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VIE DE GEMMA GALGANI



CHAPITRE XX



EXTASES ET APPARITIONS CÉLESTES,



Dans le chapitre précédent j'ai, à dessein, laissé dans l'ombre, pour avoir la facilité d'en parler maintenant plus au long, deux degrés différents de l'union mystique l'extase et le ravissement, qui précédent le mariage spirituel et qui furent prodigués à Gemma avec une rare profusion.

Dans l'extase, la lumière infuse et la flamme de l'amour élèvent l'âme peu à peu et la plongent en Dieu sans violence, d'une manière suave et délicate qui produit l'aliénation totale des sens ; dans le ravissement, cette aliénation est produite soudainement par l'action véhémente et plus irrésistible de l'attrait divin.

Comme ces deux phénomènes merveilleux alternaient continuellement dans la vierge de Lucques, et que le second, malgré son impétuosité, gardait la modération et la majesté du premier, je les confondrai sous la même dénomination d'extase.

Gemma fut favorisée de ce don si peu commun, avant d'y avoir été préparée, selon la conduite ordinaire de l'Esprit-Saint, par certaines grâces inférieures ; et il acquit à la longue une telle perfection qu'on l'eût dit en elle presque naturel.

La grâce extatique se manifestait en tout temps et en tout lieu, au milieu de n'importe quelle occupation et au moment où elle s'y attendait le moins. D'ordinaire elle la pressentait quelques minutes auparavant à un recueillement subit, bientôt suivi d'un désir ardent de s'unir plus intimement à Dieu, et de vifs battements du cœur. L'humble jeune fille essayait alors de se donner du mouvement, de se distraire, et, en cas d'insuccès, s'esquivait pour éviter des témoins.

Lorsque la communication divine la surprenait à l'improviste, elle entrait en extase et perdait l'exercice des sens à l'endroit même ; le corps gardait toujours sa flexibilité et le plus souvent la faculté de se mettre à genoux ou sur pied.

En nos temps impies où le rationalisme dans son prurit d'incrédulité cherche à obscurcir les fait surnaturels les plus patents, tandis qu'il accueille, les yeux fermés, les dires de tous les charlatans de la science, il semble que Dieu ait tempéré à dessein dans notre Gemma la forme de certains phénomènes extérieurs de l'extase, qui ont pu chez nombre d'autres saints donner prétexte à la critique sophistique.

En effet, même dans l'extase elle présentait toutes les qualités d'une santé parfaite, avec les marques d'un état physiologiquement normal : pas d'attitudes insolites ni de contractions musculaires, aucune pâleur dans le teint, aucun geste exalté. Seuls, les sens externes restaient inertes, comme on l'a vu. On pouvait avec une épingle la piquer aux mains, aux bras, à la tête, la brûler avec la flamme d'une chandelle, faire un bruit assourdissant ; la sainte jeune fille ne sentait rien, ne percevait aucun fait extérieur.

Dans ses fréquentes extases douloureuses, ses membres, tout en gardant leur état normal, exprimaient une profonde lassitude, et il fallait la soutenir pour l'empêcher de s'affaisser lorsque de telles extases la surprenaient au lit, elle apparaissait absolument exténuée.

Dans les ravissements heureux, au contraire, le corps participait à la joie de l'âme ; un feu mystérieux s'allumait dans ses yeux qui resplendissaient comme deux astres, il empourprait ses joues, donnant à tout son visage l'apparence de celui d'un ange qui descend du ciel, auréolé des clartés éternelles. « Si vous l'aviez vue hier, m'écrivait-on de son entourage ; ô mon Dieu ! on ne pouvait la regarder ; ce n'était plus une créature humaine, c'était le visage d'un séraphin ; on se sentait pénétré de dévotion et on pleurait. Combien courte nous a paru l'heure qu'a duré l'extase ! »

La famille adoptive de la sainte enfant put jouir bien des fois de ce spectacle céleste, qui semblait toujours nouveau, tant ici-bas l'homme est insatiable de surnaturel.

Émacié par la maladie, le visage de Gemma avait perdu à la fin de ses jours toute sa beauté ; mais l'extase la lui rendait soudain, à un degré bien supérieur, en y imprimant une certaine majesté qui commandait la vénération.

Les extases de la servante de Dieu peuvent se diviser en trois catégories : les imparfaites, les parfaites, les extraordinaires.

Les imparfaites, de beaucoup les plus fréquentes, jusqu'à se renouveler plusieurs fois le jour, étaient aussi les plus spontanées et les plus simples. Il suffisait, pour les provoquer, d'une lumière infuse moins commune. Le monde sensible s'évanouissait alors pour Gemma ; un profond recueillement envahissait tout son être et, en un clin d'œil, elle se trouvait dans l'au-delà sans qu'aucun frémissement corporel eût trahi le vol de son esprit ; ses yeux étincelaient, fixés au ciel ou sur le point de la vision.

Combien de fois, tandis que nous priions ensemble ou que nous récitions l'office divin, j'ai senti couler mes larmes en la contemplant dans cet état. J'étais d'un côté d'une table, Gemma de l'autre, avec son bréviaire ; nous psalmodions alternativement. Elle lisait les leçons des nocturnes, disait les versets et les répons avec une admirable exactitude, tournait les feuillets du livre. Comment y pouvait-elle réussir ? j'avoue ne l'avoir jamais compris. Elle ne percevait aucune impression factuelle ; ses yeux, bien qu'appliqués à la lecture du bréviaire, restaient insensibles à la brûlure d'une chandelle ; en dehors du pieux exercice de la psalmodie, elle ne voyait rien, n'entendait rien. Si pour une cause ou pour une autre il lui fallait l'interrompre, elle recouvrait de suite l'usage des sens, mais pour les perdre à nouveau dès la reprise de la prière.

Dans nos entretiens spirituels je lui ai demandé quelquefois si son cher ange était toujours à son poste, occupé à sa garde. Avec une délicieuse simplicité elle tournait ses regards vers l'esprit céleste et restait ravie hors des sens tant qu'elle le contemplait. L'Esprit-Saint, qui faisait avec délices sa demeure dans un cœur si pur, lui donnait dans le cours de la journée de semblables occasions de s'abstraire de ce monde.

Telles sont ce que j'appelle les extases imparfaites de Gemma ; elles étaient en effet purement sensibles la plupart du temps, de courte durée et très peu profondes, puisque, à l'exception du tact, la perte des autres sens restait incomplète. Assez souvent elle pouvait lire, faire une lettre on conférer avec son père spirituel ; mais alors, quelles lettres et quels discours !

Les extases parfaites, moins fréquentes, plus profondes et plus élevées, bien qu'également empreintes de simplicité et d'aisance, comportaient aussi une durée plus longue, variant d'une demi-heure à une heure entière et plus. L'aliénation des sens était totale et persistante ; pour la faire cesser il fallait un ordre articulé formel encore ne suffisait-il pas toujours, car l'Esprit-Saint n'est pas tenu en cela de se conformer à la volonté d'un homme, soit-il son ministre. Quelquefois cependant une simple injonction mentale retirait la pieuse vierge des extases les plus sublimes. Elle revenait alors à la vie extérieure sans donner aucun signe de mécontentement ni de regret.

Lorsque le réveil se faisait spontanément, par suite de la suspension de l'influx divin, il offrait aux assistants une scène attendrissante et pleine de charme. Loin de révéler de la lassitude ou de l'ennui, du trouble dans l'imagination ou de la confusion dans l'esprit, le visage de l'angélique enfant s'illuminait d'un sourire céleste : on eût dit une personne quittant la douce compagnie d'un ami, pour s'entretenir avec un autre qui l'attend. On l'a vue alors se couvrir les yeux, des deux mains, par honte sans doute de se voir ainsi surprise, ou parce qu'il lui en coûtait de regarder la terre après avoir contemplé le ciel.

Ces grandes extases se produisaient ordinairement après la sainte communion, pendant l'exposition solennelle des quarante-heures et dans des occasions semblables, propres à en ranimer davantage la ferveur de son âme.

Les extases extraordinaires survenaient plus ou moins fréquemment dans le cours de l'année, sans règle déterminée, et périodiquement deux fois la semaine le jeudi soir vers huit heures, et le vendredi vers trois heures de l'après-midi.

Ces dernières s'annonçaient le plus souvent pendant le repas familial. On s'en apercevait sans peine à son recueillement plus profond, à d'angéliques regards dirigés vers le ciel, à une certaine immobilité de sa personne et à la violence qu'elle paraissait se faire pour résister. Aux premières influences de l'action divine, Gemma se hâtait de prendre la nourriture indispensable et se levait, au beau milieu du repas, pour aller se renfermer dans sa chambre. Elle y était suivie quelques minutes après par une des personnes de la maison, qui la trouvait à genoux près du lit, les mains jointes, les yeux au ciel, toute perdue en Dieu et dans une totale abstraction des sens.

Lorsque l'attrait divin la surprenait avec une véhémence inaccoutumée, l'avisée jeune fille, de crainte de tomber en défaillance sur le sol, courait se mettre au lit, et c'est là qu'on la retrouvait, assise d'ordinaire et dans une attitude céleste.

Malgré leur fréquence, ces extases étaient extraordinaires en raison de l'intensité de la lumière divine et de l'importance des objets contemplés, aussi bien que par leurs effets merveilleux dans son âme. C'est alors qu'elle était associée, même corporellement, aux douleurs de la Passion du Sauveur.

On pouvait se rendre compte de l'abondance et de la sublimité des communications divines en ces moments précieux, par ce qu'elle en manifestait souvent elle-même dans des entretiens à haute voix avec le Seigneur. Grâce aux dames de sa famille adoptive, chargées tour à tour de recueillir par écrit et mot à mot toutes ses paroles, nous possédons, scrupuleusement reproduits, les discours de cent-cinquante de ses extases.

Les sujets en sont variés ; les pensées, d'une grande élévation ; la doctrine, d'une impeccable sûreté théologique ; et la forme, d'une majesté et d'une suavité divines qui pénètrent le cœur du lecteur. Qu'était-ce pour ceux qui avaient le bonheur d'entendre sortir de sa propre bouche ces accents enflammés ! Pour moi, je l'avoue, chaque fois que j'en ai été le témoin je n'ai su que pleurer.

Le thème de chaque extase, généralement unique, est tantôt un hymne de louange à quelqu'un des attributs divins, tantôt un épithalame au céleste Époux, tantôt une lutte amoureuse pour obtenir de sa miséricorde la conversion d'un pécheur. Le plus souvent il a trait à la Passion ou au désir de se transformer en Jésus crucifié.

Qu'il plaise au lecteur d'entendre un passage d’un de ces colloques, transcrit sur mon ordre par la pieuse vierge elle-même, après son extase du 19 Mars 1901.

« Ô Jésus, quand j'entends prononcer votre nom, mon âme prend courage. Votre seul nom, ô Jésus, oui, votre seul nom rassérène ma vie. Ô Jésus, mon cœur est détaché de la terre et se repose en vous ; mais mon âme, accablée de vos continuelles faveurs, soupire et s'exhale. Ne pouvant vous payer de retour par des travaux héroïques, elle s'exhale en pensées et en effusions d'amour. Pendant que je parlais ainsi, continue Gemma, Jésus se faisait sentir davantage à mon âme et j'éprouvais le désir de mourir pour le suivre au ciel ; je m'écriai : Ô Jésus, cette pauvre âme, liée qu'elle est à ce pauvre et misérable corps, ne peut s'envoler vers vous ; elle bat des ailes et se soulève de toutes ses forces pour arriver plus près de vous ; elle se soulève par l'esprit, (1) qui, lui, n'est pas lié au corps. - L'extatique, transportée par la consolation, continue encore : « Je me tournai vers mes chers anges du paradis, qui sont les témoins de toutes les merveilles de Dieu. Dites, leur criai-je, toutes ces merveilles ne sont-elles pas les traits d'une puissance sans bornes, inspirée par un amour infini - Puis je demandai à Jésus ce qu'il avait fait à mon cœur pour que je n'en sois plus maîtresse ; il veut toujours et toujours aller à Lui, sans que je puisse l'en empêcher. Il ne veut plus être à moi ; il s'est donné, tout à Jésus. Et Jésus de sa voix douce et pénétrante m'a répondu : C'est que je l'ai vaincu. - Ah oui, je suis heureuse d'avoir été vaincue par tant de bonté, par tant d'amour. Vive Jésus ! » (2).

Cependant les effusions les plus tendres de cette âme séraphique avaient pour objet la Passion du Sauveur. En voici un exemple :

« Qui vous a tué, Jésus ? L'amour. Ah ! ces clous, cette croix, ce sang sont les œuvres de l'amour.... Faites, mon Seigneur Jésus, que lorsque mes lèvres s'approcheront des vôtres pour vous baiser, je goûte à votre fiel ; que lorsque mes épaules s'appuieront sur les vôtres, je sente les fouets de la flagellation. Quand votre chair se communiquera à ma chair dans l'Eucharistie, donnez-moi part à votre mission ; quand ma tête touchera votre tête, que je ressente vos épines ; et quand mon côté s'approchera du vôtre, embrasez-moi de vos ardeurs... Que vous donnerai-je pour tous vos dons, pour m'avoir aimée et rendue heureuse ? Que pourriez-vous attendre d'une vile créature ? Je vous donnerai tout ce que je tiens de Vous. » Se repliant ensuite sur elle-même, Gemma se prend à dire : « Mon âme, bénis Jésus et garde-toi d'oublier ses bienfaits ; aime ce Dieu qui t'aime tant ; élève-toi vers Lui, qui s'est tant abaissé pour toi ; aime ce Jésus qui t'a retirée de tant de misère ; aime ton Dieu, bénis ton Seigneur. » Jésus lui ayant alors témoigné sa complaisance. en insistant pour qu'elle l'aimât toujours davantage et comprit bien que l'amour se prouve par le sacrifice, Gemma reprend « Donc, Jésus, pour apprendre à aimer, il faut apprendre à souffrir ? Ah ! je vois bien maintenant que l'effusion de votre sang a été l'œuvre de l'amour. Oh ! si vous me voulez, Jésus, je m'offre volontiers pour victime. Au même calice où vous avez trempé vos lèvres je veux boire aussi. Je vous remercie, Jésus, de me tenir ainsi sur la croix. »

Le plus souvent une ineffable simplicité mêlait son charme à ses sublimes élans. Gemma suppliait en ces termes le Seigneur de lui enlever les stigmates sacrés qu'elle souffrait tant de ne pouvoir cacher aux yeux de son entourage :

« Que dites-vous, Jésus, me donnez-vous cette consolation ? Vous m'avez fait tant de grâces, et, la plus nécessaire, vous me la refuseriez ? S'il en était ainsi, lorsque vous me direz : Gemma, m'aimes-tu ? je répondrai non. Lorsque je vous aurai accablé d'instances, fatigué de mon importunité, vous me direz bien : Soit, je te J'accorde cette grâce. » À ces naïves paroles, le doux Sauveur paraissait sourire, mais elle, toujours plus animée : « Vous souriez, Jésus, mais je ne souris pas, moi. Écoutez-moi, Jésus : me faites-vous cette grâce ? Dites-moi oui, allons ; si non cela va mal finir. Ne regardez pas à mes mérites ; regardez aux mérites de ceux qui vous la demandent pour moi. » Le Sauveur promit de la satisfaire au moins en partie, comme il arriva d'ailleurs, et Gemma de s'écrier aussitôt : « Il me paraissait impossible que vous ne m'exauciez. Très bien, Jésus ! » Cela dit, joyeuse et souriante, elle reprit les sens.

Par leur élévation et leur chaleur, les extases de la servante de Dieu peuvent soutenir la comparaison avec celles de sainte Marie-Madeleine de Pazzi et d'autres saints illustres, mais leur naïve simplicité les rend uniques dans les annales de la sainteté. Elles montrent à quelle hauteur la grâce divine peut élever une enfant, et combien la majesté du Dieu de l'innocence se complaît dans les âmes ingénues, dont il agrée particulièrement l'hommage. Ex ore infantium perfecisti laudem.

Les âmes extatiques sont parfois attirées vers Dieu avec une telle impétuosité que le corps perd sa pesanteur, s'élève de terre et reste suspendu en l'air : c'est le vol mystique, qui accompagne parfois le ravissement parfait. Des témoins ont pu le remarquer, mais très rarement, dans la vierge de Lucques.

Il y avait dans la salle à manger de la maison, appendu au mur, un grand crucifix particulièrement vénéré de la pieuse jeune fille. On la voyait très souvent dans la journée se rendre dans cette salle, sous prétexte d'y mettre de l'ordre. Quand elle se voyait seule, elle se plaçait devant la sainte image, debout ou à genoux, les yeux fixés sur elle. À la vue du divin Crucifié, les pensées les plus élevées et les plus tendres ne tardaient pas à échauffer son cœur, et dans la crainte de tomber en extase elle se hâtait de s'éloigner, non sans avoir imprimé un affectueux baiser au pied de la croix. Quelquefois, vaincue par son amour, elle s'attardait ; elle eût voulu appliquer ses lèvres à la blessure même du Cœur de Jésus ; mais comment y atteindre ? Sur ces entrefaites, le ravissement la prenait ; s'élevant alors légèrement sans aucun secours humain elle s'approchait du Sauveur et le tenait longtemps embrassé.

Un matin de septembre de l'année 1901, tout en préparant la table pour le déjeûner, elle tournait comme un papillon autour de son cher crucifix. Plus elle le regarde, et plus son cœur s'embrase et palpite. À différentes reprises elle essaie, mais en vain, d'arriver au Sauveur pour baiser son côté sacré. N'y tenant plus, elle s'écrie : « Jésus, donnez-moi, vous, de vous joindre ; j'ai soif de votre sang. » Et alors, comme autrefois pour saint François d'Assise et pour saint Paul de la Croix, l'image se transforme en la personne divine qu'elle représente, Jésus détache son bras droit de la croix et d'un regard d'amour invite sa fidèle servante à venir à Lui. Celle-ci s'élance et arrive à son Cœur ; Jésus l'entoure de son bras, applique ses lèvres à la plaie de son côté sacré et l'abreuve, à larges traits, à cette fontaine de vie. La jeune vierge de ses deux bras enlaçait le Sauveur ; elle était debout, paraissant reposer sur une nuée tant son attitude avait d'aisance et de souplesse.

Que n'y avait-il, présent à cette scène, quelque Raphaël avec sa toile et ses pinceaux ! Quel tableau il eût pu laisser à la postérité, de l'amour du Seigneur pour sa créature, et de la félicité de la créature dans l'ineffable étreinte de son Seigneur !

L'extase, étant un degré très élevé de contemplation infuse, de sa nature implique les visions, car l'âme ne perd l'usage des sens qu'autant qu’un objet ravissant se fait voir ou sentir à elle, l'attire ou l'énivre de jouissance.

Il me semble superflu, après les précédents chapitres consacrés à la contemplation de Gemma, de m'étendre sur la nature de ses visions. Je noterai seulement qu'elles ne présentaient jamais rien d'étrange, d'exagéré ou d'incohérent ; rien qui pût faire soupçonner l'imagination d'en être simplement la cause. Loin d'offenser en quoi que ce soit la sainteté et la majesté des mystères de notre sainte foi, elles respiraient toujours la décence, la dignité, l'ordre et la plus pure vérité dogmatique. Voilà certes le meilleur argument en faveur de leur origine surnaturelle et divine ; car il est impossible qu'une enfant si ingénue, sans autre instruction que celle des classes élémentaires et sans lecture, arrive par sa seule imagination à si bien coordonner les détails d'innombrables extases, qu'elle ne tombe jamais dans l'erreur on l'invraisemblance.

D'ailleurs, à la différence de tant d'âmes légères, victimes faciles de l'illusion, qui brûlent d'apprendre à tout l'univers ce qui leur survient d'extraordinaire, la servante de Dieu, si profondément humble, observait un grand silence sur les faveurs divines ; et nous savons que sans un véritable besoin de direction elle ne les eût pas manifestées à son père spirituel : autre signe très certain de leur principe céleste.

La jeune vierge était encore largement favorisée d'intimes colloques avec le Seigneur, car il n'était presque pas d'extase où ne se fit entendre la voix divine. Le Verbe éternel lui découvrait ses grandeurs infinies, les desseins de sa providence, l'état de quelque âme eu particulier ; il lui indiquait une œuvre à établir dans l'Église, un abus à extirper. Et Gemma, docile à ta voix de son divin Époux, à peine sortie de l'extase, mettait tout en œuvre pour faire exécuter ses adorables volontés, en s’adressant directement aux personnes compétentes ou intéressées. « Monseigneur, écrivait-elle, la volonté de Jésus est que vous vous employiez à telle chose que vous empêchiez telle autre, et sans tarder, si vous voulez lui faire plaisir. »

Un jour, dans une extase après la sainte communion, elle entendit le Seigneur lui dire : « Écoute-moi, ma fille, tu dois communiquer, en mon nom, de grandes choses à ton directeur. » Dans la pensée que le Sauveur désignait son confesseur ordinaire, la jeune fille répondit avec toute sa simplicité : « Mon Jésus, faites-moi une charité, ne m'envoyez pas à celui-la ; vous savez bien, bon Jésus, qu'il ne croit pas à mes imaginations. » Le Seigneur de reprendre « Mais non, je t'envoie à ton père, (3) qui donnera certainement à mon cœur la satisfaction qu'il désire. Dis-lui que s'il n'agissait pas suivant mes ordres il arriverait ceci, et il serait ensuite trop tard pour y remédier. » On verra an chapitre XXIVe quel était l'objet de ce divin message.

Il n'est presque pas de lettres à ses directeurs, où Gemma ne mentionne quelqu'une de ces locutions célestes ; et les événements, qu'elle n'aurait certainement pu connaître et encore moins prévoir par des voies naturelles, venaient inévitablement démontrer leur vérité.

Souvent sa divine Majesté lui donnait d'utiles enseignements spirituels, pour diriger et stimuler sans cesse son ardeur dans les sentiers de la vertu. On en connaît déjà plusieurs extraits, qu'il serait facile de multiplier indéfiniment.

Comment s'étonner qu'a l'école de la Sagesse incarnée, l'heureuse disciple soit arrivée à une telle sainteté !

Gemma recueillit également de salutaires effets des apparitions surnaturelles qui lui furent prodiguées, avec les autres grâces mystiques, dans la plus large mesure.

Les apparitions ne diffèrent pas objectivement des visions mais à l'encontre de ces dernières elles ont lieu hors de l'extase, bien que l'âme. émerveillée, puisse perdre l'usage des sens, comme il arrivait toujours à Gemma.

Inutile de rappeler la douce, familière et presque continuelle présence de son ange gardien. Nous avons parlé ou nous parlerons des apparitions d'autres anges et de plusieurs saints du ciel, en particulier du Bienheureux Gabriel, comme aussi de celles d'âmes du Purgatoire. On n'a pas oublié celles, si tendres, de Jésus-Christ, sous la forme surtout du Rédempteur souffrant. Arrivons à quelques autres vraiment ravissantes, et d'abord à celles de la très sainte Vierge.

Gemma ne cessa d'aimer d'un amour très ardent cette céleste Reine des anges, qu'elle appelait avec une douce confiance sa « chère Maman. » Privée par la mort, dès l'âge de sept ans, de sa mère de la terre, elle n'en voulut plus d'autre que Marie et se montra toujours à son égard une fille tendrement affectueuse. À elle, après Jésus, appartenait tout son cœur, « Comme je l'aime, ma Maman disait-elle. Elle le sait et d'ailleurs Jésus me l'a donnée et m'a dit de l'aimer beaucoup. Et combien elle s'est montre toujours bonne pour moi, cette céleste Mère Que serais-je devenue sans elle ? Elle m'est toujours venue en aide dans mes besoins spirituels, m'a préservée de beaucoup de périls, m'a délivrée des mains du démon qui venait sans cesse me molester ; elle m'excusait auprès de Jésus quand je l'offensais, l'apaisait quand je l'irritais par ma mauvaise vie, m'enseignait à le connaître, à l'aimer et à lui plaire en étant sage. Ah ! ma chère Maman, je t'aimerai toujours, toujours. »

De telles expressions de la plus vive tendresse jaillissaient presque continuellement des lèvres de la jeune fille, et revenaient à chaque instant dans ses lettres. La divine Mère pouvait-elle y rester insensible et ne pas payer de retour sa fidèle enfant ? En réalité, Marie se donna tout entière à Gemma comme Gemma s'était donnée toute à elle ; outre les innombrables faveurs qu'elle lui obtint de son divin Fils, elle daigna lui apparaître très souvent d'une manière sensible, la combler de caresses en de suaves tête-à-tête et la presser sur son sein maternel. Laissons l'heureuse voyante nous dépeindre elle-même les délicatesses de bel amour ; nul ne saurait mieux y réussir que celle qui en a éprouvé les ineffables douceurs.

« Qui aurait jamais pu s'imaginer, écrit-elle dans un compte de conscience, que ma chère maman serait venue ce soir me visiter ? Je ne l'eusse jamais osé penser, à cause de ma mauvaise conduite ; mais elle a eu compassion de moi. J'ai senti un grand recueillement inférieur ; puis, comme il m'arrive souvent, la tête m'est partie et je me suis trouvée, m'a-t-il semblé, avec la Mère des douleurs. Quelle félicité en ces beaux moments Quelle douceur dans mon cœur L'explique qui pourra. Après ma première émotion elle m'a prise sur ses genoux, m'a fait reposer la tête contre ses épaules et me l'y a tenue quelques instants. Mon cœur, plein de félicité, n'avait plus rien à désirer. - N'aimes-tu que moi ? me demandait-elle de temps en temps. Oh ! non, répondais-je ; avant vous j'en aime un autre. Et qui ? reprenait-elle, feignant de ne pas comprendre. Quelqu'un qui m'est bien cher, plus cher que tout au monde ; je l'aime tant, que je donnerais de suite tout mon sang pour lui ; pour lui je ne me soucie pas de la vie. - Mais dis-moi qui, me redemandait-elle impatiemment. - Si vous étiez venue avant-hier au soir, ma Mère, vous l'auriez trouvé près de moi. Il ne vient pas souvent ; moi, au contraire, je vais à lui chaque jour, (4) et, si je le pouvais, j'irais encore plus souvent. Et savez-vous pourquoi, chère Maman ? parce que je sais qu'en se tenant loin de moi, il veut voir si je suis capable de l'oublier. Mais plus il se cache, plus je me sens transportée d'amour pour lui. - Qui est-ce donc ? répétait Marie. - Non, je ne vous le dirai pas, reprenais-je. Voyez, chère Maman, il vous ressemble par sa beauté ; ses cheveux ont la couleur des vôtres. Alors la douce Mère, me caressant, me demanda encore : Mais, ma fille, dis-moi donc de qui tu entends parler. - Je m'écriai bien fort : Vous ne comprenez pas ? Je veux parler de Jésus, de Jésus. - Répète-le encore plus fort, me dit la céleste Mère ; - puis, me regardant avec un doux sourire, elle me pressa ardemment sur son cœur et ajouta : Oui, aime-le, aime-le beaucoup et n'aime que lui seul. Ne craignez rien, répondis-je, personne au monde en dehors de Jésus ne goûtera jamais de mon affection. De nouveau elle m'étreignit et me baisa au front. Puis je m'éveillai, (5) et je me trouvai étendue par terre, tout près du crucifix. »

Oh ! le délicieux récit. avec sa grâce naïve et sa touchante simplicité ! On ne peut le relire sans le trouver toujours nouveau, toujours émouvant.

El, voici un second dont la forme est peu différente :

« je reposais dans mon lit sans dormir encore, lorsqu'il me sembla voir une belle dame s'approcher et se pencher sur moi pour m'embrasser. Je fus aussitôt ravie hors des sens et bien loin de ce monde. Je fis mille protestations, mon père, suivant vos ordres. Mais ma céleste Mère, car c'était elle, me regardait en souriant et disait : Chère fille ! - Pardonnez-moi, mon père, si j'ai cédé trop vite je me suis abandonnée à ma douce Mère, qui m'a prise dans ses bras. J'ai cru mourir, oui mourir d'excès de bonheur...Quelles caresses !… Elle m'aime tant… Elle me disait qu'elle était venue chercher mon bouquet : vous comprenez ? (6) Elle m'a trouvée bien pauvre et m'a excitée à la vertu, surtout à l'humilité et à l'obéissance. Après quelques autres paroles que je n'ai pas comprises, elle a ajouté : « Ma fille, purifie et perfectionne ton âme et vite. » Je ne sais ce qui est arrivé ici ; mais ce mot vite a donné une secousse si violente à mon cœur, sur lequel la douce Mère a aussitôt posé sa belle main, que je ne pouvais parler. Je demandais intérieurement une explication. J'ouvris les yeux, l'interrogeant du regard ; elle répondit : Dis à ton père (7) que s'il ne pense à toi (pour la renfermer dans un monastère), je t'emmènerai vite en paradis. À ce moment. elle m'embrassa et reprit S'il ne pense, oui, vite, plus vite qu'il ne croit, nous serons ensemble. »

C'est hélas ! ce qui advint, et j'en éprouve encore du remords : en moins d'un an et contre toute attente, cet ange s'envola de la terre.

« Ô père, ô père ! continue-t-elle, après ces instants divins, comme le monde vous apparaît ! Je ne sais si vous l'avez jamais éprouvé. Oh ! qu'elle était belle la céleste Mère ! L'avez-vous jamais vue ? Bien qu'elle soit souvent venue me visiter, je conserve toujours un ardent désir de la revoir. »

Dans une autre circonstance, la sainte Mère lui apparut tenant dans les bras son divin Fils sous la forme d'un petit enfant ravissant ; elle le déposa bientôt sur les genoux de sa chère fille, qui le pressa sur son cœur frémissant de bonheur et le couvrit de caresses et de baisers enflammés. L'Enfant divin les lui rendait. Après avoir fait entendre quelques enseignements d'une suprême sagesse, Il lui donna sa bénédiction, revint dans les bras de sa Mère, et la vision s'éloigna.

Gemma reçut au moins trois fois cette rare faveur. Quatre autres fois, le Seigneur lui apparut seul sous la forme d'un jeune enfant, et un jour, dans les circonstances suivantes qu'elle-même nous raconte : « Hier au soir, à l'heure de garde. je me retirai dans la solitude de ma chambre, et l'Enfant Jésus vint m'y trouver. Oh qu'il est beau Jésus ! Si tous le connaissaient, comme on l'aimerait ! Il se mit sur mes genoux, me caressa, me baisa, me demandant si je l'aimais. Je l'embrassais aussi bien fort et lui témoignais tout mon amour. Il me demandait si je voulais être toute à lui. Trop émue par la joie, je ne savais répondre et je l'étreignais toujours, toujours. »

Arrêtons-nous à la contemplation de cette scène ineffable. Cette jeune vierge est une pauvre fille d'Adam, et Celui qu'elle serre dans ses bras, c'est le Dieu d'infinie Majesté, le Verbe incarné, qui daigne revêtir les gracieux dehors de l'enfance pour embrasser sa créature, s'en laisser étreindre éperdument et ainsi mieux gagner et ravir son cœur. Ô mystère de l'incarnation et de l'amour d'un Dieu : que vous êtes sublimes !

L'extatique de Lucques a pénétré si avant dans ces adorables mystères qu'elle se trouve tout à l'aise devant son Créateur. Elle continue en effet sa relation : « Enfin je commençai à parler en toute confiance. Je dis à Jésus dc vous donner, à vous, père, et au confesseur l'intelligence de ce qui se passe en mon âme, et de ne plus me laisser dans l'inquiétude à ce sujet. Jésus souriait et me disait : Je le ferai - mais presque à voix basse et d'un ton peu résolu. Je le priai de se dépêcher, parce que je n'avais plus envie d'attendre. Jésus reprit : Mais je t'ai plus aimée que tant d'autres créatures, bien que tu fusses la plus mauvaise ! Quant à la vérité de mes opérations dans ton âme, elle est déjà reconnue de celui qu'il importe pour l'autre, le temps n'en est pas venu, mais il viendra. C'est moi. Jésus, qui te parle. »

Cet ineffable colloque dura une heure entière. Gemma en termine ainsi le compte-rendu : « Jésus s'en est allé, et me voici de nouveau bien seule. Dites-moi, père, êtes-vous content que Jésus me revienne ? Si vous êtes content il retournera certainement. Bénissez-moi bien fort, et renvoyez-moi Jésus ; car loin de lui je ne puis vivre. »

Je ne répondis pas à cette lettre touchante, mais le cœur profondément attendri, je ne plus m'empêcher de m'écrier : L'amour a fait perdre heureusement le sens à cette séraphique enfant, car il n'y a, pour parler de la sorte, que celui qui aime sans mesure.



 


(1) C'est-à-dire par les pensées et les affections.

(2) Ce n'est pas sans utilité que je demandai à Gemma les comptes-rendus de plusieurs de ses extases, car en les confrontant avec les manuscrits de ses familiers, qui avaient enregistré toutes les paroles sorties de sa bouche, je pus me convaincre, par leur parfaite conformité avec ces derniers, que la servante de Dieu se rappelait fort bien tous les détails de ses extases.

(3) Son dernier directeur, le Père Germain.

(4) Par la réception de la sainte Eucharistie.

(5) C'est-à-dire qu'elle sortit de l'extase.

(6) Le bouquet de ses actes de vertu et de ses pénitences.

(7) Son directeur spirituel, le père Germain.