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VIE DE GEMMA GALGANI

 


CHAPITRE XVIII



DON D'ORAISON.



En rapprochant l'âme de Dieu, l'oraison la rend capable d'une vie spirituelle intense et l'achemine vers la per fection chrétienne. Elle a divers degrés, qui se confondent avec une union de plus en plus intime avec le souverain Bien. Les premiers appartiennent à la méditation ordinaire où l'on approfondit les vérités éternelles en vue d'exciter dans la volonté des sentiments et des résolutions salutaires ; ils ne sortent point du domaine de la vie ascétique.

La plupart des âmes s'arrètent là, et ne passent jamais outre. Quelques-unes, plus favorisées du ciel, sont introduites dans les voies de la contemplation infuse qui est le propre de la vie mystique.

La contemplation infuse est une ascension sublime de l'âme vers Dieu, accompagnée d'un regard de l'intelligence, simple, affectueux et ravi sur les choses célestes, et pleine d'une suavité ineffable.

Dans la méditation ordinaire, pour arriver à goûter la douceur des vérités éternelles il faut travailler et souvent peiner de ses trois puissances : la mémoire, l'intelligence et la volonté ; dans la contemplation infuse, plus de réflexion, rigoureusement parlant, ni de raisonnement, ni d'applications ; l'esprit est transporté, suspendu, abreuvé de jouissance devant les merveilles de l'éternité, entrevues dans une lumière extraordinaire. En un mot, et toutes proportions gardées, le mystique voit d'ici-bas dans la lumière de la grâce les réalités divines, comme le bienheureux les voit au ciel dans la lumière de la gloire.

Après ces notions sommaires, indispensables pour me faire comprendre dans une matière si peu connue de la plupart des chrétiens, nous allons admirer en Gemma son esprit d'oraison en général, et suivre les progrès de son âme dans les voies de la méditation et de la contemplation.

Nous l'avons vue, toute petite, tourmenter sa mère et ses maîtresses pour en apprendre à mieux prier. À peine avait-elle pu comprendre le prix de ce saint exercice qu'elle fuyait pour s'y livrer la compagnie de sa famille, et restait seule de longues heures dans sa chambrette, en conversation avec Dieu, ou occupée à un travail recueilli.

Son horreur de tout ce qui enchante, en les distrayant, les esprits et les cours vulgaires, son détachement absolu de tout le créé, sa rigoureuse garde des sens, sa délicatesse de conscience, portée jusqu'au scrupule, la mortification continuelle de ses appétits et l'active pratique des plus belles vertus n'avaient qu'un but : lui frayer les voies à un intime commerce avec Dieu. Or, un tel succès vint couronner ses premiers efforts, qu'elle fut bientôt à même de tenir continuellement son regard fixé sur Dieu, comme l'aigle sur le soleil, sans fatigue aucune.

Si la fin de l'oraison consiste à se tenir devant Dieu, uni à lui dans la foi, il faut avouer que dès le début, Gemma en avait reçu le don à un degré très élevé.

Elle n'avait nul besoin comme nous, pour s'absorber en Dieu, de se mettre en prière et de recueillir avec effort les puissances de son âme ; le Seigneur restait présent à sa pensée en tout temps et en tout lieu, sans que rien pût l'en distraire. Ceci apparaîtra vraiment extraordinaire si l'on songe que la pieuse enfant, tout en détestant de se mêler d'affaires étrangères, apportait une telle exactitude à tous ses devoirs, qu'on pouvait lui confier n'importe quel travail, dans la certitude de le voir exécuter à la perfection.

Une fois seulement, elle s'accusa d'inattention à la présence divine. Le fait était bien insolite, car elle y vit un grand malheur dont elle s'empressa de me donner connaissance en ces termes :

« Ces jours derniers j'ai commis un gros manquement ; c'est beaucoup que Dieu ne m'ait pas foudroyée. Ômiséricordieux Jésus ! Monsieur Laurent m'avait chargé de faire un compte. Je m'y appliquai un peu trop peut-être, et je sortis de la présence de Dieu ; mais ce fut à peine l'espace d'une minute, et je rentrai bien vite en moi-même. Je sollicitai le pardon de Dieu, qui me l'accorda aussitôt. »

La seule vue de l'admirable jeune fille donnait l'impression saisissante de sa continuelle union avec Dieu. La majesté de son visage, la gravité de son maintien, sa sobriété de paroles, la virginale modestie dont s'enveloppait toute sa personne, et ce sourire suave et spontané qui fleurissait ses lèvres, disaient éloquemment à tous que Gemma vivait de la pensée de son Dieu et n'était que de corps en ce monde.

Son application continue aux choses célestes, devenue toute naturelle, ne produisait jamais la moindre lassitude, au contraire, elle devait s'imposer pour l'interrompre une énorme violence, comme en témoignent les faits suivants dont je puis garantir la parfaite authenticité puisqu'ils se sont produits sous mes yeux.

Je me trouvais dans la famille Giannini. Pendant le dîner, m'apercevant que la chère enfant, placée en face de moi, ne sortait point de son profond recueillement, je lui fis remarquer, en ma qualité de père spirituel, que ce n'était ni le moment ni le lieu de faire oraison. Aussitôt on put voir son visage se couvrir de pâleur, et tout son être dans une sorte de frémissement ; elle continua cependant de manger, sans tenir compte de la souffrance morale révélée par ses traits.

Au sortir de table, je vis ses vêtements détrempés et dégouttants de sueur. comme si elle se fut plongée tonte habillée dans un bain. « Et qu'est cela ? lui demandai-je. souverainement étonné. - Vous le savez bien père, me répondit-elle avec une incomparable candeur ; ne m'avez-vous pas enlevé Jésus durant le repas ? et puis-je rester sans penser à Lui ? » Je détournai la conversation et d’un certain air de mépris l'envoyai changer d'habits.

Quelques heures après, je réitérai mon ordre et l'étrange phénomène se reproduisit je le renouvelai pour la troisième fois, et toujours avec le même résultat. Je n'insistai plus, dans la crainte que le cœur de la sainte enfant ne vînt à se rompre sous l'effort extraordinaire dépensé pour m'obéir, et tant je souffrais moi-même de la voir dans une telle torture. Mais, comment cet ange se trouvait-il encore sur la terre ?

Cette union perpétuelle avec Dieu ne consistait pas seulement dans ce recueillement plus ou moins senti qu'éprouvent toutes les âmes chrétiennes lorsqu'elles se rappellent pieusement la présence divine ; c'était un exercice de haute oraison, plein de douceur et de spontanéité. Gemma parlait à son Dieu, l'écoutait, prenait en lui ses délices, et, passant avec une admirable aisance des pensées les plus abstraites aux sentiments ordinaires, lui proposait ses doutes, en implorait des faveurs pour telle et telle âme, le remerçiait de celles déjà reçues.

Tel était son esprit de recueillement et l'occupation des vingt-quatre heures de sa journée. Je dis des vingt-quatre heures, car son sommeil, très court et fait de reprises, n'interrompait pas, ou à peine, son oraison. À chaque réveil elle en reprenait le fil et arrivait ainsi jusqu'au matin.

C'était à la fois une édification et un charme d'assister à son réveil définitif. Elle se signait dévotement avec le crucifix qui ne quittait pas ses mains durant le sommeil, le baisait avec amour, et vous envoyait un sourire empreint d'une grâce céleste.

Après avoir ainsi sanctifié la nuit ; comme si elle l'eût passée tout entière à l'église, elle se levait sans fatigue ni lourdeur de tête.

On l'entendit un jour dire dans une extase, en faisant allusion à cette oraison de nuit « Voyez, ô Jésus, même la nuit, quelles heures, quelles heures... ! Je dors, mais, ô Jésus, mon cœur ne dort pas ; il veille sans cesse, toujours uni à vous. » On comprendra que cet ange dût faire peu d'usage des formules de prières vocales. Elle récitait le rosaire en famille, de temps en temps la couronne de la Passion et celle de Notre-Dame des Sept Douleurs, pour se guider dans la méditation des mystères douloureux, et c'est tout. « Je ne gagne pas, me disait-elle, à lire des prières dans les livres. Mon âme n'y trouve pas de nourriture et se fatigue. Aussi je prie de moi-même, comme je peux. » Elle improvisait en effet ses prières sous l'inspiration de la grâce et selon ses besoins. On me saura gré d'en transcrire quelques-unes, fidèlement recueillies sur ses lèvres dans des moments extatiques. Peut-être ne les trouvera-t-on pas inférieures aux soliloques de saint Augustin.

« Louange à l'amour passionné de Jésus, qui dans sa pitié pour ma misère m'offre tous les moyens de parvenir à son amour ! Vous êtes, ô Jésus, un trésor qu'un temps je n'ai pas connu ; mais aujourd'hui, Jésus, je vous connais : vous êtes tout mien, surtout votre Cœur. Oui, il est à moi votre Cœur, parce que vous me l'avez donné bien des fois. Mais votre Cœur est plein de lumière, et le mien plein de ténèbres. Quand donc passerai-je de mes ténèbres à la lumière sans ombre de mon Jésus ?... »

« Comment pourrais-je vous louer, mon Dieu ? Lorsque vous m'avez créée, vous l'avez fait sans moi ; sans moi aussi vous avez toute la louange que vous méritez. Qu'elles vous louent donc toutes les œuvres que vous avez faites selon la grandeur de votre majesté. Mon esprit a un commencement et des bornes ; mais la louange que Dieu possède, sera toujours sans bornes : et quand nous vous louons, ô Seigneur, ce n'est pas nous, c'est vous qui vous louez en vous-même. »

Une autre fois, Gemma priait ainsi pour elle-même :

« Jésus, je viens à vos pieds vous demander une grâce. Si vous n'étiez pas tout-puissant, je ne vous la demanderais pas. Oh ! comment pouvez-vous délaisser mon âme si brûlante de désirs ? Mépriseriez-vous les désirs que vous-même allumez dans les cœurs ? Cette grâce, je la veux, et vous me la donnerez, n'est-ce pas ? Ô Jésus, ayez pitié de moi qui tant de fois vous ai prié pour les autres ; ayez pitié d'une pécheresse qui vous a coûté la vie. Pardonnez-moi, mon Dieu ; je suis orpheline ; je n'ai plus de père, je n'ai plus de mère ; ayez pitié des orphelins ; je suis un fruit de votre Passion. »

Je possède assez de ces tendres colloques pour en remplir un volume.

Parfois la fervente jeune fille exhalait les sentiments de son âme en de brèves aspirations toutes de feu : « Ô Jésus, ô Dieu de mon cœur ! ô Père, seule avec vous seul ! Quand viendra le moment de vous voir face à face ? Ô terre, que tu m'es vile ! Ô croix de mon Jésus, que tu m'es chère » et autres semblables jaculatoires qui du cœur montaient à ses lèvres lorsqu'elle se croyait seule.

Elle avait fait un choix des versets de psaumes les mieux appropriés aux dispositions de son âme, et s'en servait particulièrement aux périodes d'aridité plus profonde, et lorsque l'excès des angoisses intérieures paralysait son esprit et son coeur. Dans les aridités ordinaires ces deux dernières facultés jouissaient de leur libre exercice, aussi bien, sinon mieux qu'au temps de la consolation, avec cette seule différence que son oraison était alors douloureuse et excitait la pitié, au point de briser d'émotion le cœur des personnes présentes.

En traitant de la contemplation, les auteurs la distinguent en infuse et en acquise. La première est un pur don de Dieu, indépendant de toute industrie humaine ; la seconde, bien moins élevée, moins lumineuse et moins douce, s'acquiert par nos seules forces aidées de la grâce ordinaire, et au moyen de l'exercice plus ou moins long de la méditation.

Par la méditation, en effet, on s'habitue à la pensée des biens éternels ; l'esprit et le cœur s'épurent, se spiritualisent de plus en plus, au point de n'avoir plus à recourir à la réflexion et au raisonnement pour se plonger dans un profond recueillement. La vue d'une image, une seule pensée suffisent alors pour soustraire l'âme à l'influence des faits extérieurs et la fixer en Dieu dans un regard tranquille et presque extatique.

Gemma pratiqua également cette dernière forme d'oraison. Elle ne fut pas toujours passive, en effet, dans les voies spirituelles pour se rendre digne des dons divins elle mit en jeu son activité naturelle. Toute enfant, elle débuta par la méditation ordinaire à laquelle, en dehors de ses moments libres, elle consacrait deux heures fixes de la journée : le matin à l'église, et le soir avant le sommeil.

Aucune des règles communes indiquées par les maîtres spirituels n'était omise : préparation éloignée, consistant dans le recueillement habituel et le choix anticipé du sujet de la méditation ; préparation prochaine, avec ses actes de foi, de contrition, de prière, etc. ; représentation du mystère par la mémoire et l'imagination ; considération de ses différents aspects par l'entendement ; application à soi-même des vérités qui s'en dégagent ; enfin, actes et affections de la volonté.

Les attributs divins et la Passion du Sauveur formaient le thème habituel de ses méditations ; Dieu et le Calvaire : c'est vers ces deux termes que convergeaient infailliblement toutes ses pensées.

Gemma pouvait sans lassitude et même sans la moindre distraction prolonger des heures entières le saint exercice. Sitôt qu'elle engageait avec le Seigneur ces doux entretiens, le monde disparaissait entièrement de l'horizon de son esprit ; elle n’était plus de la terre : privilège insigne et très rare qu'elle reçut dès son enfance.

Une méditation si profonde faisait souvent place à la contemplation infuse, dont Gemma connut de très bonne heure la douceur, et les fruits.

Si, par exemple, la beauté de Dieu, sa sainteté, sa miséricorde ou sa justice faisaient l'objet de sa méditation, ces perfections divines lui apparaissaient comme dans un miroir ; elle en considérait la grandeur, la profondeur, et y découvrait, autant qu'il est permis à l'esprit humain, d'ineffables secrets ; puis, dans le silence de toutes les puissances de son âme, elle se reposait et jouissait en cette contemplation.

Dans la méditation des mystères de la Passion, après les premières considérations son esprit se perdait comme dans une mer sans rivage, tandis que son cœur se fondait de douleur et d'amour.

Voici d'ailleurs en quels termes elle me rendait compte de son oraison :

« Je fais la méditation sans aucune fatigue. Mon âme se sent de suite abîmée dans l'immensité de la grandeur divine, et s'absorbe tantôt en un point, tantôt en un autre. Je réfléchis d'abord qu'étant créée à la ressemblance de Dieu, Lui seul doit être mon unique fin. Il me semble alors que mon âme, délivrée de la pesanteur du corps, s'envole vers Jésus ; et me trouvant ainsi en sa présence, je me perds toute en Lui. Je me sens aimer ce céleste amant de ses créatures ; plus je pense à Lui, et plus je le trouve doux et aimable. »

« D'autres fois, il me semble voir en Jésus une lumière divine et un soleil d'éternelle clarté, un Dieu grand auquel, au ciel et sur la terre, tout sans exception se trouve assujetti ; un Dieu dont la volonté est servie par la toute-puissance. Je le vois, parmi les biens, le bien souverain, le bien qui existe par soi-même. Dans l'infinie perfection de Jésus je trouve ainsi toute chose. »

« Je me perds encore dans sa bonté, et alors presque toujours mon esprit prend son essor vers le paradis. Jésus est bon infiniment, et un jour j'espère jouir en Lui de tous les biens. »

« Je termine l'oraison en priant Jésus d'accroître en moi son amour sans mesure. »

« Dans l'oraison, m'écrivait-elle encore, je suis comme hors de moi dans une paix et une tranquillité qui ne peuvent s'expliquer. Je ne distingue plus en quel lieu je me trouve, ni si j'ai l'usage des sens. Je me sens attirée par une force ; mais ce n'est pas une force violente, c'est une force douce. Lorsque je goûte ensuite la plénitude de la douceur que donne la possession de Jésus, j'oublie entièrement que je suis de ce monde je sens que mon âme est pleine et n'a plus rien à désirer le cœur est satisfait, car il possède un bien immense, infini, un bien incomparable et sans défaut. Le bonheur que dans sa bonté et sa charité sans limites me fait goûter Jésus est si grand que, après l'oraison, je ne recherche ni ne veux plus rien sur la terre. »

« Je n'éprouve pas toujours un amour de jouissance ; parfois je suis prise dans l'oraison d'une si forte douleur de mes péchés qu'il me semble devoir en mourir. »

À une demande d'éclaircissements Gemma répondait : « En entrant en oraison, je ne vois pas Jésus des yeux du corps, mais je le connais distinctement ; il me fait tomber en un doux abandon, et dans cet abandon je le connais. Sa voix se fait entendre si fort qu'elle pénètre plus avant dans mon cœur, je l'ai dit souvent, que ne le ferait un glaive à double tranchant. Les paroles de Jésus sont des paroles de vie éternelle. »

« Quand je vois ainsi Jésus, et que je le sens, il ne me semble voir ni une beauté corporelle, ni une forme ; il ne me semble pas entendre un chant suave, une harmonie ; mais quand je vois et sens Jésus, je vois une lumière infinie, un bien immense ; sa voix n’est pas articulée, elle est plus forte et se fait bien mieux entendre à mon esprit. »

Évidemment, une oraison si haute est du domaine de la contemplation infuse, qui se fonde sur la plénitude des dons du Saint-Esprit, et tout particulièrement sur ceux d'intelligence et de sagesse. Le premier permet à l'âme de plonger un regard pénétrant et sublime dans les mystères de la foi ; le second lui en fait apprécier la valeur et l'inonde de la suavité et des joies inséparables de la contemplation.

Gemma possédait ces deux dons de l'Esprit-Saint à un degré extraordinaire, comme il ressort de ses lettres à son directeur, de ses comptes de conscience, des paroles de ses extases, et de toute sa conduite. Cette vierge plus angélique qu'humaine était surnaturellement douée d'un esprit subtil et profond, capable d'atteindre sans effort aux plus hautes conceptions spirituelles et de se plonger dans le Bien infini ; tandis qu'un fin discernement et une rare prudence lui faisaient préférer à tous les autres les biens éternels, qu'elle recherchait avec avidité et aimait d'une indicible affection.

Ainsi élevée par ces dons éminents au-dessus de l'infirmité native, et fortifiée par la lumière céleste qu'à certains moments le Seigneur déversait dans son âme, elle voyait l'unité de la nature divine et la Trinité des personnes, l'union ineffable du Verbe avec la nature humaine dans l'incarnation, les mystères de la sagesse, de la justice et de la miséricorde de Dieu dans le gouvernement de ses créatures, tout ce que la foi chrétienne présente de plus impénétrable. Elle le voyait autant qu'il est permis en ce monde d'épreuve ; et cependant ses désirs n'étaient pas assouvis ; comprenant qu'on peut s'élever encore plus haut et scruter plus à fond, elle aspirait à mieux ; elle soupirait ardemment après la vision de Dieu face à face. Une fois entr'autres on l'entendit s'écrier « Oh ! qui me donnera les ailes de la colombe pour m'envoler dans votre sein, mon Dieu ? Donnez-les moi, vous, Seigneur, les ailes de la contemplation. Comment faire pour arriver jusqu'à vous ? Brisez, brisez ces chaînes qui me retiennent captive. Il est beaucoup de choses, ô Jésus, dont la contemplation est comme une nourriture pour mon âme ; mais en aucune elle ne sait se reposer. Vous seul êtes son repos. »

Si la parole humaine n'avait été impuissante à rendre les flots de lumière céleste de ses contemplations, elle aurait pu, disait-elle, écrire des volumes sur chacun des mystères de nôtre foi. Cependant afin de se faire comprendre de son père spirituel, qu'elle voulait au courant de tout, elle s'aidait, comme nous l'avons déjà vu, de figures et de similitudes corporelles.

« Imaginez-vous, écrivait-elle, une lumière d'une infinie splendeur, qui enveloppe tous les êtres, les pénètre et les éclaire, les anime et les vivifie ; ils n'existent que par cette lumière ; en elle et par elle ils ont la vie ; c'est ainsi que je vois mon Dieu, et les créatures en lui. »

« Imaginez-vous un incendie remplissant l'univers et s'étendant infiniment au-delà ; qui embrase tout sans rien consumer, et en embrasant illumine et répand la vigueur ; ceux qu'entourent le plus ces flammes sont les plus heureux et désirent le plus ardemment d'en être brûlés c'est ainsi que je vois nos âmes en Dieu. »

Elle disait au sujet de la sainte Trinité : « Il me semble voir trois personnes dans une lumière immense, unies en une seule essence trinité dans l'unité, unité dans la trinité ; et comme unique est l'essence de cette trinité, unique aussi est sa bonté, unique sa béatitude. »

Le confesseur ordinaire lui demanda un jour au confessionnal d'expliquer clairement ce qu'elle entendait par cet auguste mystère de la Trinité. Gemma s'y essaya et dans une illustration divine pénétra si avant dans ces insondables arcanes qu'elle m'écrivait dans la suite : « Arrivés au plus beau, nous restâmes tous deux sans parole. »

« Il n'est point facile d'exprimer l'abondance des douceurs dont l'abreuvait la profonde contemplation de ces vérités sublimes ; souvent, ne pouvant en soutenir la plénitude, elle tombait évanouie ou se perdait dans l'extase. » « Comment expliquer, disait-elle, ce que j'éprouve en ces moments ? C'est tout le ciel qui se déverse dans mon âme. D'abord naît la surprise, puis la stupeur ; l'esprit demeure confondu, anéanti ; le cœur bat bien fort, désemparé, il souffre et jouit en même temps et ne voudrait plus retourner à la banalité de la vie ordinaire. Au sortir de l'oraison dans quel état on se trouve ! Je ne sais si vous l'avez jamais éprouvé. Mon Dieu, que vous êtes bon pour moi ! »

Ces hautes illustrations, très fréquentes, la surprenaient en tout temps, au milieu des occupations les plus distrayantes aussi bien que dans l'oraison. Subitement une lumière mystérieuse éblouissait son esprit, aussitôt suivie d'un profond recueillement ; toute pensée terrestre s'évanouissait pour la laisser, seule en contemplation devant l'infinie beauté de Dieu ou les merveilles de la patrie céleste.

Gemma désignait le phénomène surnaturel qui la ravissait à ce monde par cette expression ingénue ! La tête m'est partie. « J'étais à la cuisine, écrivait-elle, causant près du feu avec la femme de service, lorsque je sentis l'action divine habituelle avant que j'eusse pu m'échapper la tête m'était partie et je me trouvais avec Jésus. »

Reste, reste avec ton bien-aimé Maître, créature fortunée personne ne t'enviera un sort si bien mérité.

La contemplation est de trois sortes intellectuelle, imaginative, et mixte. La première procède par voie d'espèces purement intellectuelles, c'est-à-dire, indépendantes de toute image sensible ; la seconde, par des images déjà perçues par les sens, mais combinées par Dieu, ou bien par des images divinement imprimées à l'instant même ; la troisième participe de l'une et de l'autre, soit que les images sensibles proviennent de Dieu, soit qu'elles se forment d'elles-mêmes en vertu du lien naturel qui unit l'intelligence aux sens.

La contemplation intellectuelle, rigoureusement telle, est très lare, de l'avis unanime des théologiens, car la grâce évite de violenter sans nécessité notre nature, se bornant à la corriger dès qu'elle contrecarre son action. Aussi la forme mixte, où les images sensibles apparaissent par une concomitance naturelle, est-elle la plus commune. Gemma en était le plus souvent favorisée. Après l'oraison elle se rappelait fort bien l'objet de sa contemplation et, quoique en termes nécessairement très imparfaits, pouvait en donner une idée à l'aide de figures ce qui eût été impossible si l'imagination se fût trouvée totalement exclue de sa vision.

L'imagination de la jeune mystique, très sobre, restait inerte dans ses prières ordinaires ; elle entrait seulement en activité dans la contemplation des mystères objectivement sensibles, comme l'humanité sacrée du Sauveur, mais alors avec quelle délicatesse ! Elle lui découvrait les divines beautés de Jésus, lui dépeignait les flammes de son cœur, les plaies profondes, le corps ensanglanté, la tête percée d'épines ; puis, se mettant pour ainsi dire à l'écart, elle laissait l'esprit et surtout le cœur poursuivre l'œuvre à l'aide des lumières les plus vives, des impulsions les plus douces.

Aux premiers débuts de Gemma dans les voies mystiques, l'Esprit divin, pour s'accommoder à son enfantine simplicité, l’instruisait par la contemplation purement sensible et imaginative. Il lui montrait, par exemple le Père éternel sous la forme d'un vénérable vieillard revêtu de tout l'honneur de la paternité, et de la majesté d'un juste juge ; sa bonté infinie, comme une pluie bienfaisante qui s'infiltre doucement dans la terre, ranime et vivifie les plantes, les couvre de fleurs et de fruits.

Même lorsqu'elle eut atteint les derniers degrés de la théologie mystique, les contemplations sensibles alternaient quelquefois avec les plus asbtraites et les plus élevées, suivant une conduite assez ordinaire de la Providence.

Il semble d'ailleurs que sa rare simplicité, toujours croissante d'année en année, dans la mesure même de sa sainteté, inclinât le cœur de Celui qui aime à jouer avec les âmes simples, à la traiter encore parfois en enfant. On surprenait de temps à autre sur les lèvres et sous la plume de la jeune fille, à côté des pensées les plus sublimes, les termes naïfs, familiers et tendres avec lesquels, toute petite, elle parlait du Père éternel « le divin Papa de Jésus, » de son ange « qui l'épie, » de la céleste Mere « qui la caresse et la presse sur son sein. »

Le Seigneur dans sa sagesse infinie conduit ainsi les âmes dans des voies toujours harmonisées avec leur nature et la diversité de leurs facultés. À toutes il départit la grâce sous des formes et dans des mesures différentes et proportionnellement à leur fidélité.

Sans doute, tous les chrétiens ne sont pas appelés à la contemplation mystique, mais il n'en est pas moins vrai, selon la remarque de l'auteur de l'Imitation, que ce don sublime d'oraison n'est si rare aujourd'hui, que parce que très peu cherchent à s'en rendre dignes.