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VIE DE GEMMA GALGANI



CHAPITRE XXII



MISSION D'APOSTOLAT



Certaines âmes merveilleusement favorisées de la grâce Dieu donne la vocation spéciale de travailler au salut de leurs frères, non seulement par l'exemple d'héroïques vertus, mais par des œuvres de zèle. La vierge de Lucques fut de ce nombre ; elle coopéra tout particulièrement à la conversion des pécheurs, en vertu d'une mission expresse dont elle reçut comme une solennelle investiture dans les circonstances qu'elle-mème va nous rappeler.

« Il y a quelque temps, dit-elle, à peine avais-je reçu la sainte hostie, Jésus m'adressa cette question : Dis-moi, ma fille, m'aimes-tu ? - Que répondre à cela ? mais mon cœur répondit en palpitant bien fort. - Si tu m'aimes, ajouta le Sauveur, tu accompliras tout ce que je veux de toi. - Puis il continua en soupirant : Que d'ingratitude et de malice dans le monde ! Les pécheurs s'obstinent opiniâtrement dans leur vie de péchés ; les âmes viles et lâches ne s'imposent aucune violence pour vaincre les instincts de la chair ; les âmes affligées tombent dans l'abattement et le désespoir ; l'indifférence générale va chaque jour s'aggravant, sans que personne se réveille. Cependant du haut du ciel je dispense sans relâche grâces et faveurs à toutes mes créatures ; lumière et vie à l'Église ; vertu et force à ceux qui la dirigent ; sagesse aux prêtres chargés d'éclairer les âmes marchant dans les ténèbres ; constance et énergie, ceux dont la vocation est de me suivre de plus près ; grâces de toute sorte aux justes, et même aux pécheurs qui restent dans leurs antres ténébreux. Je leur fais parvenir jusque-là ma lumière ; jusque-là je cherche par tous les moyens à les attendrir et à les convertir. Mais à tout cela que gagné-je ? Quelle correspondance dans mes créatures que j'ai tant aimées ? Personne ne se soucie plus de mon cœur ni de mon amour. Je suis oublié comme si je n'eusse jamais aimé, comme si je n'eusse jamais souffert, comme si je fusse pour tous un inconnu. Mon cœur est continuellement abreuvé de tristesse ; presque toujours je suis laissé seul dans les églises ; et lorsqu'on s'y réunit en nombre, c'est pour d'autres motifs que celui de m'honorer ; et je dois souffrir devoir mon église, ma maison, convertie en un théâtre de divertissements. Beaucoup sous des apparences hypocrites me trahissent par de sacrilèges communions. Jésus aurait continué, mais je fus contrainte de lui dire Jésus, Jésus, je n'y tiens plus. »

Par ces tendres plaintes le Seigneur inspirait à sa servante, pour le bien spirituel du prochain et la conversion des pécheurs, un dévoûment sans bornes ; il lui découvrait en même temps dans une vive lumière et jusqu'aux moindres détails la forme de son apostolat. Gemma répondit vivement : « Douteriez-vous, Seigneur, que je ne veuille me sacrifier tout entière ? Pour vous je supporterai quel supplice ; pour le Cœur de Jésus et pour empêcher que tant de pécheurs ne l'offensent je donnerai toutes les gouttes de mon sang. »

Voyons donc à l'œuvre la sainte enfant. Je ne parlerai plus de tourments il n'en est point qu'elle n'ait éprouvé, et dans quelle intensité ! Je ne parlerai plus de sang versé : elle l'a donné à torrents de ses stigmates sacrés, de ses yeux, des piqûres mystiques de sa tête, de tous les pores de son corps, au point qu'il est permis de se demander comment il lui en reste encore.

Mais quel apostolat pourrait bien exercer une faible jeune fille ? Guidée par l'esprit du Seigneur, Gemma sera vraiment apôtre dans la sphère de ses relations ; et là où son action ne saurait parvenir, ses prières et ses larmes atteindront. Pour ma part, je puis l'attester, du premier instant que je connus cette admirable vierge jusqu'à son dernier jour, je vis en continuel exercice son zèle pour la conversion des pécheurs. Je dis du premier instant, faisant allusion à la scène émouvante décrite au chapitre X, page 107.

Mes mémoires contiennent d'autres faits remarquables de conversion, semblables sur beaucoup de points à celui qui est rapporté dans ce chapitre, et non moins authentiques ; je les omets par crainte d'inutiles répétitions.

Gemma connaissait le secret d'émouvoir le cœur de son Jésus, et ses larmes innocentes, ses soupirs enflammés, ses arguments très habilement maniés obtenaient toujours leur effet. Nous ne saurons qu'au dernier jour le nombre d'âmes arrachées au pouvoir de Satan par cette humble vierge qui ne passait pas un seul jour sans prier pour les pécheurs. « Voyons, Seigneur, l'entendait-on souvent répéter dans ses extases, si vous m'en donniez un par jour ! » Et elle continuait : « Ô Jésus, n'abandonnez pas les pécheurs, pensez aux pécheurs ; je veux que tous soient sauvés. » Puis, comme elle en avait toujours quelqu'un particulièrement en vue : « Celui-là, disait-elle, souvenez-vous en d'une manière spéciale, Jésus je veux qu'il soit sauvé avec moi. Sauvé avec moi ! » Suggestives paroles bien propres à émouvoir le cœur du divin Rédempteur, si tendre pour sa fidèle servante ?

Assez souvent la chère fille s'adressait à sa céleste Mère dont elle avait si bien expérimenté la puissance sur le Rédempteur. Un jour, dans une extase, au sujet d’un pécheur qu'elle lui recommande, elle la voit tout affligée et décidée même à ne plus s'en occuper. Gemma s'efforce de la faire revenir sur sa détermination : « Ah ! que dites-vous aujourd'hui, ma Mère ? Abandonner une âme !... mais n'est-ce pas une âme de Jésus ? Pour elle Jésus n'a-t-il pas versé tout son sang ? Il est vrai, je l'ai oubliée moi-même ces jours-ci : Est-ce pour cela que vous voulez l'abandonner ? Non, non, pas d'hésitation, allez apaiser Jésus. » La divine Mère paraissant trouver l'entreprise malaisée, Gemma continue : « Mais Jésus obéit toujours à sa Mère. Vous dites que vous ne réussirez pas ? Mais, puisque vous êtes toute puissante ! » Après un moment de silence elle continue : « Oh ! avant d'abandonner une âme... Est-il possible, ô ma Mère, que Jésus veuille abandonner une âme ? Mais, courage ! il a eu pitié du larron. - Sais-tu, reprend Marie, quel est ce pécheur ? Je pourrais te montrer combien scélérate est son âme. - Je le sais, répond Gemma, mais je ne veux pas le voir. Quand il sera sauvé, alors, oui, je le verrai. Ô ma chère Mère, comment me parlez-vous aujourd'hui, vous l'avocate des pécheurs ! Peut-être avez-vous cessé d'être mère ? Impossible. Ô ma chère Mère, vous voulez aujourd'hui me laisser malheureuse ? Obtenez-moi de Jésus ce que vous m'avez obtenu samedi (1) ; que je serai contente ! »

Abandonner une âme ! Cette parole atterrait Gemma et perçait son cœur. Je voulus la répéter moi-même à l'endroit d'une de mes pénitentes dont l'indocilité me portait à me débarrasser. La jeune fille, alarmée, m'écrivit : « Père méchant ! et pourquoi, au lieu de vous décourager et de prononcer cette vilaine parole l'abandonner, ne la faites-vous pas venir pour qu'elle avoue toute la vérité ? pourquoi ne pas lui témoigner cet affectueux intérêt que vous me portiez à moi-même, qui étais mille fois pire qu'elle ? Écoutez s'il vous est possible de la voir, voyez-la sinon, écrivez-lui de suite que si elle ne rentre dans le droit chemin et n'abandonne toute trace de péché, Jésus la foudroiera. Je ne reviendrai plus sur cette question. Je sais tout, je sais tout. »

Gemma ne put garder longtemps sa résolution de se taire. Elle m'écrivit encore : « Certainement, père, Jésus n'est pas content de cette âme, non, non ; oh ! qu'il s'en faut de beaucoup Il m'en a dit des choses bien graves Dites-lui que si elle ne s'amende, Jésus la foudroiera. Faites ainsi, père ; et lorsque vous la verrez, parlez-lui de moi et pressez-la de venir me voir. Si elle était venue, tout cela ne serait pas arrivé. »

Un témoin très digne de foi nous rapporte le fait suivant : « Je fus priée par une dame de ma connaissance de recommander à Gemma son frère, un grand pécheur. Je le fis, et elle ne l'oublia pas. Mais Jésus lui dit dans une extase, évidemment pour éprouver sa foi, qu'il ne connaissait pas ce pécheur. « Comment ne le connaissez-vous pas, répondit-elle, s'il est votre fils ? » Puis elle s'adressa à Marie ; mais la voyant silencieuse et tout en larmes elle se tourna vers le Bienheureux Gabriel qui lui aussi garda le silence. Gemma ne perdit pas courage et redoubla de prières. Cependant elle me disait : « Cet homme doit être vraiment un grand pécheur, car Jésus dit qu'il ne le connaît pas, la divine Mère pleure, et le confrère Gabriel se tait. »

« Après un an d'inlassables supplications, un jour que je me rendais à l'église avec Gemma, je rencontrai la servante de la dite dame, toute bouleversée ; elle nous apprit que le frère de sa maîtresse se mourait. Nous en fûmes très douloureusement affectées, mais à peine avions-nous fait une vingtaine de pas, Gemma se mit à crier « Il est sauvé, il est sauvé - Qui donc ? demandai-je. - Le frère de la dame. » J'ai su, depuis, que cet homme avait expiré en serrant la main du prêtre, au moment précis de la rentrée de la servante dans la maison ; or, cet instant coïncidait exactement avec celui où Gemma s'était écrié : il est sauvé, il est sauvé »

On le voit, des personnes amies, mûes par leur zèle et leur haute estime de la sainteté de Gemma, avaient recours à ses prières pour la conversion d'êtres aimés ; mais il n'était pas rare que Dieu lui fit connaître directement certains pécheurs dans des rencontres providentielles, ou dans la maison même de ses bienfaiteurs. De quelque côté qu'ils lui vinssent, la charitable fille les adoptait avec joie comme des trésors ; et plus leur nombre augmentait, plus elle désirait le voir s'accroître. « Je voudrais que tous les pécheurs fussent sauvés, disait-elle, car ils ont été rachetés par le sang de Jésus. »

Le dernier dont elle eut le salut particulièrement à cœur, ou, suivant son expression, qu'elle porta sur ses épaules, fut un habitant de Lucques, pêcheur fameux et endurci, personnellement inconnu d'elle. Pendant longtemps la sainte jeune fille implora de Jésus sa conversion, sans le moindre découragement, dans sa dernière maladie elle dit à une intime confidente : « Je le tiendrai sur mes épaules tout ce carême, puis je m'en déchargerai. » Or, le jeudi saint, le prêtre pieux qui lui avait recommandé cette âme m'apprenait, tout joyeux, qu'il venait de réconcilier avec Dieu un grand pécheur c'était le pécheur de Gemma. Deux jours après, la jeune vierge, soulagée de ce poids et cette nouvelle palme à la main, s'envolait vers les cieux.

Telle fut la dernière conversion visiblement opérée par la servante de Dieu. La première date de l'époque de la longue et douloureuse maladie dont elle fut frappée à la maison paternelle, avant d'avoir reçu la solennelle investiture de son apostolat. Elle est vraiment digue de mention.

Parmi les personnes qui donnaient alors leurs soins à la jeune infirme se trouvait une femme de vie peu édifiante, que la famille voyait venir avec chagrin et eût voulu remercier. « Comment, disait Gemma, le visage enflammé, la Madeleine fut-elle repoussée par Jésus, parce qu'elle était pécheresse ? Laissez-la venir. Qui sait si on ne pourra pas lui faire un peu de bien ? Ne me l'éloignez pas, je vous en prie. » Et bien qu'exténuée et presque mourante elle s'occupa d'elle.

Le cas était difficile, car la femme vivait dc son infâme métier ; mais que ne peut la charité du Christ exercée par une âme aussi ardente que celle de Gemma ?

Une de ses tantes lui envoyait de temps en temps quelque argent pour ses graves besoins ; la malade le passait à la pécheresse avec une grâce charmante, et payait son loyer pour qu'elle n'eût pas à s'en procurer le prix par l'offense de Dieu. Lorsqu'un membre de sa famille lui demandait : « Qu'avez-vous fait de l'argent envoyé par la tante ? - Soyez tranquille, répondait-elle, je ne gaspille rien ; vous verrez, vous saurez l'usage que j'en fais. »

Elle acquit ainsi un tel empire sur cette âme qu'en peu de temps ses infatigables exhortations l'eurent arrachée à ses honteux désordres. La femme repentante fit une confession générale et vécut désormais en véritable chrétienne.

Le démon pouvait-il ne point frémir de rage devant le zèle de la pieuse jeune fille, qui lui enlevait des mains les plus belles proies ? Assez souvent il lui apparaissait les yeux sinistrement éclairés d'une flamme d'enfer, eu criant d'un ton menaçant : « Pour ce qui te regarde personnellement, agis comme il te plaira ; mais garde-toi de rien faire en faveur des pécheurs, car tu me le payerais. »

Il se déguisait parfois en prudent conseiller. « Comment, disait-il, d'où te vient tant de présomption ? Tu es chargée de péchés ; toutes les années de ta vie ne suffiraient pas à les pleurer et à les expier ; et tu perds le temps à t'occuper des péchés d'autrui ! Ne vois-tu pas que ton âme est en péril ? Le beau gain de penser aux autres en se négligeant soi-même ! »

Vains efforts, qui activaient plutôt les saintes ardeurs de l'âpôtre. « Voulez-vous savoir, Jésus, disait-elle dans une extase, qui m'a défendu de m'occuper des pécheurs ? Le diable. Mais au contraire, Jésus, pensez aux pauvres pécheurs ; je vous les recommande. Enseignez-moi à faire beaucoup pour les sauver. »

Si quelqu'un de ces derniers lui marquait de l'hostilité, les prières en sa faveur n'en devenaient que plus vives. En voici une preuve entre beaucoup d'autres. On l'a entendue dire, ravie hors des sens : « Jésus, par ordre de mon confesseur je vous recommande mon plus grand ennemi, mon plus méchant adversaire. Guidez-le, accompagnez-le, et si votre main devait s'appesantir sur lui, appesantissez-la plutôt sur moi. Comblez-le de bénédictions, Jésus ; ne l'abandonnez pas, consolez-le. Laissez-moi dans les douleurs, peu importe ; mais lui, non ; je vous le recommande maintenant et pour toujours. Faites-lui beaucoup de bien, deux fois plus, vous m'entendez, Jésus ? deux fois plus qu'il n'eût voulu me faire de mal. Pour vous montrer que je l'aime. je communierai demain à son intention. Lui pensera peut-être à nous nuire et nous, nous lui voulons beaucoup de bien. »

C'était une passion chez la servante de Dieu, non seulement de travailler à ramener au bercail les brebis garées, mais d'aider toutes les âmes à progresser dans l'amour de Dieu, dans la fidélité à son service, dans la perfection de la vertu. À la vue de tant de langueur dans les chrétiens de nos jours, dans les membres de l'un et de l'autre clergé, et jusqu'au sein des cloîtres sacrés, son cœur paraissait ne pouvoir rester en paix. Non contente de prier sans répit dans ce but, elle saisissait toutes les occasions de donner des conseils, d'avertir, de corriger et au besoin de menacer au nom du Seigneur. « Cela ne plaît certainement pas à Jésus, disait-elle à une personne ; vous devriez y renoncer. » Et à une autre : « Pour plaire à Jésus, vous devriez suivre telle ligne de conduite. »

Un vénérable supérieur, venu pour la consulter, lui demanda en ma présence si sa manière de gouverner agréait au Seigneur. Gemma, qui le savait quelque peu précipité dans ses décisions et plutôt dur pour ses subordonnés, lui répondit : « Il conviendrait d'agir avec plus de maturité, et d'user en tout de douceur ; si non, vous ne contenterez personne. »

La jeune fille, pleine de simplicité, disait ainsi à tous sa pensée, avec modestie sans doute et humilité, mais sans aucune réticence ; et cette liberté ne déplaisait à personne tant le fonds d'angélique candeur dont elle procédait frappait tous les yeux.

Elle adressait des lettres pressantes aux directeurs d'âmes connus d'elles et à son propre confesseur, pour les prier de corriger certains de leurs pénitents : « Telle âme s'aime plus que Jésus ; dites-lui qu'il n'en peut être ainsi et corrigez-la. » Je ne fus pas non plus épargné ; maintes fois elle me signala franchement mes défauts, frappant toujours juste. Cette angélique créature, qui abhorrait cependant de s'occuper des affaires d'autrui et restait si concentrée en elle-même que le monde ne paraissait pas exister pour elle, pressée par son zèle de le gloire de Dieu, se trouvait ainsi très fréquemment en exercice d'apostolat.

Quelquefois le Seigneur l'envoyait comme en ambassade porter des avertissements même à des personnages de marque, et elle parlait sans délai, non sans avoir, toujours défiante de ses propres lumières, sollicité l'approbation de son confesseur ou de son directeur. « Il y a déjà plusieurs jours, écrivait-elle pour demander une semblable autorisation, que Jésus me dit ces paroles : « Va trouver la supérieure (de tel monastère de religieuses) et dis-lui que si elle persiste dans son projet et continue de mépriser mes inspirations en résistant aux ordres de ses supérieurs, elle aura bientôt à s'en repentir, car son châtiment est déjà prêt. Malheur à elle s'il n'est tenu compte de ce dernier avertissement Dis-lui que son châtiment a été différé jusqu'ici en considération de quelques âmes qui me sont bien chères. Mais maintenant, plus de délai. Dis-lui que tout dépend d'elle. »

Peu de temps après Gemma réécrivait sur le même sujet : « Jeudi, pendant l'heure sainte, Jésus me demanda si j'avais volontiers souffert cette nuit des tourments périodiques du jeudi au vendredi, pour l'expiation des fautes de quelques religieuses. Je lui répondis : oui, très volontiers. - J'entendis ensuite ces paroles : Malheur à elles et à celle qui les dirige, si elles refusent d'accomplir la volonté de Jésus Si elles restent sourdes à sa voix, elles s'en repentiront bien vite, mais trop tard. Jésus ne fera plus régner parmi elles la paix dont elles jouissaient depuis longtemps ; la discorde ira toujours croissant, jusqu'à les forcer bientôt de se séparer. » La voix du Seigneur fut heureusement entendue et la paix s'affermit dans le monastère, grâce aux prières et aux douloureuses expiations de celle qui cependant voulait être appelée « la pauvre Gemma. »

Dieu facilitait merveilleusement à sa servante son ministère près des âmes par des dons extraordinaires, tels que le discernement des esprits et la connaissance des choses cachées et futures. Elle était en commerce spirituel, sans les avoir jamais vues, avec quelques grandes âmes, leur écrivait même et avait d'elles une connaissance qui étonnait leurs confesseurs de vieille date. Certaines impressions intérieures lui révélaient le plus souvent l'état des personnes qui se présentaient devant elle même pour la première fois. Elle distinguait ainsi les âmes chères à Dieu des âmes vulgaires, reconnaissant tout particulièrement celles que souillaient des fautes graves. En présence de ces dernières sa physionomie trahissait une vive répugnance, et si les convenances le permettaient elle ne manquait pas de les avertir. C'est ainsi qu'elle utilisait de son mieux pour le bien du prochain ces secrètes lumières d'en-haut.

Moi-même, qui en matière de spiritualité accorde difficilement ma confiance aux pénitents, surtout aux femmes, sans preuves certaines de leurs véritables dispositions, j'ai recouru plusieurs fois dans mes doutes aux lumières surnaturelles de Gemma. Après quelques jours j'avais sa réponse. « Croyez-moi, père, me disait-elle dans un de ces cas, je puis me tromper, mais la personne dont vous me parlez n'est pas animée de bonnes intentions. Il m'en coûte de le dire, mais vous ferez bien de ne pas vous en occuper, vous perdriez votre peine. Ah ! cette âme, comme je l'ai vue difforme devant Dieu ! » L'avenir ne tarda pas à démontrer la justesse de cette appréciation, et je rendis grâces à la sainte enfant de m'avoir éclairé à temps.

D'autres fois elle me rassurait au contraire sur certaines âmes dont toutes les apparences m'inspiraient la défiance, et que j'étais sur le point d'abandonner. Je suivais ses avis sans avoir jamais à m'en repentir.

La jeune fille annonçait avec non moins de sûreté les conséquences funestes qui se produiraient si la ligne de conduite transmise par elle de la part du Seigneur n'était pas suivie. Sur ce point, que je me contente simplement d'indiquer, les détails abonderaient.

Cependant Gemma, presque toujours silencieuse et d'une circonspection extrême, se montrait très sobre de ces prédictions ; il ne fallait rien moins que le motif certain de la gloire de Dieu ou du bien d'une âme, pour la faire sortir de sa réserve. En dehors de ces cas, jamais elle ne posait en prophétesse je dis jamais, et lorsque des personnes curieuses, fût-ce son propre directeur, essayaient de la tenter : « Je ne sais rien, répondait-elle modestement, demandez à Jésus. »

Voici d'après ces propres paroles, comment lui venaient ces lumières sur les choses cachées ou futures : « Cher père, je le dis à vous seul parfois, sans penser à rien, une lumière brille à mon esprit. Je ne m'y arrête pas, et un jour après, je m'aperçois que l'illumination venait de mon Dieu. Cela m'arrive très souvent ; mais tout se fait en silence. » Telle est bien, - de l'avis des mystiques, la manière la plus ordinaire dont Dieu parle à ses serviteurs. Gemma dans son humilité paraissait ajouter peu de créance à ces révélations ; mais au fond de son âme n'existait pas une ombre de doute, et son père spirituel seul eût pu la persuader de la réalité d'une illusion.

En vue de mettre mieux en son jour l'esprit apostolique de la servante de Dieu, je me permettrai de rappeler une œuvre qui me touche de près.

J'avais institué à Rome et dans divers lieux, sous le nom de Collège de Jésus, une association d'âmes généreuses qui, sans aucun apparat de charges et d'offices, sans secrétariats et sans caisses, tout en s'appliquant à cultiver en elles-mêmes la vie intérieure, s'efforcent, sous la direction d'un bon prêtre, d'assurer dans l'église la décence et la beauté du culte divin, surtout du culte eucharistique, et d'opérer un peu de bien dans les hôpitaux, les prisons, les familles, partout où se rencontrent des âmes à aider, des désordres à extirper. Le règlement de la pieuse société plut à beaucoup ; en peu de temps les adhérents affluèrent, et, grâce à Dieu, le bien se fit.

J'en parlai à Gemma, qui sen réjouit vivement et voulut être la première dans la ville de Lucques à s'inscrire dans la nouvelle association. Elle s'occupa immédiatement de la propager, multipliant ses courses pour recruter des membres, exciter le zèle des directeurs et organiser les œuvres. Dans ses extases elle parlait fréquemment à Jésus de la société naissante, et le Seigneur daignait répondre qu'il l'avait grandement pour agréable, et qu'il bénissait avec une particulière affection ceux qui en faisaient partie. Puissent ces derniers trouver un encouragement dans la pensée qu'ils ont eu dans leurs rangs la séraphique vierge de Lucques.

L'amour, quand il est vrai, embrasse indistinctement tous les hommes, et ne connaît point de limites. Celui de Gemma, parvenu à une suprême perfection, étendait sa sollicitude, non seulement aux pécheurs privés de l'inestimable don de la grâce, et aux âmes imparfaites qui se traînent mollement dans les sentiers de la vertu, mais aux pauvres à âmes émigrées de ce monde, que des fautes insuffisament expiées retiennent loin de la béatitude céleste, dans des tourments purificateurs. Avec un extraordinaire dévouement elle offrait à Dieu pour toutes en général des prières continuelles, des pénitences et ses grandes souffrances physiques et morales. Mais parmi elles comme parmi les pécheurs se trouvait toujours quelque heureuse privilégiée.

« Oui, souffrir, disait-elle, souffrir pour les pécheurs et en particulier pour les âmes du Purgatoire, surtout pour une telle. » Et le Dieu de miséricorde, auquel il tarde d'abreuver de sa propre félicité ces âmes justes, stimulait encore le zèle de sa servante et lui ménageait de nouveaux moyens d'expiation.

« L'ange m'a dit, écrivait-elle, que ce soir Jésus me ferait souffrir quelque chose de plus, pendant deux heures et à partir de neuf, en faveur d'une âme du Purgatoire. » De son propre aveu, la douleur fut très vive et dura juste le temps annoncé. « J'avais la tête. dit-elle, excessivement endolorie, et chaque mouvement me réveillait des tortures terribles. » Le ciel acceptait les généreuses expiations d'une créature si digne, et les pauvres âmes sentaient s'alléger leurs souffrances et diminuer le temps de leur captivité.

Voici un trait entre bien d'autres : Gemma connut par voie surnaturelle qu'une religieuse passioniste du monastère de Corneto, belle âme très chère à Dieu, venait de tomber mortellement malade. Elle me demanda si le fait était exact ; sur ma réponse affirmative, elle supplia Jésus de faire payer ici-bas à sa servante ses dettes à la justice divine, pour qu'à sa mort le ciel lui fût promptement ouvert. Le Seigneur l'exauça, du moins en partie, car la fervente religieuse ne mourut qu'après plusieurs mois de cruelles souffrances. Elle apparut alors à la jeune fille sous les traits les plus douloureux, implorant son secours dans les peines terribles qu'elle endurait au Purgatoire à cause de certains défauts. Il n'en fallait pas davantage pour émouvoir toutes les fibres de son cœur. Afin de procurer à la pauvre sœur de nombreux suffrages, Gemma se hâta d'annoncer son décès à sa famille adoptive, la désignant par son nom de religion, pourtant inconnu à Lucques : Marie-Thérèse de l'Enfant Jésus ; et elle-même à partir de ce moment ne connut plus de repos. Sans trève elle priait, pleurait, luttait amoureusement avec son Seigneur. « Jésus, sauvez-la, l'entendait-on s'écrier ; Jésus, envoyez vite Marie-Thérèse en paradis. C'est une âme qui vous est bien chère ; faites-moi beaucoup souffrir pour elle ; je la veux au ciel. »

Victime volontaire, la généreuse enfant souffrit cruellement seize jours consécutifs, au bout desquels, la justice divine étant satisfaite, sonna l'heure de la délivrance. Elle m'écrivit alors : « Vers une heure et demie (de la nuit), la Madone est venue, m’a-t-il semblé, m'annoncer que le moment était proche. Quelque temps après j'ai cru voir s'avancer vers moi Marie-Thérèse vêtue en religieuse Passioniste, accompagnée de son ange et de Jésus. Ah ! que son aspect était différent de celui du jour où je l'avais vue pour la première fois ! S'approchant de moi toute souriante, elle ma dit : « Je suis vraiment heureuse et je vais jouir de mon Jésus pour toujours. » Après de nouveaux remerciements, elle m'a fait de la main à plusieurs reprises un geste d'adieu, et avec Jésus et son ange a pris aussitôt son essor vers les cieux. C'était environ deux heures et demie de la nuit. »


Que ne compte-t-on parmi nous beaucoup de ces âmes pures et généreuses dont les héroïques vertus et l'esprit apostolique. par leur puissant rayonnement, attirent tant de bénédictions sur la terre ! Dieu, qui convertit le monde au moyen de douze pauvres pécheurs pourrait le sauver encore par les larmes secrètes. Les pénitences et les expiations d'humbles vierges, méprisées des hommes mais grandes à ses yeux, telles que Gemma de Lucques.

 



(1) Gemma fait allusion à la conversion d'un autre pécheur pour lequel elle avait beaucoup prié.