1847

Don Bosco maître d’école

Ses premiers élèves

 

On était, en Piémont, aux plus mauvais jours de 1847. La, plus encore que dans le reste de l'Italie, l'Église, – à travers les Hosanna qui s'élevaient de toutes parts, en l'honneur du nouveau Pontife, Pie IX – vit poindre la plus grave et la plus obstinée persécution qu'elle eût encore éprouvée dans ce pays. On avait dit :

— Louez le clergé, et vous le gagnerez.

Et, à Turin, ce mot d'ordre d’éloges n'était pas resté lettre morte. C'était à n'y rien comprendre. Les Séminaristes, obligés de suivre les cours de théologie à l'Université, ne pouvaient se soustraire aux ovations les plus enthousiastes ; et, de bien loin, on pouvait deviner leur passage aux cris délirants de la foule : Vive le clergé, vive, le clergé !

 

Tout le monde n'était pas dupe de ces allégresses populaires. Parmi ceux qu'elles étonnaient, sans les tromper, on doit mettre, en première ligne, Don Bosco. Certain que ce Dimanche des Rameaux préparait la Passion, et que ce Séminaire, où Dieu trouvait en si grand nombre d'excellents ouvriers, serait bientôt fermé, et verrait ses habitants dispersés par la tourmente révolutionnaire, Don Bosco se mit à l'œuvre de la réparation.

 

Parmi les enfants qui fréquentaient 1'Oratoire, et dont l'intelligence, la bonne volonté, et la singulière piété pouvaient donner quelque espérance de réussite, il en distingua quatre : Joseph Buzzetti, Félix Reviglio, Charles Gastini, et Jacques Bellia. Ce dernier, seul, avait fait régulièrement les classes élémentaires du cours primaire. Les trois autres, après être parvenus, vaille que vaille, à écrire passablement leur nom, avaient appris un métier.

Don Bosco, à l'école du soir dont Turin lui doit l'initiative, discerna, chez ces quatre enfants, des aptitudes assez heureuses. Comme Jésus, qui aimait à s'entourer des plus petits d'Israël, Don Bosco commença avec des enfants la grande Œuvre des Oratoires.

— Voulez-vous, leur dit-il, devenir mes aides ?

— Oui, oui, répondirent, d'une seule voix, les mignons ouvriers.

— Mais ; pour cela, il faudra faire une foule de choses, et, surtout, il faudrait vous résigner à être, entre mes mains, comme ce mouchoir.

Ce disant, D. Bosco tira son mouchoir de sa poche, et se mit à l'effilocher sous leur yeux.

— Comme vous voyez que j'en agis avec mon mouchoir, ainsi voudrais-je pouvoir faire de vous. C'est à dire que je voudrais vous voir m'obéir en tout, quels que puissent être mes désirs.

Les enfants, un peu intrigués par ce ton singulier, ne firent néanmoins aucune difficulté d'accepter ce que leur proposait ce jeune prêtre, qui n'était pas comme les autres.

Dès le lendemain on se mit au travail, et le maître put constater que l'ignorance de ses élèves était, pour le moins, à la hauteur de leur bonne volonté.

La veille encore, ils étaient à l'atelier, et cette vie, toute d'études, les faisait entrer dans un monde nouveau et fort inconnu.

Don Bosco, à qui rien n'échappait, comprit, sur le champ, que la méthode ordinaire ne produirait pas de fruits sérieux. Il s'en fit une, à lui, et l'expérience donna raison à son ingénieuse audace.

La grammaire, c'est Don Bosco qui la récitait d'abord ; en termes brefs et d'une clarté saisissante ; puis chacun devait répéter la leçon intégralement, et en prouvant qu'il la comprenait.

Grâce à son esprit si pénétrant et si clair, grâce surtout à sa charité sans bornes, ce bon Père put, en deux mois, mettre ses élèves en état d'aborder les rudiments du latin.

Cela paraît un mystère : voici qui peut l'expliquer :

Don Bosco et son petit monde se levaient à quatre heures et demie. La Sainte Messe, la Communion presque quotidienne pour les enfants, et la méditation, occupaient les premières heures de la journée.

Puis, on se rendait dans la chambre de Don Bosco, et la classe commençait. Comme nous venons de le dire, Don Bosco n’était qu'un élève, mais un élève qui sait sa leçon. Quand il l'avait dite, les autres répétaient de leur mieux, aidés, soutenus, et encouragés toujours.

Toutes les matières étaient traitées par la même méthode. À huit heures, déjeuner et récréation jusqu'à neuf heures. On rentrait en classe, pour n'en sortir qu'à midi. À deux heures, nouvelle séance jusqu'à la fin de la journée.

Mais, dira-t-on : l'arc toujours tendu.... !

Don Bosco qui, dans ses leçons, mêlait si agréablement la théorie et la pratique, avait tout prévu.

Trois fois par semaine, de quatre à sept heures du soir, il conduisait ses élèves en promenade.

C'était un régime salutaire ; mais comme l'artiste qui ne cesse de caresser dans son esprit l'œuvre entreprise, et qui, au besoin, donne un coup de pinceau aux heures mêmes du repos, Don Bosco ne perdait jamais de vue ses élèves ; et, tandis qu'ils prenaient leurs ébats sous les grands arbres de la route de Rivoli, de la Place d'armes, ou de la Madonna di Campagna, ce maître infatigable recommençait la leçon, sous une autre forme. Il faisait répéter toutes les explications données dans la journée, et elles se gravaient ainsi, sans efforts, dans ces jeunes têtes.

Nous pouvons bien avouer que cette étude en plein champ n'était pas du goût de tout le monde ; et un certain écolier, entre autres, s'éloignait volontiers du gros de la communauté, avec le dessein, bien arrêté, de se priver de la leçon. Mais Don Bosco ne s'y laissait pas prendre. Toujours calme, recueilli, mais inébranlable et inflexible dans ses résolutions, il ne permettait pas qu'on perdît une minute. Cela dura jusqu'en novembre.

Dans cet intervalle, il conduisit ses jeunes élèves à la maison paternelle, aux Becchi, si célèbres dans les chers souvenirs de la famille Salésienne.

On y allait pour prendre un peu de repos, et cette espérance ne fut pas déçue, parce que, ce repos, le maître et les élèves l'avaient rudement gagné. Mais on ne s'arrêta pas, pour cela, dans la voie commencée. À Turin déjà, après avoir enterré, avec entrain, la grammaire italienne, on avait attaqué de front les rudiments du latin. Le livre, on l'avait pour la forme. Comme aux premiers jours des études, c'était Don Bosco qui parlait, et les écoliers apprenaient presque sans s'en douter.

Ce bon Père, qui paraissait ne vivre et ne travailler que pour ses jeunes élèves, et qui leur consacrait ses journées entières, trouvait cependant encore le temps de composer son Histoire ecclésiastique, son Histoire d'Italie, et de collaborer à un excellent petit journal : l'Ami de la jeunesse.

Au déjeuner, au dîner, en promenade ; le thème des conversations était uniformément varié : entre deux grains de raisins, on parlait consciencieusement déclinaisons et conjugaisons.

C'est ainsi qu'avec cette ténacité de dévouement et de douce énergie, il put mettre ses élèves en état de subir, avec succès, au début de l'année scolaire, les examens de grammaire supérieure.

Les vacances virent le couronnement de ces choses merveilleuses : les élèves de Don Bosco furent admis aux cours de philosophie.

 

À ce moment, la Providence envoya du renfort au bon Père. Il venait d’organiser cette Œuvre admirable des Coopérateurs, qui devait donner un essor si puissant à toutes ses entreprises. Deux ouvriers de la première heure, dans ce champ qui en compte actuellement quatre-vingt mille, se constituèrent les Professeurs des élèves de Don Bosco. C'étaient le Théologien D. Chiaves, et Don Picco. Ils ne pouvaient s'expliquer comment, en si peu temps, on avait pu faire de tels sujets.

Ces élèves de fraîche date, devenus bons professeurs à leur tour, virent se grouper, autour de leur chaire, nombre d'enfants, espérance de l'Oratoire, et premier germe de la Congrégation future.

L'impulsion était donnée. Don Bosco se voyait revivre dans ses jeunes écoliers ; et, sans y être autorisé par le moindre brevet, il avait réussi à merveille dans la mission si délicate de l'enseignement, tout en pourvoyant à ses propres besoins, d'abord, puis à ceux de son temps.