ce que cela ? reprit Pinardi, je vais vous faire creuser le sol autant que vous le voudrez, j'y mettrai un plancher et vous aurez un petit palais. Notez que je suis chantre : je vous offre mon concours pour vos offices. J'ai aussi une belle lampe que je vous prêterai pour votre chapelle.

Tant de bon vouloir toucha Don Bosco :

— Voyons, pouvez-vous faire creuser le sol d'un demi-mètre ?

— Je m'en charge.

— Pour dimanche prochain ?

— Pour dimanche prochain.

— Vous me donnerez la jouissance des terrains qui sont autour ?

— Vous l'aurez.

— Combien ?

— Trois cents francs par an.

— Je vous donnerai trois cent vingt francs, mais je veux un bail.

— Vous aurez un bail.

— Alors c'est fait.

L'affaire conclue, Don Bosco revint à son pré. Le soleil couchant éclaira une scène vraiment émouvante.

Les pauvres enfants apprirent avec transport que la divine Providence leur envoyait un asile. Ils acclamèrent ce hangar du Valdocco, qu'ils ne devaient d'ailleurs plus quitter ; car c'est sur cet emplacement même que fut construit, par la suite, l'Oratoire de Saint-François de Sales, tel qu'il existe aujourd'hui.

Immédiatement on se mit à réciter un chapelet en action de grâces. Dieu sait si on le dit avec ferveur !

Pinardi, avec l'aide de Pancrazio et de quelques ouvriers, fit des merveilles. En huit jours, comme il en avait pris l'engagement, le hangar fut mis en état fort présentable. Le dimanche suivant, douze avril 1846, saint jour de Pâques, non seulement on entra en possession du nouveau local, mais encore on put y célébrer les Saints Offices. Le hangar, dont on avait abaissé le sol et qu'on avait muni d'un plancher, était devenu une chapelle assez réussie ; une remise y avait été adjointe, et le terrain ne manquait pas, tout autour, pour la récréation des enfants.

Monseigneur avait accordé tout de suite la permission de dire la messe dans la chapelle, et d'y pratiquer les divers exercices du culte : bénédictions, sermons, neuvaines etc.

Bientôt sept cents enfants se pressèrent, dans l'Oratoire de Saint-François de Sales du Valdocco, et l'Œuvre prit un essor tout à fait encourageant.

Ce succès ramena à Don Bosco quelques amis qui s'étaient naguère éloignés de lui. Il lui attira, en outre, de nouveaux aides et de précieuses adhésions.

Les journées étaient bien remplies à l'Oratoire. Le dimanche et les jours de fêtes la chapelle était ouverte non seulement aux enfants, mais encore aux voisins qui ne tardèrent pas à y affluer ; et cette circonstance fut bien heureuse pour ce quartier, alors fort mal habité. On peut dire qu'il subit, à dater de ce moment, une transformation tout à fait inespérée.

Il y avait confession jusqu'à huit ou neuf heures du matin, puis messe. Don Bosco faisait un prône, toujours fort intéressant, sur l'Évangile du jour, et il y ajoutait des récits tirés de l'histoire sainte.

Ensuite récréation ; puis classe jusqu'à midi.

À deux heures, catéchisme, chapelet, vêpres de la Sainte Vierge, nouvelle instruction, chant des cantiques.

Tout cela rendu si attrayant que, le soir venu, les enfants ne se décidaient qu'à grand'peine à partir, et il fallait vraiment les pousser jusqu'à la porte : — Adieu, bon Père, au revoir, à dimanche !

Et le bon Père Don Bosco s'était tellement donné qu'il pouvait à peine se traîner jusque chez lui, exténué, exténué !...

Mais il se retrempait dans le travail ; ainsi il ne tarda pas à rendre définitive l'institution des écoles du soir, et elles furent ouvertes tous les jours de la semaine.

Les jeunes gens y vinrent en foule ; la grande difficulté était de trouver des aides qui leur fissent la classe.

La nécessité inspira à Don Bosco cette ingénieuse combinaison de créer des étudiants.

Il fit choix des jeunes gens les mieux doués, et s'engagea à leur donner une instruction complète, à la condition qu'ils deviendraient, à leur tour, les professeurs des autres.

Enseigner est un des meilleurs moyens d'apprendre soi-même, et cette institution des étudiants réussit au delà de toute croyance. Non seulement on eut ainsi d'excellents et zélés professeurs pour faire la classe, mais ils devinrent eux-mêmes une pépinière de jeunes prêtres, la vocation se développant chez eux, en même temps que l'instruction.

Cette institution des classes du soir n'aurait dû attirer à Don Bosco que des éloges ; car Turin et bien d'autres villes ne tardèrent pas à fonder des écoles de ce genre, dont on avait reconnu l'excellence.

Cependant, le Vicaire municipal de Turin, le marquis de Cavour, suscita de nouveau une opposition formidable, et, sans aucun doute, il aurait réussi, cette fois, à faire fermer l'Oratoire, si un protecteur inattendu n'avait surgi. Le comte de Collegno, ancien ministre d'État et conseiller de Charles-Albert, déclara que la volonté du Roi était que Don Bosco ne fût pas inquiété.

C'est que le soldat et le prêtre, tous deux hommes d'action et de dévouement, sont faits pour s'entendre à merveille, et, en plus d’une circonstance, le Roi témoigna de sa sympathie par quelques dons. Une fois entre autres, au premier janvier, il envoya trois cents francs avec cette suscription de sa main : aux petits drôles de Don Bosco.

On aura une idée de la somme écrasante de travail à laquelle se soumettait Don Bosco, quand on saura que, outre le temps considérable qu'il donnait à son Oratoire, il trouvait encore le moyen d'exercer son ministère dans les prisons, à l'hôpital Cottolengo, au Refuge... sans compter les malades qu'il visitait en ville.

Nulle santé n'aurait pu résister à pareil labeur. Un épuisement précoce le mit dans le plus grand péril, et il dut, sur l'ordre exprès des médecins, se retirer quelques temps à la campagne.

Il devait y prendre du repos ; mais les nombreuses visites de ses enfants, auxquels se joignirent encore des élèves des Frères, ne lui laissaient aucun répit ; et d'ailleurs, le samedi soir, il rentrait en ville pour confesser et assister aux réunions du dimanche à l'Oratoire.

Dans une de ces courses (juillet 1846), il prit froid, et bientôt se déclara une fluxion de poitrine, d'autant plus grave que ce pauvre corps était littéralement ruiné.

Le danger devint extrême ; les médecins avaient déclaré que tout espoir paraissait perdu.

Une nuit, qui pouvait être la dernière, l'abbé Borel qui l'assistait lui dit :

— Don Bosco, demandez donc au bon Dieu de vous guérir.

Don Bosco refusait :

– Il faut s'abandonner à sa sainte volonté, répondait-il. .

— Mais vous ne pouvez pas laisser ainsi vos enfants ; je vous en supplie en leur nom : demandez à Dieu de vous guérir.

Alors le malade, pour être agréable à son ami, murmura :

– Oui, Seigneur, si c'est là votre bon plaisir, faites que je guérisse ! Non recuso laborem.

Le bon théologien s'écria :

— Victoire ! vous guérirez maintenant, j'en suis sûr.

Et, en effet, le lendemain matin Don Bosco était en convalescence.

On connut alors de quel amour les enfants aimaient leur père : la plupart avaient fait, pour obtenir sa guérison, des vœux si sévères que Don Bosco dut interposer son autorité pour en commuer un grand nombre, et les adoucir presque tous.

La maladie avait si maltraité le pauvre prêtre, affaibli d'ailleurs de longue date, qu'il dut forcément prendre trois mois de convalescence. Il alla les passer aux Becchi.

Mais dès que les forces furent quelque peu revenues, rien ne put retenir le père loin de ses enfants, et il rentra bien vite à son cher Valdocco.