1884.

Don Bosco et Victor Hugo

 

 

Nous ne prétendons apprendre à personne que le voyage de Don Bosco à Paris, en mai 1883, fut, pour l'humble prêtre, un triomphe continuel, une série non interrompue de pieuses ovations, en un mot, un acte de foi magnifique de cette ville qu'on représente comme si incrédule. À quelque endroit que se trouvât Don Bosco, une foule immense de visiteurs, de tous les rangs de la société, venaient demander, à celui qu'on appelait tout haut l'homme de Dieu, une grâce, un conseil, un mot.

 

Beaucoup devaient se contenter de le voir, sans lui parler, et d'emporter sa bénédiction. D'autres, plus heureux ou plus persévérants, arrivaient jusqu'à lui.

Don Bosco a voulu conserver les détails d'un entretien qui est un précieux document historique. Le texte italien, dicté et revu par Don Bosco lui-même, est classé dans les archives de la Société Salésienne, à l'Oratoire Saint-François de Sales de Turin. Nous tenons à donner, dans ce livre, ce récit trop peu connu, quoique la presse de divers pays l'ait reproduit à l'époque de la mort de Victor Hugo.

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Un soir, on introduisit auprès de Don Bosco un personnage qui lui était parfaitement inconnu. Après trois heures d'antichambre, le visiteur avait vu enfin arriver son tour : il était onze heures.

À peine entré, l'inconnu prononça ces mots :

— N'allez point vous épouvanter, monsieur, si je vous dis que je suis un incrédule, et que, par conséquent, je n'ajoute aucune foi aux miracles que certains vont proclamant.

Don Bosco répondit :

— J'ignore à qui j'ai l'honneur de parler, et je ne veux point le savoir ; je vous assure que je ne chercherai pas le moins du monde à vous faire croire ce que vous ne voulez pas admettre. Je ne vous parlerai pas davantage de religion : vous ne paraissez nullement vous soucier qu'on vous en entretienne. Toutefois, dites-moi : dans tout le cours de votre vie, avez-vous toujours pensé ainsi ?

— Dans mon enfance, je croyais comme croyaient mes parents et mes amis ; mais, dès le moment où j'ai pu réfléchir et raisonner, j'ai mis de côté la religion, et j'ai vécu en philosophe.

— Qu'entendez-vous par ces mots : vivre en philosophe ?

— Mener une vie heureuse, sans croire au surnaturel ni à la vie future, moyen dont se servent les prêtres pour effrayer les gens simples et de peu d'instruction.

— Et vous, qu'admettez-vous en fait de vie future ?

— Ne perdons pas le temps à traiter cette question : je parlerai de la vie future quand je me trouverai dans le futur.

— Je vois que vous plaisantez ; mais, puisque nous sommes sur ce sujet, ayez la bonté de m'écouter : Dans le futur, il pourra bien se faire qu'une maladie vienne, à l'improviste, fondre sur vous.

— Sans doute, fit l'inconnu, qui avait l’air d'un homme robuste, mais déjà avancé en âge, d'autant plus qu'à mon âge on est exposé à une foule de maladies.

— Et ces maladies ne pourraient-elles pas vous conduire au tombeau ?

— C'est inévitable, personne ne pouvant se dispenser de payer son tribut à la mort.

— Et quand, arrivé à votre dernière heure, vous serez sur le point d'entrer dans votre éternité... ?

— Je me donnerai du cœur, pour être philosophe, et pour ne pas croire au surnaturel.

— Et qui vous empêchera, au moins à ce moment, de penser à l'immortalité de votre âme, à votre religion ?

— Rien : mais ce serait un acte de faiblesse qui me couvrirait de ridicule aux yeux de mes amis.

— Cependant, quand vous serez au terme de votre vie, il ne vous coûtera rien de procurer la paix à votre conscience !

— Je le conçois, mais je ne crois pas nécessaire de m'abaisser à ce point.

— Si vous êtes ainsi, qu'espérez-vous donc ? Bientôt le présent ne vous appartiendra plus ; du futur, vous ne voulez pas qu'on vous en parle. Quelle est donc votre espérance ?

 

L'inconnu baissa la tête : il méditait.

Au bout d'un instant Don Bosco reprit :

— Il vous faut penser à l'avenir suprême. Vous avez, devant vous, un peu de vie encore : si vous en profitez pour rentrer dans le sein de l'Église, et implorer, la miséricorde de Dieu, vous serez sauvé, et sauvé pour toujours. Dans le cas contraire, vous mourrez en incrédule, en réprouvé, et tout sera fini pour vous. Vous n'aurez plus rien à espérer que le néant, comme vous dites, ou le supplice éternel.

Le vieillard répondit :

— Vous me tenez là un langage où je ne vois ni religion ni philosophie : c'est une parole d'ami que je ne refuse pas d'écouter. Je sais que de tous mes amis, très avancés en fait de philosophie, aucun n'a jamais résolu le problème : où l'éternité malheureuse, on le néant !

Je veux méditer sur ce que vous venez de me dire, et, si vous le permettez, je reviendrai vous voir.

 

Il serra la main de D. Bosco, lui remit sa carte et sortit. Don Bosco lut alors le nom de son visiteur : VICTOR HUGO.

Le grand poète revint quelques jours après, à la même heure, et dit à Don Bosco, en lui prenant les mains :

— Je ne suis plus le personnage de l'autre jour : je vous ai fait une plaisanterie, en me présentant comme un incrédule. Je suis Victor Hugo, et je vous prie de vouloir bien être mon ami dévoué. Je crois à l'immortalité de l'âme, je crois en Dieu ; et j'espère bien mourir entre les bras d'un prêtre catholique qui puisse recommander mon âme au Créateur.

 

Hélas ! On sait que le malheureux Victor Hugo n'a pas eu le temps de réaliser ce désir !